L’Arme du fou/30

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La Revue populaire (p. 107-109).

VI


On était au 25 juin. C’était le jour anniversaire de la naissance de Marie, le jour qui avait été choisi pour célébrer ses noces.

Marie était mariée.

La veille, en présence de quelques parents éloignés, au premier rang desquels se plaçait le vieil oncle de Marie, son subrogé-tuteur, M. de Vèbre, un notaire de Foix était venu assister aux règlements des comptes de tutelle. Tous les membres du conseil de famille s’étaient réunis pour louer sans réserves l’habile, l’intègre gestion de tuteur.

Reprenant d’une main ce qu’il venait de donner de l’autre, M. de Lissac avait fait dresser un contrat de mariage qui replaçait sous sa domination entière la fortune de sa nièce et future épouse, cette charmante et douce enfant, que tous savaient de caractère faible, et un peu infirme d’esprit, si peu apte à diriger ses propres affaires et à gouverner sa vie, que la solution intervenue était, de l’avis général, tout ce que l’on pouvait souhaiter, au mieux de ses intérêts et de son bonheur.

Et, comme pour confirmer cette opinion, Marie avait assisté à tout, avec une physionomie atone, l’air distrait, écoutant pour la forme, approuvant d’un signe de tête machinal, toujours pareil, signant, sans paraître le regarder ni le comprendre, tout ce qu’on lui avait fait signer.

Le soir, dans la grande salle du château, toutes portes bayantes, devant le maire d’Aulos, ceinturé de son écharpe, elle avait, sans hésitation ni émotion apparente, prononcé ce oui qui la donnait à son oncle pour femme devant la loi.

Enfin, ce matin même, une exquise matinée où, tandis que l’été déjà régnait de par le calendrier, il n’y avait que du printemps dans la nature, une de ces matinées, où c’est une anomalie que de n’être pas heureux, elle venait de s’engager irrévocablement, à l’église, de jurer obéissance et fidélité à cet homme terrible.

Et tandis qu’elle revenait, ainsi tout près de lui, le bras passé dans le sien, elle ne pouvait démêler encore ce qui, de l’horreur ou de la crainte dominait le plus en elle.

Madeleine avait pleuré en fixant sur ses cheveux le voile et la couronne de fleurs d’oranger, et elle avait marché vers l’église, tel Isaac portant le bois du sacrifice, mais se demandait où était la victime.

Elle savait bien que cette victime c’était elle.

Et ce n’était pas trop de toute sa soumission à la volonté de Dieu, de tout son courage de chrétienne, pour lui faire accepter la vie qui, désormais, allait être sa vie.

Elle avait présidé le lunch que Raymond offrait à ses invités. Des familles autrefois amies ou alliées des Lissac, mais, pour la plupart, de la génération d’aujourd’hui pour qui les parents de Raymond étaient de lointains ancêtres, et Maurice et sa jeune femmes, des oubliés.

Marie n’avait point d’amis. Tous la regardaient avec curiosité, avec un intérêt apitoyé ; on savait qu’elle était demeurée dans un pénible et débile état d’esprit depuis le jour de la mort de son père. Pourtant, elle aurait pu sans doute trouver un autre mari que son tuteur. La vie douteuse, presque tarée de Raymond ne lui attirait dans le pays ni estime, ni sympathie et quelques mères de famille, pourvues de fils à marier, furent les premières à prononcer tout bas le mot de captation et de violence.

Raymond se sentait environné de sentiments hostiles, mais il ne s’en inquiétait pas outre mesure. Mieux que personne, il connaissait le pouvoir de l’argent et, gracieux, au milieu de ses invités, avec cette attitude sournoise et ce regard fuyant qu’il ne savait pas dépouiller, même à l’heure du triomphe, il pensait :

— Vous êtes tous venus chez moi, mes bons amis, pensez ce qu’il vous plaira, je saurai bien vous forcer à revenir, c’est moi le plus riche de vous tous, bientôt je serai le maître de la contrée et c’est à qui de vous me tendra la main.

Pour s’affirmer ainsi maître et suzerain devant les paysans, aussi bien que devant les familles de son bord, avec une ostentation qui prétendait rajeunir les vieilles coutumes, Raymond avait voulu réunir aussi les tenanciers du domaine.

Dans un coin du parc, on avait dressé des tables et préparé un lunch champêtre où la gaieté régna bientôt, en dépit de la désapprobation qu’inspirait le choix de Marie, dans tout ce monde des métayers, si souvent pressuré par la griffe méchante du tuteur.

Le paysan est un grand enfant, incapable de bouder longtemps contre son plaisir ou son appétit.

Vers la fin de l’après-midi, Raymond, abandonnant pour un instant ses invités, se dirigea avec sa femme vers cette partie un peu éloignée du parc où étaient attablés les paysans :

— Ils seront flattés de nous voir, chère amie, nous devons accepter de « trinquer » avec eux, les entendre porter notre santé et recevoir leurs vœux.

Et Marie l’avait suivi, obéissante, triste et lasse à mourir.

Le soleil, déjà bas dans le ciel, criblait de rayons d’or les verdures sombres de ce parc où l’approche de l’été déployait toutes ses splendeurs. L’air déjà fraîchissait, exquis, avec des parfums de fleurs et des arômes de foins coupés, les hirondelles traversaient le ciel, comme de petites flèches noires sur le bleu, et les abeilles, toutes bourdonnantes, achevaient, avant de rentrer aux ruches, leur dernière récolte du jour sur les tilleuls fleuris.

Marie avait été tenue dans une prison ininterrompue, jamais, depuis son retour de Paris, depuis qu’elle n’était plus une enfant, elle n’avait été comme ce soir, sous le charme de la nature jamais elle n’avait à ce point eu la révélation de la joie de vivre.

Après avoir reçu les compliments et les souhaits de ces braves gens qui venaient de porter la santé des mariés, de boire à l’accomplissement de leurs vœux, à la prospérité de leur race, quand elle vit, tout près d’elle, avec le rictus inquiétant de son visage, son œil torve, sa démarche saccadée et sa main crochue, l’homme qui était désormais son compagnon pour la vie, son maître, celui auquel elle s’était donnée irrévocablement.

Alors, entre cette nature délicieuse, débordante d’amour et de joie, et son avenir, à elle, pour toujours sans joie et sans amour, le contraste lui apparut si grand, si disproportionné, tout à coup, si inacceptable qu’un vertige la saisit, comme un dégoût physique : le cœur lui manqua, il lui sembla que tout tournait autour d’elle et qu’elle s’abîmait dans un tourbillon.

Elle ne voulut pas, elle ne put pas demander un soutien au bras de son mari, mais au contraire, essaya de le fuir, fit quelques pas en chancelant et se laissa tomber défaillante, sur un tertre qui se trouvait à sa portée.

Comme dans un rêve, elle reconnut l’endroit. C’était cette sorte de salon champêtre que Louiset, le Loup, avait grossièrement préparé jadis pour ses repos des heures chaudes.

Oh ! le pauvre vieux passé ! l’affection dévouée de la bonne Mlle Estevenard, la tendresse de Fanchette, jusqu’à la dévotion touchante du pauvre dément ! Elle sentit des larmes monter à ses yeux.

Cependant Raymond l’avait suivie, inquiet de sa fuite et de sa syncope, attentionné, obséquieux, tout près d’elle.

— Qu’as-tu, ma femme chérie ?

Tout l’être de Marie se souleva. Elle eut un grand désir soudain, de l’éloigner, d’être seule un moment, pour se reprendre, pour rappeler son courage.

— Il me semble, dit-elle, qu’un peu d’eau fraîche me remettrait. Là, là.

Elle désignait la source qui filtrait et sautait dans les pierres, à quelques pas.

Raymond y courut ; demeurée seule un moment, elle sanglota.

— Oh ! Fanchette, dit-elle, comme on invoque, ma bonne Mademoiselle, mon pauvre Loup !

Et ses larmes coulaient, ruisselaient, des larmes qu’elle pensait ne devoir s’arrêter jamais, et à travers ses larmes, elle voyait Raymond, penché vers la source, recueillant de l’eau dans ses mains, prêt à revenir auprès d’elle…

Soudain, un bruit éclata tout près, la détonation violente d’un fusil, et la forme agenouillée de Raymond lui sembla vaciller, puis s’effondrer dans l’herbe. Elle crut voir un chien noir dans le fourré, des yeux luire entre les branches, et puis tout se brouilla, se confondit, elle perdit connaissance.