L’Arroseur (recueil)/Trépidation

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L’ArroseurJuven et Cie (p. 117-120).


Trépidation


Pour des raisons qu’il me serait pénible d’avouer publiquement, je viens d’accomplir un léger voyage dans le nord du Palatinat.

Au cours d’un trajet entre une petite cité que je ne nommerai pas et une grande ville que je vous demanderai la permission de ne pas désigner plus clairement, je vis une chose, une drôle de chose.

Oui, réellement, une drôle de chose.

Un homme et une dame se trouvaient sur le quai de la gare, disposés, sans nul doute, à partir quelque part.

La dame, une dame jeune et mince, détenait le record de la beauté piquante. (Je n’ajouterai pas un mot de plus à cette désignation ; je dirais des bêtises.)

Le monsieur, un monsieur mûr, adorné de favoris grisonnants très soignés, me fit l’effet d’un diplomate autrichien.

Pourquoi, diplomate ? Pourquoi, autrichien ! Hé ! le saurais-je dire.

Depuis mon enfance la plus reculée, tous les messieurs entre deux âges, flanqués de favoris grisonnants très soignés, me font l’effet de diplomates autrichiens.

Vous me direz qu’à ce compte-là, la diplomatie autrichienne serait à la tête d’un personnel plus nombreux que de raison.

Vous me direz aussi…

Vous me direz tout ce que vous voudrez.

Moi, je vous répondrai simplement ces paroles :

— Je ne vous ai jamais assuré que ce monsieur fût un diplomate autrichien : je disais simplement qu’il me faisait l’effet d’en être un.

Et puis, vous savez, assez là-dessus, hein ?

Le diplomate autrichien — je ne le désignerai pas autrement, en dépit de vos criailleries de sectaires — le diplomate autrichien, dis-je, conduisit la suggestive jeune femme à la portière d’un coupé-lit, dans lequel elle pénétra avec la légèreté de l’oiseau lancé d’une main sûre.

Jusqu’à présent, rien que de très naturel.

À partir de ce moment, les incrédules peuvent apprêter leurs faciles haussements d’épaules.

Le diplomate autrichien, après un petit salut qui signifiait à tout à l’heure, se dirigea vers le fourgon aux bagages, y grimpa d’un air d’ankylose et s’assit sur une malle.

Le sifflet de la locomotive déchira l’air de sa stridence ; je n’eus que le temps de regagner ma place.

Une grande stupeur lotissait mon âme inquiète ; quelle étrange fonction de diplomate autrichien peut-il bien remplir dans ce fourgon à bagages ?

Surveillerait-il point le traité d’alliance de la Triplice ? Pourquoi pas, mais tout de même rigolo !

Et la petite bonne femme, là, dans son coupé-lit, avec ses drôle de-z-yeux ?

Comme elle doit s’embêter toute seule.

Un des trucs les plus répandus pour faire cesser la solitude d’une jeune femme, consiste à la partager (la solitude, pas la jeune femme).

… s’assit sur une malle.

Oui, mais voilà. Le coupé est réservé. Et puis, le diplomate autrichien ne l’entendrait peut-être pas de cette oreille-là ?

Bref, je crus devoir ne pas rater l’occasion que j’avais de rester tranquille.

À quelques stations plus loin, le diplomate autrichien descendit de son fourgon et vint regagner la jeune personne.

De petites lueurs que j’aperçus dans les yeux de l’homme m’en apprirent plus long que les plus longs discours.

Et me revinrent en souvenance les vers de mon ami Paul Marot :

 La trépidation excitante des trains
Vous glisse des désirs dans la moelle des reins.

Il est évident qu’on est plus trépidé dans un fourgon à bagages que dans un car de luxe, mais comme c’est triste, d’en être réduit là, même pour un diplomate autrichien !