L’Arme invisible/Chapitre 11

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 169-182).


XI

L’assassinat.


À ce nom que le hasard lui jetait comme un écho de sa haine, Maurice resta immobile.

Il sembla qu’une force inconnue clouait ses pieds au sol.

À l’appel du valet, un élégant coupé quitta la file des équipages et monta le chemin pavé qui traversait le trottoir pour entrer dans la cour de l’hôtel.

Un instant encore, Maurice demeura immobile, puis il pensa :

— Je suis trop éloigné, je ne le verrai pas.

Et d’un bond il gagna la porte cochère.

Le coupé, après avoir pris son maître au perron, redescendait la pente au petit pas. Les deux portières étaient fermées, car la nuit se faisait froide à cette heure matinale.

— Gare, dit le cocher à Maurice, qui barrait la route.

Maurice s’écarta aussitôt, mais si peu que la roue le frôla en passant. Il tendit la tête avidement et son regard se heurta contre la glace de la portière, troublée par l’humidité de la nuit.

Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il suivit la voiture, dont son coude effleurait le panneau.

— Gare ! dit encore le cocher au moment de tourner pour prendre la chaussée.

Il enleva ses chevaux.

Maurice se mit à courir en redescendant l’avenue, puis il fut pris de honte et revint sur ses pas.

— Je suis fou ! pensa-t-il.

L’équipage roulait vers la place de la Concorde.

Maurice s’arrêta rue de l’Oratoire devant la porte du no 6.

Ses tempes étaient baignées de sueur et son cœur révolté l’étouffait à force de battre. Il se disait :

— Non, je ne suis pas fou, je donnerai de mon sang pour l’avoir vu, et pour le reconnaître entre mille, fût-ce au bout du monde !

Il frappa.

Le portier vint le regarder à travers un petit guichet grillé.

— Ah ! fit-il, voici le commencement ! c’est l’officier d’Afrique qui a pris le no 17, au second sur le derrière, et ce sera comme ça tous les jours !

Il tira le cordon.

— Les locataires de M. Chopin ! dit-il, les élèves de M. Chopin ! de l’ouvrage en masse ! mais pour des profits, cherche ! Est-ce que c’est votre habitude de rentrer à ces heures-là, mon officier ?

Maurice, qui ne l’entendait même pas, passa sans répondre.

— Bon ! continua le concierge, au moins en voici un qui est poli ! un va-nu-pieds de zéphir qui amènera on ne sait pas qui dans la maison ! Avec ça que l’autre, son voisin de carré, a une mine de revenant de Brest ! Et deux nouveaux élèves, ce soir, pour M. Chopin : un furet qui s’est glissé… où donc que j’ai vu cette figure-là ? et une manière d’ours que je n’ai pas osé seulement lui dire qu’il n’avait pas une tournure à apprendre la musique !… Je ne l’ai pas vu ressortir, l’ours mal léché… n’empêche que j’en ai par-dessus les oreilles du M. Chopin et de ses chalands ; je le dirai au propriétaire. Il n’y aurait rien d’étonnant qu’avec un va-et-vient de camarades comme ça, un malheur arriverait dans la maison.

Il se retourna vivement au moment d’entrer dans sa loge, parce qu’une voix se faisait entendre du côté de la cour.

C’était Maurice qui se promenait de long en large, les bras croisés, la tête baissée, et qui disait :

— Il est riche, il est beau, je le hais, oh ! je le hais !

— Après qui donc que vous en avez ? demanda le concierge, qui avait entendu seulement ces derniers mots.

Maurice disparut dans l’allée du second corps de logis et le concierge referma sa loge en murmurant :

— Des sauvages, je vous dis ! faudra qu’on fasse maison nette ou bien il arrivera quelque chose.

Maurice avait monté précipitamment les deux étages qui menaient à sa chambre. Il voulut mettre la clef dans la serrure, mais sa main tremblait et il ne pouvait trouver le trou.

Le carré, qui n’avait point de fenêtres, était très obscur ; une lueur passait entre le seuil et la porte du voisin.

Maurice y gratta et demanda :

— Puisque vous êtes encore éveillé, voulez-vous me donner de la lumière ?

Il n’eut point de réponse.

Il crut entendre le bruit d’une bougie qu’on souffle et la lueur disparut.

À force de tâtonner, il finit par trouver la serrure, et comme il était harassé de fatigue, il se jeta tout habillé sur son lit, sans même allumer sa lampe.

La lassitude de son corps n’était rien auprès de celle de son esprit.

Chaque fois qu’il voulait réfléchir, sa pensée le fuyait douloureusement et son intelligence était comme meurtrie.

Aussitôt étendu sur sa couche, il tomba dans un sommeil pénible, coupé par de fréquents et brusques réveils.

Quand il ouvrait les yeux ainsi, il voyait un rayon de lune découpant sur la muraille qui lui faisait face les feuilles tremblantes d’un arbre à moitié dépouillé.

Quand il refermait les yeux, une figure surgissait dans la nuit, toujours la même : le visage de cet homme qu’il n’avait jamais vu, mais que son imagination lui montrait fier et beau, de cet homme dont il avait appris le nom depuis quelques heures et qui était son ennemi mortel.

Une fois, il se releva sur le coude en frottant ses paupières.

La lueur qu’il avait remarquée, en arrivant sous la porte du voisin inhospitalier, brillait maintenant à travers les planches mal jointes de la cloison de droite, vers laquelle le rayon de lune inclinait lentement.

Le numéro 18 avait rallumé sa bougie.

Maurice, dont la tête était de plus en plus faible, eut une fantaisie d’enfant ; il souhaita de voir à travers les planches qui était cet homme et ce qu’il faisait.

Mais il aurait fallu quitter son lit, où son anéantissement le clouait.

Sa nuque lourde retomba sur le traversin et il s’endormit cette fois, pour tout de bon.

Il eut un rêve fiévreux et absurde. Des voix passaient autour de ses oreilles qui chuchotaient le nom de Remy d’Arx.

Dans une chambre aux somptueuses tentures, Fleurette était toute seule, le front dans ses mains ; elle pleurait.

Puis c’était un long corridor qui menait à cette chambre et dans lequel un homme marchait à pas de loup.

Maurice entendait le craquement du parquet et Fleurette l’entendait aussi, car elle tournait vers la porte un regard épouvanté.

Deux coups sonnèrent à une horloge. Maurice savait bien que c’était deux heures de la nuit.

Et il se disait : Je ne rêve pas puisque j’ai entendu une heure dans les Champs-Élysées.

Le plancher cessa de craquer, mais le bruit de trois petits coups frappés à la porte vint distinctement à l’oreille de Maurice.

Fleurette se levait, tremblante, pour aller ouvrir, quand le rêve tourna tout à coup.

Une voix d’homme inquiète et contenue demanda :

— Qui est là ?

Et une autre voix répondit au-dehors :

— C’est moi, le bijoutier.

Les gens qui dorment avec la fièvre jugent leurs songes et cherchent presque toujours à repousser loin d’eux ces extravagantes illusions.

Maurice se retourna sur son lit avec colère.

Mais le rêve s’obstinait.

Une clef grinça dans une serrure et les gonds d’une porte qui s’ouvrait crièrent.

Il n’y eut aucune parole échangée entre celui qui ouvrait ainsi sa porte et le nouveau venu ; pourtant Maurice, galvanisé, se mit sur son séant et tendit avidement l’oreille.

Il ne dormait plus.

Une plainte sourde et dont il connaissait bien la lugubre intonation avait mis un frisson d’horreur dans ses veines.

Plus d’une fois, en Afrique, il avait entendu ce râle court et rauque de l’homme qui tombe pour ne plus se relever.

Était-ce encore le rêve ?

Maurice écoutait, haletant. La lueur brillait toujours à travers les planches de la cloison.

Un pas lourd et qui semblait ne point se presser traversa la chambre du voisin ; une fenêtre fut ouverte.

Maurice se glissa hors de son lit et demanda :

— Voisin, qu’avez-vous donc ?

On ne répondit pas.

Mais un bruit de feuillages froissés se fit au-dehors, tandis qu’une seconde plainte plus faible dressait les cheveux sur la tête de Maurice.

La lune avait marché.

Le rayon éclairait maintenant une porte de communication située au centre de la cloison de droite du lit que Maurice venait de quitter.

Il y eut de l’autre côté de cette porte un grand soupir, puis tout se tut, sauf un bruit de pas qui montait du jardin.

Maurice s’élança vers la porte de communication et en toucha la serrure, dans laquelle un morceau de fer se trouvait engagé.

En même temps ses pieds rencontrèrent sur le carreau un autre objet qui le fit trébucher.

Quant à la serrure, on ne peut pas dire qu’elle s’ouvrit, ce serait trop peu : elle tomba littéralement désemparée et disloquée, laissant la porte ouverte à demi.

En foire, on connaît beaucoup de choses, et Maurice avait été pendant deux ans de la foire.

L’objet contre lequel son pied venait de heurter était une pince en acier.

Maurice pouvait donner un nom technique à la tige de fer engagée dans la serrure : c’était ce que les voleurs nomment un « monseigneur. »

Une idée rapide comme l’éclair lui traversa le cerveau ; il se demanda :

— Est-ce que tous ces préparatifs étaient pour moi, et l’assassin s’est-il trompé de victime ?

Car sans avoir vu encore l’intérieur de la chambre voisine, il savait être à deux pas d’un homme assassiné.

Ce n’était pas l’heure des réflexions ; il poussa la porte et se trouva en présence du malheureux Hans Spiegel, le juif allemand qui était venu, la veille au soir, dans l’arrière-boutique de la rue Dupuis, proposer au faux revendeur Kœnig les diamants de Carlotta Bernetti, cachés dans une canne à pomme d’ivoire.

Hans Spiegel avait encore à la main un pistolet à deux coups tout armé.

Une trace bleuâtre qu’il portait autour du poignet disait pourquoi il n’avait pas pu s’en servir. Il était couché de tout son long, la nuque sur le carreau, les deux bras étendus ; il avait au nœud de la gorge une effrayante blessure, large de quatre doigts, et qui avait rendu déjà une mare de sang.

On l’avait tué comme on égorge un bœuf, et il était mort en poussant le gémissement unique du bœuf qu’on égorge. Le couteau du boucher était encore là.

La lutte avait été si courte et si décisive que la chambre ne présentait aucune trace de désordre. La canne à pomme d’ivoire manquait, mais Maurice en ignorait l’existence.

La plupart des officiers qui n’ont pas gagné leur grade à courir les villes de garnison savent juger et même panser une blessure.

Maurice avait vu d’un seul regard que le coup porté par le malfaiteur inconnu était mortel ; mais il est un sentiment souverainement humain qui entraîne l’homme de cœur à tenter l’impossible et à essayer les secours lors même que les secours sont devenus inutiles.

On peut se tromper, d’ailleurs, et les médecins eux-mêmes ne se dispensent point de ce suprême effort, qui est l’acquit de la conscience.

Maurice s’agenouilla auprès du blessé, ou, pour mieux dire, du cadavre et se mit en devoir de bander la plaie.

Il n’en eut pas le temps. Des pas qui semblaient nombreux et précipités se firent entendre dans l’escalier, puis dans le corridor.

La première impression de Maurice fut une sorte de soulagement, car c’était de l’aide qui lui venait ou tout au moins une décharge pour sa responsabilité ; mais comme il se levait pour ouvrir la porte extérieure et introduire lui-même les nouveaux arrivants, il s’arrêta stupéfait, comme si la foudre fût tombée à ses pieds.

Une voix effarée disait sur le carré :

— Comment n’avez-vous pas entendu ? le pauvre juif a crié plus de dix fois au secours avant de tomber ; il disait : « Grâce, lieutenant ! que vous ai-je fait ? »

— Le juif avait donc de l’argent ? demanda une autre voix.

Et un troisième dit :

— Le portier ne l’a pas mâché, il s’est écrié tout de suite : « Ça ne m’étonne pas ! J’avais bien dit qu’il y aurait un malheur dans la maison ! Quand l’Africain est rentré cette nuit, il avait l’air de tout ce qu’on voudra. Je lui ai parlé, il ne m’a pas seulement répondu, et il était là dans la cour qui gesticulait comme un fou et qui radotait : « Je l’haïs, ainsi je l’haïs ! c’est plus fort que moi, faut que je fasse la fin de cet homme-là ! »

C’était faux, mais il y avait quelque chose de vrai.

Encore une fois le pâle visage de Remy d’Arx passa devant les yeux de Maurice, et vaguement il se souvint d’avoir pensé tout haut bien des fois cette nuit : « Que ne suis-je en face de lui l’épée à la main ! je le hais, oh ! je le hais ! »

Mais le reste, mais ces prétendus cris au secours poussés par un homme qui était tombé en laissant échapper à peine un gémissement, et ces paroles à coup sûr inventées : « Lieutenant, que vous ai-je fait ? ayez pitié de moi ! »

Maurice était sorti d’un rêve insensé pour entrer dans un cauchemar plus épouvantable et plus fou.

Sa raison chancelait ; il y avait comme une paralysie sur ses membres et sur son intelligence. Pourtant, une idée essayait de se faire jour en lui, l’idée d’un complot inouï, dirigé par des gens qu’il ne connaissait pas contre sa liberté, contre sa vie peut-être.

Ces choses sont longues à raconter, mais elles se succédaient plus rapides que l’éclair.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le réveil de Maurice, et ce qui va suivre dura à peine quelques secondes.

La première voix qui avait parlé dans le corridor reprit :

— Moi, je ne dormais pas, j’ai entendu le commencement. L’officier du numéro 17 a d’abord forcé la porte de communication et brisé la serrure. Au premier cri j’ai éveillé M. Chopin. Quand nous sommes descendus chez le concierge, ça devait être fini.

— Oui, dit une honnête voix qui devait appartenir au maître de musique, on n’entendait plus rien.

— Le portier est parti dare-dare pour le bureau de police, et les trois garçons du boulanger qui étaient encore après le four font faction dans les terrains, là-bas, devant la petite porte du jardin de l’hôtel d’Ornans. Il est pincé comme un rat dans une ratière, le lieutenant !

Maurice appuya ses deux mains contre son front.

Il avait donné en sa vie des preuves de bravoure indomptable.

Au milieu de cette armée d’Afrique, basée sur les prodiges d’intrépidité, il passait pour un des plus intrépides ; on l’avait vu courir à la mort en riant, et nul n’avait poussé plus loin que lui cette furie française qui s’exalte aux ardentes ivresses de l’épée.

Il avait peur aujourd’hui, horriblement peur ; une sueur glacée inondait ses tempes et ses jambes chancelantes grelottaient sous lui.

Chaque parole prononcée était désormais un coup de massue.

On disait vrai de l’autre côté de la porte : il se sentait pris au piège et restait comme écrasé sous la conscience de sa perte certaine.

L’idée lui était bien venue de s’élancer au-dehors et de crier : « Mensonge ! c’est un autre qui a tué ; moi je suis venu pour porter secours. »

Mais son trouble, remarqué par le concierge, mais ces paroles échappées à sa colère, mais cette porte fracturée, cette serrure forcée !.…

Et par-dessus tout, l’ensemble des précautions prises par ses ennemis invisibles : la pince d’acier, la fausse clef : l’évidence d’une conspiration tramée contre lui !

Tout l’écrasait, tout lui manquait ; il n’avait plus ni paroles, ni force, et ses mains frémissantes qui se promenaient sur son crâne faisaient bruire ses cheveux hérissés.

— Le commissaire ! cria-t-on dans l’escalier, voilà le commissaire !

Maurice jeta tout autour de lui un regard de détresse. Plusieurs voix dirent à la fois :

— Monsieur le commissaire, on n’a pas voulu ouvrir avant votre arrivée.

La main de Maurice, qui tremblait comme celle d’un centenaire, poussa doucement le verrou à l’intérieur de la chambre de Spiegel.

Il respira, content de cette frêle barrière mise entre lui et ses persécuteurs.

Des pas nouveaux retentirent sur le carré et l’on frappa.

— Ouvrez, au nom de la loi ! fut-il dit.

Maurice recula de plusieurs pas. Deux larmes vinrent à sa paupière.

Il regarda son uniforme où il y avait du sang, car il avait essayé de relever le cadavre.

La sommation légale fut répétée pour la seconde fois, et en même temps on attaqua du dehors, non seulement la serrure du numéro 18, mais encore celle du numéro 17 : sa propre chambre à lui, Maurice.

Il se souvint de l’avoir fermée, par hasard, en rentrant.

Dans la position où il était, éloigné le plus possible de la porte, un vent froid tombait sur son crâne. Il se retourna et leva les yeux ; la fenêtre ouverte était au-dessus de lui.

Toutes les voix parlaient ensemble sur le carré parce qu’on donnait des détails au commissaire.

— Fuir, c’est avouer ! pensa Maurice.

— Nous avons un juge d’instruction, dit le commissaire, qui mène les choses un peu à rebrousse-poil. On croirait qu’il cherche des innocents au lieu de faire la chasse aux coupables. Mais si votre Africain est là comme vous le dites, je constaterai tout uniment le flagrant délit, et du diable si le bourreau ne s’en mêle pas, cette fois !

Maurice se redressa de son haut. On avait fait la troisième sommation, et la porte du numéro 17, cédant à une pesée, s’ouvrait avec bruit.

D’un saut Maurice atteignit l’appui de la croisée, qui était très élevé au-dessus du sol, et disparut.

En ce moment même les gens du corridor faisaient irruption dans les deux chambres, dont la première était vide ; la seconde ne contenait que le cadavre du juif assassiné.