L’Arme invisible/Chapitre 07

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 111-126).


VII

Première dompteuse.


Voici une histoire qui rappelle vaguement celle de la grande Catherine de Russie :

Jean-Paul Samayoux, premier dompteur de la reine de Portugal et inventeur de la poudre insectivore pour les messieurs, les dames et les animaux, se trouvait avec sa ménagerie dans la ville de Saint-Brieuc, chef-lieu du département des Côtes-du-Nord.

Il avait perdu depuis peu sa compagne, qui était femme à barbe, incombustible, nécromancienne et sauvage.

Saint-Brieuc est une ville grise et muette, entourée d’un océan de petits choux : ses habitants sont doux et frais comme le légume qui les fait vivre, mais ils dédaignent la bagatelle et ne vont jamais au spectacle.

C’était en vain que les animaux féroces de Jean-Paul Samayoux rugissaient dans leur baraque, établie sur la place du Marché ; c’était en vain que Jean-Paul lui-même énumérait dans son porte-voix les preuves d’admiration et d’amitié que lui avaient décernées les différents souverains de l’Europe ; les bancs graisseux de sa petite salle restaient vides, et au bout de trois jours il n’avait pas encore vendu un seul paquet de sa poudre insectivore.

Un malheur ne vient jamais seul. Comme il pliait tristement bagage pour aller à la recherche de rivages plus hospitaliers, l’essieu de sa voiture se rompit.

Il s’agissait de relever à la force des reins le fond de la carriole pour passer dessous un nouveau moyeu.

Jean-Paul Samayoux essaya, mais il était amolli par les chagrins du veuvage et la mauvaise fortune ; un soldat de bonne volonté ne fut pas plus heureux, un portefaix échoua de même.

Une jeune fille traversait la place portant sur sa tête les fleurs du pays : une corbeille de choux si haute et si large que cela ressemblait à une montagne qui marche.

La jeune fille s’arrêta pour voir le motif du rassemblement ; après avoir regardé d’un air de pitié le militaire, le portefaix et même Jean-Paul Samayoux, elle déposa son fardeau, passa entre les deux roues et d’un seul tour de reins releva les planches faussées de la carriole, qu’elle soutint tout le temps qu’il fallut pour remonter un autre essieu.

Samayoux aurait pu lui donner de l’or, en faible quantité, il est vrai, car sa caisse était basse ; il préféra lui offrir sa main et son cœur.

Sans cet événement, la jeune fille, qui avait nom Bastienne, aurait vécu et serait morte dans les choux.

Au lieu de cela, Jean-Paul, après l’avoir épousée devant Dieu sur la grande route de Saint-Brieuc à Rennes, la baptisa Léocadie, lui conféra le casaquin pailleté de la défunte et la nomma première dompteuse des principales cours de l’Europe.

Ce fut un ménage modèle ; Léocadie, qui était une belle personne, malgré sa vigueur extraordinaire, ramena dans la maison roulante la bonne chance avec la gaieté.

Elle rendit ce brave Jean-Paul si heureux, qu’à la fête de Louis-Philippe, en 1832, il put remplir en foire le rôle de l’homme colosse et offrir au public le spectacle toujours attrayant de 150 kilogrammes de graisse, bourrés dans une peau humaine.

Quant à Léocadie, elle luttait à main plate avec son ours et portait son tigre comme un veau sur ses épaules.

Elle aimait à s’exercer aux heures de récréation, et Samayoux, pour sa santé, lui donnait volontiers la réplique.

C’étaient alors entre eux de joyeux tournois, où les coups, amicalement échangés, mais appliqués de main de maître, augmentaient l’estime mutuelle que se portaient les deux époux.

Un soir qu’ils folâtraient ainsi après souper, Samayoux eut l’idée de jouer un peu avec les boulets ramés de 64 qui servaient aux exercices de force.

On s’amusait comme des bienheureux et Léocadie, riant à gorge déployée, lança un dernier coup si bien dirigé que Jean-Paul tomba avec un gémissement de bœuf.

Ce fut la fin de la partie. Jean-Paul Samayoux ne se releva point.

Il était bel et bien assommé.

Léocadie, comme elle le dit elle-même à tous ses camarades de la foire, fut plus contrariée que lui, car elle ne l’avait pas fait exprès. Elle dépensa les yeux de la tête pour l’enterrement, et la justice ne se mêla pas même de l’aventure, tant il était avéré que ce pauvre Samayoux avait eu la tête écrasée pour rire.

Au bout d’un mois, Léocadie composa sur l’événement une complainte tragi-comique qu’elle chantait elle-même dans la baraque en s’accompagnant de la guitare, car elle avait tous les talents. Au bout de six semaines, elle disait avec une certaine amertume :

— Jeu de mains, jeu de vilains ; il aurait pu m’en faire autant. C’est bête !

Elle était déjà consolée et de la même manière que la grande Catherine, dont nous avons parlé, non sans raison. Douée d’une rare sensibilité, elle laissa errer son cœur au gré de ses inclinations naturelles et ne voulut point lier son sort à celui d’un autre époux.

— Il pourrait arriver un accident, disait-elle, et ça donne trop d’embarras.

Par suite de cette impériale détermination, elle eut tour à tour une foule de premiers ministres qui ne s’appelaient, il est vrai, ni Poniatowski, ni Orloff, ni Potemkin, mais qui, jouant à peu près le même rôle, arrivaient et passaient selon le caprice de son excellent cœur.

L’empire prospérait, cependant, et au mois de septembre 1838, nous retrouvons Mme veuve Samayoux installée avec sa ménagerie, toujours la première de l’Europe, dans les terrains voisins de la place Walhubert où l’on allait bâtir la gare du chemin de fer d’Orléans.

Son établissement, nouvellement réchampi, semblait un palais au milieu des baraques voisines, et portait, aux deux côtés de la galerie où se faisait la parade, deux énormes affiches qui déclaraient hardiment que les animaux du Jardin-des-Plantes n’étaient que du petit bétail à côté des bêtes féroces et curieuses de Mme veuve Samayoux, première dompteuse, première somnambule et première chanteuse des cours de Portugal et du Nord réunies.

Il était environ neuf heures du soir.

Quelques pauvres diables de saltimbanques essayaient de battre la caisse et de monter un boniment pour le public rebelle qui ne venait pas dans ce quartier perdu.

La baraque de Mme Samayoux, au contraire, fièrement ses portes à l’abri d’un écriteau annonçant qu’il y aurait le lendemain, jeudi, grande représentation à l’usage des habitants de Paris, des voyageurs étrangers et de MM. les élèves des collèges.

L’intérieur de la baraque lui-même était solitaire et silencieux ; toute la troupe avait congé, à l’exception des gardiens de la ménagerie, qui dormaient au-devant des cages.

Une lumière brillait cependant à la croisée de la maison montée sur roues qui attenait à la baraque, et on aurait pu voir du dehors la forme véritablement athlétique de Léocadie passer et repasser derrière les carreaux.

L’endroit où elle se démenait ainsi était d’aspect assez original pour mériter une courte description.

Cela ressemblait assez, par le peu de hauteur du plafond et par l’exiguïté des proportions, aux cabines des grands bateaux qui naviguent en Seine et dans lesquelles il n’est pas rare de voir une nombreuse famille manger, dormir, faire son ménage en un lieu où le moins exigeant des ouvriers parisiens refuserait de coucher tout seul, crainte d’asphyxie.

C’était un peu plus large pourtant et beaucoup plus caractéristique : il y avait là de la prétention au luxe et une sorte de vaniteux étalage que contrariait un désordre sans nom.

C’était un salon, car deux fauteuils en acajou flanquaient un petit canapé de bois peint, recouvert d’une magnifique housse de perse à ramages.

C’était aussi une cuisine, comme le témoignait un fourneau rivé à la cloison et sur lequel chantait une casserole munie de son couvercle.

C’était encore une chambre à coucher : on voyait l’alcôve avec son petit lit qui semblait incapable de contenir la maîtresse de céans, les robes plus ou moins fatiguées qui pendaient dans la ruelle et la table de nuit avec ses accessoires effrontément démasqués.

C’était enfin une salle à manger, puisque la table était dressée pour deux convives.

Et c’était, par-dessus le marché, un cabinet de toilette, comme l’affirmaient le pot à l’eau, la cuvette, les peignes, les brosses et d’autres ustensiles plus intimes encore.

Comme si tout cela n’eût point suffi pour encombrer un espace si exigu, un filet régnant au-dessous du plafond soutenait du linge, des paquets de guenilles pailletées, des légumes, des fruits, des bouteilles, des bottes, des chaussures de femme, une guitare et un vieux parapluie.

Léocadie Samayoux, vaste comme une tour, mais leste et alerte, semblait fort à son aise au milieu de ce tohu-bohu. C’était maintenant une femme de trente-cinq à quarante-deux ans, dont la figure trop virile gardait des restes de beauté.

Son teint éclatait de fraîcheur, quoiqu’il eût peut-être des nuances écarlates trop foncées, et ses petits yeux avenants riaient avec une franchise tout à fait communicative.

Quoiqu’elle fît en ce moment office de femme de chambre et de cuisinière, son costume n’était pas dépourvu d’une certaine élégance : elle avait un jupon de laine rouge retroussé abondamment qui craquait autour de ses hanches robustes ; une basquine de velours noir frangée de paillettes emprisonnait les surprenants trésors de son torse, et dans ses cheveux, qui étaient noirs et très beaux, un collier de perles fausses s’enroulait.

Deux personnages, qui tenaient à la vérité très peu de place, étaient avec elle dans la chambre et semblaient flairer avec gourmandise la fumée de la casserole. Tous deux avaient à peu près le même âge, une quarantaine d’années, et le même aspect d’indigence ; mais là s’arrêtait la similitude.

L’un d’eux, en effet, debout auprès de la porte, souriait d’un air avantageux en ramenant sur ses tempes deux mèches de cheveux jaunâtres, qu’on eût dit graissées à l’aide d’un bout de chandelle.

Il avait une redingote vert pomme veuve de ses boutons, un pantalon écossais percé aux deux genoux et des bottes sans talons dont les bouts se relevaient à la poulaine.

Sa main gauche, aux ongles longs et noirs, tenait un chapeau gris tirant sur le roux, dont les bords cassés tombaient en parapluie.

C’était avec une fierté naïve qu’il portait ces débris, de même que sa figure plate et laide exprimait une fatuité enfantine.

Il cambrait orgueilleusement ses jambes, qui étaient bien musclées, et le sourire qu’il adressait à Mme Samayoux n’aurait point été déplacé sur les lèvres de don Juan.

L’autre, au contraire, dissimulait ses jambes, vêtues d’un pauvre pantalon noir luisant, et montrait sa vigoureuse poitrine, qui ressortait sous un gilet à manches également noires.

Un tablier à bretelles comme celui que portent les infirmiers complétait son costume.

Celui-là était assis humblement sur une chaise de cuisine et avait déposé à terre auprès de lui une gibecière qui semblait contenir un objet assez volumineux.

— Je suis dans mon coup de feu, disait Léocadie qui allait de son fourneau à sa table ; j’attends quelqu’un dont je ne donnerais pas la visite pour la moitié de Paris. Chacun a ses idées, pas vrai ?

— Ça c’est certain, répliqua l’élégant au chapeau gris.

Et l’homme humble à tournure d’infirmier ajouta doucement :

— Comme de juste.

— En plus, reprit Léocadie, ça ne me paraît pas que nous pourrons faire affaire ensemble, parce que ma troupe est au complet pour le travail et pour la musique : avec ça qu’on ne gagne pas des mille et des cents au jour d’aujourd’hui, mais j’ai le respect des artistes et je ne vous ai pas fermé la porte à cette fin qu’on ne puisse pas dire que la veuve Samayoux a renvoyé comme cela n’importe qui sans avoir vu ce que les personnes ont dans l’œil. Comment vous appelez-vous et quel emploi tenez-vous ?

— Parle le premier, Amédée, dit modestement l’homme à la gibecière.

Le dandy passa sa manche sur le feutre chauve de son chapeau gris et répondit :

— Mon nom est Similor, assez connu dans Paris, mon prénom Amédée, comme le vieux l’a spécifié. Je suis pour la danse des salons avec tous mes brevets en règle, pour la canne, le bâton et les caractères, poses plastiques, tableaux vivants, grosse caisse si on veut et jeune premier dans la comédie.

J’ai de l’œil, j’attire les dames et je fais des avant-scènes.

Léocadie avait lâché la queue de la casserole pour le regarder bouche béante.

— Drôle de tête, dit-elle avec son gros rire bienveillant et franc. Ah ! tu fais des avant-scènes, toi, l’enflé ? il n’y en a pas chez nous.

— Chez vous, répartit Similor avec une imperturbable confiance, j’amorcerais les petites bourgeoises en civil et les bonnes d’enfants sous l’habit militaire.

— Comme de juste, approuva l’homme modeste, qui tourna la tête pour se moucher discrètement dans le coin de son tablier.

Il y avait de l’admiration dans la gaieté de Mme Samayoux.

— J’en ai vu de bien cocasses en foire, murmura-t-elle, mais ceux-là sont de première qualité. À ton tour, pharmacien ; cause, ma poule.

— Vous croyez plaisanter, patronne, répliqua l’humble compagnon de Similor, eh bien ! vous avez mis dans le cinq cents : j’ai pratiqué avec succès la pharmacie dont je garde l’uniforme, n’ayant pas eu depuis le temps l’opportunité de changer ma garde-robe.

Moins célèbre qu’Amédée, qui plaît par ses manières brillantes, je suis plus sérieux que lui et j’ai aussi ma réputation dans la capitale.

C’est la chance qui manque.

J’ai essayé de tout, depuis l’agence des affaires jusqu’au bureau de placement et le commerce des contre-marques. Si vous aviez quelquefois besoin de celui qui reçoit les gifles à la porte et les coups de pieds en bas, j’accepterais la chose pour commencer : j’ai besoin de gagner pour moi et ma famille.

— Ah ! fit Mme Samayoux, qui était retournée à ses fourneaux, tu as de la famille ?

Échalot soupira et répondit :

— Pour laquelle, comme de juste, je me ferais saigner aux quatre membres dans l’intérêt de sa subsistance et de son avenir. Allez, je vous serais joliment utile dans votre ménagerie, avec mes études spéciales, si quelqu’une de vos bêtes tombait malade…

— La remplacerais-tu ?

— Tout de même, pour vous être agréable.

— Tu as l’air d’un bon garçon, toi dit Mme Samayoux, qui tira de sa poche une grosse montre d’argent, mais je n’ai besoin de personne, et voici l’heure de mon rendez-vous.

Échalot étendit la main pour reprendre sa gibecière, mais Similor lui dit d’un ton de commandement :

— Attaque la chose du lion marin, et vivement !

Échalot, obéissant, murmura :

— S’il n’y a pas d’autre ouvrage, la patronne, je prendrais sans répugnance la peau du phoque et je descendrais dans le baquet, quoique votre dernier poisson n’a pas duré longtemps, à ce qu’on dit.

— Ça, ma vieille, répliqua Mme Samayoux, qui était désormais impatiente et prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors, je n’en veux plus, rapport à la police, qui dit que c’est immoral de tenir un homme dans l’eau du matin au soir à manger de la limande crue. Le fait est que mon ancien lion marin est mort perclus à force de rhumes de cerveau. J’y ai donc renoncé au nom de l’humanité, quoique ce soit un spectacle agréable qui plaît aux deux sexes et qui rapporte un joli bénéfice à la direction.

Elle écarta sans façon Similor pour ouvrir la porte et regarder sur la place.

Similor s’approcha vivement d’Échalot.

— Enlève-moi ça, lui dit-il, c’est un emploi sédentaire et où on n’est pas foulé d’ouvrage. La grosse a envie d’un lion marin pour corser son affiche, ça se voit ; dis-lui que tu manges du poisson faisandé avec plaisir et que de rester assis dans l’eau toute la journée ça fait partie de ton tempérament… et demande quarante sous d’arrhes.

À ces dernières paroles, les yeux du pauvre Échalot brillèrent :

— Patronne, s’écria-t-il, je sollicite l’emploi nonobstant ses dangers !

— Le chérubin se fait diantrement attendre, grommela Mme Samayoux, qui rentrait, sa grosse montre à la main.

— Tout dépend de la nature, ajouta Échalot avec chaleur ; ma vocation c’est l’amphibie !

— Et même, renchérit Similor, ça lui est recommandé par son docteur !

Léocadie n’écoutait plus guère ; elle donna un coup d’œil distrait à son fourneau et se planta devant un quart de miroir suspendu à la cloison pour rétablir sa coiffure un peu affaissée par les soins du ménage.

En ce moment et sans que personne y prît garde, Similor détacha un petit coup de pied à la gibecière ; il en sortit aussitôt un cri rauque, suivi de vagissements.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Léocadie.

Échalot tira de sa poche une bouteille dans le bouchon de laquelle était inséré un tuyau de plume.

— Pardon, excuse, dit-il en ouvrant précipitamment la gibecière, c’est la famille en question pour laquelle j’accepte la position de veau marin auprès de vous, dans votre administration.

— Un petit enfant ! fit la dompteuse déjà attendrie.

Similor avait croisé les bras sur sa poitrine.

— On espérait qu’il serait sage, dit-il hypocritement, et qu’il ne nous obligerait pas à montrer toute l’horreur de nos infortunes privées.

Échalot tirait cependant du cabas une misérable petite créature maigre, laide et pâlotte, à qui il fourra le tuyau de plume dans la bouche.

— Ça lui remplace le sein de sa pauvre mère, dit-il les larmes aux yeux.

Il n’en fallait pas tant pour faire battre le cœur herculéen de Léocadie.

— Dire que je n’ai jamais pu avoir un oiseau mignon comme ça ! fit-elle sincèrement émue, ni avec Samayoux ni par la suite… Il n’a donc plus de mère ?

— Elle est au ciel ! répondit Échalot.

— Et c’est vous le père ?

— Dans l’ordre de la nature, non, c’est Amédée ici présent, mais j’en ai quelques-uns des droits pour l’avoir nourri de mon propre lait, toujours à mes frais, dans les circonstances de la plus extrême débine. Je ressentais une attache platonique pour la mère, mais jamais de jalousie envers Similor plus heureux que moi. Elle avait un bon état : elle allait rire avec les invalides sur l’esplanade ; un seul défaut : la boisson ; ça l’a tuée. J’espère que du haut des Champs-Élysées elle voit ce que je fais en faveur de son orphelin, resté seul sur la terre ici-bas.

— Ça a beau être vilain comme tout, dit Léocadie, qui regardait boire l’enfant, ça intéresse… Ça, deviendra peut-être un gaillard !

Échalot embrassa le petit avec une tendresse de mère et dit en le berçant :

— Comme de juste, il a de qui tenir ! On le destine, Amédée et moi, à la carrière du théâtre, mais faut subvenir à sa frêle existence, et si vous vouliez m’accorder l’emploi fixe de votre poisson…

— Avec la bonté que vous auriez, interrompit Similor, de nous procurer une faible avance, non pas pour nous, mais pour la nourriture de l’innocent…

Mme Samayoux, qui s’était baissée, se redressa tout à coup sur ses fortes jambes, et du bond qu’elle fit, toute la baraque trembla.

Elle s’élança impétueusement vers la porte.

— C’est l’Amour ! s’écria-t-elle radieuse, j’ai reconnu son pas après deux ans d’absence.

— Vous autres, ajouta-t-elle en courant vers le fourneau, si mon fricandeau a brûlé, que le diable vous emporte avec votre singe !… Non, le ragoût embaume… Allons ! vous êtes de braves garçons, et le mioche est gentil.

Elle fouilla dans la poche où était sa montre avec quantité d’autres objets, et en retira une pleine poignée de gros sous.

— Tenez, reprit-elle, je suis contente, il faut que tout le monde en ait sa part. L’artiste est comme ça, le cœur sur la main. Vous reviendrez me voir, on vous casera si on peut ; mais pour le moment, place nette ! Voilà le bijou, filez !

Joignant le geste à la parole, elle les poussa dehors si énergiquement que Similor dégringola un peu sur les reins l’escalier en planche de la galerie.

Au même instant montait un beau jeune homme qui portait l’uniforme des officiers de spahis.

Léocadie descendit à sa rencontre, le saisit par la taille et l’enleva dans ses bras jusqu’au milieu de la cabine en disant avec une tendresse folle :

— Maurice ! mon chéri de Maurice ! mon fils, mon Dieu, mon tout ! ça fait mal d’avoir trop de joie. Je lève encore cent livres à bout de bras, sais-tu, eh bien ! mes jambes tremblent, mon cœur s’en va, et je pense bien qu’on est comme ça quand on va s’évanouir sans connaissance.