L’Art (Rodin)/Le Mouvement

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 69-116).



CHAPITRE IV


LE MOUVEMENT DANS L’ART


Au Musée du Luxembourg, il y a deux statues de Rodin qui surtout m’attirent et me captivent : l’Âge d’Airain et le Saint-Jean-Baptiste. Elles sont encore plus vivantes que les autres, s’il est possible. Les œuvres du même auteur qui leur tiennent compagnie dans cette galerie sont toutes assurément frémissantes de vérité : elles produisent toutes l’impression de la chair réelle ; toutes respirent, mais celles-ci se meuvent.

Un jour, dans l’atelier du maître à Meudon, je lui fis part de ma prédilection pour ces deux figures.


— Elles peuvent en effet compter, me dit-il, parmi celles dont j’ai le plus accentué la mimique. J’en ai d’ailleurs créé d’autres dont l’animation n’est pas moins frappante : mes Bourgeois de Calais, mon Balzac, mon Homme qui marche, par exemple.

Et même dans celles de mes œuvres dont l’action est moins accusée, j’ai toujours cherché à mettre quelque indication de geste : il est bien rare que j’aie représenté le repos complet. J’ai toujours essayé de rendre les sentiments intérieurs par la mobilité des muscles.

Il n’est pas jusqu’à mes bustes auxquels je n’aie souvent donné quelque inclinaison, quelque obliquité, quelque direction expressive pour augmenter la signification de la physionomie.

L’art n’existe pas sans la vie. Qu’un statuaire veuille interpréter la joie, la douleur, une passion quelconque, il ne saurait nous émouvoir que si d’abord il sait faire vivre les êtres qu’il évoque. Car que serait pour nous la joie ou la douleur d’un objet inerte,… d’un bloc de pierre ? Or l’illusion de la vie s’obtient dans notre art par le bon modelé et par le mouvement. Ces deux qualités sont comme le sang et le souffle de toutes les belles œuvres.


L’HOMME QUI MARCHE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


— Maître, lui dis-je, vous m’avez déjà parlé du modelé et j’ai observé que, depuis, je goûte mieux les chefs-d’œuvre de la sculpture ; je voudrais vous questionner sur le mouvement, qui, je le sens, n’a pas moins d’importance.

Quand je regarde votre personnage de l’Âge d’Airain qui s’éveille, emplit d’air ses poumons et lève ses bras, ou bien votre Saint Jean-Baptiste qui paraît vouloir quitter son piédestal pour porter partout ses paroles de foi, mon admiration se mélange d’étonnement. Il me semble qu’il y a un peu de sorcellerie dans cette science de faire remuer le bronze. J’ai, d’ailleurs, souvent examiné d’autres chefs-d’œuvre dus à vos glorieux devanciers, par exemple le Maréchal Ney et la Marseillaise de Rude, la Danse de Carpeaux, les fauves de Barye, et j’avoue n’avoir jamais trouvé une explication tout à fait satisfaisante de l’effet que ces sculptures produisaient sur moi. J’en reste à me demander comment des masses d’airain ou de pierre semblent réellement bouger, comment des figures évidemment immobiles paraissent agir et même se livrer à de très violents efforts.


— Puisque vous me prenez pour un sorcier, répondit Rodin, je vais essayer de faire honneur à ma réputation en accomplissant une tâche beaucoup plus malaisée pour moi que d’animer le bronze : celle d’exprimer comment j’y parviens.

Notez d’abord que le mouvement est la transition d’une attitude à une autre.

Cette simple remarque qui a l’air d’un truisme est, à vrai dire, la clé du mystère.

Vous avez lu certainement dans Ovide comment Daphné est transformée en laurier et Progné en hirondelle. Le charmant écrivain montre le corps de l’une se couvrant d’écorce et de feuilles, les membres de l’autre se revêtant de plumes, de sorte qu’en chacune d’elles on voit encore la femme qu’elle va cesser d’être et l’arbuste ou l’oiseau qu’elle va devenir. Vous vous rappelez aussi comment dans l’Enfer du Dante, un serpent se plaquant contre le corps d’un damné se convertit lui-même en homme tandis que l’homme se change en reptile. Le grand poète décrit si ingénieusement cette scène qu’en chacun de ces deux êtres, l’on suit la lutte des deux natures qui s’envahissent progressivement et se suppléent l’une l’autre.

C’est en somme une métamorphose de ce genre qu’exécute le peintre ou le sculpteur en faisant
LE MARÉCHAL NEY, par Rude (Cliché Giraudon).
mouvoir ses personnages. Il figure le passage d’une pose à une autre : il indique comment insensiblement la première glisse à la seconde. Dans son œuvre, on discerne encore une partie de ce qui fut et l’on découvre en partie ce qui va être.

Un exemple vous éclairera mieux. Vous avez cité tout à l’heure le Maréchal Ney, de Rude. Vous rappelez-vous suffisamment cette figure ?


Oui, lui dis-je. Le héros lève son épée et, à tue-tête, il crie : En avant ! à ses troupes.


— C’est juste ! Eh bien ! quand vous passerez devant cette statue, regardez-la mieux encore. Vous remarquerez alors ceci : les jambes du maréchal et la main qui tient le fourreau du sabre sont placées dans l’attitude qu’elles avaient quand il a dégainé : la jambe gauche s’est effacée afin que l’arme s’offrît plus facilement à la main droite qui venait la tirer et, quant à la main gauche, elle est restée un peu en l’air comme si elle présentait encore le fourreau.

Maintenant considérez le torse. Il devait être légèrement incliné vers la gauche au moment où s’exécutait le geste que je viens de décrire ; mais le voilà qui se redresse, voilà que la poitrine se bombe, voilà que la tête se tournant vers les soldats rugit l’ordre d’attaquer, voilà qu’enfin le bras droit se lève et brandit le sabre.

Ainsi, vous avez bien là une vérification de ce que je vous disais : le mouvement de cette statue n’est que la métamorphose d’une première attitude, celle que le maréchal avait en dégainant, en une autre, celle qu’il a quand il se précipite vers l’ennemi, l’arme haute.

C’est là tout le secret des gestes que l’art interprète. Le statuaire contraint, pour ainsi dire, le spectateur à suivre le développement d’un acte à travers un personnage. Dans l’exemple que nous avons choisi, les yeux remontent forcément des
L’ÂGE D’AIRAIN, par A. Rodin.
jambes au bras levé, et comme, durant le chemin qu’ils font, ils trouvent les différentes parties de la statue représentées à des moments successifs, ils ont l’illusion de voir le mouvement s’accomplir.


Il y avait précisément dans le grand hall où nous étions les moulages de l’Âge d’Airain et du Saint Jean-Baptiste. Rodin m’invita à les regarder.

Et tout de suite, je reconnus la vérité de ses paroles.

Je remarquai que, dans la première de ces œuvres, le mouvement paraît monter comme dans la statue de Ney. Les jambes de cet adolescent qui n’est
SAINT JEAN-BAPTISTE, par A. Rodin.
pas complètement réveillé sont encore molles et presque vacillantes ; mais à mesure que le regard s’élève, on voit l’attitude se raffermir : les côtes se haussent sous la peau, le thorax se dilate, le visage se dirige vers le ciel et les deux bras s’étirent pour achever de secouer leur torpeur.

Ainsi le sujet de cette sculpture est le passage de la somnolence à la vigueur de l’être prêt à agir.

Ce geste lent du réveil apparaît d’ailleurs d’autant plus majestueux qu’on en devine l’intention symbolique. Car il représente, à vrai dire, comme l’indique le titre de l’œuvre, la première palpitation de la conscience dans l’humanité encore toute neuve, la première victoire de la raison sur la bestialité des Âges préhistoriques.

J’étudiai en suite de la même façon le Saint Jean-Baptiste. Et je vis que le rythme de cette figure se ramenait encore, comme


SAINT JEAN-BAPTISTE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


me l’avait dit Rodin, à une sorte d’évolution entre deux équilibres.
SAINT JEAN-BAPTISTE, par A. Rodin.
Le personnage appuyé d’abord sur le pied gauche qui pousse le sol de toute sa force, semble se balancer à mesure que le regard se porte vers la droite. On voit alors tout le corps s’incliner dans cette direction, puis la jambe droite avance et le pied s’empare puissamment de la terre. En même temps, l’épaule gauche qui s’élève semble vouloir ramener le poids du torse de son côté pour aider la jambe restée en arrière à revenir en avant. Or, la science du sculpteur a consisté précisément à imposer au spectateur toutes ces constatations dans l’ordre où je viens de les indiquer, de manière que leur succession donnât l’impression du mouvement.

Au surplus, le geste du Saint Jean-Baptiste recèle de même que celui de l’Âge d’Airain une signification spirituelle. Le prophète se déplace avec une solennité presque automatique. On croirait entendre ses pas sonner comme ceux de la statue du Commandeur. On sent qu’une puissance mystérieuse et formidable le soulève et le pousse. Ainsi la marche, ce mouvement si banal d’ordinaire, devient ici grandiose parce qu’elle est l’accomplissement d’une mission divine.


— Avez-vous déjà examiné attentivement dans des photographies instantanées des hommes en marche ? me demanda tout à coup Rodin.


Et sur ma réponse affirmative :


— Eh bien ! qu’avez-vous remarqué ?


— Qu’ils n’ont jamais l’air d’avancer. En général, ils semblent se tenir immobiles sur une seule jambe ou sauter à cloche-pied.

— Très exact ! Et tenez, par exemple, tandis que mon Saint Jean est représenté les deux pieds à terre, il est probable qu’une photographie instantanée faite d’après un modèle qui exécuterait le même mouvement, montrerait le pied d’arrière déjà soulevé et se portant vers l’autre. Ou bien, au contraire, le pied d’avant ne serait pas encore à terre si la jambe d’arrière occupait dans la photographie la même position que dans ma statue.

Or, c’est justement pour cette raison que ce modèle photographié présenterait l’aspect bizarre d’un homme tout à coup frappé de paralysie et pétrifié dans sa pose, comme il advient dans le joli conte de Perrault aux serviteurs de la Belle au Bois Dormant, qui tous s’immobilisent subitement dans l’attitude de leur fonction.

Et cela confirme ce que je viens de vous exposer sur le mouvement dans l’art. Si, en effet, dans les photographies instantanées, les personnages, quoique saisis en pleine action, semblent soudain figés dans l’air, c’est que toutes les parties de leur corps étant reproduites exactement au même vingtième ou au même quarantième de seconde, il n’y a pas là, comme dans l’art, déroulement progressif du geste.

— Je vous entends fort bien, maître, lui dis-je ; mais il me semble, — excusez-moi de hasarder cette remarque, — que vous vous mettez en contradiction avec vous-même.


— Comment cela ?


— Ne m’avez-vous pas déclaré à mainte reprise que l’artiste devait toujours copier la Nature avec la plus grande sincérité ?


— Sans doute, et je le maintiens.


— Eh bien ! quand, dans l’interprétation du mouvement, il se trouve en complet désaccord avec la photographie, qui est un témoignage mécanique irrécusable, il altère évidemment la vérité.


— Non, répondit Rodin ; c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas : et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu.

Et c’est même ce qui condamne certains peintres modernes qui, pour représenter des chevaux au galop, reproduisent des poses fournies par la photographie instantanée.


COURSE À EPSOM. par Géricault (Musée du Louvre).

Ils critiquent Géricault parce que dans sa Course d’Epsom, qui est au Louvre, il a peint des chevaux qui galopent ventre à terre, selon l’expression familière, c’est-à-dire en jetant à la fois leurs jambes en arrière et en avant. Ils disent que la plaque sensible ne donne jamais une indication semblable. Et en effet dans la photographie instantanée, quand les jambes antérieures du cheval arrivent en avant, celles d’arrière, après avoir fourni par leur détente la propulsion à tout le corps, ont déjà eu le temps de revenir sous le ventre pour recommencer une foulée, de sorte que les quatre jambes se trouvent presque rassemblées en l’air, ce qui donne à l’animal l’apparence de sauter sur place et d’être immobilisé dans cette position.

Or, je crois bien que c’est Géricault qui a raison contre la photographie : car ses chevaux paraissent courir : et cela vient de ce que le spectateur, en les regardant d’arrière en avant, voit d’abord les jambes postérieures accomplir l’effort d’où résulte l’élan général, puis le corps s’allonger, puis les jambes antérieures chercher au loin la terre. Cet ensemble est faux dans sa simultanéité ; il est vrai quand les parties en sont observées successivement et c’est cette vérité seule qui nous importe, puisque c’est celle que nous voyons et qui nous frappe.

Notez d’ailleurs que les peintres et les sculpteurs, quand ils réunissent dans une même figure différentes phases d’une action, ne procèdent point par raisonnement ni par artifice. Ils expriment tout naïvement ce qu’ils sentent. Leur âme et leur main sont comme entraînées elles-mêmes dans la direction du geste, et c’est d’instinct qu’ils en traduisent le développement.

Ici, comme partout dans le domaine de l’art, la sincérité est donc la seule règle.


Je demeurai quelques instants sans parler pour méditer sur ce qu’il venait de me dire.


— Ne vous ai-je pas convaincu ? questionna-t-il.


— Si fait !… Mais, tout en admirant ce miracle de la peinture et de la sculpture qui parviennent à condenser plusieurs moments dans une seule image, je me demande maintenant jusqu’à quel point elles peuvent rivaliser avec la littérature et surtout avec le théâtre dans la notation du mouvement.

À vrai dire, j’incline à penser que cette concurrence ne va pas très loin et que, sur ce terrain, les maîtres du pinceau et de l’ébauchoir sont nécessairement très inférieurs à ceux du verbe.

Il se récria :


— Notre désavantage n’est point tel que vous le croyez. Si la peinture et la sculpture peuvent faire mouvoir des personnages, il ne leur est pas défendu de tenter plus encore.

Et parfois elles parviennent à égaler l’art dramatique en figurant dans un même tableau ou dans un même groupe sculptural plusieurs scènes qui se succèdent.


— Oui, lui dis-je ; mais c’est qu’elles trichent, en quelque sorte. Car j’imagine que vous voulez parler de ces compositions anciennes qui célèbrent l’histoire entière d’un personnage en le représentant plusieurs fois sur le même panneau dans des situations différentes.

C’est ainsi qu’au Louvre, par exemple, une petite peinture italienne du quinzième siècle raconte la légende d’Europe. On voit d’abord la jeune princesse jouant dans un pré fleuri avec ses compagnes qui l’aident à monter sur le taureau Jupiter ; et plus loin la même héroïne, pleine d’effroi, est emportée au milieu des flots par l’animal divin.


— C’est là, dit Rodin, un procédé très primitif qui cependant fut pratiqué même par de grands maîtres : car, au palais ducal de Venise, cette même fable d’Europe a été traitée par Véronèse d’une façon identique.

Mais c’est malgré ce défaut que la peinture de Caliari est admirable, et ce n’était point à une méthode si puérile que je faisais allusion : car vous vous doutez bien que je la désapprouve.

Pour me faire comprendre, je vous demanderai d’abord si vous avez présent à l’esprit l’Embarquement pour Cythère, de Watteau.


— À tel point que je crois l’avoir devant les yeux.


— Alors je n’aurai point de peine à m’expliquer. Dans ce chef-d’œuvre, l’action, si vous voulez bien y prendre garde, part du premier plan tout à fait à droite pour aboutir au fond tout à fait à gauche.

Ce qu’on aperçoit d’abord sur le devant du tableau, sous de frais ombrages, près d’un buste, de Cypris enguirlandé de roses, c’est un groupe composé d’une jeune femme et de son adorateur. L’homme est revêtu d’une pèlerine d’amour sur laquelle est brodé un cœur percé, gracieux insigne du voyage qu’il voudrait entreprendre.


L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE, par Watteau.
(Détail, cliché Giraudon.)

Agenouillé, il supplie ardemment la belle de se laisser convaincre. Mais elle lui oppose une indifférence peut-être feinte et elle semble regarder avec intérêt le décor de son éventail…

— À côté d’eux, lui dis-je, est un petit amour, assis cul nu sur son carquois. Il trouve que la jeune femme tarde beaucoup et il la tire par la jupe pour l’inviter à être moins insensible.


— C’est cela même. Mais jusqu’à présent le bâton du pèlerin et le bréviaire d’amour gisent encore à terre.


L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE, par Watteau.
(Détail, cliché Giraudon).

Ceci est une première scène.

En voici une seconde :

À gauche du groupe dont je viens de parler est un autre couple. L’amante accepte la main qu’on lui tend pour l’aider à se lever.


— Oui : elle est vue de dos et elle a une de ces nuques blondes que Watteau peignait avec une grâce si voluptueuse.


— Plus loin, troisième scène. L’homme prend sa maîtresse par la taille pour l’entraîner. Elle se tourne vers ses compagnes dont le retard la rend elle-même un peu confuse, et elle se laisse emmener avec une passivité consentante.

Maintenant les amants descendent sur la grève et, tout à fait d’accord, ils se poussent en riant vers la barque ; les hommes n’ont même plus besoin d’user de prière : ce sont les femmes qui s’accrochent à eux.

Enfin les pèlerins font monter leurs amies dans la nacelle qui balance sur l’eau sa chimère dorée, ses festons de fleurs et ses rouges écharpes de soie. Les nautoniers appuyés sur leurs rames sont prêts à s’en servir. Et déjà portés par la brise


L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE, par Watteau (Louvre, cliché Giraudon.)



de petits Amours voltigeant guident les voyageurs vers l’île d’azur qui émerge à l’horizon.


— Je vois, maître, que vous aimez ce tableau : car vous en avez retenu les moindres détails.


— C’est un ravissement qu’on ne peut oublier.

Mais avez-vous noté le déroulement de cette pantomime ? Vraiment, est-ce du théâtre ? est-ce de la peinture ? On ne saurait le dire. Vous voyez donc bien qu’un artiste peut, quand il lui plaît, représenter non seulement des gestes passagers, mais une longue action, pour employer le terme usité dans l’art dramatique.

Il lui suffit, pour y réussir, de disposer ses personnages de manière que le spectateur voie d’abord ceux qui commencent cette action, puis ceux qui la continuent et enfin ceux qui l’achèvent.

Voulez-vous un exemple en sculpture ?


Alors ouvrant un carton, il y chercha et en tira une photographie.


— Voici, me dit-il, la Marseillaise, que le puissant Rude a taillée sur un des jambages de l’Arc de Triomphe.

Aux armes, citoyens ! hurle à pleins poumons la Liberté cuirassée d’airain qui fend les airs de ses ailes déployées. Elle lève son bras gauche haut dans l’espace pour rallier à elle tous les courages, et de l’autre main, elle tend son glaive vers l’ennemi.

C’est elle, sans aucun doute, qu’on aperçoit d’abord, car elle domine toute l’œuvre, et ses jambes qui s’écartent comme pour courir, couvrent d’un formidable accent circonflexe ce sublime poème de la guerre.

Il semble même qu’on l’entende : car vraiment sa bouche de pierre vocifère à vous briser le tympan.

Or, à peine a-t-elle jeté son appel qu’on voit les guerriers se précipiter.

C’est la seconde phase de l’action. Un Gaulois à la crinière de lion agite son casque comme pour saluer la déesse. Et voici que son jeune fils demande à l’accompagner : — Je suis assez fort, je suis un homme ; je veux partir ! semble dire l’enfant en serrant la poignée d’une épée. — Viens ! dit le père qui le regarde avec une tendresse orgueilleuse.

Troisième phase de l’action. Un vétéran courbé sous le poids de son équipement fait effort pour


LA MARSEILLAISE, par Rude (Cliché Giraudon).



les rejoindre ; car tout ce qui possède quelque vigueur doit marcher au combat. Un autre vieillard accablé d’années suit de ses vœux les soldats, et le geste de sa main semble répéter les conseils que leur donna son expérience.

Quatrième phase. Un archer ploie son dos musculeux pour bander son arme. Un clairon jette aux troupes une sonnerie frénétique. Le vent fait claquer les étendards ; les lances toutes ensemble se couchent en avant. Le signal est donné et déjà la lutte commence.

Ainsi, là encore, c’est une véritable composition dramatique qui vient d’être jouée devant nous. Mais tandis que l’Embarquement pour Cythère évoquait les délicates comédies de Marivaux, la Marseillaise est une large tragédie cornélienne. Je ne sais d’ailleurs laquelle des deux œuvres je préfère : car il y a autant de génie dans l’une que dans l’autre.


Et me regardant avec une nuance de défi malicieux :


— Vous ne direz plus, je pense, que la sculpture et la peinture sont incapables de rivaliser avec le théâtre ?

— Assurément non !

À ce moment j’aperçus dans le carton, où il reclassait la reproduction de la Marseillaise, une photographie de ses admirables Bourgeois de Calais.

— Pour vous prouver, repris-je, que j’ai profité de votre enseignement, laissez-moi en faire l’application à l’une de vos plus belles œuvres : car les principes que vous venez de me révéler, je vois bien que vous-même les avez mis en pratique.


Dans vos Bourgeois de Calais que voici, l’on reconnaît une succession scénique toute semblable à celle que vous avez notée dans les chefs-d’œuvre de Watteau et de Rude.

Celui de vos personnages qui occupe la place du milieu attire d’abord les regards. C’est, à n’en pas douter, Eustache de Saint-Pierre, il incline sa tête grave aux longs cheveux vénérables. Il n’a nulle hésitation, nulle crainte. Il avance posément, les yeux tournés en dedans, sur son âme. S’il vacille un peu, c’est à cause des privations qu’il a endurées pendant un long siège. C’est lui qui inspire les autres : c’est lui qui s’est offert le premier pour faire partie des six notables dont la mort, selon la condition du vainqueur, doit sauver leurs concitoyens du massacre.


EUSTACHE DE SAINT-PIERRE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).




UN DES BOURGEOIS DE CALAIS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).




UN DES BOURGEOIS DE CALAIS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).



UN DES BOURGEOIS DE CALAIS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).



UN DES BOURGEOIS DE CALAIS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


Le bourgeois qui est à côté de lui n’est pas moins vaillant. Mais s’il ne se lamente pas sur lui-même, la capitulation de sa cité lui cause une affreuse douleur. Tenant en main la clé qu’il va remettre aux Anglais, il raidit tout son corps pour trouver la force de supporter l’humiliation inévitable.

Sur le même plan qu’eux, à gauche, l’on voit un homme qui est moins courageux ; car il marche presque trop vite et l’on dirait qu’ayant pris sa résolution, il cherche à abréger le plus possible le temps qui le sépare du supplice.

Et par derrière ceux-ci vient un bourgeois qui, serrant son crâne dans ses deux mains, s’abandonne à un violent désespoir. Peut-être songe-t-il à sa femme, à ses enfants, à ceux qui lui sont chers, à ceux qu’il va laisser sans appui dans l’existence.

Un cinquième notable passe sa main devant ses yeux comme pour dissiper un cauchemar effrayant. Et il trébuche, tant la mort l’épouvante.

Enfin voici un sixième bourgeois plus jeune que les autres. Il paraît encore indécis. Un souci terrible contracte son visage. Est-ce l’image de son amante qui occupe sa pensée ?… Mais ses compagnons marchent : il les rejoint et il allonge le cou comme pour le tendre à la hache du Sort.

D’ailleurs, bien que ces trois Calaisiens soient moins braves que les trois premiers, ils ne méritent pas moins d’admiration. Car leur dévouement est d’autant plus méritoire qu’il leur coûte davantage. Ainsi, à travers toute la série de vos Bourgeois, l’on suit l’action plus ou moins prompte que l’autorité et l’exemple d’Eustache de Saint-Pierre exercent sur eux selon la trempe de leur âme. On les voit qui, gagnés de proche en proche par son influence, se décident successivement à marcher.

Et c’est là, sans conteste, la meilleure confirmation de vos idées sur la valeur scénique de l’art.


— Si votre bienveillance pour mon œuvre n’était excessive, je conviendrais, mon cher Gsell, que vous avez parfaitement discerné mes intentions.

Vous avez surtout très bien remarqué l’échelonnement de mes Bourgeois d’après leur degré d’héroïsme. Pour accuser plus encore cet effet, je voulais, vous le savez sans doute, faire sceller mes Statues, les unes derrière les autres devant l’Hôtel de Ville de Calais, à même les dalles de la place, comme un vivant chapelet de souffrance et de sacrifice.


LES BOURGEOIS DE CALAIS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

Mes personnages auraient ainsi paru se diriger de la Maison municipale vers le camp d’Édouard III ; et les Calaisiens d’aujourd’hui qui les auraient presque coudoyés eussent mieux senti la solidarité traditionnelle qui les lie à ces héros. C’eût été, je crois, d’une impression puissante. Mais on rejeta mon projet et l’on m’imposa un piédestal aussi disgracieux que superflu. L’on eut tort, j’en suis sûr.


— Les artistes, lui dis-je, ont hélas ! toujours à compter avec la routine de l’opinion. Trop heureux s’ils peuvent réaliser une partie de leurs beaux rêves !