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L’Art à l’Exposition de 1900/01

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L’Art à l’Exposition de 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 175-206).
L’ART A L’EXPOSITION
DE 1900

I
L’ESTHÉTIQUE DU FER

Les oiseaux migrateurs qui passent en cette saison sur Paris voient le long du fleuve qu’ils connaissent un spectacle qu’ils ne connaissaient pas. L’ensemble de la ville n’a pas changé. C’est bien toujours la même mer grise de pierres où traînent des vapeurs, où s’enfoncent des paquets d’herbes, où émergent çà et là les nefs des cathédrales et les bouées noires et dorées des dômes dans le flottement des ombres violettes qui suivent la course des nuages. Mais ce qui est nouveau, c’est l’entassement d’une multitude de toits, sur des rives ordinairement vides, et ce qui est étrange, c’est leur diversité. La plupart de ces toits, l’oiseau migrateur les connaît et, s’il est de ceux qui y suspendent leur nid, il en sait le degré d’hospitalité. Mais il ne les a jamais vus ensemble. Il est accoutumé à trouver, après les toits pointus en bois ou en ardoises des régions pluvieuses, le toit de tuiles des climats tempérés, puis le dôme et la terrasse des pays chauds, mais non pas avant d’avoir traversé les montagnes qui partagent les bassins, ni suivi les vallées où s’étagent les vignes, ni passé la mosaïque bleue et or de la mer et des îles et vu se presser les têtes rondes des orangers et la garde montante des cyprès. Ici, en planant, dans un coup d’ailes, il aperçoit, aussi serrés les uns contre les autres que des chapeaux dans une foule, tous les toits que séparent d’ordinaire de longues journées de voyage à travers les climats changeans : chapeaux plats, chapeaux ronds, chapeaux de paille, casques d’or, pyramides à écailles de bois disposées pour le glissement des neiges ; terrasses faites pour goûter la fraîcheur des soirs, dômes d’Orient, piles d’abat-jour, toits relevés à leurs bouts comme des souliers à la poulaine, pigeonniers du moyen âge, taillis de couteaux du Soudan, tas de grosses bûches des toupas ou des isbas ; tous les jets des flèches et tous les bouillonnemens des coupoles, depuis la pomme byzantine jusqu’à la poire d’or moscovite ; toits faits comme des hunes ou des dunettes de navires, coniques comme des pommes de pin, ou bombés à peine comme des tortues, crêtes de chaume, paillottes, des d’ânes en bambous, boules traversées de lances qui assaillent le ciel, oiseaux d’or à deux têtes et presque sans ailes, immobiles comme des corbeaux sur les perches des meules ; coupoles gonflées et écrasées comme des figues, à deux renflemens comme des calebasses, ou bien étirées comme l’épi de maïs ; et encore toits imprévus d’un bleu tendre, brillans comme des cuillères et troués comme des écumoires ; et partout enfin, épuisant la cascade des courbes, et plus criblés de couleurs que les calcéolaires, des dômes moutonnant comme les dos d’un troupeau serré dans deux parcs carrés et sur les berges étroites d’une rivière, çà et là opprimés par l’énorme gonflement des toits de verre allongés comme des dos de cétacés, troupeau monstrueux, groupé, serré, tassé sous la houlette enrubannée haute de trois cents mètres... Voilà ce qu’un oiseau qui passe sur la ville peut voir aujourd’hui.

Mais, il y a quelques jours, ce qu’il eût aperçu eût été plus étrange encore. Au premier abord, en voyant la fourmilière des ouvriers s’acharner à ces constructions hémisphériques tout au bord de l’eau et avec des matériaux qui, de haut, ressemblaient beaucoup à de fines bûches, il eût pu les prendre pour un peuple de castors au travail. Au bout de quelques instans, à mieux considérer ces édifices, il les aurait crus construits par des oiseaux. On eût dit en effet des nids gigantesques posés sur les deux bords d’un ruisseau : nids fermés d’un inextricable fouillis de baguettes entremêlées avec une incomparable adresse, que peut seule surpasser celle du loriot «u de la rousserole ; nids feutrés sinon du coton des fleurs de peuplier, de toiles d’araignées ou de mousse, du moins de chanvre ou d’étoupe mêlés à du plâtre, c’est-à-dire de staff ; nids tressés de tiges de fer comme ce nid qu’on peut voir à Soleure, pays d’horlogers, et que les oiseaux ont entièrement construit avec des ressorts de montres. Et si le voyageur ailé, dont l’œil est si perçant et l’instinct si sûr, avait eu le loisir de philosopher sur cette rencontre, tandis que de tous côtés il voyait se remplir les vides de ces quadrillages et entendait des êtres noirs ou blancs accrochés à mi-hauteur des mâts de fer, comme des piverts à des troncs d’arbres, les percutant de coups sonores, il se serait demandé : Quelles sont donc toutes ces espèces si différentes d’oiseaux sans ailes, qui se réunissent pour nidifier en commun auprès des mêmes eaux ? Quels sont ces êtres étranges qui font leurs nids avec des arbres de fer ?

De ces deux prodiges, la foule admirera sans doute le plus visible, c’est-à-dire le premier. Elle trouvera entassés, pêle-mêle, comme des meubles sur un trottoir un jour de déménagement, toutes les architectures du monde. Lorsque Charlemagne faisait charrier les colonnes de porphyre et de mosaïque de Rome ou de Ravenne jusqu’au fond de la Germanie pour son palais d’Ingelheim, on criait sans doute au miracle. Nos architectes, eux, n’ont rien pillé. Ils n’ont dévalisé aucun peuple. Les corps de tous ces monumens, scandinaves ou byzantins, sont restés dans leur pays, mais ils se sont comme dédoublés. L’étranger qui débarque les voit réapparaître comme en un paradis. Il a laissé leurs corps de pierres dans la patrie : il retrouve à Paris leurs âmes de staff. Regardez-les. Que moindres étaient les merveilles dont Perrault, — je veux dire le conteur, — enchanta notre enfance ! Les fées avaient besoin d’une citrouille pour faire un carrosse d’or, c’est-à-dire d’un organisme compliqué et vivant, qui par lui-même avait déjà sa forme et, en quelque manière, sa beauté. Un peu de boue a suffi à ces palais et. pour les réaliser, il ne fut pas besoin de fées à la traîne d’azur, à la baguette d’or ; il a suffi de calepineurs à paletots noirs ou d’appareilleurs, tenant, à la main, de grands rouleaux de papier blanc. Et maintenant, combien de visiteurs, étrangers ou provinciaux, qui passent sous la porte triomphale, n’écriraient-ils pas volontiers ce que le roi des Indes dont parle la légende écrivit sur la porte de son Alhambra : « S’il est un paradis sur la terre, c’est ici, c’est ici ! »

L’autre prodige, moins visible, et cependant seul digne de nous arrêter, c’est l’armature fine, délicate et nouvelle de tous ces monumens, c’est l’ingéniosité de ces nids ou de ces treillis de fer, impondérables à l’œil quand ils étaient nus, insoupçonnables dès qu’ils furent revêtus, armature commune de tous ces organismes si différens. Devant cette végétation de fer de plus en plus touffue et envahissante, nous reconnaissons la marche sûre et les fortes prises de la science. Et, quand par hasard cette armature, débarrassée de tous les matériaux qui la cachent, veut se suffire à elle-même et apparaît seule à nos regards, comme dans l’intérieur de quelques palais et dans le nouveau pont jeté sur la Seine, quand nous voyons se réaliser au seuil du siècle nouveau le vœu de ce poète du XVIe’ siècle :


Une maison d’arcal composée en réseaux,


ce n’est plus seulement de l’admiration pour la science, mais ce sont des inquiétudes pour l’Art.

Inquiétudes mêlées d’espérances, car, dans l’agglomération de toutes ces formules de bois, de pierre, ou reproduisant exactement celles du bois et de la pierre, le seul rameau nouveau, qui s’ajoute au vieil arbre touffu et confus de l’architecture universelle, est un rameau de fer. Que faut-il partager de ces inquiétudes ? Jusqu’où faut-il aller de ces espérances ? C’est ce que les exemples mis en foule sous nos yeux nous permettent peut-être de déterminer.

Le moment est favorable. Bien qu’assurément nombre de ces exemples nous aient été révélés dès les précédentes expositions universelles, ils ne comportaient pas alors, et nous n’étions peut-être pas préparés à y chercher encore une leçon définie. Il y a vingt ans, il y a dix ans même, le mouvement de curiosité passionnée qui nous poussait avec une égale ardeur vers tous les styles nous interdisait presque en art de prononcer le mot de « loi. » Aujourd’hui, après vingt années d’explorations et de découvertes, on sent le besoin de fixer et d’ordonner ses idées. La neutralité bienveillante envers tous les styles nous a permis de tout aimer et de ne rien choisir, de tout ressusciter et de ne rien faire naître. C’est fort bien, mais on se lasse de tout, même de l’indifférence, et voici maintenant qu’il ne suffit plus aux choses d’être nouvelles pour nous paraître puissantes, ni d’être étrangères pour nous sembler meilleures que les fruits anciens de la patrie. Nous avons été hospitaliers à toutes les idées venues du large, à tous les styles exhumés du passé, prompts à tous les engouemens. Aujourd’hui, soyons hospitaliers aux choses nées sur notre sol et sachons juger des fruits exotiques au tact de notre goût national. Devant ces toits sans nombre, sans ordre, et sans commune patrie, cherchons à dégager quelques idées. — peu nombreuses, — quelques idées ordonnées et quelques idées françaises. Cherchons ce que l’art contemporain sait puiser, au seuil du nouveau siècle, dans ces vieilles architectures passées ou exotiques. Cherchons ensuite ce qu’il faut penser du seul élément nouveau que nous voyons triompher de toutes parts, — du fer. Cherchons enfin, après toutes ces restitutions et toutes ces reconstitutions des maisons faites pour des hommes lointains ou disparus, ce que doit être la maison moderne qui abritera pendant leur vie les hommes et les enfans des hommes que ce mirage d’une heure aura charmés.


I

Comment en jugerons-nous ? Avec nos yeux. Car, pour juger d’une forme nouvelle, nous devons nous garer de deux suggestions : l’une que nous fournit la pure habitude, l’autre que nous inspire le raisonnement pur ; la première ayant façonné notre goût, jusqu’à le rendre hostile à toute forme nouvelle, et le second nous faisant défier de cette habitude, jusqu’à l’abdication complète de notre goût. Les deux manières de juger sont fatales, car elles entravent également l’indépendance du seul sentiment qui nous permette de sentir une œuvre d’art, le sentiment esthétique, alors que la raison ne doit servir qu’à écarter du sujet les entreprises de la raison même et à assurer le libre exercice du goût. En effet, parce qu’une forme imprévue éveille en nous d’autres idées que celles du monument auquel l’artiste vient de l’employer, il ne faut pas la condamner comme laide. Et, par exemple, ce n’est point parce qu’un musée ressemblerait de loin à un chapiteau d’alambic ou une porte monumentale à un appareil de chauffage, qu’il faudrait, dès l’instant, les condamner. Ce n’est point davantage parce que de minces piliers, faits d’une matière nouvelle et supportant une énorme voûte, ne nous fourniront plus l’impression de stabilité que nous donnaient les larges assises de pierre, qu’il faudrait dire que toute beauté est perdue. L’habitude n’est pas une loi.

Mais, d’autre part, parce qu’une forme, bien que laide, nous paraîtrait dériver exactement des besoins de la vie moderne, comme fait une gare de chemin de fer, il ne faudrait pas en conclure nécessairement qu’elle est belle. Une forme peut être nouvelle à la fois et belle. Mais elle peut être nouvelle, exactement appropriée à un besoin moderne, représentative d’une foule d’idées philosophiques, — et laide, sans plus. Dans les deux cas, ce dont il faut se méfier, c’est l’abus du raisonnement. Ce qu’il faut suivre, c’est l’impression esthétique, et non pas ce que cette impression a de surtout intellectuel, comme l’association des idées, mais ce qu’elle a de surtout sensible, comme l’association des formes dans le milieu ambiant. Ce qu’il faut en croire surtout, ce sont les yeux.

Or, ce qui provoque d’abord l’admiration des yeux, ce n’est pas une notion intellectuelle, l’idée de l’appropriation à un usage, l’idée de signification structurale, ni même l’idée de stabilité : c’est l’élégance, le rythme, la silhouette totale, apparue ; c’est, si l’on peut ainsi dire, la tache heureuse que fait un monument sur la ville et sur le ciel.

Nous disons sa « tache, » et non pas son aspect linéaire. C’est qu’en effet, dans nombre de cas, cet aspect ne se perçoit point et qu’il est même assez rare de voir un monument, dans la rue, tel qu’il se présente sur un lavis en « géométral. » Beaucoup de chefs-d’œuvre de l’ancienne architecture sont pris dans une gangue de bâtisses, d’où ne sort qu’un morceau du joyau à facettes que les maîtres maçons du moyen âge ont taillé. Telles étaient autrefois ou telles sont encore les cathédrales de Narbonne, de Laon, les églises de Notre-Dame du Puy, de Saint-Nicolas-du-Port, près Nancy, et, il y a peu de temps, avant la construction du quai sur la rivière, Saint-Front, de Périgueux, l’église de la Charité-sur-Loire ; telle on voit représentée, dans les gravures du XVIIe siècle, Notre Dame-la-Grande, de Poitiers, entre les maisons qui suspendaient leurs toits à ses murs comme des enfans se suspendent aux jupes de leur mère. — Aujourd’hui, pour d’autres raisons, il en est de même. L’étroitesse des rues qui débouchent sur un monument, le défaut du recul nécessaire pour le contempler, le flot de la foule qui noie son pied, les arbres qui masquent son soubassement, ou bien, si l’on s’éloigne, l’oppression des toits qui l’environnent et parfois le dominent, ne le laissant presque jamais se profiler sur un fond uni, — tout cela fait qu’un édifice une fois construit n’a plus la beauté logique enseignée dans les écoles, et que personne n’a jamais vu, en réalité, dans la vie, un monument comme on le voit dans un album de Du Cerceau. On ne voit qu’une silhouette, à demi cachée, à demi émergeante d’un relief au milieu du paysage de pierres, — une tache.

Si cette tache est heureuse, quel que soit le défaut du reste, tout est excusable. Mais, si elle ne l’est pas, si, aux yeux, les lignes principales sont lourdes ou étriquées, ou monotones, vainement prouvera-t-on que l’édifice est solide, approprié à sa destination, révélateur de sa fonction, plein d’idées ; il pourra plaire à l’esprit, il ne plaira pas aux yeux.

A l’inverse, il peut être archaïque, exotique, mal approprié au sol et au ciel ; il peut, vu de son pied, n’offrir que des profils tristes, des reliefs masqués les uns par les autres, et pourtant, s’il est contemplé de loin, produire sur la ville et dans le ciel une tache heureuse, une apparition révélatrice. Le Sacré-Cœur de Montmartre nous en donne un exemple. Peu de projets furent assaillis de critiques plus vives, plus unanimes, plus légitimes. D’abord, cette église n’était guère qu’une coupole, sans une nef qui y conduisît. D’en bas, on ne pouvait apercevoir sa façade, mais seulement son porche, — ce qui ne donnait l’idée que d’une grande chapelle. Il n’y avait point de lumière au dedans, et point d’ombres, accusant les reliefs, au dehors. D’ailleurs, pourquoi cet art exotique et vieillot du « Bas-Empire ? » Pourquoi, sur la Ville Lumière, ce pastiche énorme d’une obscure bâtisse de Périgueux ? Toutes ces critiques semblaient très justes, et je ne dis pas que, si l’on va regarder le colosse de près ou du bas de la Butte, elles sonnent faux ; mais, puisqu’on le voit de tant de points différens de Paris, de l’avenue Montaigne comme de la rue Solférino, des boulevards comme du haut de Meudon, c’est sans doute son effet lointain et total qu’il faut considérer. Or, cet effet est une révélation. On ne voit plus, au-dessus de la montagne de maisons grises, qu’un léger nuage blanc et violet, nuage d’où ne tombe nul orage, mais, seul et rare, le grondement d’une cloche. Le critique ne perçoit, si bien qu’il regarde, qu’un floconnement de coupoles qui assaillent le ciel, l’une montant sur l’autre, la dernière enfin atteignant son but, et recouvrant tout de sa splendeur. Bien au-dessus des coupoles de la contemplation et de la guerre, au-dessus des observatoires fixés sur les terres, et des tourelles errantes sur les mers où se cachent les plus prodigieux appareils de destruction qu’ait produits le génie humain, s’élève maintenant la coupole du salut. Et l’on sent que cette forme est bien celle qui convenait ici. Au sommet d’une ville qui pyramide, ce n’est point un nouvel élan qu’il faut, mais un couronnement. Des plaines, il est bon que des flèches s’élancent vers le ciel comme une prière. Mais, sur les hauteurs, il est mieux que des coupoles recouvrent comme une bénédiction.

Ainsi, en nous promenant dans l’Exposition, nous ne chercherons pas dans quelque notion purement intellectuelle le signe de la beauté, mais seulement dans la sensation que nous fournira la décoration nouvelle, la « tache » heureuse ou malheureuse faite sur le Paris que nous connaissions par ce Paris nouveau qu’on vient de nous édifier.

Et nous ne demanderons même point les traits puissans d’une véritable architecture, c’est-à-dire d’un toit qui demeure et qui abrite des êtres vivans, à ces dômes et à ces clochetons dont le caractère est précisément de ne pas demeurer et de ne recouvrir que d’inertes choses. Il suffit qu’ils s’élancent dans l’air, et qu’ils plaisent, — comme le petit danseur antique, — une ou deux fois. De même, on ne peut exiger des lignes calmes, sobrement incurvées, faites pour être vues sans cesse et sans satiété, toute la vie. à ces palais faits pour surprendre, pour attirer une heure, et pour retomber en boue. Telle fantaisie rococo remplira ce but à merveille, qui serait insupportable à considérer sur nos places publiques durant des années. Et peut-être aussi qu’une longue suite de Parthénons, de Propylées ou de Temples de la Victoire Aptère, recouvriraient bien mal les salaisons et les tissus qu’il s’agit ici de faire valoir et orneraient bien sévèrement les champs de Grenelle ou du Gros-Caillou qu’il s’agit d’égayer.

Mais ce qu’on peut demander du moins à ces bâtisses, c’est la fantaisie des châteaux on Espagne, — et c’est la dernière chose, justement, que les architectes nous aient donnée. On est stupéfait de tant de science et de si peu de fantaisie, de tant de recherches et de si peu de trouvailles ! La science leur donnait les moyens de tout oser et l’autorité leur en donnait la licence. À quoi ont servi cette puissance et cette liberté ? À exagérer des formes connues, sans les enrichir, à traiter sur une immense échelle des motifs d’ébénisterie et de broderie, à surmonter les édifices de dômes ajourés comme des coquilles de rapières ou de claymores, selon des lignes hésitantes, un dessin mou, des intentions déconcertées à mi-exécution, à suspendre sur les murs de lourdes draperies, des souvenirs de baldaquins, des curiosités de bonbonnières, ou bien, — affichant l’impuissance à satisfaire les yeux, par la forme pure, — des tableaux. Ces profils sans précision, ces enroulemens sans but, se poursuivent indéfiniment dans le plus monotone salmigondis de styles rancis. Et, quand on glisse devant leurs multiples mirages, sur le chemin mouvant du fleuve qui nous fait voir leurs fondations frêles, ou sur le chemin mouvant de bois, qui nous montre leur énorme épanouissement, l’on éprouve, comme durant une longue traversée, un indéfinissable ennui. Là-bas, sur la mer, les vagues se succèdent aussi, capricieuses et dissemblables, mais c’est cependant toujours la même vague, roulant sur le même océan. Ici, il n’est peut-être pas deux de ces toits qui aient la même forme et pourtant aucune architecture n’apparaît avec une forme inconnue, qui nous apporte l’annonce d’un art nouveau. Aucune voile à l’horizon !

Ce n’est pas certes que les artistes n’aient fouillé très profondément dans l’histoire, dans les musées, et surtout dans les mers. Car il semble que ce soit des mers qu’ils aient rapporté ces étranges excroissances criblées de trous qui ornent la base de leurs mâts assez semblables à la coquille treillissée de la dictyomitra ou bien ces lanternons, dont la carapace siliceuse de la dictyosistra paraît avoir donné le modèle. Comme on est devenu savant I On a tiré du fond des eaux des courbes de silirux et des couleurs d’oreilles de mer ; on en a extrait des conques et des coquilles sans nombre, plus propres à figurer des cors dans la main des tritons qu’à couronner des édifices publics, et bien des pignons rappellent moins la rose gothique que la paludine d’Hoernes et moins les trouvailles des archéologues que celles des scaphandriers.

Heureusement, pendant que ceux-ci fouillaient les mers, d’autres creusaient la terre. Et, tandis que les premiers ramenaient des creux humides ces moulures conchiformes, les seconds tiraient de la terre d’éblouissantes couleurs. Les émaux jaunes semés d’étoiles vertes, bleues et blanches, enfoncés dans les fondations de Suse, le pourpre foncé des uniformes des Perses, le jaune de leurs robes et de leurs vestes, et les marguerites bleues et vertes des faïences, l’éclat prodigieux de ces archers qui poursuivaient dans la nuit leur marche processionnelle, inconnue de toutes les générations d’architectes qui se sont succédé depuis les jours de Xerxès, viennent éclabousser neutre architecture grise et froide de leur incomparable splendeur. L’influence des découvertes de M. et de Mme Dieulafoy, déjà signalée avec raison ici même, il y a dix ans, à l’occasion de l’Exposition de 1889[1], se fait plus que jamais sentir sur les frises des palais modernes, sur celles du Grand Palais des Champs-Elysées comme sur celles des Invalides.

Grâce à cette polychromie, nous apercevons moins clairement la déchéance et la pauvreté des lignes architecturales. L’ensemble de ces bâtisses est comme l’œuvre d’un mauvais dessinateur que vient fort à propos sauver la couleur d’un éclatant aquarelliste. Puisqu’en architecture, comme dans la culture des fleurs, nous avons perdu le sens et le goût des lignes simples et que nous ne savons plus aimer que les complications de l’orchidée, il est naturel que nous dissimulions l’absurdité de la ligne par l’éclat de la teinte, et que, subissant la tyrannie des fleurs et des architectures monstrueuses, nous les voulions au moins charnues et splendides.

Mais cette préoccupation, mieux que toutes les critiques, montre l’impuissance de nos architectes à imaginer une ligne nouvelle qui nous satisfasse. Leur soin de masquer sous le coloris leurs dessins révèle à quel point ils sentent eux-mêmes l’incohérence ou la banalité de ce dessin. Et enfin le prodigieux éclectisme des bâtisses nouvelles où s’entre-choquent l’arabe, le persan, l’hindou, le renaissant et le rococo, sans qu’aucun parvienne à dominer les autres est le plus complet aveu de notre infériorité créatrice. C’est une conciliation de tous les styles et non pas une synthèse ; c’est une juxtaposition, ce n’est pas une refonte. Il n’y a là aucun programme défini. C’est de l’esthétique de « concentration. »

Au contraire, dès qu’il ne s’agit plus d’innover, mais d’accommoder à quelque ensemble ancien une chose neuve, l’éclectisme n’égare plus nos architectes, mais les sert. Et, tandis qu’on doit s’étonner de ne trouver, dans les pâtisseries fantasmagoriques du Champ-de-Mars, aucune hardiesse féconde, on ne peut que s’applaudir si les palais de l’avenue Nicolas II respectent avant tout l’ensemble décoratif dont ils feront intégrante partie. Cet ensemble, c’est le Paris que nous connaissons, le Paris de la place de la Concorde, de l’Arc-de-Triomphe, de la Madeleine, du Louvre et des Invalides, le Paris de Gabriel, de Huyol, de Vignon, de Lescot et de Mansard. On peut déplorer que cette ville existe, mais on ne peut l’orner comme si elle n’existait pas. On ne peut pas plus mettre au hasard un palais dans une ville qu’un meuble dans un salon. Et introduire au milieu de tous les monumens qui composent le Paris moderne, un édifice qui en eût rompu toutes les habitudes, c’eût été proprement mettre un confessionnal dans une salle à manger ou, dans une salle des gardes, un pouf...

Le mérite des deux palais, de celui de M. Girault comme de celui de MM. Deglane, Louvet et Thomas, c’est qu’ils sont à leur place. Et l’indice que c’est bien leur mérite, c’est qu’ils ont paru beaucoup plus agréables une fois construits et dans leur cadre que sur les plans et d’après les lavis où, d’abord, on les avait jugés. D’ailleurs, les critiques de détail sont faciles et elles n’ont point manqué. Le « grand » palais se prolonge, çà et là, dans un développement si peu compréhensible qu’il paraît des deux le plus petit. Sa colonnade se juche sur un soubassement si haut et est écrasée par une masse de verre si énorme, que les colonnes, réduites à un rôle purement ornemental, ne jouent plus le rôle de supports où leur élégance se déploierait. Le style est tellement composite, que tout en satisfaisant l’œil à peu près partout, il ne frappe et ne s’impose nulle part. Quelques ornemens se dressent inutilement, telles ces fioles gigantesques et inexplicables qu’on voit plantées, deux à deux, çà et là, sur le haut de l’édifice. Et, surtout, dès qu’on s’éloigne, l’énorme ballon de verre, allongé sur la pierre comme un aérostat dirigeable, plus pesant aux yeux qu’un toit de pierre ou d’ardoises, écrase, opprime et aplatit jusqu’à terre le malheureux monument.

Mais, quand on aura fait ces critiques et cent autres, il n’en restera pas moins que, vus des Champs-Elysées, les deux palais sont exactement ce qu’il fallait qu’on vît. Ils forment l’allée nécessaire, plantée de colonnes ioniques, qui conduit l’œil aux pylônes, où se cabrent les Pégases, de leurs sabots tâtant l’azur et de leurs ailes frémissantes marquant les limites du fleuve, — jalons indispensables pour creuser l’horizon vers le dôme. La « tache » que fait chacun de ces deux palais est si heureuse qu’on ne la remarque déjà plus. Il semble qu’ils aient toujours été là. Quand on entre dans le petit palais de M. Girault, on éprouve cette impression de paix. On l’éprouve aussi sous la colonnade intérieure qui égaie l’hémicycle et devant les trois miroirs où se reflète l’architecture nouvelle, et où l’on voit, quand un souffle ride l’eau, les génies qui se tiennent sur le portique, remuer, au gré des reflets, leurs ailes d’or... Le succès de ce petit palais c’est le triomphe de l’éclectisme mais c’est aussi le signe évident que notre architecture n’excelle qu’aux recommence mens et, qu’au milieu de tant de choses neuves, il n’y a pas une nouveauté.

La pierre n’aura-t-elle donc rien fourni d’imprévu dans cette immense poussée architecturale ? N’y a-t-il rien qui donne une physionomie nouvelle au Paris de 1900 ? — Si. Mais ce n’est pas dans l’enceinte de l’Exposition. Regardez plus loin vers le Sud et regardez plus haut vers le Nord. Deux monumens dont personne ne parlait plus et qu’on n’avait point invités à la fête, deux intrus gigantesques surgissent brusquement l’un dans la plaine, l’autre sur la colline et, ensemble, aux deux côtés de l’horizon, donnent à Paris un couronnement que nous ne lui connaissions pas. L’un est le dôme des Invalides, l’autre est le Sacré-Cœur de Montmartre. Entre les deux rives qu’ils dominent, la science a jeté le pont de la Paix. Ce dôme, ce faisceau de coupoles, ce pont qui permet d’aller des unes à l’autre, voilà ce que Paris n’avait pas encore vu et ce que le monde entier saluera comme une vision nouvelle dans Paris. L’un nous était caché par les échafaudages, l’autre par le palais de l’Industrie. Les nuages se sont dissipés. Le palais où l’on vit tant de mauvaises peintures est tombé comme un mauvais rêve et c’est seulement à son dernier jour que, réduit à sa porte monumentale sous la pioche du démolisseur, il eut pendant quelques instans la dignité d’une ruine et l’aspect d’un vieil arc de triomphe, tandis que dans l’atmosphère de février mêlée de pluie et de soleil, l’aiguille d’or des Invalides, soudain apparue, tournée vers les nuages derrière les décombres, droite, étincelante, semblait marquer une heure invisible, dans le ciel incertain de la patrie...

En bas, Gallia Victrix, en haut, Gallia Pœnitens et devota : la vision est singulièrement antithétique et saisissante. Certes ces deux monumens furent assaillis de bien des colères philosophiques, le plus ancien, pour son souvenir qu’on trouvait insolent, le plus jeune, pour sa devise qu’on trouvait trop humble, comme s’il y avait quelque bonté à faire, après les épreuves que l’on sait, un examen de conscience nationale et comme si, d’ailleurs, l’élan qui poussa tant de millions de Français vers cette œuvre désintéressée, patiente, profonde, vers cet édifice dont la hauteur souterraine égale la hauteur visible, n’était pas, quelque opinion qu’on puisse avoir sur son objet, une preuve de vie, et autant que le succès de notre formidable exhibition industrielle, un signe évident de force au manomètre d’une nation !

Et d’autre part, est-il mauvais que l’apparition du dôme de Mansart nous rappelle ce qu’à ce manomètre la gloire jadis a marqué ? Les choses ont leurs ironies plus encore que leurs larmes, et dans la hâte où nous sommes de leur donner des significations éternelles, nous courons le risque des prédictions d’almanach. On a construit ce pont à l’honneur de la Paix et le voici qui mène tout droit au dieu de la guerre. On a ouvert ce chemin pour aller commodément jusqu’à ce congrès pacifique des peuples, entre les mille drapeaux des nations flottant sur. diverses épices, et il se trouve que c’est une trouée vers le casque flambant au soleil qui recouvre les mêmes drapeaux, seulement déchirés, ceux-là, et conquis dans les batailles. De son antre de vieilles pierres françaises taillées par les maçons du grand siècle, au fond de la cour d’honneur, ayant sous ses pieds le bronze historié de Wurtemberg et sur sa tête les étendards suspendus dans le sanctuaire, le « petit homme... tout habillé de gris » regarde droit à travers l’Exposition jusqu’au cœur de la ville qui lui était masqué. — On savait qu’il existait, sans doute, mais on avait oublié qu’il fût là, si près dans ces Champs-Elysées cosmopolites où tous les peuples du Nouveau-Monde pouvaient passer et repasser sans le voir. Mais, tout d’un coup, il apparaît. Et comme une foule qui se range sur le passage d’un souverain, voici que tous ces palais de carton : palais des arts décoratifs et palais des manufactures nationales, palais des peuples nouveaux comme palais des peuples jadis vaincus, palais aigrettes comme des casques et chamarrés comme des chambellans, se sont rangés des deux côtés pour laisser voir au loin, tout au bout du sillon creusé par le respect, le dôme or et noir, le monument solide et hautain d’une gloire qui n’est plus. Et il semble qu’on entende retentir tout à coup, dans les Champs-Elysées inutilement affairés et gravement frivoles, le cri qui faisait ranger tous les courtisans dans les salles des Tuileries ou de Saint-Cloud : « l’Empereur ! »


II

L’espoir d’une architecture nouvelle que la pierre nous refuse, le fer nous le promet-il ? On s’en flatte d’ordinaire et l’on a écrit là-dessus de très belles pages. Jadis Boileau et Labrouste en donnèrent de fort bonnes raisons et de fort mauvais exemples. À cette opinion Viollet-le-Duc se rangea aussi. Depuis eux, cette idée s’est imposée à beaucoup d’excellens esprits, qu’une civilisation nouvelle, servie par de nouveaux matériaux, ne pouvait manquer de produire un style d’architecture nouveau. En fait, rien de bien neuf n’est apparu à nos yeux et, par exemple, dans toutes les courbes que donnait le fer pour soutenir un toit, — ce qui est la première fonction de l’architecture, — on retrouvait l’ogive surbaissée ou l’arc en anse de panier ou l’arc bombé ou parfois le plein cintre brisé : toutes formes que la pierre avait fortement exprimées pendant des centaines d’années. Cependant, la cause du fer mal servie par les œuvres, était admirablement défendue par les argumens. Comme les monumens les plus simples qu’on devait à son emploi dans les usages utiles de la vie paraissaient infiniment moins laids que nos prétentions architecturales ; comme la Galerie des machines de Paris ou l’Ames Building de Boston étaient moins offensans pour la vue que le Trocadéro, on en a tiré cette conclusion que le fer possédait par lui-même quelque vertu de « beauté abstraite et algébrique, » que, dans tous les cas, la« force du besoin » clairement manifestée était sans doute un principe de beauté.

C’était partir d’une observation très juste, mais mal approfondie, pour en tirer une déduction très contestable. Car, s’il est assez difficile, en architecture comme ailleurs en art, de déterminer quel est le vrai principe de beauté, il ne l’est pas d’apercevoir qu’il ne tient ni dans la force de l’algèbre, ni dans la force du besoin. On n’a jamais remarqué qu’une chose fût belle par cela seul qu’elle était nécessaire. Ce qu’on a remarqué, c’est qu’une chose née du besoin et neutre au point de vue esthétique devenait souvent laide, quand on la parait d’un ornement né de la fantaisie. Ce n’est pas la force du besoin qui est un principe de beauté : c’est la faiblesse du superflu qui est une raison de laideur. Là où le besoin se manifeste seul, il n’y a le plus souvent ni laideur, ni beauté. Il y a une sorte de neutralité esthétique. De grands murs nus ou quadrillés de briques apparentes et cribles de fenêtres égales peuvent être tristes : ils ne sont pas irritans comme des façades de petits théâtres chargés de tous les désordres grecs ou de toutes les intempérances de l’Orient. On vivra tristement devant ces maisons simples, mais non dans la colère. Elles sont comme de longues plaines endormies sous les neiges, qu’aucun accident ne trouble, que nul ornement n’égaie. Mais elles ne sont pas de mauvais goût. Le mauvais goût ne se révèle qu’avec l’accident, l’ornement, la prétention architecturale. Le mauvais goût suppose l’exercice d’un goût. Le laid ne commence qu’avec la recherche du beau.

Quand vous passez devant un monument agressivement inesthétique, supprimez par la pensée tous les ornemens inutiles à sa solidité et indépendant de sa fonction, redressez toutes les courbes que rien ne suggère, abattez toutes les moulures que rien ne nécessite et le monument cessera d’être laid. Mais il ne deviendra pas nécessairement beau. En supprimant l’inutile, en serrant de près la logique de la construction, vous aurez certainement ôté la laideur. Mais vous n’aurez pas nécessairement conféré la beauté.

Donc, quand nous aurons reconnu que le fer est utile, qu’il est logique, qu’il est nouveau, qu’il est approprié à nos besoins et à notre état social, nous n’aurons pas montré qu’il conférera nécessairement à nos monuments quelque nouvelle beauté. Il faudrait encore qu’il eût certaines qualités que la raison perçoit moins clairement peut-être, mais que le sentiment goûte et que les yeux devinent. Car si le fer a soulevé jusqu’ici des protestations, ce n’était point tant des idées reçues qu’il froissait que des sensations pures. Il n’a nullement choqué les lois générales posées par les théoriciens de l’architecture. Ce qu’il a choqué dans ses manifestations prétentieuses — églises, dôme central, tours — c’est quelque chose de bien plus grave et de bien plus permanent : c’est notre goût.

De plus permanent, disons-nous ? — sans doute. Trop de discussions ont enrichi cette question pour qu’on puisse ici, et en passant, la traiter et la résoudre ! Mais il est facile, si l’on ouvre les yeux, de voir que de toutes les notions humaines, l’idée du beau est peut-être celle qui, depuis les jours de la Grèce, a fait le moins de progrès, mais en revanche a subi le moins de fluctuations ! Car combien plus souvent, en art, nous changeons de raisons d’admirer que d’objet d’admiration ! Pour combien de raisons différentes, — et parfois contradictoires, — n’a-t-on pas en divers temps admiré toujours les mêmes génies, le même Phidias, le même Titien, le même Ruysdael, le même Rembrandt ! Et si nous oublions un instant l’accident qui nous cache cette loi, c’est-à-dire la mode, dont le double et précis caractère est d’être impérative et d’être éphémère, de s’imposer à tous et de ne s’imposer que pour peu de temps, quand le caractère du beau est, au rebours, d’être facultatif et éternel, de ne s’imposer qu’à quelques-uns, mais de s’imposer toujours, nous verrons qu’en réalité l’histoire des variations du goût n’est que l’histoire des variations de la mode et que la permanence de l’admiration des artistes pour la beauté est égale, sinon supérieure, à la permanence de l’adhésion des savans à quelque vérité.

Si les prétentions architecturales du fer choquent notre goût, il ne faut donc point dire que cela n’est rien. Ni si elles flattent nos postulats philosophiques, dire que cela est tout. Car le goût, en matière de nouveauté, ne se trompe pas toujours. Et la raison, en matière d’art, se trompe bien quelquefois.

Or, quand on admire les monumens de fer, les motifs qu’on nous en donne sont surtout de raison raisonnante. On ne dit pas : ce monument est admirable parce qu’il est beau, mais on dit : il faut de toute nécessité qu’il le soit, puisqu’il répond au temps où nous vivons et aux instincts du peuple que nous sommes, comme si toutes les fois qu’un peuple et qu’un temps avaient des besoins nouveaux, ils créaient nécessairement un beau style d’architecture pour les exprimer ? Quoi de plus nouveau, de plus puissant et de plus genuine que la jeune civilisation américaine et quoi de plus banal que ses palais, — château de Blois sur la face, Parthénon sur le revers, — qui empruntent à tous les styles et ne rendent pas en intérêt, ce qu’ils ont emprunté ?

On a voulu faire un sort, en esthétique, aux « maisons hautes » des États-Unis comme aux premiers phares dressés pour éclairer les novateurs des deux mondes. Mais à les bien considérer, les styles de ces gigantesques « accroche-nuages » ne sont que des multiplications de styles déjà fort connus et fort anciens. Ce n’est point parce que le Monadnock Building entassera treize bow-windows les uns sur les autres qu’il aura réalisé un style de bow-window nouveau, ni parce que l’Union Trust Company de Missouri portera plus haut qu’aucun monument égyptien la « gorge égyptienne, » qu’il aura en quelque manière enrichi ce mode de couronner un sommet. Ces maisons américaines, romanes par leur porte, grecques par leurs colonnes, égyptiennes ou plus souvent gothiques par leur couronnement, sont tout ce qu’une maison peut être : hors américaines. Par leur masse compacte et solide, elles rappellent surtout les vieux monumens romans ou anglo-saxons de l’époque carolingienne, comme la tour d’Earl’s Barton, par exemple, et rien n’est moins « nouveau-monde. » Et en quoi de fondamental l’arc de triomphe élevé en l’honneur de l’amiral Dewey sur la cinquième avenue diffère-t-il des arcs de Titus et de Constantin ?

Est-il un peuple plus particulier, plus puissamment original et depuis plus longtemps que les républiques Sud-Africaines, et en quoi les églises et les palais de Johannesburg ou de Pretoria diffèrent-ils de ceux de Londres ou de Chicago ? L’exemple des héroïques habitans du Transvaal défendant des palais à ordres grecs, et celui des Américains faisant passer leurs troupes victorieuses sous l’Arc de Triomphe de Constantin, nous montrent assez que l’art ne suit pas nécessairement la marche d’une civilisation et, qu’à certaines époques, il est plus facile de créer une patrie qu’un style et de la défendre que de l’embellir…

Sans donc nous attarder aux postulats, jugeons donc le fait, et le fait est que les grandes prétentions architecturales du fer en 1889 ont paru déplaisantes et que dix années passées à les considérer n’ont guère réconcilié personne avec elles. Le fait est encore que, depuis dix ans, le mouvement en faveur du fer apparent semble arrêté net, et qu’à certains de ces monumens, on n’a encore trouvé ni leur emploi, ni même leur couleur.

Que dira-t-on contre cette impression ? Qu’elle tient à une habitude de nos yeux qui ne retrouvent pas dans les minces supports de fer les conditions d’équilibre et de stabilité auxquelles ils sont habitués ? Sans doute, l’habitude est pour quelque chose dans nos impressions. À première vue, la forme pyramidale qui est la forme stable par excellence nous plaît mieux que son contraire et il est rare que nous aimions, si nous la trouvons, dans l’architecture, la forme de la pyramide renversée. Mais dirons-nous que cette exigence de notre vue, due à l’habitude, soit inamovible ? Non, car parfois la nature nous offre la forme pyramidale renversée sans nous choquer. Dans les arbres, la partie la plus large se trouve suspendue sur la partie la plus grêle. Le tronc ne rétablit pas toujours par sa largeur à la base l’équilibre compromis par son faîte : le tronc du palmier, par exemple, diminue en s’approchant du sol et, de toute façon, nous apparaît comme une pyramide renversée. Pourtant, nous n’avons aucun doute sur sa stabilité. Et enfin, dans l’architecture même, nous ne sommes pas inquiétés par le profil d’un chalet à multiples encorbellemens. Ainsi donc, notre habitude n’est pas telle qu’elle commande impérativement notre goût. Quand, en 1889, nous avons vu les piliers de la Galerie des machines, nous ne nous sommes pas scandalisés s’ils s’amincissaient en s’approchant du sol, comme des troncs de palmiers. Car nous ne mettions pas en doute leur stabilité.

Mais tandis que l’idée de solidité change selon que notre esprit est mieux averti des conditions nouvelles de cette solidité, l’impression d’élégance d’une ligne, elle, ne change guère. Or cette impression nous fait repousser absolument les entretoises et les croisillons, les N et les croix de Saint-André, dont se compose le plus souvent l’ornementation architecturale du fer.

Contre cette impression que dira-t-on encore ? Que tous les partisans d’un art établi l’éprouvèrent en face de l’art qui allait le remplacer et que nous sommes devant les hautes carcasses de fer comme les Grecs eussent été devant les barbares chefs-d’œuvre de l’art ogival. Dira-t-on encore que le fer n’est déplaisant que là où, abandonnant ses qualités propres et dissimulant sa nature pour simuler les formes de la pierre, il emprunte à celle-ci son aspect décoratif, mais que s’il osait se déployer sans modèle, s’aventurer sans guide, s’affirmer sans peur, il trouverait de lui-même le caractère de beauté qui lui convient ? Dira-t-on, enfin, que, pour le trouver, l’architecte n’a qu’à suivre les suggestions de la matière nouvelle qu’il emploie et qu’a donner comme caractéristiques aux palais nouveaux les caractéristiques mêmes du fer ?

La première de ces suggestions soulève la question de savoir si la révolution apportée par le fer dans la construction est de même nature que celle apportée par l’ogive et l’ensemble de nervures succédant au plein cintre ou bien par le plein cintre succédant au linteau ? C’est même la question de savoir si l’on peut comparer le remplacement du bois par la pierre à celui de la pierre par le fer, et enfin, s’il y a dans toute l’histoire des révolutions de l’architecture quelque chose de comparable à celle-ci, qui nous permette de dire : les anciennes furent des sources de vie, la dernière doit en être une nouvelle et pour les mêmes raisons.

Or, il n’en est rien. — Réduite à ses termes les plus simples, l’architecture est l’art d’abord de cacher le ciel et la terre, le ciel par le toit, la terre par les murs, et cela, non assurément pour les cacher, mais pour se préserver de leurs intempéries. Ensuite, une fois que le plus nécessaire est fait, c’est l’art de laisser apercevoir au dedans le plus de choses possible de la terre et du ciel, par les fenêtres ou par le cavedium. Aussi, avant tout, l’architecture est un toit et un mur : après seulement, c’est une fenêtre. Le progrès des temps a été de donner à cette fenêtre, sans nuire à la solidité du reste, le plus d’ouverture et le plus d’agrément possible. Ç’a été aussi d’étendre ce trou et d’élargir ces murs, de façon que, sans empêcher qu’ils protègent, on oublie qu’ils emprisonnent. Mais si grand que fût ce progrès, il ne parvenait pas et il ne serait jamais parvenu, avec les matériaux anciens, à renverser absolument la proportion des pleins et des vides. Si hardis que fussent les arceaux gothiques dans leurs ascensions, et si perfectionnée que fût la culture des rosaces envahissant le mur des cathédrales, ce qui donnait son caractère à l’édifice, c’était encore le toit opaque et les parois pleines. Sur elles et en elles toute l’ornementation reposait et s’accumulait. Or, dans son dernier état, réduite à des fils de fer et à des lames de verre, l’architecture ne nous cache plus rien. De la galerie des machines au palais du génie civil, des palais de l’horticulture aux halls des chemins de fer, c’est la leçon inscrite sur tous ces fers à T. Le fer est un support, ce n’est pas une surface.

De là, découlent deux grandes conséquences.

Avec la pierre, tout l’effort de l’artiste consistait à évider sans détruire : avec le fer, à remplir sans incommoder. Avec la pierre, toute son industrie consiste à pratiquer des vides pour plaire à l’œil sans nuire à la stabilité : avec le fer, à construire des pleins pour plaire à l’œil et qui sont inutiles. Autrefois, on faisait des pleins par nécessité et des vides par élégance. Aujourd’hui, on fait des vides par nécessité et des pleins par élégance. En sorte qu’on peut bien parler d’architecture de fer, mais, si l’on admet cette définition que les pleins sont les parties essentielles de l’architecture, il faut avouer que le fer fait bien mieux que de modifier l’architecture : il la supprime. Il ne laisse plus que les vides. On peut assurément remplir ces vides avec de la pierre, de la brique, et peut-être avec du céramo-cristal ou de la terre cuite. Mais alors, ce n’est plus de l’architecture de fer. Réduit à sa matière nécessaire et apparente, le fer, en supprimant l’obstacle à la vue, supprime le plaisir de la vue, c’est-à-dire apparemment quelque chose de considérable en esthétique.

Aussi ne peut-on pas dire que, dans la substitution du fer à la pierre, il n’y ait qu’une révolution semblable à la substitution de l’ogive au plein cintre. Il y a, à la fois, plus et moins. Il y a plus, car, avec les anciens matériaux, les supports comme les parois, les colonnes comme les frises étaient de la même famille. Dans la pierre, tous ces matériaux, — os, muscles et peau, — sont de la même substance. Dans la maison de fer, les os seuls sont de la même substance. Or, il faut au monument autre chose que des os : il faut des muscles, il faut un épiderme. À ce moment-là donc, dès que l’ossature est terminée, il faut, de toute nécessité, changer de matière, ce qu’il ne fallait pas nécessairement avec la pierre. Admirable pour supporter quelque chose d’autre que lui-même, le fer ne peut recouvrir tout seul ce qu’il protège. C’est un bras, le plus fort de tous les bras, ce n’est pas un corps organisé. La nature, qui construit les montagnes, — ses monumens à elle, — en pierre et les décorations superficielles de ses montagnes en bois, ne construit pas avec du fer. Elle contient le fer ou la matière du fer, mais comme une armature profonde et cachée.

Mais que le fer ne soit pas « monumental, » au sens que nous donnions autrefois à ce mot, qu’importe, s’il est esthétique ? Et que la révolution qu’il annonce soit plus grande que toutes celles que l’architecture a déjà vues, qu’importe, si elle est féconde ? Telle est la pensée des novateurs. Et ils se félicitent presque de voir le nouveau venu bouleverser si fort les habitudes de l’ancienne architecture, comme d’un gage évident d’une plus complète rénovation. Car le mal de notre architecture, disent-ils, est précisément dans cet attachement aux anciennes formules. Il est dans cet entêtement à vouloir faire dire au fer ce qu’il n’est pas fait pour exprimer et à repousser, comme trop nouveau ou trop inattendu, ce que naturellement il exprime. Saisissons, au contraire, l’enseignement qu’il nous donne. Conformons-nous à sa nature, suivons sa direction. Modelons nos conceptions d’après ses propriétés nouvelles, et dérivons les formes de nos rêves de son emploi judicieux.

Mais quelle est donc cette nature qu’on affirme qu’il faut respecter et quel est cet enseignement qu’on prétend qu’il faut suivre ? Il est bientôt dit que le fer ne doit pas imiter la pierre, mais ce qu’on devrait nous indiquer, c’est ce qu’il nous apporte au point de vue des formes, qui ne soit contenu dans la pierre et qu’elle ne signifie pas mieux que lui ? Il est bientôt dit qu’il faut accepter franchement les formes nouvelles qu’il suggère, mais ce qu’on ne nous dit pas, c’est ce qu’il suggère de formes nouvelles, car nous avons bien vu ce que le fer supprime d’une construction mais non ce qu’il y apporte ; et enfin, c’est une opinion à laquelle nous souscrivons volontiers, que, pour dégager sa beauté, il faut laisser agir librement sa nature, mais, encore un coup, que fait sa nature, quand on la laisse agir librement ?

Or, il le faut avouer : elle ne fait rien, car le fer n’a pas de nature, ou plutôt sa caractéristique même, ou, si l’on veut, sa nature, c’est précisément de n’en point avoir. Oh ! ce n’est point qu’il oppose à l’artiste plus d’obstacles que la pierre ! C’est précisément l’inverse ! Avec le fer, l’artiste modèle son monument sur la forme qu’il veut, car le plus résistant des matériaux est aussi le plus souple. Il peut bâtir un hall avec plus de colonnes qu’une forêt n’a de fûts, une basilique avec autant de coupoles qu’une framboise a de graines, et Zara ou Sainte-Sophie ne sont qu’un jeu pour lui. Sous ses doigts, le fer se tresse comme, sous les doigts du vannier, la paille. Quand on voit les charpentes des maisons métalliques, on songe aux lento... alvearia vimine texta, que décrit le poète. Et, en effet, ce sont bien des ruches et des corbeilles renversées qui semblent posées sur les bords de la Seine, dans les palais de l’horticulture et de l’arboriculture, des nasses d’osier tirées hors de l’eau sur les bords du fleuve, où elles paraissent guetter quelques poissons monstrueux.

Le fer peut se prêter à plus de fantaisies encore. Avec lui et avec les autres progrès qu’il rend possibles, n’importe qui peut, n’importe où, bâtir n’importe quoi. Il triomphe donc de toutes les lois historiques de l’architecture et les renverse. Longtemps, l’architecture, comme la plante, naissait du sol et s’accommodait au ciel du pays où on l’avait conçue. Le ciel influait et pesait sur la forme de ses toits, pendant que, de la terre, qui en fournissait les matériaux, jaillissaient ses murs, et la nature du sol en dictait jusqu’à un certain point la forme et l’ornementation. La possession du λεῦϰος λίθος ; par les Grecs fut la première condition de leur art ; de même, l’existence des carrières de marbre coloré, près de Vérone, et de marbre blanc et de serpentine verte, entre Pise et Gênes, a influencé toute l’architecture gothique dans le nord de l’Italie, comme l’argile de la terre d’Iran est la cause première des admirables terres cuites des monumens de Susiane. Le quid quæque ferat regio et quid quæque recuset de Virgile était un adage aussi juste en architecture qu’en agronomie. Aujourd’hui, il est bien vieilli. Déjà, avant le fer, le toit avait perdu son caractère indicatif du climat. Dans toutes les villes modernes de toutes les régions du globe, il se réduit et s’égalise selon la coupe uniforme du brisis. Et surtout le mur ne naît plus de la terre, ne reproduit plus les carrières de sa région, du jour où le fer, qui est quasi le même partout, l’a remplacé.

Plus puissant que le tailleur de pierre sur ce point, le manieur de fer l’est encore sur d’autres. La lutte entre la pesanteur et la résistance, qui constitue, comme l’a très bien vu Schopenhauer, l’intérêt esthétique de la belle architecture, n’est pour lui qu’un jeu. Seulement, s’il est vrai que la tâche de l’artiste soit de faire ressortir cette lutte d’une manière complexe et parfaitement claire, plus le jeu est facile pour lui, et plus l’expression d’un effort qu’il ne fait pas lui est malaisée. Le fer remplit la même fonction que la pierre, mais il ne montre pas aux yeux qu’il la remplit. Pour qu’on l’aperçoive, pour qu’on distingue où porte l’effort, l’architecte est obligé d’exagérer, artificiellement et sans nécessité, les dimensions. Il faut qu’il renfle le dessin de sa ferme là où elle a le principal poids visible à soutenir, et qu’il marque, par quelque ornement voulu, le point où se trouve la rotule. Mais ni ce renflement, ni cet ornement ne sont indiqués par le fer, comme l’importance et l’ornementation de la clef de voûte, par exemple, l’étaient par la pierre. L’architecte les choisit à sa guise. Le fer ne lui dicte rien, parce qu’il n’oblige par lui-même à aucun style particulier de construction. Il peut les reproduire tous et il n’en produit spécialement aucun. Il a le défaut des esprits assimilateurs à l’excès : il n’est pas créateur. C’est le Protée des matériaux. Admirable pour supporter quelque chose d’autre, il ne se manifeste point aux yeux par lui-même. Et, pour tout dire en un mot, le fer, dans l’art, est comme l’argent dans la vie : un bon serviteur, mais un mauvais maître.

Et pourquoi le fer n’a-t-il pas de caractères esthétiques à lui ? Pourquoi n’a-t-il pas de nature ? Nous touchons à la raison et à la cause profondes qui distinguent le fer de tous les matériaux employés jusqu’ici. Ceux-là étaient naturels ; celui-ci est artificiel.

La pierre, comme le bois, est une matière directement tirée de la nature. L’architecte peut en changer la forme, non la substance. Il peut poser la pierre en « délit ; » il peut la polir ; il peut l’évider. Mais la même âme continue d’habiter cette matière et de lui donner sa vie : âme formée lentement, avant peut-être les premières âmes humaines. Le fer. lui, est formé d’hier. Il est une transformation faite sous la main de l’homme. Il est un mélange de minerais divers, tirés de diverses régions. Il a été fondu, coulé, converti, laminé. Il ne tient plus à la nature. Le fil qui le reliait à elle est coupé. Il lui est devenu étranger. Vous ne pouvez plus compter sur les forces et les beautés naturelles pour l’animer encore. Il n’y a plus, dans le fer, les nœuds du bois, qui sont des obstacles, ni la direction des fibres, qui sont des entraves, mais qui sont des guides. Ici, tout est égal, tout est uniforme, docile, prêt à prendre n’importe quelle figure. Plus que le jet d’eau, le jet de fer est docile, mais rien en lui n’indique une figure plutôt qu’une autre, rien ne la suggère, rien ne l’appelle, rien ne la fuit. C’est à la fois le triomphe du progrès scientifique et son châtiment. Car, en même temps que vous avez dominé les résistances de la nature, vous avez perdu son enseignement. En art, comme ailleurs, on ne s’appuie que sur ce qui résiste.

Puis donc que vous ne pouvez plus compter sur les forces et les beautés naturelles pour l’animer encore, — et la preuve, c’est que les ruines du fer ne sont que des détritus, quand les ruines de la pierre, — regardez les gravures de Piranesi — sont encore des monumens, — c’est avons de lui donner une âme en échange de l’âme naturelle qu’il a perdue. Il faut, puisque toute sa substance a été formée par l’homme, que l’homme aussi se charge de sa beauté. Il ne faut plus parler de formes dictées par sa nature particulière, puisque, au sens esthétique, il n’a plus de nature. On ne peut plus parler que de l’inspiration des artistes à venir. Ils pourront, avec lui. exprimer ce qu’ils voudront, comme ils le voudront, — à cette seule condition qu’ils aient quelque chose à exprimer. Mais il ne faut pas qu’ils comptent sur sa logique pour cela. Il faut qu’ils ne comptent que sur leur propre enthousiasme. Si les poutrelles, les mailles, les treillis, les entretoises de fer ne sont qu’une ossature, si ce n’est qu’une pile d’ossemens inertes, c’est l’artiste qui doit dire, comme Ézéchiel dans le cantique fameux : « Je vais envoyer un esprit en vous, et vous vivrez. J’étendrai sur vous des nerfs, j’y formerai des chairs et des muscles, je les revêtirai de peau, je vous donnerai un esprit, et vous vivrez. Esprits accourez des quatre points de l’horizon, soufflez sur ces morts, et faites qu’ils revivent ! ... »


III

Sont-ils accourus ? Et les ouvrages de fer de cette Exposition sont-ils vivans ? Comme nous nous sommes gardés des suggestions purement intellectuelles, gardons-nous des préjugés d’une habitude de vision, et nous ne quitterons pas les bords du fleuve, sans avoir senti la vie. Car elle est dans ces fermes admirables du Pont Alexandre III — dans ces branches de fer qu’une main puissante a courbées d’une rive à l’autre pour donner passage à des peuples entiers en quête des merveilles.

Elle est aussi dans ces fermes légères comme des plumes, fines comme des jets d’eau, souples comme la fléole, le dactyle ou le vulpin des prés, que M. Jacques Hermant a ordonnées pour la voûte de son Palais du Génie civil, au Champ-de-Mars. Entrons-y. Ce n’est rien qu’un peu de fer pour soutenir du verre et recouvrir quelques arpens de terre. Mais la vie est là. C’est un jaillissement régulier de tiges vertes, et cette « voûte d’acier, » au lieu d’évoquer le croisement des épées, rappelle l’infléchissement des palmes. Chaque pilier se divise en cinq rameaux, qui s’en vont à diverses hauteurs, jusqu’au bout de la galerie, creuser l’horizon dans un fouillis logique d’arceaux sveltes. Chaque demi-ferme s’élève doucement, en se recourbant vers celle qui lui fait face, puis, comme arrêtées par un invisible obstacle, toutes les deux ressautent sur elles-mêmes. Telle la branche du chêne ou de l’olivier, quand leur courbe impeccable se casse en un coude pour filer droit vers le ciel, — et les deux demi-fermes vont se recourber en une seconde voûte encorbellée sur l’amorce de la première, — et là seulement elles se rejoignent. Qui songera, ici, à reprocher au fer le détestable et prétentieux usage que d’autres en ont fait ? Ce n’est pas le fer, là-bas, qu’il faut accuser, c’est le manieur du fer. Et ici, tout homme qui voit et qui aime les jouissances des yeux, dira, en voyant cette forêt d’arceaux, même s’il sort de la Sainte-Chapelle : « Ceci aussi c’est de l’Art... »

Il le dira aussi devant les deux édifices de fer et de verre, dessinés par M. Gauthier pour y donner asile aux plantes rares et aux fleurs lointaines : les palais de l’Horticulture. Leurs parois sont faites de clarté ; on dirait qu’on a pu tisser de l’eau entre les fines tiges des herbes que le seul poids d’un oiseau recourbe en voûte. Et ces deux merveilles, si délicates par leur structure et si énormes par leurs dimensions, semblent être sorties aussi facilement de la main de l’artiste que, du chalumeau où souffle un enfant, des bulles de savon !

Mais on dira surtout : « c’est de l’Art » devant l’œuvre de M. Resal, le pont Alexandre III. Rien n’est plus nouveau, mais rien n’est plus heureux que cette substitution d’une fine trajectoire de fer au lourd et massif établissement des ponts anciens, que nous étions accoutumés d’admirer. Rien n’a changé davantage dans l’architecture que l’aspect d’un pont. Mais rien n’a changé plus heureusement. Au temps où, dans les villes ceinturées par leurs remparts, les maisons se serraient, sans perdre un pouce de terrain, les unes contre les autres, comme un troupeau qui a peur, le pont de pierres était une rue qui se continuait sur l’eau. Mais, dans les temps modernes, les populations se desserrant, débordent leurs murailles et, les débordant, les renversent. Elles descendent des tours, elles font cercle autour de leurs monumens et laissent la nature renaître çà et là en de carrées oasis. Elles ont donc abandonné les ponts, qui ne sont plus qu’un lieu de passage. Les anciens étaient en pierre, comme les maisons construites sur leurs piles. Les nouveaux sont en fer, comme les trains qui filent sur leurs voies. Le pont était une ville, entre les deux villes ; on y bâtissait des boutiques, on y édifiait des chapelles : on s’arrêtait pour y danser, pour s’y loger, pour s’y coucher, pour y prier, pour mourir. On y enfermait même les prisonniers et il n’est rien de plus banal dans l’histoire que le terrible exemple du Pont des Soupirs. Aujourd’hui l’on n’entend plus trop parler de gens demeurant sur les ponts et, si la locution populaire « coucher sous les ponts » subsiste, ce n’est assurément pas pour porter témoignage d’un goût contemporain, mais d’une triste nécessité.

L’aspect du pont ancien témoignait de ses fonctions diverses. Il ressemblait à la fois à une forteresse et à une rangée de navires : forteresse contre les hommes, navires contre les flots, forteresse de si étroite ouverture, que, sur le pont Sublicius, un héros pouvait seul la défendre contre une armée, forteresse qui avait des portes et des créneaux, comme on l’aperçoit encore au pont Nomenlane, quand on va rêver dans la campagne romaine. Tellement forteresse et tel signe de puissance, qu’on représentait un pont dans les armes de certaines villes, comme dans celles de Cordoue. Navire contre les flots, chaque pile étant construite comme un bateau tournant son avant à l’amont de la rivière, portant parfois des figures, pour fendre la nappe d’eau contraire. Arrondi en aval comme une poupe, creusé de fenêtres des deux côtés comme une dunette, observatoire s’ouvrant d’un côté vers la source et de l’autre vers la mer — tel était le pont d’autrefois.

Aujourd’hui, la fonction d’un pont est simplement de relier deux rives l’une à l’autre. Aucun pont n’est tenu de faire plus que cela pour nous, mais aucun ne doit faire moins. C’est peu qu’il soit un beau monument, comme le pont ruiné de Saint-Bénézet sur le Rhône, s’il nous laisse à mi-traversée, à pic sur le fleuve. Il faut qu’il aille d’un bout à l’autre. Mais, d’ailleurs, il suffit que nous y puissions passer. Et, comme nous avons à passer vite, il est inutile qu’il porte sur son dos des maisons. Regardez le pont Alexandre III et comparez-le à l’ancien pont de pierres. C’était un long monument qu’on voyait au fond de l’horizon, terminant une étendue d’eau. On eût dit une maison percée de gros caniveaux. Il y avait sans doute dans les fondations quelques voûtes claires, par où passait le courant, mais l’ensemble du monument barrait l’horizon d’eau et ne révélait rien de la venue empressée ou de la fuite majestueuse du fleuve.

Qui dira, si l’on s’en tient uniquement à l’impression des yeux, que le pont de fer n’est pas aussi beau ? Certes on ne doit pas juger de la légèreté d’un monument par la seule consideration.de ses dimensions totales : une arche de 107 mètres n’est pas nécessairement plus svelte qu’une arche de 30, non plus qu’un dôme de 30 mètres n’est nécessairement plus imposant qu’un dôme de 15. Les qualités de légèreté ou de grandeur ne sont pas des qualités absolues, mais naissent des proportions relatives de l’édifice, parce qu’il n’y a pas entre les divers édifices du monde, même d’une ville, une commune échelle de grandeur. Seulement, il se trouve qu’ici il y a une échelle commune : la Seine, dont la largeur est sensiblement la même partout, et le pont qui la traverse d’un bond, comme un cheval, parait nécessairement plus svelte que celui qui, à peu de distance, la traverse pas à pas comme un éléphant. Et tandis que les autres s’arc-boutent sous le fardeau comme des portefaix, le pont de M. Resal courbe à peine sa trajectoire comme une flèche.

Ce n’est pas seulement là un triomphe pour l’ingénieur : c’est une joie pour l’artiste. Aucun des sept ponts dont la Rome impériale était si fière, peut-être aucun des 112 ponts qui coupent la Tamise, ni même le puissant mammouth du Forth, ni la suspension aérienne de Brooklyn, n’ont cette légèreté. Comment ne pas applaudir à l’évolution qui s’est faite depuis les ponts du XVe siècle, où les ouvertures étaient étroites comme des fenêtres de prison ? Voici qu’elles se sont élargies peu à peu comme un éventail qui s’ouvre ; aujourd’hui, elle est vaste comme le ciel même, à peine rayé par ce mince fil recourbé d’une rive à l’autre et où cependant tous les peuples vont passer. D’autres diront, au point de vue scientifique, les merveilles de ces réseaux, depuis les consoles du Niagara jusqu’au double viaduc du Douro et aux Cantilevers d’Ecosse. Ils montreront comment, d’une rive à l’autre d’un fleuve, les ingénieurs lancent un pont comme un train rigide, ou bien, comment des profondeurs de quelque abîme, on voit se soulever un à un vers le ciel, comme attirés par un aimant invisible, des tronçons de métal qui, s’arrêtant tout à coup dans leur ascension pour se souder les uns aux autres, font apparaître entre les deux montagnes un arc-en-ciel de fer !... Pour nous, admirons simplement qu’ici l’effort de la science, en diminuant la matière, ait servi la cause de l’art et que loin d’opprimer ou de cacher la nature, il ait fait apparaître à nos yeux, tout en remplissant la même fonction utile qu’autrefois, plus de paysage, plus d’eau, et plus de ciel.

On a donc trouvé le pont moderne en fer, mais ce n’est pas tout de passer : il faudrait demeurer. A-t-on trouvé la demeure moderne ? Nous avons cherché vainement parmi tous ces palais : nous ne l’avons pas aperçue. C’est pourtant à elle que devaient tendre tous les efforts déployés sur ces rives. Car, si tout ce que nous voyons n’est pas une demeure, si ce n’est qu’un décor, qu’importe l’architecture et qu’importe le toit ? Si ce ne sont que quelques formes destinées à briller un instant et puis à disparaître, qu’avons-nous besoin de toute l’industrie humaine, de tous ces architectes, de tout cet émail et tout cet or ? Arrêtez-vous sur le pont de la Concorde un beau soir de mai, vers six heures, après une de ces journées où le vent a chassé les nuages du côté de l’Occident et où le soleil plonge dans un océan de cumulus, et vous verrez les nuages édifiant plus de palais au-dessus de l’horizon que n’ont fait au-dessous les architectes. Vous y verrez plus de minarets qu’autour de la Corne d’Or, plus de coupoles qu’à Odeypour, plus de gopuras et de dentelles de pierre qu’à Kombakonum ou à Chillambaram ! Il est vrai qu’un peu de vent fait crouler cette architecture de vapeurs. Mais, si ce n’est pas pour durer au delà d’une vie d’homme, à quoi bon durer plus qu’une vie d’éphémère ? Si ce n’est pas pour porter témoignage d’une génération à l’autre, à travers la mort, à quoi bon durer de la veille au lendemain, à travers la nuit ? La seule différence qu’il y ait entre la beauté du monument et celle d’un décor, c’est précisément que le monument doit être d’une beauté qui puisse se voir plusieurs fois, en plusieurs saisons, et se revoir de nouveau et toujours sans fatigue, puisqu’il doit durer toujours. Or, ces palais anciens ou lointains, on a tout fait pour les reconstituer, mais a-t-on fait quelque chose pour constituer la maison moderne ?

Et pourtant, autant que le pont et plus que le pont, la maison a changé.

La maison fut d’abord l’abri contre la nature et contre les êtres qui ne sont pas semblables à l’homme. C’est la période préhistorique. Puis ce fut l’abri : toujours contre la nature mais surtout contre l’homme. C’est la période des temps troublés dans l’antiquité et de tout le moyen âge. Enfin, au temps moderne, ce fut l’abri contre l’oubli, contre l’indifférence des passans et des successeurs. Ce fut le moyen de perpétuer la mémoire d’un grand, de l’homme assez grand et assez fort pour laisser de lui un moulage en pierres de taille : Versailles, le palais Pitti, l’Escurial. Car si les barrières du Louvre ne défendent pas les rois de la mort, elles les défendent cependant de cette seconde mort, qui est l’oubli.

En même temps, l’architecture domestique, qui tient essentiellement dans le toit et dans le mur, marquait, par la forme de son toit et de son mur, l’état du ciel et de la civilisation. Le toit protégeant l’homme contre le ciel, l’orage, la pluie, le soleil, la neige, s’abaissait et se relevait selon qu’il avait à rejeter la pluie fréquente ou à amortir le soleil accablant. Le mur, qui protégeait d’abord contre ces élémens, surtout contre le froid, le vent, le soleil, mais encore plus contre les malandrins, se faisait plus épais, plus compliqué, plus haut, plus plein, selon qu’on vivait dans plus de luttes, et plus simple, plus ouvert, plus bas, plus accueillant, selon qu’on vivait dans plus de paix et de sécurité. La forme de l’un tient donc au climat, la forme de l’autre à la civilisation. Le premier doit être étudié à la lueur de la géographie, le second, à la lueur de l’histoire. C’est pourquoi les architectures de même latitude ont souvent des toits qui se ressemblent et les architectures de même époque, — pourvu que ce soit dans la même civilisation, — à peu près les mêmes murs. Le pays se reconnaît au toit, l’époque au mur. Et ici, où tous les styles d’architectures sont réunis artificiellement sous le même climat, on peut, du premier coup d’œil. préjuger du pays d’où le monument est tiré par son toit et, de la tranquillité du pays, par son mur.

Ceci est souvent vrai des monumens publics, même des églises, et il suffit d’avoir passé sur la place Saint-Germain-des-Près et d’avoir regardé la formidable tour qui commande l’entrée de l’église, pour deviner qu’elle est d’un temps où l’on pouvait être réduit à se retrancher et à se défendre dans le sanctuaire. Mais c’est bien plus vrai encore de la maison privée, qui fut, dans les temps préhistoriques, un simple refuge, qui devint ensuite, chez tous les peuples jeunes et barbares, une forteresse, qui tint, dans les républiques italiennes, à la fois, de la forteresse et du palais, — et ce fut une grande époque ! — qui devint un simple palais, dans nos temps modernes, et qui, aujourd’hui, sauf quelques exceptions pompeuses et ridicules, tend à redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un nid.

Aujourd’hui, que cherche-t-on, en effet, d’instinct et qu’est-ce que le fer, par sa souplesse et sa légèreté permet de réaliser ? Qu’est-ce que les larges baies, les vérandahs, enfin les bow-windows cherchent à introduire dans la maison ? C’est l’air, c’est la lumière et c’est la nature. Les ouvertures des maisons, qui regardaient jadis au dedans du corps de logis, se sont tournées au dehors. Et les maisons elles-mêmes se sont orientées vers le paysage. Et là où il y avait deux paysages, elles se sont tournées vers celui où il y avait plus d’infini. Depuis Scheveningue jusqu’à Trouville, tous les yeux de toutes les maisons s’ouvrent vers le Nord et la nuit, l’oiseau qui passe aperçoit comme les feux d’une immense armée en armes campant au bord de la mer, la veille d’une expédition. A l’autre bout de la France, tous les yeux se tournent vers le Sud et les milliers de villas, les hôtels, rangés en demi-cercle autour de la Méditerranée, depuis la vieille église d’Elne jusqu’aux rochers rouges de Sestri di Levante, dans l’immense amphithéâtre comme des spectateurs dont les yeux convergent vers le même spectacle, regardent infatigablement la lutte du flot, du vent et du soleil : de la mer bleue qui flamboie à l’horizon et de l’air bleu qui flamboie au Zénith.

La maison moderne étant un nid, on la remet en pleine nature. Elle se blottit sous les feuilles, comme le nid sous les rameaux. Car on n’a plus à craindre la nature, ni les hommes, et l’on n’ambitionne plus de forcer l’immortalité par l’encombrement matériel qu’exprimait cette locution : « Avoir pignon sur rue. » Comme le nid, elle est traversée de branches plus dures que l’épine et comme le nid, elle est calfeutrée de tissus plus doux que la plume. Elle est chaude comme lui, et, comme lui, elle est modeste. Confiante en la nature, défiante de la ruse des hommes plutôt que de leur force, et asile d’un moment, posé sur une branche, c’est-à-dire sur un coin de terre, au lieu de s’étaler au milieu des immenses domaines du passé. Assurément ce n’est point là le type des maisons nouvelles, des maisons hautes des Etats-Unis, à vingt-quatre étages, espèces de ponts de fer, posées sur un bout et contenant une population aussi grande que celle de toute une sous-préfecture. Mais ces colonies de Boston ou de Chicago sont des maisons d’affaires : ce sont des offices, dans lesquels on n’habite pas ou que pour peu de temps. Ces maisons hautes ne sont pas nées d’un désir, mais d’une nécessité. Ceux même qui y habitent n’y vont vivre quelques heures par jour que pour chercher de l’argent, pour chercher les matériaux de la maison plus petite, plus individuelle, plus intime qu’ils rêvent de se bâtir autre part, — comme des oiseaux iraient au sommet d’un grand arbre chercher de quoi construire leur nid.

Aussi dirons-nous aux architectes, après avoir vu toutes leurs constructions magnifiques qui ne peuvent nous servir de rien : trouvez-nous la beauté de la maison moderne ! Ou si vous ne la trouvez pas, rendez-nous au moins, avec votre fer et votre ciment armé, la maison modeste des anciens jours. Rendez-nous la maison blanche avec des volets verts ; laissez à d’autres la maison prétentieuse des Anglais, lourde des Allemands, pompeuse des Renaissans. Rendez-nous le petit sentier qu’ont foulé des pas connus, où n’ont point passé, comme ici, des peuples, mais qui est le chemin qu’ont pris nos rêves ; rendez-nous les arbres familiers de notre vieille France, le portail ou aboutissent les lignes du labour, la tonnelle où le raisin, qui est né de la terre, semble descendre du ciel, les coteaux proches où l’on n’aperçoit pas vos palais mauresques, mais que l’imagination de chacun de nous peupla de ses châteaux en Espagne ! — Vous avez fait des toits pour les hommes du Soudan et vous en avez fait pour les hommes du moyen âge, et d’autres pour les compatriotes de Ménélick et d’autres pour les contemporains de Nicolas Flamel. Vous avez trouvé ce qui convenait à la vie d’un Hindou à Bénarës et ce qui convenait à celle de Diesbach à Berne. C’est fort bien et très intéressant. Maintenant, donnez-nous la seule chose que nous ayons besoin d’avoir : le toit pour les hommes de notre pays, de notre âge et de notre condition..., « chaume, tuile, ou roseau, » car ce que nous voyons ici c’est bon au pays <les sphinx et, ceci, c’est bon au pays des déserts, ceci est bon au pays des fièvres, ceci est bon au pays des glaces. Mais, nous autres, nous sommes en France, et c’est pour ce pays peut-être que vous auriez dû chercher d’abord comment on peut concilier les besoins de la vie moderne et la beauté.

Et si, par hasard, dans toutes ces tentatives modernistes, l’art n’a pas trouvé la beauté, c’est peut-être bien parce qu’il n’a cherché que le plaisir. Cet échec sera son châtiment pour avoir voulu faire d’une chose sacrée, qui est la maison, ce divertissement de dilettantes blasés, qui est la reconstitution d’un vieux Paris ou d’un village soudanais, d’avoir voulu, lorsque tant de masures malsaines déshonorent encore nos campagnes, faire des toits qui ne protègent pas de vies humaines, des foyers qui ne groupent pas d’enfans, des seuils où nulle main n’a reçu l’aumône, des fenêtres d’où nulle âme ne pleura un départ, ni n’attendit un retour... Ce sera le châtiment des artistes, pour avoir voulu faire de l’architecture sans but réel, sans formes utiles, ad pompam et ostentationem. Pour avoir cherché seulement de nouveaux plaisirs, il est arrivé qu’on n’a pas trouvé de nouvelle beauté, quand, peut-être, la considération de quelque chose de modeste et d’utile aurait conduit à quelque progrès esthétique. La beauté architecturale, dira-t-on, est une chose plus haute que l’utile. Oui, plus haute : c’est le couronnement de l’édifice. Mais on ne peut avoir le faîte sans les fondations. Il faut d’abord réaliser l’utile. On ne peut construire sur la beauté.

La légende raconte que Gondoforus, roi de l’Inde, en quête comme nous d’architecture nouvelle, avait fait venir saint Thomas pour lui bâtir un palais selon le goût de Rome qui était, semble-t-il, le modern style de son temps. Lui ayant donné les ordres et l’or nécessaires, le roi s’en alla faire un voyage. Mais saint Thomas employa cet or à des œuvres pies et, quand Gondoforus revint, rien n’était bâti et tout était dépensé. Le roi, fort irrité, méditait de punir cruellement son architecte, lorsqu’il vit en songe son frère, mort depuis quelque temps, qui le consolait en prononçant ces paroles : « Mon frère, j’ai vu le palais d’or, d’argent et de pierreries qu’a bâti cet homme ; il est dans le paradis et, si tu veux, il est à toi. »

De cette leçon nous pourrions profiter encore. Si tous les millions qu’a coûté l’Exposition avaient été dépensés non à ces palais éphémères, mais à des maisons durables et non seulement dans Paris, mais dans ce paradis qu’est la France, et non serrées sur les bords d’un seul fleuve, mais sur les bords de toutes les rivières qui portent la vie aux hommes et aux plantes de ce pays, peut-être qu’en ne cherchant que l’utile, on aurait trouvé quelque beauté.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Vicomte E.-M. de Vogüé, Remarques sur l’Exposition du Centenaire.