L’Art (Rodin)/Phidias et Michel-Ange

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 253-286).



CHAPITRE X


PHIDIAS ET MICHEL-ANGE


Un samedi soir, Rodin me dit :


— Venez me voir demain matin à Meudon ; nous parlerons de Phidias et de Michel-Ange, et je modèlerai devant vous des statuettes d’après les principes de l’un et de l’autre. Vous saisirez ainsi parfaitement les différences essentielles des deux inspirations ou, pour mieux dire, l’opposition qui les sépare.


Phidias et Michel-Ange jugés et commentés par Rodin,… on imagine si je fus exact au rendez-vous.

Le maître s’installa devant une table de marbre et se fit apporter de la glaise. On était encore en hiver et le grand atelier n’était pas chauffé. Je confiai à un praticien ma crainte que mon hôte ne prît froid : — Oh ! jamais quand il travaille, me répondit-il en souriant.

Le fait est que la fièvre avec laquelle le maître se mit aussitôt à pétrir l’argile m’enleva toute inquiétude.

Il m’avait invité à m’asseoir à côté de lui et, roulant sur la table des boudins de terre, il s’en servit pour façonner rapidement une maquette. Il parlait en même temps.


— Cette première figure, me dit-il, va être établie selon la conception de Phidias.

Quand je prononce ce nom, je pense en réalité à toute la sculpture grecque, dont le génie de Phidias fut la plus haute expression.


Le personnage d’argile prenait tournure. Les mains de Rodin allaient, venaient, superposant les morceaux de terre, les massant dans leurs larges paumes sans qu’aucun de leurs mouvements fût perdu ; puis le pouce, les doigts se mettaient de la partie, tournant une cuisse d’une seule pression, cambrant une hanche, inclinant une épaule, faisant virer la tête, tout cela avec une célérité incroyable, comme s’il se fût agi d’un exercice de prestidigitation. Parfois le maître s’arrêtait un moment pour regarder son œuvre, réfléchissait, prenait une décision et soudain exécutait à toute allure ce que son esprit avait résolu.

Je n’ai jamais vu travailler si vite : évidemment la sûreté de l’intelligence et du coup d’œil finit par donner à la main des grands artistes une aisance comparable à l’adresse des plus merveilleux jongleurs ou, pour faire un rapprochement avec une profession plus glorieuse, à l’habileté des meilleurs chirurgiens. Au reste, cette facilité, loin d’exclure la précision et la vigueur, les implique au contraire, et elle n’a rien à voir, par conséquent, avec la virtuosité insignifiante.

Maintenant la statuette de Rodin vivait. Elle était délicieusement cadencée, un poing sur la hanche, l’autre bras tombant avec grâce le long de la cuisse et elle penchait amoureusement la tête.


— Je n’ai point la fatuité de croire que cette ébauche soit aussi belle que l’antique, dit le maître en riant ; mais ne trouvez-vous pas qu’elle en donne une lointaine idée ?
LE DIADUMÈNE DE POLYCLÈTE (British Museum).

— On jurerait que c’est la copie d’un marbre grec, lui répondis-je.


— Eh bien ! examinons d’où vient cette ressemblance. Ma statuette offre de la tête aux pieds quatre plans qui se contrarient alternativement.

Le plan des épaules et du thorax fuit vers l’épaule gauche ; le plan du bassin fuit vers le côté droit ; le plan des genoux fuit de nouveau vers le genou gauche, car le genou de la jambe droite pliée vient en avant de l’autre ; et enfin le pied de cette même jambe droite est en arrière du pied gauche.

Ainsi, je le répète, vous pouvez remarquer dans mon personnage quatre directions, qui produisent à travers le corps tout entier une ondulation très douce.

Cette impression de charme tranquille est également donnée par l’aplomb même de la figure. La ligne d’aplomb traversant le milieu du cou tombe sur la malléole interne du pied gauche qui porte tout le poids du corps. L’autre jambe au contraire est libre : elle ne pose à terre que par l’extrémité des orteils et ne fournit ainsi qu’un point d’appui supplémentaire : elle pourrait au besoin se lever sans compromettre l’équilibre. Posture pleine d’abandon et de grâce.

Autre observation à faire. Le haut du torse penche du côté de la jambe qui supporte le corps. L’épaule gauche est donc à un niveau plus bas que l’autre. Mais, par opposition, la hanche gauche, à laquelle aboutit toute la poussée de la pose, est élevée et saillante. Ainsi, de ce côté du torse, l’épaule se rapproche de la hanche, tandis que, de l’autre côté, l’épaule droite, qui est élevée, s’écarte de la hanche droite qui est baissée. Cela rappelle le mouvement d’un accordéon qui se resserre, d’un côté, et se distend, de l’autre.

Ce double balancement des épaules et des hanches contribue encore à la sereine élégance de l’ensemble.

Regardez maintenant ma statuette de profil.

Elle est cambrée en arrière : le dos se creuse et le thorax se bombe légèrement vers le ciel. Elle est convexe en un mot et affecte la forme de la lettre C.

Cette configuration lui fait recevoir en plein la lumière qui se distribue mollement sur le torse et les membres, et ajoute ainsi à l’agrément général.

Or, les différentes particularités que nous relevons dans cette ébauche, on les pourrait noter dans presque tous les antiques. Sans doute, il y a de nombreuses variantes, sans doute il y a même quelques dérogations aux principes fondamentaux, mais toujours vous retrouverez dans les œuvres grecques la plus grande partie des caractères que je viens d’indiquer.

Traduisez ce système technique en langage spirituel : vous reconnaîtrez alors que l’art antique signifie bonheur de vivre, quiétude, grâce, équilibre, raison.


Rodin enveloppa sa statuette d’un regard.

— On pourrait, dit-il, la finir davantage ; mais ce ne serait que pour nous amuser, puisque, telle qu’elle est, elle m’a suffi pour ma démonstration.

Les détails n’y ajouteraient d’ailleurs que peu de chose. Et voici, en passant une vérité importante. Quand les plans d’une figure sont bien posés, avec intelligence et décision, tout est fait, pour ainsi dire ; l’effet total est obtenu ; les fignolages qui viendront ensuite pourront plaire au spectateur ; mais ils sont presque superflus. Cette science des plans est commune à toutes les grandes époques : elle est presque ignorée aujourd’hui.


Là-dessus, poussant de côté sa maquette d’argile :


— À présent, j’en vais faire une autre selon la conception de Michel-Ange.


Il ne procéda nullement comme pour la première.

Il tourna d’un même côté les deux jambes de son personnage et le corps du côté opposé. Il fléchit le torse en avant ; il plia et colla un bras contre le corps et ramena l’autre derrière la tête.

L’attitude ainsi évoquée offrait un étrange aspect d’effort et de torture.

Rodin avait façonné cette ébauche aussi vite que la précédente, mais en écrasant avec plus de nervosité encore ses boulettes de glaise et en lançant avec plus de frénésie ses coups de pouce.


— Voilà ! fit-il ; que vous en semble ?


— On croirait vraiment un pastiche de Michel-Ange ; ou plutôt une réplique d’une de ses œuvres. Quelle vigueur ! Quelle tension de la musculature !


— Eh bien ! Suivez mes explications. Ici, au lieu de quatre plans, il n’y en a plus que deux, un pour le haut de la statuette et un autre en sens contraire pour le bas. Ceci donne au geste à la fois de la violence et de la contrainte : et de là résulte un saisissant contraste avec le calme des antiques.

Les deux jambes sont ployées et par conséquent le poids du corps est réparti sur l’une et l’autre au lieu de porter exclusivement sur l’une des deux. Il n’y a donc point là repos, mais travail des deux membres inférieurs.

Au reste, la hanche correspondant à la jambe
UN CAPTIF, par Michel-Ange.
(Louvre, Cliché Giraudon).
qui porte le moins est celle qui sort et s’élève le plus, ce qui indique qu’une poussée du corps est en train de se produire dans ce sens.

Le torse n’est pas moins animé. Au lieu de fléchir paisiblement comme dans l’antique sur la hanche la plus saillante, au contraire il relève l’épaule du même côté afin de continuer le mouvement de la hanche.

Notez encore que la concentration de l’effort plaque les deux jambes l’une contre l’autre et les deux bras contre le corps et contre la tête. Ainsi disparaît tout vide entre les membres et le tronc : l’on ne voit plus ces à-jour qui, provenant de la liberté avec laquelle étaient disposés les bras et les jambes, allégeaient la sculpture grecque : l’art de Michel-Ange crée des statues d’une venue, d’un bloc. Lui-même disait que seules étaient bonnes les œuvres qu’on aurait pu faire rouler du haut d’une montagne sans en rien casser ; et, à son avis, tout ce qui se fut brisé dans une pareille chute était superflu.

Assurément ses figures semblent taillées pour affronter cette épreuve ; mais il est certain aussi qu’aucun antique n’y aurait résisté : les plus belles œuvres de Phidias, de Polyclète, de Scopas, de Praxitèle, de Lysippe fussent arrivées en morceaux au bas de la pente.

Et voilà comment une parole qui est vraie et profonde pour une école artistique se trouve fausse pour une autre.

Un dernier caractère très important de mon ébauche, c’est qu’elle est en forme de console : les genoux constituent la bosse inférieure, le thorax rentré figure la concavité, et la tête penchée, la saillie supérieure de la console. Ainsi le torse est arqué en avant, tandis qu’il l’était en arrière dans l’art antique. C’est ce qui produit ici des ombres très accentuées dans le creux de la poitrine et sous les jambes.

En somme, le plus puissant génie des temps modernes a célébré l’épopée de l’ombre, tandis que les Anciens chantèrent celle de la lumière.


LES TROIS GRACES, par Raphaël (Chantilly).

Et si maintenant, comme nous l’avons fait pour la technique des Grecs, nous cherchons la signification spirituelle de celle de Michel-Ange, nous constatons que sa statuaire exprime le reploiement douloureux de l’être sur lui-même, l’énergie inquiète, la volonté d’agir sans espoir de succès, enfin le martyre de la créature que tourmentent des aspirations irréalisables.

Vous savez que Raphaël pendant une période de sa vie chercha à imiter Michel-Ange. Il n’y parvint pas. Cette fougue condensée de son rival, il ne put en découvrir le secret. C’est qu’il s’était formé à l’école des Grecs, comme le prouve ce divin trio des Grâces qui est à Chantilly, et dans lequel il copia un adorable groupe antique de Sienne. Sans le savoir, il revenait constamment aux principes de ses maîtres préférés. Celles de ses figures où il voulait mettre le plus de vigueur gardaient toujours ce rythme et ce balancement gracieux des chefs-d’œuvre helléniques.

Moi-même quand j’allai en Italie, ayant le cerveau plein des modèles grecs que j’avais étudiés passionnément au Louvre, je me trouvai très déconcerté devant les Michel-Ange. Ils démentaient à tout moment les vérités que je croyais avoir définitivement acquises. « Tiens ! me disais-je, pourquoi cette incurvation du torse, pourquoi cette hanche qui s’élève, cette épaule qui s’abaisse ? » J’étais fort troublé…

Et pourtant Michel-Ange n’avait pu se tromper ! Il fallait comprendre. Je m’y appliquai et j’y réussis.

À vrai dire, Michel-Ange n’est pas, comme on l’a parfois soutenu, un solitaire dans l’art. Il est l’aboutissant de toute la pensée gothique. On dit généralement que la Renaissance fut la résurrection du rationalisme païen et sa victoire sur le mysticisme du moyen âge. Ce n’est qu’à moitié juste. L’esprit chrétien a continué à inspirer une bonne partie des artistes de la Renaissance, entre autres Donatello, le peintre Ghirlandajo qui fut le maître de Michel-Ange et Buonarotti lui-même.

Celui-ci est manifestement l’héritier des imagiers du treizième et du quatorzième siècle. On retrouve à chaque instant dans la sculpture du moyen âge cette forme de console sur laquelle je viens d’attirer votre attention ; on y retrouve ce retrait du thorax, ces membres plaqués contre le torse et cette attitude d’effort. On y retrouve surtout une mélancolie qui envisage la vie comme un provisoire auquel il ne convient pas de s’attacher.

Comme je remerciais mon hôte de son précieux enseignement :


— Il faudra que nous le complétions un de ces jours par une visite au Louvre, me dit-il. Ne manquez pas de me rappeler cette promesse.


À ce moment, un domestique introduisit Anatole France, dont Rodin attendait la visite. Car le maître statuaire avait invité le grand écrivain à venir admirer sa collection d’antiques.

Je me félicitai fort, comme on pense, d’assister à cette entrevue de deux hommes qui font actuellement tant d’honneur à notre nation.

Ils se hâtèrent l’un vers l’autre avec cette mutuelle déférence et cette affable modestie que le vrai mérite témoigne toujours vis-à-vis de qui l’égale. Ils s’étaient déjà rencontrés dans des maisons amies ; mais jamais ils n’étaient encore restés plusieurs heures ensemble comme il leur arriva ce jour-là.

Ils forment l’un avec l’autre une sorte d’antithèse.

Anatole France est grand et maigre. Il a la figure longue et fine ; ses yeux noirs malicieux sont embusqués au fond de ses orbites ; il a des mains délicates et effilées ; ses gestes soulignent avec vivacité et précision les jeux de son ironie.

Rodin est trapu ; il a de fortes épaules ; son visage est ample ; ses yeux rêveurs, souvent à demi clos, s’ouvrent parfois largement et découvrent des prunelles d’un azur très clair. Sa barbe fournie le fait ressembler à un prophète de Michel-Ange. Il se meut lentement, gravement. Ses mains vastes, aux doigts courts, sont d’une robuste souplesse.

L’un est la personnification de l’analyse spirituelle et profonde, l’autre, de la hardiesse et de la passion.

Le sculpteur nous mena devant les antiques qu’il possédait, et la conversation se rattacha naturellement au sujet qu’il venait de traiter avec moi.

Une stèle grecque provoqua l’admiration d’Anatole France. Elle représentait une jeune femme assise qu’un homme regardait amoureusement et derrière laquelle se tenait une servante penchée sur les épaules de sa maîtresse.


— Comme ces Grecs aimaient la vie, s’écria le père de Thaïs.

Voyez ! Rien ne rappelle le trépas sur cette pierre funéraire. La morte demeure au milieu des vivants et semble participer encore à leur existence ; elle est devenue seulement très faible et, comme elle ne peut plus se soutenir, il faut qu’elle reste assise. C’est un des caractères qui d’ordinaire désignent les morts sur les stèles antiques : leurs jambes étant sans force, ils ont besoin de s’appuyer sur un bâton ou bien contre une muraille, ou bien de s’asseoir.

Il y a encore un autre détail qui, fréquemment, les distingue. Tandis que les personnages vivants qui sont figurés autour d’eux les regardent avec tendresse, eux-mêmes laissent errer leurs yeux dans le vague et ne les fixent sur personne. Ils ne voient plus ceux qui les voient. Ils continuent pourtant à vivre comme des infirmes très aimés au milieu de ceux qui les chérissent. Et cette demi-présence, ce demi-éloignement sont la plus touchante expression du regret que, selon les Anciens, la lumière du jour inspirait aux trépassés.


Nous passâmes en revue beaucoup d’autres antiques. La collection de Rodin est nombreuse et choisie. Il s’enorgueillit surtout d’un Hercule, dont la vigoureuse sveltesse nous enthousiasma. C’est une statue qui ne ressemble nullement au gros Hercule Farnèse. Elle est merveilleusement élégante. Le demi-dieu, dans toute sa fière jeunesse, a le torse et les membres d’une finesse extrême.


— Tel est bien, nous dit notre hôte, le héros qui forçait à la course la biche aux pieds d’airain. Le pesant athlète de Lysippe n’eut pas été capable d’une telle prouesse. La force s’allie souvent à la grâce et la vraie grâce est forte : double vérité dont l’Hercule que voici peut rendre témoignage. Comme vous le voyez, en effet, le fils d’Alcmène paraît d’autant plus robuste que son corps est plus harmonieusement proportionné.


Anatole France s’arrêta longuement devant un charmant petit torse de déesse.


— C’est, dit-il, une des innombrables Aphrodites pudiques qui, dans l’antiquité, reproduisirent plus ou moins librement la Vénus de Cnide, le chef-d’œuvre de Praxitèle. La Vénus du Capitole et celle de Médicis, entre autres, ne sont que des variantes de ce modèle tant de fois copié.

Chez les Grecs, beaucoup d’excellents statuaires mettaient ainsi leurs soins à imiter l’œuvre d’un maître qui les avait précédés. Ils n’apportaient que peu de modifications à la donnée générale et ne montraient leur personnalité que dans la science de l’exécution.

Au surplus, c’était, semble-t-il, la dévotion qui, en s’attachant à une image sculpturale, interdisait ensuite aux artistes de s’en écarter. La religion fixe une fois pour toutes les types divins qu’elle adopte.

Nous nous étonnons de retrouver tant de Vénus pudiques, tant de Vénus accroupies : nous oublions que ces statues étaient sacrées. L’on retrouvera de même dans mille ou deux mille ans une foule de Vierges de Lourdes, très semblables les unes aux autres, avec une robe blanche, un rosaire et une ceinture bleue.


— Qu’elle était douce, m’écriai-je, cette religion grecque, qui offrait des formes si voluptueuses à l’adoration de ses fidèles !


— Elle était belle, reprit Anatole France, puisqu’elle nous a légué de si séduisantes Vénus ; mais douce, ne croyez pas qu’elle le fût. Elle était intolérante et tyrannique comme toute ferveur pieuse.

Au nom des Aphrodites à la chair frémissante, beaucoup de nobles esprits furent tourmentés. Au nom de l’Olympe, les Athéniens tendirent à Socrate la coupe de ciguë. Et rappelez-vous le vers de Lucrèce :


Tantum religio potuit suadere malorum !


Voyez-vous, si les dieux de l’antiquité nous sont aujourd’hui sympathiques, c’est qu’ils ne peuvent plus faire de mal, étant déchus.


Il était midi et, Rodin nous ayant priés de passer dans la salle à manger, nous quittâmes à regret sa belle collection.



AU LOUVRE


Quelques jours après, Rodin, mettant à exécution la promesse qu’il m’avait faite, m’invita à l’accompagner au Musée du Louvre.

Nous ne fûmes pas plus tôt devant les Antiques qu’il montra un air heureux, comme s’il se retrouvait au milieu d’anciens amis.


— Que de fois, me dit-il, suis-je venu ici autrefois, quand je n’avais encore qu’une quinzaine d’années. J’avais eu d’abord le violent désir d’être peintre. La couleur m’attirait. Je montais souvent là-haut pour admirer les Titien et les Rembrandt. Mais hélas ! je n’avais pas assez d’argent pour m’acheter des toiles et des tubes de couleurs. Pour copier les Antiques, au contraire, je n’avais besoin que de papier et de crayons. Je fus donc forcé de ne travailler que dans les salles du bas et j’y pris bientôt une telle passion pour la sculpture que je ne pensai plus à rien d’autre.


En entendant Rodin me raconter ainsi les études qu’il fit d’après l’antique, je songeai à l’injustice des faux classiques qui l’ont accusé de s’être insurgé contre la tradition. La tradition ! c’est ce prétendu révolté qui, de nos jours, la connaît le mieux et la respecte le plus !

Il me conduisit dans la salle des moulages et, me désignant le Diadumène de Polyclète dont le marbre au British Muséum :

— Vous pouvez observer ici, me dit-il, les quatre directions que j’avais indiquées l’autre jour dans ma maquette de terre. Considérez, en effet, le côté gauche de cette statue : l’épaule est légèrement en avant, la hanche est en arrière, le genou est de nouveau en avant, le pied est en arrière ; et de là résulte la douce ondulation de l’ensemble.

Maintenant remarquez le balancement des niveaux : niveau des épaules plus bas vers celle de droite ; niveau des hanches plus bas vers celle de gauche. Notez l’aplomb qui, passant par le milieu du cou, tombe sur la malléole interne du pied droit ; notez la pose libre de la jambe gauche.

Enfin constatez de profil la convexité de la face antérieure de la statue, sa forme de C.


Dès ce premier exemple, j’étais convaincu. Rodin répéta sa démonstration sur quantité d’autres Antiques.

Quittant les moulages, il me mena devant le torse divin du Périboétos de Praxitèle :


— Fuite des épaules vers celle de gauche, fuite des hanches vers celle de droite ; niveau des épaules plus haut vers celle de droite ; niveau des hanches plus haut vers celle de gauche.

Et se laissant aller à des impressions moins théoriques :


— Quelle élégance ! dit-il. Ce jeune torse sans tête semble sourire à la lumière et au printemps mieux que des yeux et des lèvres ne le pourraient faire.


Puis, devant la Vénus de Milo :


— Voilà la merveille des merveilles ! Un rythme exquis très semblable à celui des statues que nous venons d’admirer ; mais, de plus, quelque chose de pensif ; car ici nous ne trouvons plus la forme de C et, au contraire, le torse de cette déesse se courbe un peu en avant comme dans la statuaire chrétienne. Pourtant rien d’inquiet ni de tourmenté. L’œuvre est de la plus belle inspiration antique : c’est la volupté réglée par la mesure : c’est la joie de vivre cadencée, modérée par la raison.

Ces chefs-d’œuvre me produisent un étrange effet. Ils reconstituent naturellement dans ma pensée l’atmosphère et le pays où ils naquirent.

Je vois les jeunes Grecs aux cheveux bruns couronnés de violettes et les vierges aux tuniques flottantes offrir des sacrifices aux dieux dans ces temples dont les lignes étaient pures et majestueuses et dont le marbre avait la chaude transparence de la chair ; j’imagine des philosophes se promenant aux alentours d’une ville et s’entretenant de la Beauté près d’un vieil autel qui leur rappelait une aventure terrestre de quelque dieu. Les oiseaux cependant chantaient sous le lierre, dans les larges platanes, dans les buissons de lauriers et de myrtes, et les ruisseaux miroitaient sous le ciel, enveloppe sereine de cette nature sensuelle et paisible.


Quelques instants après, nous étions devant la Victoire de Samothrace.


— Replacez-la en esprit sur un beau rivage d’or, d’où l’on voyait, sous les branches des oliviers, la mer étincelant au loin avec ses îles blanches !

Les Antiques ont besoin de la pleine lumière ; dans nos musées, ils sont alourdis par des ombres trop fortes : la réverbération de la Terre ensoleillée et de la Méditerranée voisine les auréolait d’une éblouissante splendeur.

Leur Victoire,… c’était leur Liberté : comme elle différait de la nôtre !
LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE
(Louvre, Cliché Giraudon).

Elle ne retroussait point sa robe pour franchir des barricades. Elle était vêtue de lin très léger et non de gros drap : son corps merveilleusement beau n’était pas taillé pour les tâches quotidiennes ; ses mouvements, quoique vigoureux, étaient toujours harmonieusement équilibrés.

À la vérité, elle n’était pas la Liberté de tous les hommes, mais seulement des esprits distingués. Les philosophes la contemplaient avec ravissement. Mais les vaincus, les esclaves qu’elle faisait fouetter ne pouvaient avoir de tendresse pour elle.

C’était là le défaut de l’idéal hellénique.

La beauté que concevaient les Grecs était l’Ordre rêvé par l’Intelligence ; mais aussi ne s’adressait-elle qu’aux cerveaux très cultivés : elle dédaignait les âmes humbles : elle n’avait nul attendrissement pour la bonne volonté des êtres frustes et ne savait point qu’il y a dans chaque cœur un rayon du ciel.

Elle était tyrannique pour tout ce qui n’était pas capable de haute pensée ; elle inspirait à Aristote l’apologie de l’esclavage ; elle n’admettait que la perfection des formes et elle ignorait que l’expression d’une créature disgraciée peut être sublime : elle faisait jeter cruellement dans un gouffre les enfants contrefaits.

Cet ordre même, pour lequel s’exaltaient les philosophes, offrait quelque chose de trop arrêté. Ils l’avaient imaginé selon leurs désirs et non tel qu’il existe dans le vaste Univers. Ils l’avaient arrangé selon leur géométrie humaine. Ils se figuraient le monde limité par une grande sphère de cristal : ils avaient peur de l’indéfini. Ils avaient peur aussi du progrès. Suivant eux, la création n’avait jamais été si belle qu’à son aurore, quand rien ne troublait encore l’équilibre primitif. Depuis, tout n’avait fait qu’empirer : un peu plus de confusion s’introduisait chaque jour dans l’ordre universel. L’âge d’or que nous entrevoyons à l’horizon de l’avenir, ils le plaçaient loin derrière eux dans le recul des temps.

Ainsi leur passion pour le bel ordre les trompait. L’ordre sans doute règne dans l’immense nature ; mais il est bien plus complexe que l’homme par les premiers efforts de sa raison ne pouvait se le représenter ; il est d’ailleurs éternellement changeant.

Pourtant jamais la statuaire ne fut plus radieuse que lorsqu’elle s’inspira de cet ordre étroit. C’est que cette calme beauté pouvait s’exprimer tout entière dans la sérénité des marbres diaphanes : c’est qu’il y avait accord parfait de la pensée et de la matière qu’elle animait. L’esprit moderne, au contraire, bouleverse et brise toutes les formes dans lesquelles il s’incarne.

Non, jamais nul artiste ne surpassera Phidias. Car le progrès existe dans le monde, mais non dans l’art. Le plus grand des sculpteurs qui parurent dans le temps où tout le rêve humain pouvait s’enclore dans le fronton d’un temple restera à jamais inégalé.

Nous nous rendîmes ensuite dans la salle de Michel-Ange.

Pour y accéder, nous traversâmes celle de Jean Goujon et de Germain Pilon.

— Vos grands frères, dis-je à Rodin.


— Je le voudrais bien, fit-il avec un soupir.


Nous étions maintenant devant les Captifs de Buonarotti.

Nous regardâmes d’abord celui de droite, qui se présente de profil.


— Voyez ! deux grandes directions seulement. Les jambes, de notre côté, le torse, du côté opposé. Cela donne à l’attitude une force extrême. Point de balancement de niveaux. C’est la hanche droite qui est la plus élevée et c’est également l’épaule droite qui est au niveau le plus haut. Le mouvement en acquiert plus d’ampleur. Observons l’aplomb. Il tombe non plus sur un pied, mais entre les deux : ainsi les deux jambes à la fois portent le torse et semblent accomplir un effort.

Considérons, enfin, l’aspect général. C’est celui d’une console : les jambes ployées font, en effet,
UN CAPTIF par Michel-Ange.
(Louvre, Cliché Giraudon).
une saillie en avant et le thorax rentré forme un creux.

C’est la confirmation de ce que je vous montrai dans mon atelier sur mon ébauche d’argile.


Puis se tournant vers l’autre Captif :


— La forme de console est ici dessinée non point par le retrait de la poitrine, mais par le coude levé qui vient surplomber en avant.

Cette silhouette si particulière est, je vous l’ai déjà dit, celle de toute la statuaire du moyen âge.

La console, c’est la Vierge assise qui s’incline vers son enfant. C’est le Christ cloué sur la croix, les jambes fléchissantes, le torse penché vers les hommes que son supplice doit racheter. C’est la Mater dolorosa qui se courbe sur le cadavre de son fils.

Michel-Ange, encore une fois, n’est que le dernier et le plus grand des gothiques.

Retour de l’âme sur elle-même, souffrance, dégoût de la vie, lutte contre les chaînes de la matière, tels sont les éléments de son inspiration.

Ces Captifs sont retenus par des liens si faibles qu’il semble facile de les rompre. Mais le sculpteur a voulu montrer que leur détention est surtout morale. Car, bien qu’il ait représenté dans ces figures les provinces conquises par le pape Jules II, il leur a donné une valeur symbolique. Chacun de ses prisonniers est l’âme humaine qui voudrait faire éclater la chape de son enveloppe corporelle afin de posséder la liberté sans limites.

Regardez le Captif de droite. Il a le masque de Beethoven. Michel-Ange a deviné les traits du plus douloureux des grands musiciens.

Qu’il ait été lui-même affreusement torturé par la mélancolie, c’est ce que prouve toute son existence.

« Pourquoi espère-t-on plus de vie et de plaisir, dit-il dans un de ses beaux sonnets. La joie terrestre nous nuit d’autant plus qu’elle nous séduit davantage. »

Et, dans une autre pièce de vers :

« Celui-là jouit du meilleur sort, dont la mort suit de près la naissance. »


Toutes les statues qu’il fit sont d’une contrainte si angoissée qu’elles paraissent vouloir se rompre elles-mêmes. Toutes semblent près de céder à la pression trop forte du désespoir qui les habite. Quand Buonarotti fut devenu vieux, il lui arriva de les briser réellement. L’art ne le contentait plus. Il voulait l’infini.

« Ni la peinture, ni la sculpture, écrivait-il, ne charmeront plus l’âme tournée vers cet amour divin qui ouvrit ses bras sur la croix pour nous recevoir. »

Ce sont exactement les paroles du grand mystique qui composa l’Imitation de Jésus-Christ :

« La souveraine sagesse est de tendre au royaume du ciel par le mépris du monde.

« Vanité de s’attacher à ce qui passe si vite et de ne pas se hâter vers la joie qui ne finit point. »

Rodin ouvrit alors une parenthèse au milieu de ses pensées :


LA PIETA, de Michel-Ange.


— Je me rappelle qu’étant dans le Dôme de Florence, je regardai avec une profonde émotion la Pieta de Michel-Ange. Ce chef-d’œuvre, qui d’ordinaire est dans l’ombre, était à ce moment éclairé par un grand flambeau d’argent. Et un jeune enfant de chœur d’une beauté parfaite, s’approchant du flambeau qui était de la même taille que lui, le tira vers sa bouche et en souffla la flamme. Alors je ne vis plus la merveilleuse sculpture. Et cet enfant me parut figurer le génie de la Mort qui éteint la Vie. J’ai gardé précieusement cette forte image dans mon cœur.

Il reprit


S’il m’est permis de parler un peu de moi, je vous dirai que j’ai oscillé, ma vie durant, entre les deux grandes tendances de la statuaire, entre la conception de Phidias et celle de Michel-Ange.

Je suis parti de l’Antique ; mais lorsque j’allai en Italie, je me suis épris soudain du grand maître florentin, et mes œuvres se sont certainement ressenties de cette passion.

Depuis, surtout dans les derniers temps, je suis revenu à l’Antique.

Les thèmes favoris de Michel-Ange, la profondeur de l’âme humaine, la sainteté de l’effort et de la souffrance sont d’une austère grandeur.

Mais je n’approuve pas son mépris de la vie.

L’activité terrestre, si imparfaite qu’elle soit, est encore belle et bonne.

Aimons la vie pour l’effort même qu’on y peut déployer.

Pour moi, j’essaie de rendre sans cesse plus calme ma vision de la nature. C’est vers la sérénité que nous devons tendre. Il restera toujours en nous assez de l’anxiété chrétienne devant le mystère.