L’Arme invisible/Chapitre 18

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 283-295).
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XVIII

L’interrogatoire.


Remy d’Arx et Maurice étaient assis maintenant en face l’un de l’autre. Maurice parlait ; Remy, penché sur les pièces éparses du dossier, écoutait attentivement et prenait des notes.

Ce n’était plus l’homme de tout à l’heure ; quelque chose de son ancienne passion se réveillait en lui, et, pour un instant, il redevenait lui-même.

Sur son ordre, Maurice avait commencé le récit détaillé de sa vie depuis son départ d’Angoulême jusqu’à son retour d’Afrique.

Tout en l’écoutant, Remy consultait les pièces de l’instruction et semblait comparer les dires du jeune lieutenant aux renseignements recueillis par la police.

Elle était profonde et peut-être mortelle, la blessure que lui avait faite l’arme invisible ; la main qui avait porté le coup était exercée : elle avait frappé en plein cœur. Mais les plaies de l’âme sont comme celles du corps, et tel remède qui n’a pas la puissance de guérir peut du moins calmer la fièvre et produire une trêve.

Ainsi en était-il de Remy d’Arx qui oubliait un moment son angoisse et se redressait, ravivé par une diversion inattendue.

Le lévrier mourant bondit encore si on lui montre la trace du cerf ; Remy venait de tomber à l’improviste sur la piste de ceux qui avaient tué son père.

Les Habits-Noirs étaient là, il le sentait ; le sang corse, rallumé tout à coup, bouillonnait dans ses veines comme aux jours de sa jeunesse.

Ses narines dilatées tremblaient, son œil brûlait.

Quand Maurice aborda cet épisode de son histoire où, se trompant de porte, il était entré dans une baraque de saltimbanques au lieu d’aller coucher à la caserne, Remy l’arrêta du geste et prit à la main celui des trois rapports qui n’avait pas de signature.

— Voici un travail admirablement fait, murmura-t-il, trop bien fait ; cela tient du miracle. Le crime a été commis ce matin, et ce soir nous avons au dossier quelque chose qui pourrait être intitulé : « Les mémoires de l’accusé. » J’y trouve tout ce que vous me dites, lieutenant Pagès, avec des détails encore plus intimes sur Mme Veuve Samayoux, votre patronne, et sur cette jeune fille qui portait le nom de Fleurette. On a dû interroger un de vos amis, un ami pour qui vous n’aviez rien de caché.

— Je me connais de bons camarades au régiment, répliqua Maurice, mais je n’ai jamais confié mes affaires à personne.

— Alors, demanda le juge, qui avait aux lèvres un sourire presque triomphant, comment expliquer cette merveille ? La police mérite rarement qu’on l’accuse d’être trop habile. En quelques heures, il a fallu rassembler les renseignements que voici, et qui, en vérité, semblent avoir été donnés par vous-même, tant leur exactitude est complète ; il a fallu, en outre, rédiger ce rapport, le mettre au net et le déposer à la préfecture, qui l’a fait parvenir ici avant mon arrivée. Il y a des sortes d’encres qui sèchent très vite, je le sais, mais l’écriture de ce document ne semble pas toute fraîche ; on dirait que la nuit a passé sur cette copie.

Pendant qu’il parlait, Maurice le regardait avec étonnement.

— Monsieur le juge, dit-il d’une voix très émue, cherchez-vous donc vraiment à me trouver innocent ?

— Je cherche les coupables, répliqua Remy d’Arx, qui fixa sur lui ses yeux perçants ; vous ne les connaissez pas encore, et pourtant vous allez m’aider à les trouver. Monsieur Pagès, cette pièce était fabriquée d’avance.

— Vous croiriez !… s’écria le jeune lieutenant stupéfait.

— J’en suis sûr. Ils sont arrivés à ce point d’habileté qu’ils dépassent quelquefois le but, et la perfection de leur œuvre devient une signature. Je reconnais, moi qui vous parle, tout ce qui sort de cette terrible fabrique.

Les yeux de Maurice interrogeaient et laissaient percer une vague inquiétude.

— Soyez tranquille, dit Remy, répondant à ce regard, j’ai tout mon sang-froid, et vous comprendrez bientôt le sens de mes paroles. Tout était préparé, je vous le répète ; on rédigeait ce rapport à l’heure même où un autre acteur, jouant dans la même comédie, profitait de votre absence pour briser chez vous une serrure et laisser dans votre chambre deux de ces outils qui n’appartiennent qu’aux voleurs de profession.

La bouche de Maurice resta béante un instant, puis il balbutia :

— Je ne vous ai rien dit de tout cela ; comment le savez-vous ?

Le juge d’instruction sourit encore et poursuivit au lieu de répondre :

— Qui a pu fournir ces renseignements sur votre vie passée ? Cherchez bien, il est impossible que vous ne trouviez pas un moyen de me mettre sur la trace.

— Je n’ai pas besoin de chercher, répliqua Maurice, frappé soudain d’un trait de lumière ; hier au soir, j’ai vu la veuve Samayoux, mon ancienne patronne.

Évidemment, interrompit Remy, ce doit être elle.

Maurice secoua la tête.

— Vous vous trompez, monsieur le juge, dit-il : celle-là est le plus honnête cœur qui soit au monde. Sa tête, par exemple, n’est pas de si bonne qualité ; elle m’a avoué elle-même qu’on était venu, qu’on avait tourné autour d’elle et qu’on l’avait fait causer à mon sujet.

— Depuis peu ?

— Hier, dans la matinée.

— Vous voyez bien ! s’écria le magistrat, qui battit des mains comme pour applaudir. Vous a-t-elle dit le nom de celui qui a tourné autour d’elle ?

— Elle a prononcé deux noms, repartit Maurice, et je ne sais plus lequel des deux se rapporte à ce détail : Piquepuce et Lecoq.

Remy ouvrit avec vivacité sa redingote et prit dans sa poche un carnet, qu’il consulta en répétant :

— Piquepuce… Lecoq !

Il tira brusquement le cordon de la sonnette qui pendait au-dessus de son bureau.

— Lecoq ! dit-il tout bas pour la première fois.

Il ajouta, en s’adressant au garçon qui accourait, appelé par son coup de sonnette :

— Passez sur-le-champ à la préfecture et dites au chef de la 2e division que j’ai besoin de l’agent Lecoq. Vous entendez : sur-le-champ !

Le garçon partit ; Remy resta pensif.

Maurice croyait bien faire un de ces rêves troublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pour fatiguer le sommeil des fiévreux.

Les corridors du Palais communiquent avec ceux de la préfecture ; le garçon envoyé en exprès revint au bout de quelques minutes et dit :

— Monsieur le chef de la 2e division demande un ordre écrit.

Remy haussa les épaules avec colère, et sa plume grinça sur le papier.

— Sur-le-champ ! répéta-t-il encore en remettant un pli au garçon ; le refus de M. le chef de division serait à ses risques et périls.

Il se leva, et en attendant le retour de son envoyé, il arpenta la chambre à grands pas.

Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendait murmurer :

— L’administration… la plaie ! L’obstacle éternel !

Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pour écouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mains du garçon un pli pareil au sien.

Le contenu de ce pli était ainsi :

« Il n’y a ni dans mon service général, ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom de Lecoq. »

Remy froissa la lettre violemment et la jeta ; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrer dans son carnet, qu’il remit dans sa poche.

Puis il s’assit de nouveau devant sa table et dit à Maurice :

— Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Le rapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes la France à une heure de désespoir ; vous emportiez avec vous un cher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pour gagner l’épaulette, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoir le droit de donner votre démission. Vous êtes revenu ; celle que vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoir quelle était votre espérance : vous êtes aimé, cela suffit pour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vais rappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soient consignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simple formalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai la certitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.

Maurice voulut remercier, mais le juge lui imposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.

M. Préault reprit sa place à la petite table ; il était manifestement de très mauvaise humeur.

L’interrogatoire de Maurice ne contenait rien qui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux rat de Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice, la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.

Quand le jeune lieutenant parla de l’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pince introduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer un petit accès de ricanement.

Maurice poursuivit :

— Ce fut justement la réunion de toutes ces circonstances qui me donna ou plutôt qui m’imposa la pensée de fuir. Je sentais le piège tendu, je voyais la trappe qui allait retomber sur ma tête ; les paroles que j’entendais au-dehors étaient accablantes, elles m’ôtaient jusqu’à la volonté de me défendre. On disait : « L’assassin est là ! » et j’y étais, et comme j’avais essayé de secourir mon malheureux voisin, son sang couvrait mes mains et mes habits. Le concierge de la maison allait répétant une phrase terrible, réellement prononcée par moi et qui se rapportait à un tout autre ordre d’idées, mais elle venait en aide à l’échafaudage des indices qu’on avait entassés autour de moi et semblait compléter l’évidence.

J’aurais dû rester, je le sais, et attendre le danger de pied ferme ; c’est mon métier de soldat. Fuir, c’est crier : Je suis coupable ; mais j’avais été frappé à l’improviste, nul éclair n’avait précédé ce coup de foudre. Une seule chose m’occupait, je dois le dire : c’était la conscience de mon apparente culpabilité. Mes jambes tremblaient, mon regard se voila, et j’entendis autour de mes oreilles un murmure horrible qui était le bruit de la foule rassemblée autour de l’échafaud.

J’eus peur jusqu’à perdre la raison. Au moment où ceux du corridor entraient à la fois par la porte du numéro 17, qui était ma chambre, et par la porte du numéro 18, où le cadavre gisait, j’étais fou. Je sautai sur l’appui de la fenêtre sans dessein arrêté ; je pense que mon envie était de me laisser tomber dans le jardin, mais mon pied rencontra les barreaux d’un treillage où des plantes grimpantes s’enlaçaient.

Rompu comme je le suis à tous les exercices gymnastiques, je n’eus aucune peine à suivre ce chemin aérien, et en quelques secondes j’atteignis un grand arbre, où j’essayai d’abord de me cacher.

Mais il y avait déjà du monde dans le jardin. Par où ces gens étaient-ils entrés ? Que faisaient-ils ? Le drame où je venais d’être acteur avait passé, rapide comme la pensée ; j’affirme que dix minutes ne s’étaient pas écoulées entre le premier cri de la victime et le moment présent. Ces gens étaient donc là d’avance ; le piège avait donc été tendu au-dehors comme au-dedans.

— Notez bien cela, M. Préault, n’oubliez rien, dit le juge, qui venait de prendre dans le dossier un plan figuratif et qui le déployait devant lui sur la table.

— Où est l’arbre ? demanda-t-il en s’adressant à Maurice.

— Ici, répondit le jeune lieutenant, qui posa son doigt sur le papier. De là, je voyais ceux qui couraient dans le jardin et ceux qui se pressaient déjà aux fenêtres. On m’avait aperçu aux rayons de la lune, car tous criaient à la fois : « Regardez ! le voici ! nous le tenons ! »

Maurice passa la main sur son front où perlaient des gouttes de sueur froide.

Les yeux de Remy, qui s’étaient fixés d’abord sur la partie du plan indiquant le chemin suivi par l’accusé, embrassaient en ce moment l’ensemble du dessin.

Le plan formait un angle droit dont un des côtés portait pour légende : « Rue de l’Oratoire ; » l’autre : « Avenue des Champs-Élysées. »

— Mais, murmura Remy d’Arx avec étonnement, c’est l’hôtel d’Ornans qui est là.

— Parbleu ! fit le greffier.

Il ajouta à part lui :

— Voilà comme on étudie les pièces ! Le traitement de ces gaillards-là n’est pas difficile à gagner.

Une curiosité nouvelle semblait s’éveiller chez le juge, et il écoutait désormais avec un redoublement d’attention.

— Fuir ! continua Maurice, il n’y avait plus en moi que la misérable idée de fuir ! J’étais entouré de trois côtés, mon regard se tourna vers le quatrième et je vis une grande maison tout auprès de moi. Deux croisées restaient éclairées au milieu de la façade sombre ; à travers la mousseline des rideaux, je distinguais la forme d’une femme agenouillée qui priait.

À la suite des deux fenêtres éclairées et sur le même balcon, une troisième croisée restait entr’ouverte…

— L’appartement de Valentine ! pensa le juge.

Le greffier se disait :

— Ça a l’air de l’amuser. À la place de l’accusé, je demanderais un verre d’eau sucrée.

— Ce que j’espérais, poursuivit Maurice, je ne saurais le dire. Les femmes ont parfois pitié ; j’avais une chance sur mille de trouver passage au travers de cette maison et de gagner les Champs-Élysées. Je choisis la branche qui se rapprochait le plus de la maison, je la suivis avec précaution, et je me laissai tomber sur le balcon à la vue de tous ceux qui étaient en bas.

Je les entendais ; ils disaient : Frappez à la porte du grand salon ! qu’on fasse le tour par la rue de l’Oratoire pour aller prévenir le concierge ! une échelle ! ce sera plus tôt fait.

Je poussai la fenêtre entr’ouverte, qui était celle d’un cabinet, juste au moment où la jeune femme que j’avais vue agenouillée s’élançait hors de sa chambre, effrayée par le bruit. Elle avait entendu sans doute répéter bien des fois au-dehors le mot assassin ; à ma vue, elle se rejeta dans la chambre en poussant un grand cri.

Certes, ceux du jardin n’avaient pas eu le temps de faire le tour par les Champs-Élysées, et pourtant une porte s’ouvrit donnant passage à des gens qui disaient aussi : « L’assassin, l’assassin ! »

Elle me montra du doigt, celle en qui j’espérais ; elle s’écria : « Le voici ! » et je fus entouré, car on avait trouvé une échelle, et les gens du jardin entraient par le cabinet.

Je regardai alors cette jeune fille qui m’avait livré et mon cœur cessa de battre ; je ne prononçai qu’un mot : Fleurette !

— Fleurette ! répéta le juge qui retenait son souffle et dont le visage était devenu livide.

— Elle me reconnut aussi, poursuivit Maurice d’une voix altérée, car elle prononça mon nom et vint tomber dans mes bras.

— Dans vos bras ! répéta encore Remy d’Arx.

Ses yeux étaient baissés, ses lèvres contractées. Maurice ne prenait point garde au changement de sa physionomie, car l’émotion l’aveuglait.

— Quelle position, demanda le juge avec égarement, cette Fleurette occupe-t-elle à l’hôtel d’Ornans ? est-elle au service de la marquise ou au service de Mlle de Villanove ?

Maurice répondit :

— Cette fleurette est Mlle Valentine de Villanove elle-même.

Il y eut un grand silence. Le greffier regarda tour à tour les deux interlocuteurs et s’écria :

M. le juge se trouve mal !

Remy d’Arx avait, en effet, chancelé sur son siège.

— Ce n’est rien, dit-il.

Et faisant sur lui-même un effort terrible, il ajouta :

— Lieutenant Pagès, avez-vous tout dit ?

— Tout, répliqua Maurice absorbé en lui-même.

— Alors, monsieur le greffier, prononça péniblement Remy, donnez à l’accusé lecture de son interrogatoire.

Tout en rassemblant ses feuilles et en assurant ses lunettes, M. Préault se demandait :

— Que diable y a-t-il donc ?

Il commença :

« Le vendredi, 22 septembre 1838, en présence de M. le juge d’instruction Remy d’Arx, a comparu… »

Mais il n’acheva pas, parce que, à ce nom de Remy d’Arx, Maurice s’était levé tout debout.

D’un mouvement pareil qui ne dépendait point de sa volonté, le jeune magistrat repoussa son siège et se dressa de sa hauteur.

Il y eut entre leurs regards un choc sinistre.

Pas une parole ne fut prononcée.

Maurice se rassit le premier ; Remy d’Arx l’imita, disant :

— Greffier, poursuivez votre lecture.