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L’Art à l’Exposition de 1900/02

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L’Art à l’Exposition de 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 628-651).
L’ART A L’EXPOSITION
DE 1900

II[1]
LE BILAN DE L’IMPRESSIONNISME

L’Impressionnisme a déposé son bilan. On le trouve dans une petite chambre du « grand Palais », du côté de l’avenue d’Antin, entre la salle des Manet et celle des Chérifas de M. Benjamin Constant, derrière le mur où pendent les dessins d’Ingres. Lors- qu’on aperçoit l’immense Distribution des aigles de David, on est près de découvrir la salle des Impressionnistes.

Là, on peut voir les œuvres de ces « maîtres » et le résultat de leurs trente années d’efforts. On le pouvait déjà au Luxembourg, dans la salle Caillebotte, mais les partisans de cette école ne permettent point qu’on la juge sur le vu de ces seules pièces rassemblées au gré de l’amitié et du hasard. On en a vu enfin dans les multiples occasions où M. Durand-Ruel rassembla, pour notre édification, des meules mémorables et de surprenantes cathédrales. Mais la réunion la plus satisfaisante est peut-être ici, dans cette salle claire habilement ménagée parmi ces salles de peinture jaune et noire, comme un miroir d’eau qui reflète la lumière du ciel, dans un jardin déjà envahi par la nuit. On y passe peu et on y passe vite. C’est là pourtant qu’on doit s’arrêter longuement, si l’on veut porter un jugement précis sur ce mouvement de l’art contemporain.

Ce serait une injustice de juger tout l’Impressionnisme par quelques exemples, si bien choisis soient-ils. Mais c’est peut-être une injustice aussi que de laisser plus longtemps les partisans de cette Ecole couvrir de mépris les maîtres d’hier, sans nous aviser de regarder ce qu’à leur tour ils ont produit et sans nous demander si ce mouvement, qui fit tant de bruit, fit aussi quelque besogne. C’est notre droit de ne plus permettre, après trente ans écoulés, que l’Impressionnisme se borne, pour affirmer son existence, à montrer les défaillances des Ecoles anciennes, et, pour élever son monument, à entreprendre des démolitions... C’est pourquoi, sans le juger uniquement d’après cette salle du Grand Palais ou d’après la salle Caillebotte, mais en prenant ici la plupart de nos exemples, nous allons tâcher de montrer ce que ce mouvement a produit : quel fut son point de départ et quel est son point d’arrivée, si ce fut une fantaisie et une gageure de quelque ambitieux, ou, au contraire, s’il répondait à un ensemble de conditions nouvelles du pittoresque dans la nature et dans la vie, si ce fut un mouvement méprisable ou un effort vaillant, si cet effort a conduit à un succès ou à un avortement, s’il a réussi, à quoi ? et s’il a avorté, pourquoi ? — en un mot, à dresser son bilan.


I

Lorsqu’un matin de 1877, éclata, rue Lepeletier, la première grande révolte impressionniste, ce fut, dans le public, un éclat de rire, mêlé de cris d’horreur. On avait vu, çà et là, des tentatives isolées de ces révolutionnaires et l’on en avait déjà discuté, mais ils ne s’étaient pas révélés encore avec cet ensemble, cette audace et cette discipline qui, d’une foule, faisait une armée. Les vieux peintres, eux, ne riaient pas. Beaucoup considéraient ce spectacle, avec le désespoir morne, l’abattement profond qu’ont les patriciens romains devant leurs villas envahies par les Huns, dans le tableau de M, Rochegrosse. Que va-t-il advenir, se disaient-ils, des meubles précieux qui ornaient nos paysages académiques, des couleurs délicates qui les embellissaient, de la vie douce qui s’écoulait sous les arbres de M. Paul Flandrin, dans la compagnie des pasteurs de M. Gérome ? Quelques-uns, aussi vieux, mais plus sages, considéraient ces paysages inconnus, l’un après l’autre, avec d’obscures velléités de voyage et d’émancipation, comme on se figure les Espagnols du XVIe siècle regardant les vélins que déployaient devant leurs yeux les Juan de la Cosa et les Hojeda, révélation d’un autre hémisphère, terres nouvelles, terres de soleil et d’or... Mais la plupart de ceux qui visitèrent cette exposition, n’y virent qu’une gageure d’artistes affamés de bruit et qu’une fantaisie de jeunes gens pressés de se divertir aux dépens de l’Institut.

Ce n’était cependant pas une gageure. Rien, au contraire, de plus logique, rien de mieux préparé, presque rien de plus inévitable que cette apparente fantaisie. C’était en réalité une réaction et, — en dépit des sujets qui cachaient son sens profond, — c’était une réaction idéaliste. Elle était amenée à la fois par le désir de peindre la vie moderne et par l’impossibilité d’en faire une représentation réaliste. Elle naissait forcément des conditions pittoresques nouvelles de la nature telle que nous l’avons déformée. Elle s’alliait par d’obscures affinités au mouvement analytique de l’esprit contemporain et répondait inconsciemment, quoique fort exactement, aux nouvelles conceptions panthéistes. Ce serait une profonde injustice, que de comparer ces chercheurs à aucun de ceux qui, depuis, se sont disputé le succès d’une saison : les symbolistes, les inquiets, les rose-croix ou les peintres de l’âme, c’est-à-dire proprement de rien. L’impressionnisme apportait aux artistes épris de réalisme et de modernité, le seul moyen d’idéaliser ce réalisme et de sauver cette modernité.

En effet, l’idée qui dominait toute la critique, il y a trente ans, à l’époque du réalisme, était que l’artiste devait peindre son temps. Notre temps, disait-on, est aussi digne d’être représenté par l’art que celui des héros et des dieux. Il n’offre pas des spectacles moins intéressans, ni des formes moins belles. D’ailleurs, il n’y a pas de formes belles en soi : il n’y a que des formes plus ou moins révélatrices de la vie, de la civilisation, du caractère, de la pensée. Si nous trouvons plus beau le péplum que la redingote et plus pittoresque le lampion que le haut de forme, c’est habitude des yeux et mirage du passé. L’usine vaut le temple, l’habit vaut le pourpoint, et la locomotive, le cheval de Phidias. Il n’y a pas de hiérarchie dans les « sites. » A quoi bon faire le voyage d’Italie ? Le beau est à nos portes : Chatou, Ville-d’Avray, Clamart, valent tous les horizons de l’Oberland ou de Taormine. Il n’est même pas besoin d’aller si loin : les fortifications, la banlieue, les couches, les gazomètres, un train de ceinture qui passe, un chiffonnier qui songe en son gîte, un « petit bourgeois qui peint sa porte en vert. » Voilà ce que l’art vraiment vivant doit représenter.

Les artistes ont écouté ces théories. Ils sont allés regarder les couches, le train qui passait, le petit bourgeois qui peignait sa porte en vert, — et ils les ont trouvés fort laids. Mais tout enflammés par les suggestions de la littérature, ils ont proclamé que c’étaient là des sujets très sortables, et qu’il fallait dorénavant s’y dévouer. Seulement, comme ils étaient réellement artistes, voici que, tout en peignant ces formes, ils se sont mis en devoir de les transformer entièrement.

A la vérité, la transformation n’était pas facile.

Puisqu’on ne voulait plus ni composition, ni arrangement, ni symboles, ni « stylisation, » puisqu’il fallait que l’art représentât des choses laides en soi, des lignes monotones ou prétentieuses, comment modifier l’aspect absurde et le décor trivial ? Un seul moyen restait aux réalistes pour s’évader du réel : la couleur.

La couleur, en effet, demeure dans le décor de la vie moderne aussi belle, aussi variée, aussi riche d’effets qu’aux plus grandes époques du passé. Le paysage d’aujourd’hui est aussi coloré que celui d’autrefois. Il l’est peut-être davantage, car l’industrialisme et le progrès, qui ont détruit tant de belles lignes dans nos campagnes, ont rarement supprimé de belles couleurs. Le plus souvent, au contraire, ils ont ajouté à la variété des teintes. Si vous observez, dans la nature, quelque paysage poussinesque, dont les maisons, les vide-bouteilles, les usines, un tramway, sont venus détruire l’harmonie linéaire, vous trouverez toujours que ces nouveautés ont accru la variété et l’éclat de son harmonie coloriste : les rouges des tuiles, les noirs fins des ardoises, les jaunes frais de la terre fraîchement relevée en talus ou les sections saignantes des terres rougeâtres, les verts beaucoup plus riches et plus variés des cultures maraîchères succédant à la monotonie de la grande culture, les blancs crus des viaducs neufs, les dos noirs des usines et même les tremblantes colonnes de leurs grises fumées, ajoutent à un paysage dévasté par l’industrialisme des colorations gaies que ce paysage, sans lui, n’aurait pas connues. Quand le peintre du moyen âge s’en allait à la campagne, il trouvait de plus belles ordonnances de lignes que nous, mais non pas autant de couleurs. Il n’apercevait, parmi le vert toujours semblable du même arbre, ni assurément les plantes exotiques et d’agrément qui égayent nos jardins, ni même une foule d’arbres, comme le vernis du Japon, l’acacia, le platane ou le mûrier, qui font partie intégrante de nos paysages modernes. La maison de chaume, qu’on voit encore dans les paysanneries des Le Nain, était moins colorée que la ferme couverte de tuiles que peint M. Sisley. En mer, une bouée rouge avive un vert glauque d’eau. Il n’est pas jusqu’aux affiches, aux écriteaux de couleur crue, dont la réclame gâte les lignes de nos paysages qui, vus de loin, ne fournissent des touches piquantes pour relever la monotonie des verts. Plus la civilisation s’empare d’un coin de la nature, plus elle le colore. La campagne du XVIIe siècle était une botte de foin ; celle du XXe siècle sera un bouquet de fleurs...

Dans nos villes, le phénomène est moins évident. Tant que dure le jour, nos rues, attristées par la houle noire des peuples modernes toujours en deuil, ne fournissent pas au peintre plus de couleurs que les rues bariolées de jadis. Mais quand vient la nuit, éclate une floraison inconnue de nos pères. Quand, un soir d’hiver, avec la pluie, on passe sur la place du Carrousel, on voit une orgie des diverses lumières se traîner et s’éparpiller dans l’eau où se mêle le sang des lanternes d’omnibus, qui éclabousse le pavé, l’or des becs de gaz, qui se liquéfie dans les flaques, la neige des lampes électriques qui fond et se dilue sur toute la surface humide, les vers luisans des fiacres, qui sautillent de flaque en flaque, et sous cette clarté fade, les carapaces des coupés vernis qui font reluire, çà et là, des arêtes d’argent. La nature et la vie de nos cités pouvaient donc servir de thème à de vrais artistes, pourvu qu’en dissimulant la ligne, ils exaspérassent la couleur.

C’est ce qu’ont fait les Impressionnistes. Ils ont bien représenté, selon la formule réaliste, les spectacles de la vie moderne, mais en les éclaboussant de tant de couleur, qu’on ne les reconnaît plus. Quand la nature était laide, ils ont tâché de la dissimuler à l’aide de la nature même. Ils ont demandé au soleil d’effacer les lignes disgracieuses, comme autrefois on l’aurait demandé à l’ombre. Et quant à notre vêtement noir, uniforme, aux inexplicables élytres, quant à ce chapeau que Mallarmé appelait « quelque chose de sombre et surnaturel, » les impressionnistes les ont bien représentés, puisqu’il était entendu que toute forme est également noble et toute couleur également plaisante, mais ils les ont mis sous un soleil si ardent avec M. Renoir ou à de si fantasques clartés de rampe et de herse, avec M. Degas, que l’habit tout violacé de coups de soleil, le chapeau tout cabossé de reflets artificiels, ne conservent plus ni leur ingrate forme primitive, ni leur monotone couleur.

Ce point a été très clairement aperçu par M. Henry Naegely, tandis qu’il burinait la grande figure de Millet d’un trait plus profond et plus sûr que les sculpteurs du monument de Barbizon : « Sans doute, dit-il, une nouvelle et très intéressante perception des effets du rayon solaire est le trait le plus frappant de la peinture moderne, perception basée sur l’observation, mais basée, je crois, plus encore sur le désir inné, violent, quoique seulement à demi conscient, de donner quelque splendeur légitime aux choses sordides et vulgaires qui nous entourent aujourd’hui...[2] » Parmi ces choses, est la locomotive dont on nous avait dit, en prose et en vers, qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle fût exclue de l’art, car elle représentait la civilisation en marche. Et en effet, il n’y avait pas d’autre raison que celle-ci, — qu’elle était laide. Les impressionnistes se sont attaqués à ce problème et l’ont résolu de la façon la plus simple. Sous prétexte de mieux montrer les lumières reflétées par le monstre, ils ont caché le monstre.

Déjà Turner, dans son fameux Grand chemin de fer de l’Ouest, avait trouvé ce moyen de faire entrer dans l’art les formes de l’industrie moderne. Les Impressionnistes l’ont suivi. Il n’est besoin que de quelques minutes passées à la salle Caillebotte au Luxembourg devant la Gare Saint-Lazare de M. Monet ou, au Grand Palais, devant son Pont de l’Europe, pour constater cette loi. Pas une ligne n’est ici visible, pas un engin industriel n’y est représenté dans sa forme. Tout n’y est que couleurs, sous un soleil éblouissant qui les surexcite, sous des fumées qui les mélangent et dans un mouvement qui les fait vibrer. Les tirans des combles de la gare sont d’or, les locomotives de saphir, les wagons d’émeraude. En sorte que la théorie moderniste voulant que toute forme moderne soit esthétique, du moment qu’elle reproduit les besoins et les aspirations de la vie, s’est réduite pratiquement à cacher cette forme sous d’éclatantes couleurs. Et après avoir démontré, par de beaux syllogismes, qu’une gare de chemin de fer était aussi digne d’être représentée que les ruines de Tivoli ou que le temple de Vesta, les modernistes n’en ont pu faire un tableau qu’à la condition d’en brouiller toutes les lignes sous des flots d’une vapeur lumineuse, qui, elle, n’a rien de plus moderne que le soleil d’où elle reçoit toute sa beauté.

De là, leur nom d’Impressionnistes, Ils le prirent, dit-on, pour relever une injure qui leur était adressée par leurs détracteurs et dont ils se firent leur titre de gloire, comme les révoltés des Pays-Bas s’en firent un de l’injure de « gueux. » On la leur jeta comme une pierre : ils s’en parèrent comme d’un joyau. Il se peut que cette histoire soit vraie, mais elle n’est nullement indicative de leur rôle. Si ces peintres méritent le nom d’Impressionnistes, c’est, qu’en effet, ce qu’ils cherchèrent à reproduire de la nature c’était non pas la sensation prolongée qu’elle éveille, mais la surprise, non pas la substance qu’elle annonce, mais le rayonnement. Ils ne prétendaient qu’aux qualités que donne la vision juste, mais hâtive d’un effet éclatant, mais fugitif. Ils ne se chargeaient point de nous donner tout le détail, tout l’agencement, toute la raison d’être des choses, mais seulement l’ « impression. »

Par là, ils se réservaient un avantage que connaissent bien tous ceux qui ont fait des études d’après nature et qui, ensuite, ont voulu les transformer en tableaux. Ce que l’analyse de l’atelier n’arrive pas à débrouiller, la hâte de la pochade le synthétise, ce que le souvenir ne fournit plus, la couleur prise sur le vif devant la nature, le donne. L’ « impression » est une admirable metteuse en scène et ce n’est pas sans raison que Delacroix dans son Journal : en 1859, Champrosay, 9 janvier, se promettait de réfléchir : « Sur la difficulté de conserver l’impression du croquis définitif... »

Inspirés par une idée juste de leur époque, inconsciemment pénétrés du désir de l’idéaliser, servis par des organes très pénétrans et très sensibles ; enfin munis d’une retentissante étiquette, les Impressionnistes, les Jongkind, les Renoir, les Monet, les Pissarro, les Cézanne, les Sisley, pouvaient accomplir dans notre art du XIXe siècle un r6le utile.


II

« Ce fameux Beau que quelques-uns voient dans la ligne serpentine, les autres dans la ligne droite, ils ne le voient tous que dans les lignes. Je suis à ma fenêtre et je vois le plus beau paysage. L’idée d’une ligne ne me vient pas à l’esprit. L’alouette chante, la rivière réfléchit mille diamans, le feuillage murmure... » Ainsi parle Delacroix dans une de ses lettres et cette réflexion nous révèle à quel point l’idée du dessin l’emportait, autour de lui, sur l’idée de la couleur. Le mot : « Je mettrai sur ma porte : École de Dessin et je formerai des peintres » du grand Ingres, résumait à peu près l’esprit de tout l’enseignement. Même dans le paysage, sous le fouillis de branches ou les averses de soleil, ou cherchait d’abord, la ligne, l’exacte délimitation d’un plan par un autre, la construction anatomique d’un arbre, le « beau feuillé. » Par là-dessus, se posait la couleur généralement forte, mais sagement contenue par le dessin, respectant les limites posées par la ligne, les exagérant parfois encore par ses contrastes, ne se permettant pas un éclat qui eût brouillé l’ordonnance, comme un vers qui sur le suivant n’ose se permettre le moindre enjambement. La révolution, commencée par Corot et par les paysagistes de Barbizon, n’était point encore arrivée au point où semblait le souhaiter Delacroix, car « l’idée d’une ligne » venait encore à tous les esprits. C’est alors que parut M. Claude Monet.

Regardez son Eglise de Varangeville, son Champ de Tulipes à Sassenheim, son Antibes, regardez les toiles de M. Renoir, de M. Pissarro. On n’y voit pas plus de lignes que Delacroix n’en apercevait de sa fenêtre. Et en plein air, il en est souvent ainsi. Dans le miroitement des eaux, des feuilles, des rayons, lorsqu’il n’y a ni solennelles constructions de beaux arbres au premier plan, ni grands découpages de montagnes à l’horizon, dans les sites médiocres explorés par nos modernistes, ou ne perçoit rien autre chose qu’une harmonie de tons. La nature est couleur plus que lignes : voici la première découverte de l’Impressionnisme.

La seconde est que les ombres mêmes sont des couleurs. Assurément les coloristes, les Titien, les Rubens s’en étaient bien doutés. Mais la foule des peintres l’avait oublié et l’école ne l’enseignait point.

Or il suffit du plus rapide coup d’œil pour le reconnaître. Si quelque objet coloré, placé près de votre fenêtre sous un rayon de soleil, vous paraît divisé en deux régions, l’une lumineuse, l’autre ombrée, vous êtes tenté de représenter ce côté ombré par un ton de charbon. Mais vous n’avez qu’à placer devant le côté sombre quelque chose de vraiment noir, le morceau de fusain, par exemple, avec lequel vous alliez le dessiner, et, par comparaison, vous verrez briller dans cette ombre, que vous pensiez noire, une couleur que votre fusain sera impuissant à donner. Vous alliez peindre cela en noir et vous auriez fait une ombre morte ; dans la nature, pourquoi vit-elle ? c’est parce qu’elle est une couleur.

Ceci est fort simple à voir, si, pour voir, on ne fait usage que de ses yeux, mais l’éducation nous y met des lunettes, qui nous empêchent de voir, comme elles sont, les choses les plus simples et à force d’avoir entendu faire des associations de mots comme : « l’ombre noire, » nous nous sommes accoutumés à prendre du noir pour exprimer l’ombre. Même aux meilleurs artistes, il a fallu de longues réflexions pour distinguer, avec leurs yeux, ce que l’éducation les empêchait de sentir. Ce n’est pas en travaillant dans son atelier, mais en regardant la nature, que Delacroix écrivait le 7 septembre 1856, dans son Journal, ces mots qu’on ne saurait trop méditer : « Je vois de ma fenêtre un parqueteur qui travaille nu jusqu’à la ceinture, dans la galerie. Je remarque, en comparant sa couleur à celle de la muraille extérieure, combien les demi-teintes de la chair sont colorées en comparaison des matières inertes. J’ai observé la même chose, hier, sur la place Saint-Sulpice, où un polisson était monté sur les statues de la fontaine, au soleil, l’orangé mat dans les chairs, les violets les plus vifs pour le passage de l’ombre et des reflets dorés dans les ombres qui s’opposaient au sol. L’orangé et le violet dominaient alternativement ou se mêlaient. Le ton doré tenait du vert. La chair n’a sa vraie couleur qu’en plein air et surtout au soleil. Qu’un homme mette la tête à la fenêtre : il est tout autre qu’à l’intérieur : de là, la sottise des études d’ateliers, qui s’appliquent à rendre cette couleur fausse[3]. »

En même temps que Delacroix, au hasard de ses flâneries, découvrait cette loi, voici que, loin de lui, un inconnu, un Anglais, la découvrait aussi et l’enseignait, selon son habitude, impérieusement : « Toutes les ombres ordinaires devraient être de quelque couleur, jamais noires, ni approchant du noir, elles devraient être évidemment et toujours d’une lumineuse nature, et le noir devrait apparaître étrange parmi elles, comme, parmi une foule joyeuse et bigarrée, un moine...[4]. » Et quelques années plus tard, ce même Anglais qui enseignait à Oxford, et qu’il faut bien me permettre de citer encore, puisque nul avant lui n’avait prévu, et nul depuis lui si clairement n’a exposé la thèse impressionniste, disait encore : « Tenez pour certain le fait que les ombres, quoique naturellement plus sombres que les lumières, vis-à-vis desquelles elles jouent le rôle d’ombres, ne sont pas nécessairement des couleurs moins vigoureuses, mais peut-être de plus vigoureuses couleurs. Quelques-uns des plus beaux bleus et des plus beaux pourpres dans la nature, par exemple, sont ceux des montagnes vus dans l’ombre, contre le ciel couleur d’ambre, et l’obscurité du creux dans le centre d’une rose sauvage est un éclat de feux orangé dû à la quantité de ses étamines jaunes. Or les Vénitiens virent toujours cela, et tous les grands coloristes le voient et se séparent ainsi des non-coloristes ou école de pur clair-obscur, non par une différence de style seulement, mais parce qu’ils sont dans la vérité, tandis que les autres sont dans l’erreur. C’est un fait absolu que les ombres sont des couleurs autant que les lumières[5]. »

Les impressionnistes l’ont compris. Rompant bruyamment avec les habitudes de l’Ecole, ils ont fait les ombres non pas noires, non pas grises, non pas jaunâtres, mais colorées, et comme la complémentaire du ton le voulait souvent, ils les firent souvent violettes. Ce fut un cri de stupeur. Personne, d’abord, ne voulut reconnaître là un effet observé dans la nature. On parla de « gageure, » de « puffisme » et de « coups de pistolet. » Des savans vinrent gravement expliquer qu’il n’y avait, au fond de tout ceci, qu’une maladie de l’œil et, à la vérité, le violet impressionniste était bien un peu surprenant ; mais si l’on regarde la Campagne de Rome de M. Paul Flandrin, placée dans le vestibule, au sortir de la salle des Manet, on se demandera en quoi les jaunes par où le paysage classique exprimait les plantes vertes de ses premiers plans étaient plus naturels ? Et s’il y avait maladie de l’œil chez ces jeunes gens qui voyaient tout en violet, combien les savans physiologistes n’auraient-ils pas rendu de services en découvrant la maladie qui avait permis au public pendant si longtemps de voir le vert des prairies tout noir ! Combien surtout cette découverte fut vaine, puisque loin de guérir cette maladie chez ceux qui en étaient déjà affectés, elle n’a pu l’empêcher de gagner l’immense foule des peintres. Aujourd’hui, si vous vous promenez à travers les salles de la Décennale, vous en verrez les traces, non seulement chez les quasi-impressionnistes, comme M. Besnard, mais chez les travailleurs les plus assagis, comme M. Henri Martin, chez Duez, dans son Déjeuner sur la terrasse, chez les Romantiques attardés, non seulement en France, mais au delà des Alpes, mais dans la « sécession » d’Autriche, mais en Hongrie, mais dans les tableaux qu’on fait à Christiania ou à Stockholm.

Mais ces ombres qui sont une couleur, sont-elles toujours de la même couleur ? Y a-t-il une couleur d’ombre comme Perrault pensait qu’il y avait une « couleur de temps ? » Non, car elles varient au gré des objets lumineux qu’elles reflètent. Vous êtes dans une chambre où le soleil qui décline éclaire presque horizontalement et embrase d’un ton chaud tout un coin de la pièce. Votre interlocuteur oppose au rayon lumineux son profil, de façon qu’une moitié de sa figure se trouve dans l’ombre. Analysez cette ombre, vous y découvrirez une foule de tons que n’a pas la chair : la couleur de la tapisserie éclairée par le soleil. Placez sur cette tapisserie un livre rouge : la joue s’enflammera comme auprès d’un brasier ; vert, elle deviendra livide ; bleue, et elle se teindra d’une blancheur étrange.

Dans les intérieurs d’appartemens, toute surface réfléchissante s’impressionne de même. Le marbre de la table d’un coiffeur est vert sous le flacon de violette, rouge sous le flacon de quinine, et blanc sous le flacon d’eau de Cologne. En plein soleil, sous les arbres, sur les eaux, les reflets sont plus tyranniques encore. L’aile des mouettes qui se balancent sur les eaux bleues se teint par-dessous des couleurs qui se balancent au-dessous d’elles. Il y a, sur les bateaux qui font le service des lacs en Suisse, un porte-voix de cuivre jaune qui se recourbe légèrement comme une houlette au-dessus de l’eau bleue. Par un chaud soleil, quand le lac est absolument bleu, si l’on considère le dessous de ce porte-voix, on trouve qu’il est d’un vert criard ; quand le dessus est d’un jaune d’or : c’est le reflet des vagues. — Une vive lumière peut éteindre la couleur propre d’un objet et lui en donner une autre. Le 9 mai dernier, les passans qui considéraient la Seine et l’horizon dentelé de l’Exposition vers six heures et demie du soir, de la place de la Concorde, n’apercevaient qu’un brouillard lumineux çà et là piqué de points d’or. Dans la splendeur du couchant toute forme avait disparu, seulement le haut des deux mâts de la porte monumentale brillaient à droite comme des torches qui commencent à prendre feu. De l’autre côté de la Seine, deux dômes brillaient d’un éclat exactement pareil : l’un appartenait au palais de l’Italie, qui est tout doré, l’autre à celui des États-Unis, qui est blanc avec de simples filets d’or, — et le soleil les confondait dans le même éclat. Enfin au-dessus d’eux une cloche d’or suspendue dans un campanile d’argent lui-même, soutenu en l’air par des forces invisibles, voilà tout ce qui restait de la tour Eiffel...

Ainsi de la figure humaine. Dès qu’elle est plongée dans un milieu composé de couleurs éclatantes et diverses, elle en reflète les éclats et les diversités. Une foule de silhouettes sont formées sur elle par ce paysage, par les ombres des branches, par les lentilles de lumière, comme des arabesques et des ramages sur un vêtement. Si vous regardez avec attention la petite Paysanne assise de M. Pissarro, vous apercevrez que si la silhouette suivait les limites de la couleur, vous pourriez réduire son bras à presque rien, car toute une moitié n’en est que la continuation du ton de l’herbe. Et partout le paysage l’envahit et la tatoue à tel point qu’elle est près de se dissoudre dans le vert ambiant, selon la formule fameuse des Déliquescences :


Ah ! verte, verte, combien verte
Était mon âme ce jour-là !


C’est de la peinture caméléonne. Les objets prennent les teintes des milieux où ils sont plongés et pour ces peintres, nous sommes comme ces poissons qui changent de couleur selon les eaux qui les reçoivent. Est-ce là une vue plus fausse de la nature ? Est-il une couleur immuable appropriée à une chose ? Est-il un sentiment qui colore d’une façon indélébile une âme ? Le flot bleu, en arrivant contre un récif, s’élève, se brise et devient blanc : c’est pourtant la même eau... l’angle d’une table noire, touché par le jour de la fenêtre se sertit de blanc bleuâtre ; c’est pourtant le même bois... un homme d’un esprit sceptique, d’une volonté inactive, est saisi par l’amour ou par la douleur et devient un poète ou un apôtre : c’est pourtant la même âme... Que la même substance se colore suivant le milieu de façons différentes et que chaque couleur différente de ce milieu agisse en même temps sur elle de façon à la partager, à la barioler, à la tatouer si l’on veut, selon les mille hasards de l’ombre, du rayon, du reflet, du nuage et de l’air, voilà qui n’est pas seulement une fantaisie impressionniste dans l’art, mais une vérité profonde à la fois dans la nature et dans la vie.

Mais ce n’est pas tout. Les taches des reflets ne séparent pas seulement une même figure en morceaux de différentes couleurs sur le même plan, comme une mosaïque : elles en creusent aussi les surfaces planes, et les sculptent en profondeur comme des bas-reliefs. Elles varient les plans de cette surface plane de telle sorte qu’elles en modifient complètement aux yeux la nature et la composition. Regardez La Loge de M. Renoir et vous verrez le plastron empesé du lorgneur, qui est apparemment, d’une matière dure, creusé par les taches d’ombre, et repoussé par les reflets de lumière, de façon à présenter l’aspect d’un agglomérat de coton. Parfois, donc, la lumière trompe absolument sur la nature de l’objet représenté. Pour le reconstituer, il faut faire appel au sens du toucher. Il faut que la main se porte sur l’objet et, le palpant, nous rende la notion qu’il subsiste sous les reflets contraires et les diverses couleurs.

Maintenant, ces jeux de la lumière, ces actions et ces réactions infinies des reflets, comment les analyser avec assez de finesse pour les surprendre et les fixer avec assez d’éclat pour les retenir. Cette atmosphère lumineuse, qui bouleverse les formes, interchange les couleurs, par quel moyen subtil l’exprimer ? Puisque ce n’est plus la figure qu’il s’agit de délimiter dans l’espace, ni les arbres dont il s’agit d’indiquer l’essence, puisque c’est la lumière qui devient le principal personnage du tableau, comment peindre cette lumière qui remplace dorénavant le sujet, l’action, la figure, le caractère, et pétrissant à son gré tous les corps, enveloppant tous les plans, reliant toutes les silhouettes, fondant toutes les couleurs.


Semble l’âme de tout qui va sur chaque chose
Se poser tour à tour ? ...

C’est ici qu’intervient l’effort le plus audacieux, la trouvaille la plus précieuse de l’Impressionnisme : la division de la couleur.

Cette division, beaucoup de coloristes l’avaient indiquée. Ils avaient déjà morcelé la touche. Vous trouverez la touche très morcelée, comme les reflets très papillotans chez Watteau, dans l’Embarquement pour Cythère. Elle est morcelée aussi chez Chardin. Elle est balafrée, striée, et parfois tourbillonnante chez Turner, Taine cite avec raison le Café Turc de Decamps et spécialement le mur de face, à gauche, pour montrer que, pour les yeux de l’artiste, la tache est en mouvement, car il s’y fait des flageolemens, des stries. M. Paul Signac a parfaitement établi, dans son vigoureux plaidoyer en faveur des néo-impressionnistes[6], que le peintre du Massacre de Scio, lui aussi, se préoccupa des moyens d’aviver la couleur par le morcellement de la touche. Mais si l’on obtient ainsi plus de mouvement et plus d’air, dans la couleur, on n’en augmente pas l’éclat. Et cependant, chacune des couleurs dont on se sert est d’un éclat égal, sinon supérieur à l’éclat de la couleur correspondante dans la nature, le vert sur la palette est aussi étincelant que sur l’herbe. Pourquoi donc, une fois mélangées et posées sur la toile, les couleurs baissent-elles de ton ? « Mélangées »... c’est qu’elles sont mélangées ! Et, apparemment, c’est une inexorable loi de la peinture. Elles ne peuvent pas ne pas l’être...

MM. Claude Monet et Pissarro en étaient là de leurs réflexions, lorsqu’en 1871 ils allèrent à Londres et y passèrent de longues journées à étudier les Maîtres anglais. En observant que, dans certains tableaux de Turner vus de près, les couleurs apparaissent presque pures, et que, de loin, cependant l’ensemble des touches composaient une combinaison harmonieuse, les impressionnistes comprirent pourquoi ces tableaux avaient un tel éclat : c’est que la couleur y était posée par tons crus ; et pourquoi ils avaient, malgré cette crudité, une telle harmonie : c’est qu’elle était posée par tout petits fragmens ou par lignes très minces qui, de loin, n’apparaissaient pas seuls, mais se mélangeaient pour la vue avec les lignes voisines. Le mélange n’avait pas eu lieu sur la palette, ni même sur la toile : il avait lieu sur la rétine du spectateur. C’est ce qu’on appela le mélange optique.

De ce procédé, qui n’est point constant ni même habituel chez Turner, mais qui s’y trouve suffisamment indiqué, les impressionnistes dégagèrent et rapportèrent toute une théorie. D’abord ils proscrivirent de leur palette les couleurs neutres et déjà rompues comme les bruns, ne gardant que des couleurs vives : des jaunes, des orangés, des vermillons, des laques, des rouges, des violets, des bleus, des verts intenses comme le véronèse et l’émeraude. Réduits à ces couleurs éclatantes qui se rapprochent de celles du spectre solaire, ils s’interdirent encore d’en ternir l’éclat par des mélanges sur la palette. Enfin, dans leur dernière évolution, ils cherchèrent à éviter non seulement le mélange sur la palette et dans la brosse, mais même, jusqu’à un certain point, le mélange sur la toile, composant les tons, le plus qu’ils pouvaient, par petits fragmens purs, les uns à côté des autres. Pour composer un violet par exemple, la théorie divisionniste enseigne qu’il ne faut point prendre le violet d’un tube, ni former un violet sur la palette, ni même mêler sur la toile du rouge et du bleu, mais bien poser une touche de rouge, puis une de bleu, à côté, sans les mêler, mais si près l’une de l’autre, qu’à une certaine distance l’œil recompose le ton violet.

C’est l’application exacte de la théorie enseignée en 1856 par Ruskin et que M. Paul Signac a résumée en 1899, par ces trois articles : 1° Palette composée uniquement de couleurs pures se rapprochant de celles du spectre solaire ; 2° Mélange sur la palette et mélange optique ; 3° Touches en virgules ou balayées. — Assurément, ce programme, en passant de la théorie à la pratique, a subi bien des accommodemens. Ni M. Claude Monet, ni même M. Pissarro ne l’ont absolument appliqué. D’ailleurs, ils n’avaient jamais prétendu l’appliquer et ce n’était là qu’une suggestion d’avenir ou, si l’on veut, un idéal. Mais si nous regardons, au Grand Palais, la Vue de Rouen de M. Camille Pissarro ou l’Argenteuil de M. Claude Monet, nous verrons qu’autant qu’une suggestion peut être suivie, celle-là le fut par ces peintres, et devant ces deux exemples, les plus prévenus conviendront qu’elle a conduit à un très beau résultat. L’éclat de ces eaux, la vibration de cette lumière, la palpitation de ces reflets, la légèreté de cette atmosphère fine, l’harmonie douce de ces tons dont chacun est violent, tout prouve que l’impressionnisme a apporté ici une affirmation vraie. Deux salles plus loin, la Danseuse de M. Renoir est une merveille d’harmonie. Et si nous allons, après cet examen, regarder, au Luxembourg, les Bords de la Seine de Sisley, lumineux échafaudage de nuées grises et blanches, dans un ciel d’été, sur des herbes étincelantes à l’instar d’épées, nous reconnaîtrons là une des plus précieuses découvertes de l’art dans les secrets de la nature et de la vie.

Seulement, la théorie divisionniste conduirait à proscrire beaucoup des facilités de la peinture à l’huile, car précisément ce qui distingue la peinture à l’huile d’autres procédés de coloration, du pastel par exemple, c’est le pouvoir de mélanger les couleurs, et c’est, pour parler comme Delacroix, « l’infernale commodité de la brosse. » L’absolue division de la couleur, plus tard dégénérée en pointillisme, rend le métier de peintre extrêmement difficile. En vain, des artistes d’un talent indéniable et d’une rare pénétration d’esprit, les Seurat, les Signac, les H.-E. Cross cherchèrent à rallier les peintres à la technique nouvelle, poussée à son extrême sévérité. Ils échouèrent.


III

Le cycle impressionniste étant clos, on peut le juger maintenant aussi clairement qu’on juge l’école romantique ou celle de David. Tant que les « jeunes » s’en inspirèrent, tant qu’ils y prirent leur point de départ, le jugement dut être suspendu. Car on ne savait pas si, parmi ces jeunes, il ne s’en trouverait point qui ferait sortir de l’impressionnisme quelque œuvre plus complète et plus puissante que celles réalisées jusque-là. On nous disait : « Ne vous pressez pas de conclure, car ce mouvement ne date que d’hier et s’il n’a pas donné encore tout ce qu’on en peut attendre, qui sait si à ces tentatives ne va pas succéder quelque chef-d’œuvre ? Qui sait si le maître impressionniste ne va pas paraître ? » Mais, aujourd’hui, on ne peut plus parler ainsi. Car voici plusieurs années déjà que les jeunes ont abandonné la route de l’impressionnisme et bifurqué sur des chemins qui les ramènent tout doucement aux écoles du passé. On nous disait : « Désormais la peinture sera claire, définitivement débarrassée de la litharge, du bitume, du chocolat, du jus de chique, du graillon et du gratin[7]. » Demain les jeunes gens ne verront la figure humaine qu’enveloppée de soleil ; les ombres seront mises en fuite, les murailles qui conservent l’ombre renversées, les clartés triomphantes dans tous les coins et recoins de la toile, et l’être humain, émancipé par la peinture, se tiendra debout, joyeux, dans « une après-midi qui n’aura pas de fin. » Attendez, et vous allez voir arriver la lumière.

Nous avons attendu, et nous avons vu arriver M. Cottet...

Il n’est pas mauvais de visiter l’exposition de M. Cottet. Elle n’est pas dans la Centennale, comme celle des impressionnistes, qui sont déjà des « anciens ». Elle est dans la Décennale, comme il convient à un « jeune » et à celui des jeunes qui donne le plus d’espoir. Rien ne peut être plus favorable à la méditation, par une belle matinée de juin, qu’une longue station devant son triptyque de la Vie de la mer ou devant sa Nuit de la Saint-Jean. Mais rien, non plus, ne dispose mieux au scepticisme, car on voit là renaître tout ce que l’impressionnisme avait dû détruire : l’austère composition, la belle ordonnance, les grands partis pris d’ombre, le sentiment profond d’un drame intérieur.

On nous disait encore : « Regardez s’élaborer le paysage de l’avenir. Il ne sera qu’une harmonie en blanc majeur, qu’un inter-échange de lueurs entre les eaux, les herbes, les feuilles, les rayons et les fleurs. Et là il puisera toute sa poésie. Plus d’effets mélodramatiques, plus de ruines savantes, plus de fabriques, plus d’arbres composant leurs silhouettes comme des modèles d’Académie, plus d’effets théâtraux, plus d’orages ! Seulement le clair sceptre de « midi roi des étés, » des maisons neuves avec du rouge de tuile ou du noir d’ardoise, à travers les feuilles tendres des arbres sans prétentions, d’humbles légumes, des eaux sans cascades ni artifices, de petites nuées libres sans architecture. Ayez confiance, et vous allez voir apporter dans nos salons des morceaux de nature éclatans de lumière et de modernité. » Nous avons eu confiance, et nous avons vu apporter les Terres antiques de M. Ménard...

Il est bon d’aller passer un moment devant ces terres antiques, devant l’Orage sur la forêt, l’Arc-en-ciel et l’Harmonie du soir. Il n’est pas dans tout le premier étage du grand palais, sauf dans la salle allemande des Lenbach, un refuge meilleur pour la pensée. Le lourd nuage qui pèse sur ces temples et sur ces golfes semble fait de toutes les tristesses qui pesaient avant le christianisme sur l’humanité. Et les visions spectrales qui s’élèvent de cette terre, bien que ruinées par le temps ou effacées par l’ombre, sont gracieuses encore de toute la grâce païenne que le christianisme a fait fuir. Mais il est difficile de trouver un démenti plus net aux prédictions impressionnistes. Et devant les anciens maîtres de la Centennale : les Claude Monet, les Pissarro, les Sisley, voici que ce jeune maître de la Décennale apparaît comme le destructeur de tout leur système. Et si nous examinons les tableaux des autres jeunes, de M. Simon, de M. Griveau, de M. Guiguet, de Mlle Rœderstein (dans la section suisse), nous nous apercevrons que ce n’est pas une individualité ou deux qui abandonnent le sentier de l’impressionnisme, c’est une foule. Déjà, il y a cinq ans, cet abandon était noté par M. André Michel. Sa consciencieuse observation et son impartiale clairvoyance en relevaient les premiers symptômes[8]. Aujourd’hui, personne ne pourrait s’y tromper : l’impressionnisme appartient bien au passé. On peut donc sans injustice le comparer à toutes les écoles du passé.

Or, il faut bien l’avouer, si nous comparons les portraits que nous ont laissés ses meilleurs maîtres avec ceux d’Ingres ou de M. Bonnat, si nous rapprochons ces paysages, dans leur ensemble, des pages que nous ont laissées les Rousseau, les Corot et les Daubigny, si à ce mouvement qui dura trente ans, c’est-à-dire aussi longtemps que le mouvement romantique et qui fit beaucoup plus de bruit que l’école de Barbizon, nous demandons l’équivalent de ce qu’ont produit l’un ou l’autre de ces groupes, l’une ou l’autre de ces écoles, nous ne le trouverons pas. Ni ces portraitistes n’ont immortalisé, ni ces paysagistes n’ont exprimé, ni ces fantaisistes n’ont conçu, quelque figure humaine, quelque aspect de nature, quelque symbole d’humanité tel que le Portrait de M. Bertin, la Danse des Nymphes ou l’Homme à la Houe. En sorte que vouloir comparer l’impressionnisme aux grandes époques de la peinture française, l’opposer à ces écoles, le dresser contre leur enseignement, comme l’ont fait la plupart de ses panégyristes, c’est tout simplement conclure à son avortement.

Le maître impressionniste n’a pas paru. Car cette révolution, si révolution il y a, fut faite par beaucoup de pygmées et non par un géant. C’est la grande différence, en art, entre les révolutions d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Autrefois ce qui était à la mode, ce qui était encouragé par la critique, ce qui était par conséquent le lot de la foule des artistes, c’était la routine ; aujourd’hui c’est l’innovation. Autrefois, par conséquent, il fallait, pour oser une réforme, un artiste vigoureux et puissant, rompu à toutes les pratiques antérieures de son art. Le goût étant essentiellement hostile à toute réforme, on n’osait point la tenter aussi longtemps qu’on n’avait pas en main tous les élémens pour la faire triompher. Tant qu’on ne savait pas à peu près tout ce que savaient ses prédécesseurs on ne s’aventurait pas à leur rompre en visière ni à leur donner des leçons. Aujourd’hui, rien n’est plus facile. Etonner les maîtres suffit à faire penser qu’on est un maître soi-même ; dire du mal de l’Institut dispense d’avoir du talent. Le goût étant aux innovations, à l’agitation et à l’oscillement perpétuel, la presse tressant des couronnes à n’importe quel pseudo-novateur, beaucoup innovent quand ils devraient copier encore et enseignent un métier nouveau quand ils agiraient sagement en apprenant l’ancien. Il en résulte parfois des tentatives curieuses, intéressantes pour le progrès d’une technique, mais point assez complètes pour la réalisation d’une œuvre et, au bout de quelques années, le mouvement avorte ou se perd en excentricités, pour avoir été entrepris trop tôt, par des bras trop faibles et dans un sentiment trop étroit.

L’impressionnisme avait un sentiment trop étroit. Il niait trop de vérités essentielles dans une œuvre d’art et celle qu’il apportait n’était pas suffisante pour tenir lieu de toutes les autres. Ce qu’il affirmait c’était la nécessité de la couleur vive, ce qu’il niait c’était l’utilité de la ligne. Il la niait, et il ne sert de rien, pour le contester, de prétendre que M. Degas admire Ingres ou que M. Renoir sait dessiner et qu’ils étaient tous deux capables de tracer une ligne impeccable ; toute la question est de savoir s’ils étaient capables de conserver l’éclat et le mouvement de leurs couleurs tout en conservant leurs lignes. Il est fort évident que les impressionnistes pouvaient d’une part dessiner très correctement et d’autre part obtenir des vibrations de couleurs inaccoutumées. Mais la question est de savoir s’ils pouvaient à la fois donner ces vibrations et conserver cette ligne, profiter de leurs recherches et ne rien perdre de leur acquis, appliquer leurs théories sans détruire un enseignement essentiel et en un mot superposer leurs progrès à tous les progrès que la peinture avait faits avant eux. Or les exemples du Grand Palais et de la salle Caillebotte répondent assez clairement à cette question : ils ne le pouvaient pas. Ils n’ont pu réaliser leurs vibrations de couleurs qu’en sacrifiant la ligne ; ils n’ont pu montrer les reflets sur les figures qu’en détruisant la silhouette des figures ; ils n’ont pu peindre l’atmosphère qui enveloppe, qu’en dénaturant la substance qui est enveloppée et en un mot faire « chanter la couleur » qu’en faisant taire le dessin.

Dans la plupart des tableaux impressionnistes, il n’y en a plus et, si ce défaut est moins sensible ou plus excusable quand il s’agit d’un paysage, surtout des paysages amorphes des environs de Paris ou nulle montagne ne donne un intéressant profil, il n’en va pas de même avec la peinture de figure et surtout avec le portrait. Le but du portrait est de nous montrer ce qu’un être humain a de plus personnel, de plus intime, de plus lui. En le peignant en plein air, sous bois, tatoué par l’ombre des branches, bariolé par les reflets, l’impressionniste nous montre ce qu’il a de plus superficiel, de plus influencé par son milieu, de plus autre. Le but du portrait est d’abstraire le modèle de son milieu afin de montrer en quoi il diffère de son milieu. La thèse impressionniste oblige le peintre à le replonger au contraire dans ce milieu comme dans un bain multicolore, à éparpiller son âme parmi les âmes diverses des choses, à couvrir sa voix par le murmure des êtres, à éclipser son regard par le rayonnement des fleurs, en un mot à le faire s’évanouir dans le grand Tout. L’homme n’est plus que le produit du « milieu » où on l’a mis et du « moment » où on l’observe. Aussi ne trouve-t-on guère de bons portraits dans toute l’école impressionniste, et parmi eux, il n’en est pas un qui puisse être comparé, je ne dis pas à ceux d’Ingres ou de Reynolds, mais tout simplement à ceux de M. Benjamin-Constant.

Fatal à la figure, le sentiment impressionniste est-il favorable au paysage ? Oui, sans doute, mais non à tous les paysages, ni à tous les momens. Ce que l’impressionnisme rend merveilleusement, c’est le plein soleil, c’est l’heure où tout ce qui vit danse dans la lumière, où, voyant tout, l’on voit mal. C’est l’accablement de la chaleur, c’est midi, l’heure de la sieste et des bras lassés par le travail. C’est de toutes les heures du jour celle que le rural connaît le moins. Car c’est celle où il repose. Mais en même temps c’est l’heure que l’artiste citadin connaît le mieux et qui représente pour lui l’instant typique de la Nature. Il est parti de Paris par le train du matin, il y rentrera par le train du soir, il ne voit la campagne qu’en plein midi. Il a un éblouissement. L’impressionniste mieux qu’aucun autre lui peint cet éblouissement, il le retrouvera rue Lepeletier. Il est grisé, enivré comme les héros de Maupassant dans sa Partie de campagne. Cela, l’impressionniste le montre bien. Dans sa toile, le citadin déchaîné parmi les moissons a des visions extraordinaires.


Le printemps ouvre sa guinguette...
Le bourdon aux excès enclin,
Entre en chiffonnant sa chemise ;...

Et l’ivrogne est le papillon
Et les cabarets sont les roses.


Ces impressions superficielles, ces Bucoliques de banlieue, l’impressionniste les chante comme Victor Hugo lui-même. Quant à l’impression de la nature longuement ressentie comme la ressentent ceux qui vivent sur la montagne ou sous la forêt, quant aux souvenirs qui s’enfoncent au plus profond de notre être, ce n’est plus M. Claude Monet ou Victor Hugo qui sont capables de les rendre : c’est Lamartine, c’est même Laprade ou Brizeux. Et si nous la voulons retrouver en peinture, quittons cette salle papillotante du premier étage et descendons au rez-de-chaussée dans la crypte grave et silencieuse où dorment les anciens chefs-d’œuvre de la Centennale...

Incapable de dégager le caractère de la figure humaine, capable seulement de dégager l’apparence de la nature dans une seule région à une seule heure et très superficiellement, l’impressionnisme était, si on le compare aux grandes écoles d’art, destiné à un avortement.

Et pourquoi a-t-il avorté ? Pourquoi a-t-il affiché un sentiment d’art si étroit et pourquoi l’ensemble de ses négations inutiles a-t-il de beaucoup dépassé son affirmation nécessaire ? C’est parce qu’il portait en lui, avec des germes de vie, un germe de mort, une certaine humeur fatale à tous ceux qui en furent affligés, commune à beaucoup d’écoles contemporaines, et qu’il faut dénoncer comme la pire des maladies de notre temps : la recherche de l’originalité.

Chercher l’originalité est un mal qui, s’il ne date pas d’hier, date du moins des temps modernes. Les anciens artistes l’ont peu connu. On cite bien Gréco qui, exaspéré d’entendre dire qu’il imitait le Titien, chercha dans des procédés un peu semblables aux procédés impressionnistes une éphémère originalité. Mais Gréco fut une exception. Ce que l’artiste ancien cherchait d’ordinaire, c’était l’assentiment de ses pairs et l’applaudissement des « honnêtes gens » en continuant ses maîtres, en développant quelque côté de leur manière, sans qu’on vît tout de suite la transition et en les transformant sans bruit. Il cherchait non l’originalité, mais la puissance. Il ne niait rien de ce qu’on trouvait nécessaire avant lui, mais il y ajoutait quelque chose qui lui semblait utile. Chercher l’originalité, c’est le signe évident qu’on veut s’écarter de sa voie naturelle, de soi-même, de son « origine, » bref, de tout ce qu’on peut avoir d’originalité. Si l’on a en soi quelque originalité, parmi toutes ses qualités natives, c’est en les développant toutes qu’on peut la faire apparaître, mais ce n’est jamais en commençant par supprimer l’emploi des autres. Ce n’est donc pas, dans une œuvre d’art, en supprimant les qualités reconnues comme nécessaires : la composition, le dessin, le côté substantiel des choses, qu’on réalisera l’originalité de la couleur. C’est en les gardant toutes, en les cultivant soigneusement, qu’éclatera, parmi elles, celle qui est destinée à les faire oublier, presque à l’insu de l’artiste qui n’a cherché rien autre chose que la puissance. Pour être elle-même, l’originalité doit être non pas voulue, mais subie.

Considérons, par exemple, les deux maîtres dont se réclament quelquefois les impressionnistes : Turner et Watteau. Certes tous les deux furent des novateurs et firent de plus grandes révolutions dans l’art que les modernistes ne peuvent se flatter d’en avoir indiqué. Comme l’a dit M. Philip Gilbert Hamerton : « La critique du XVIIIe siècle eût été incapable d’imaginer un Turner. » D’autre part, quand on pense que Watteau, ce représentant présumé du XVIIIe siècle, fit son éducation en réalité au XVIIe, qu’il mourut l’année où naquit Mme de Pompadour, qu’il n’eut pour modèles que Lebrun et Mignard, Poussin et Lesueur, on mesure assez le pas géant qu’il fit faire à l’art pour l’amener des tristes bords du Tibre où languissait Poussin jusqu’au parc jaseur et rieur ou « s’en vont rêvant masques et bergamasques. » Or, ces deux grands novateurs surent à peine qu’ils innovaient. Dans tous les cas, ils ne le proclamèrent point : ils s’en seraient défendus plutôt, et telle était leur déférence envers les maîtres et le peu de scandale qu’ils causaient que tous deux furent élus, tout jeunes, membres l’un de l’Académie royale de France, l’autre de l’Académie royale d’Angleterre, sans même l’avoir sollicité.

Était-ce un révolutionnaire, un contempteur des maîtres anciens, ce Turner qui, constamment hanté par le souvenir de Claude, dessinait un Liber studiorum pour être comparé au Liber Veritatis de son prédécesseur ? Était-ce un chercheur d’originalité que ce Watteau qui, dit Caylus, « copiait et étudiait avec avidité les plus beaux ouvrages du maître d’Anvers, » qui écoutait les conseils de maîtres comme Métayer, comme Gillot, comme Claude Audran, peintre qui était surtout un concierge, — qui demandait en grâce aux membres de l’Académie les moyens d’aller étudier à Rome ? Prétendait-il détruire avec son art toutes les règles établies, cet esprit timide et inquiet qui avait toujours, disent ses biographes « le dégoût de ses propres ouvrages et trouvait toujours qu’ils étaient payés beaucoup plus qu’ils ne valaient ? » — cet homme qui donnait à son coiffeur deux tableaux pour une perruque et craignait encore, en conscience, que ce ne fût pas assez ? Tous les deux enfin, Turner et Watteau, ressemblaient-ils aux bruyans révolutionnaires modernistes, eux qui, aussi jaloux de cacher leur personne que de perfectionner leur art, changeaient constamment de logement pour échapper aux curiosités indiscrètes, qui, pendant tout le cours de leur vie, furent hantés par les modèles laissés par les maîtres, tous deux impatiens, inquiets, doutant de leur mérite et ne souffrant guère qu’on attaquât celui de leurs prédécesseurs, tous deux mourant isolés, non comme des chefs d’école, mais bien comme de véritables originaux, grands inconsciens qu’ils étaient : l’un déplorant qu’on eût si mal sculpté le crucifix que le prêtre lui donnait à embrasser, l’autre tournant dans la mansarde de Chelsea ses derniers regards vers les derniers rayons du couchant en murmurant : « Le soleil est Dieu ! »

Tel fut Watteau, tel fut Turner, ces lourds constructeurs d’ombres charmantes, ces grands casseurs de vitres et ces prodigieux appelans de rêve. L’Embarquement pour Cythère était bien le départ pour une terre nouvelle d’art et de poésie. Les Funérailles en mer du peintre Wilkie étaient bien l’ensevelissement de toute une peinture vieillie et d’un idéal mort. Mais ceux qui firent ces révolutions ne se doutaient pas qu’ils les faisaient. Ils croyaient de bonne foi suivre la grande route quand ils frayaient des trouées nouvelles. Ils ne croyaient qu’agrandir un ancien domaine quand ils découvraient des mondes...

Leur exemple est un enseignement. L’exemple contraire qui nous est fourni par les modernistes le confirme. C’est que, chez les « jeunes, » le mépris est un mauvais véhicule, non seulement pour tout talent, mais pour tout progrès. Une réforme, qui se présente avec plus de négation que d’affirmation, n’est qu’une ombre de réforme. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui renouvellent l’art par lente substitution, à la façon de la vie, et non par suppression rapide, à la façon de la mort. Les révolutions hâtives sont les révolutions éphémères. Le champignon modifie vite l’aspect d’un sous-bois, mais il ne le modifie qu’un jour et le chêne qui, pendant ce temps, pousse lentement dans la nuit ses racines invisibles, transformera l’aspect de la forêt et sera, dans des siècles, pour les ailes des oiseaux et pour les yeux des hommes un lieu de repos, de rafraîchissement et de paix.

Quant à la seule affirmation que, parmi tant de négations, nous apporta l’impressionnisme : l’affirmation de la couleur, elle restera sans doute à l’actif des découvertes de l’art. L’importance des lumières reflétées, la vive coloration des ombres, et surtout la division du ton, si elles ne sont pas tout dans l’art de peindre, en sont cependant une partie assez importante pour qu’on soit reconnaissant à l’école qui les a le mieux indiquées. Précisément parce que les œuvres impressionnistes manquent tout à fait des autres qualités qui font la bonne peinture, ces qualités particulières y ressortent avec plus de crudité et une clarté plus favorable à l’enseignement. C’est ainsi qu’un « écorché, » par exemple, précisément parce qu’il ne cherche pas à rendre tout le charme et toute la beauté du corps humain, nous fait comprendre le jeu des muscles beaucoup mieux qu’une complète académie. Quand les amateurs, aujourd’hui imbus d’idées impressionnistes, se lasseront de voir dans leurs salons ces curiosités de palettes, elles n’iront point du moins, comme les mauvais tableaux, au grenier. Elles s’arrêteront dans les ateliers des peintres, qui les suspendront avec honneur entre les disques des complémentaires de Chevreul et les écorchés de Bandinelli. Là, ces œuvres seront à leur place et rendront à jamais des services. — Né d’un sérieux effort, dû à des causes profondes, assez fortement réalisé pour avoir beaucoup appris même à ceux qui s’en défendent le plus, l’impressionnisme est une découverte : ce n’est pas une peinture.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1900.
  2. Henry Naegely, Millet and rustic life, Londres, 1897.
  3. Journal d’Eugène Delacroix, t. III.
  4. Ruskin, Elements of Drawing, écrits en 1856.
  5. Ruskin, Lectures on Art, 1870.
  6. Paul Signac, D’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Paris, 1899.
  7. Th. Duret. Critique d’avant-garde. Les Impressionnistes, 1885.
  8. André Michel, Notes sur l’Art Moderne.