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L’Arroseur (recueil)/Colydor

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Colydor.

L’ArroseurJuven et Cie (p. 10-15).


Colydor


Son parrain, un maniaque pépiniériste de Meaux, avait exigé qu’il s’appelât, comme lui, Polydore. Mais nous, ses amis, considérant à juste titre que ce terme de Polydore était suprêmement ridicule, avions vite affublé le brave garçon du sobriquet de Colydor, beaucoup plus joli, euphonique et suggestif davantage.

Lui, d’ailleurs, était ravi de ce nom, et ses cartes de visite n’en portaient point d’autre. Également, on pouvait lire en belle gothique Colydor sur la plaque de cuivre de la porte de son petit rez-de-chaussée, situé au cinquième étage du 327 de la rue de la Source (Auteuil).

Il exigeait seulement qu’on orthographiât son nom ainsi que je l’ai fait : un seul l, un y et pas d’e à la fin.

Respectons cette inoffensive manie.

Je ne suis pas arrivé à mon âge sans avoir vu bien des drôles de corps, mais les plus drôles de corps qu’il m’a été donné de contempler me semblent une pâle gnognotte auprès de Colydor.

Quelqu’un, Victor Hugo, je crois, a appelé Colydor le sympathique chef de l’école Loufoque, et il a eu bien raison.

Chaque fois que j’aperçois Colydor, tout mon être frémit d’allégresse jusque dans ses fibres les plus intimes.

— Bon, me dis-je, voilà Colydor, je ne vais pas m’embêter.

Pronostic jamais déçu.

Hier, j’ai reçu la visite de Colydor.

— Regarde-moi bien, m’a dit mon ami, tu ne me trouves rien de changé dans la physionomie ?

Je contemplai la face de Colydor et rien de spécial ne m’apparut.

— Eh bien, mon vieux, reprit-il, tu n’es guère physionomiste. Je suis marié.

— Ah bah !

— Oui, mon bonhomme. Marié depuis une semaine. Encore mille à attendre et je serai bien heureux !

— Mille quoi ?

— Mille semaines, parbleu !

— Mille semaines ? À attendre quoi ?

— Quand je perdrais deux heures à te raconter ça, tu n’y comprendrais rien !

— Tu me crois donc bien bête ?

— Ce n’est pas que tu sois plus bête qu’un autre, mais c’est une si drôle d’histoire !

Et, sur cette alléchance, Colydor se drapa dans un sépulcral mutisme. Je me sentais décidé à tout, même au crime, pour savoir.

— Alors, fis-je de mon air le plus indifférent, tu es marié…

— Parfaitement.

— Elle est jolie ?

— Ridicule.

— Riche ?

— Pas un sou.

— Alors quoi ?

— Puisque je te dis que tu n’y comprendrais rien.

Mes yeux suppliants le firent se raviser.

Colydor s’assit dans un fauteuil, n’alluma pas un excellent cigare et me narra ce qui suit :

« Tu te rappelles le temps infâme que nous prodigua le Seigneur durant tout le joli mois de mai ? J’en profitai pour quitter Paris, et j’allai à Trouville livrer mon corps d’albâtre aux baisers d’Amphitrite.

« En cette saison, l’immeuble, à Trouville, est pour rien. Moyennant une bouchée de pain, je louai une maison tout entière, sur la route d’Honfleur.

« Ah ! une bien drôle de maison, mon pauvre ami ! Imagine-toi un heureux mélange de palais florentin et de chaumière normande, avec un rien de pagode hindoue brochant sur le tout.

« Entre deux baisers d’Amphitrite, j’excursionnais vaguement dans les environs.

« Un dimanche entre autres, — oh ! cet inoubliable dimanche ! — je me promenais à Houlbec, un joli petit port de mer ma foi, quand des flots d’harmonie vinrent me submerger tout à coup.

« À deux pas, sur une place plantée d’ormes séculaires, une fanfare, probablement municipale, jetait au ciel ses mugissements les plus mélodieux.

« Et autour, tout autour de ces Orphées en délire, tournaient sans trêve les Houlbecquois et les Houlbecquoises.

« Parmi ces dernières…

« Crois-tu au coup de foudre ? Non ? Eh bien, tu es une sinistre brute !

« Moi non plus, je ne croyais pas au coup de foudre, mais maintenant !…

« C’est comme un coup qu’on reçoit là, pan ! dans le creux de l’estomac, et ça vous répond un peu dans le ventre. Très curieux le coup de foudre !

« Parmi ces dernières, disais-je donc, une grande femme brune, d’une quarantaine d’années, tournait, tournait, tournait.

Est-elle jolie ? Je n’en sais rien, mais à son aspect, je compris tout de suite que c’en était fait de moi. J’aimais cette femme, et je n’aimerais jamais qu’elle.

« Fiche-toi de moi si tu veux, mais c’est comme ça.

« Elle s’accompagnait de sa fille, une grande vilaine demoiselle de vingt ans, anguleuse et sans grâce.

« Le lendemain, j’avais lâché Trouville, mon castel auvergno-japonais, et je m’installais à Houlbec.

« Mon coup de foudre était la femme du capitaine des douanes, un vieux bougre pas commode du tout et joueur à la manille aux enchères, comme feu Manille aux enchères lui-même.

« Moi, qui n’ai jamais su tenir une carte de ma vie, je n’hésitai pas, pour me rapprocher de l’idole, à devenir le partenaire du terrible gabelou !

« Oh ! ces soirées au Café de Paris, ces effroyables soirées uniquement consacrées à me faire traiter d’imbécile par le capitaine, parce que je lui coupais ses manilles ou parce que je ne les lui coupais pas. Car, à l’heure qu’il est, je ne suis pas encore bien fixé.

« Et puis je ne me rappelais jamais que c’était le dix le plus fort à ce jeu-là. Oh ! ma tête, ma pauvre tête !

« Un jour enfin, au bout d’une semaine environ, ma constance fut récompensée. Le gabelou m’invita à dîner.

« Charmante, la capitaine, et d’un accueil exquis. Mon cœur flamba comme braise folle. Je mis tout en œuvre pour arriver à mes détestables fins, mais je pus me fouiller dans les grandes largeurs.

« Je commençais à me sentir tout calamiteux, quand un soir — oh : cet inoubliable soir !… Nous étions dans le salon : je feuilletais un album de photographies, et elle, l’idole, me désignait : Mon cousin Chose, ma tante Machin, une belle-sœur de mon mari, mon oncle Un Tel, etc., etc.

À vingt ans elle ressemblait exactement à Claire.

« — Et celle-ci, la connaissez-vous ?

« — Parfaitement, c’est Mlle Claire.

« — Eh bien ! pas du tout ! C’est moi à vingt ans.

« Et elle me conta qu’à vingt ans, elle ressemblait exactement à Claire, sa fille, si exactement qu’en regardant Claire elle s’imaginait se considérer dans son miroir d’il y a vingt ans.

« Était-ce possible !

« Comment cette adorable créature, potelée si délicieusement, avait-elle pu être une telle fille sèche et maigre ?

« Alors, mon pauvre ami, une idée me vint qui m’inonda de clartés et de joies.

« Enfin, je tenais le bonheur !

« Si la mère a ressemblé si parfaitement à la fille, dis-je, il est certain qu’un jour, la fille ressemblera parfaitement à la mère.

« Et voilà pourquoi j’ai épousé Claire la semaine dernière.

« Aujourd’hui, elle a vingt ans, elle est laide. Mais dans vingt ans, elle en aura quarante, et elle sera radieuse comme sa mère.

« J’attendrai, voilà tout. »

Et Colydor, évidemment très fier de sa combinaison, ajouta :

— Tu ne m’appelleras plus loufoc, maintenant… hein !