L’Art d’aimer (Ovide)/Livre III
Je viens d’armer les Grecs contre les Amazones ; il me reste maintenant, Penthésilée, à t’armer contre les Grecs, toi et ta vaillante troupe. Combattez à armes égales, et que la victoire soit au parti que favorisent et la belle Dionée et l’enfant qui, dans son vol, parcourt tout l’univers. Il n’était pas juste de vous exposer sans défense aux attaques d’un ennemi bien armé. Hommes, à ce prix, la victoire serait pour vous un opprobre.
Mais l’un d’entre vous me dira peut-être : "Pourquoi fournir à la vipère de nouveaux venins ? pourquoi livrer le bercail à la louve en furie ? " Cessez de rejeter sur toutes les femmes le crime de quelques-unes. Que chacune soit jugée selon ses œuvres. Si le plus jeune des Atrides a droit de se plaindre d’Hélène, si son frère aîné accuse à juste titre Clytemnestre, la sœur d’Hélène, si, par la scélératesse d’Ériphyle, la fille de Talaïon, Amphiaraos descendit vivant aux enfers sur ses chevaux vivants, n’est-il pas aussi une Pénélope qui resta chaste loin de son époux, retenu dix années à la guerre de Troie, et, pendant deux autres lustres, errant sur les mers ? Voyez cette Laodamie qui, pour rejoindre son époux au tombeau, meurt à la fleur de l’âge ; cette Alceste qui, par le sacrifice de sa propre vie, arrache au trépas Admète, son époux. "Reçois-moi dans tes bras, cher Capanée, et que nos cendres du moins soient confondues ! " Ainsi parlait la fille d’Iphis ; et soudain elle s’élance au milieu du bûcher.
La vertu est femme et d’habit et de nom ; est-il donc étonnant qu’elle soit favorable à son sexe ? Toutefois ce n’est pas à ces grandes âmes que mon art s’adresse : de moindres voiles suffisent à ma nacelle. Mes leçons n’enseignent que les amours folâtres : je vais apprendre aux femmes l’art de se faire aimer.
La femme ne sait point résister aux feux et aux flèches cruelles de l’Amour, dont les traits, il me semble, pénètrent moins avant dans le cœur de l’homme. L’homme trompe souvent ; la femme est rarement trompeuse : étudiez ce sexe, vous y trouverez peu de perfides. L’astucieux Jason délaisse Médée, déjà mère, et fait entrer dans son lit une nouvelle épouse. Il ne tint pas à toi, Thésée, qu’Ariane, abandonnée sur des bords inconnus, ne servît de pâture aux oiseaux des mers. Pourquoi Phillys se rendit-elle neuf fois sur le rivage ? Demandez-le aux forêts qui, pleurant sa perte, se dépouillèrent de leur chevelure. Ton hôte, ô Didon, malgré sa réputation de piété, [3,40] ne te laisse en fuyant qu’un glaive et le désespoir, cause de ta mort. Infortunées, je vais vous apprendre ce qui causa votre perte : vous ne saviez pas aimer. L’art vous manqua, cet art qui perpétue l’amour.
Aujourd’hui encore elles l’ignoreraient ; mais Cythérée m’ordonna de l’enseigner aux femmes. Cythérée s’offrit à mes yeux, et me dit : "Que t’ont donc fait les malheureuses femmes pour que tu les livres ainsi, troupeau sans défense, au glaive des hommes armés par toi ? Tu consacras deux chants à les instruire dans ton art ; l’autre sexe, à son tour, réclame tes conseils. Le poète, qui d’abord avait versé l’opprobre sur l’épouse de Ménélas, mieux inspiré, chanta bientôt ses louanges. Si je te connais bien, tu ne voudras pas offenser les belles ; c’est un service qu’elles doivent attendre de toi pendant toute ta vie". Elle dit, et, de la couronne qui ceignait sa chevelure, détachant une feuille et quelques grains de myrte, elle me les donna. Je sentis en les prenant une influence divine : l’air brilla plus pur autour de moi, et ma poitrine fut comme soulagée d’un fardeau.
Tandis que Vénus m’inspire, jeunes beautés, prêtez l’oreille à mes leçons. La pudeur et les lois vous le permettent ; votre intérêt vous y invite. Songez dès à présent à la vieillesse qui viendra trop tôt, et vous ne perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous en êtes encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps ; comme l’eau s’écoulent les années. Le flot qui fuit ne reviendra plus à sa source ; l’heure une fois passée est passée sans retour. Profitez du bel âge : il s’envole si vite ! Chaque jour est moins beau que celui qui l’a précédé. Dans ces lieux hérissés de broussailles flétries, j’ai vu fleurir la violette ; ce buisson épineux me donna jadis de suaves couronnes. Un temps viendra où toi, qui, jeune aujourd’hui, repousses ton amant, vieille et délaissée, tu grelotteras la nuit dans ton lit solitaire ; alors les amants rivaux, dans leurs querelles nocturnes, ne briseront plus ta porte, et le matin tu n’en trouveras plus le seuil jonché de feuilles de roses. Sitôt, hélas ! notre corps se couvre de rides ! Sitôt s’effacent les couleurs qui brillaient sur un gracieux visage ! Ces cheveux blancs, qui (tu le jures du moins) datent de ton enfance, te couvriront bientôt toute la tête. Le serpent, en quittant sa peau, se dépouille de sa vieillesse, et le cerf, en renouvelant son bois, semble rajeunir ; mais rien ne remplace les avantages que le temps nous enlève. Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la cueillez, tombera d’elle-même honteusement flétrie. Le travail de l’enfantement vient en outre abréger la jeunesse : des moissons trop fréquentes épuisent un champ.
Ne rougis point, ô Phébé, de tes amours avec Endymion sur le mont Latmos. Déesse aux doigts de roses, Aurore, tu as pu sans honte enlever Céphale. Et, sans parler d’Adonis, que Vénus pleure encore aujourd’hui, n’est-ce pas à l’Amour qu’elle dut la naissance d’Énée et d’Harmonie ? Imitez donc, ô jeunes mortelles, l’exemple que vous offrent ces déesses ; ne refusez point à l’ardeur de vos amants les plaisirs qu’ils sollicitent.
S’ils vous trompent, qu’y perdez-vous ? Tous vos attraits vous restent, et, vous dérobât-on mille faveurs, ils n’en seraient pas même altérés. Le fer, le caillou s’usent, s’amincissent par le frottement ; mais cette partie de vous-mêmes résiste à tout, et vous n’avez point à craindre pour elle les mêmes effets. Un flambeau perd-il sa lumière en la communiquant à un autre flambeau ? Doit-on craindre de puiser de l’eau dans le vaste Océan ? — Il ne faut pas, dites-vous, qu’une femme se donne ainsi à un homme. — Qu’y perd-elle ? répondez : de l’eau qu’elle peut puiser encore à pleine source. Non, ma voix ne vous conseille pas de vous prostituer ; mais elle vous défend de redouter une perte imaginaire : de semblables dons ne peuvent vous appauvrir.
Mais je suis encore au port : une brise légère suffit pour me pousser au large ; bientôt, en pleine mer, je voguerai par un vent plus fort.
Parlons d’abord de la parure : c’est par les soins qu’on prend de la vigne qu’on obtient une bonne vendange ; une terre bien cultivée donne une abondante moisson. La beauté est un présent des dieux ; mais combien peu de femmes peuvent s’enorgueillir de leur beauté ! La plupart d’entre vous n’ont pas reçu du Ciel cette faveur. Les soins de la parure vous embelliront ; mais, faute de soins, le plus beau visage perd tout son éclat, fût-il comparable à celui de la déesse d’Idalie. Si les belles de l’antiquité ne soignaient guère leur personne, c’est que leurs maris étaient aussi négligés qu’elles. Andromaque n’était vêtue que d’une tunique flottante. Doit-on s’en étonner ? son époux n’était qu’un soldat grossier. L’épouse d’Ajax se serait-elle offerte richement parée à ce guerrier dont l’armure avait pour ornement sept peaux de bœufs ?
Chez nos ancêtres régnait une simplicité rustique ; maintenant, resplendissante d’or, Rome possède les immenses richesses de l’univers qu’elle a dompté. Voyez le Capitole ; comparez ce qu’il est présentement à ce qu’il fut jadis : on le dirait consacré à un autre Jupiter. Le palais du sénat, digne aujourd’hui de cette auguste assemblée, n’était, sous le règne de Tatius, qu’une simple chaumière. Ces brillants édifices élevés en l’honneur d’Apollon et de nos illustres généraux, qu’était-ce autrefois ? un pâturage pour les bœufs de labour.
Que d’autres vantent le passé ; pour moi, je me félicite d’être né dans ce siècle : il convient mieux à mes goûts, non parce que, de nos jours, on va chercher l’or dans les entrailles de la terre et qu’on fait venir la pourpre des rivages les plus éloignés ; non parce que nous voyons décroître les montagnes que l’on creuse sans cesse pour en tirer du marbre ; non parce que des môles énormes repoussent au loin les flots de la mer ; mais parce que la parure est en honneur, et que cette rusticité, qui survécut longtemps à nos premiers aïeux, n’a pas duré jusqu’à nous.
N’allez pas toutefois charger vos oreilles de ces perles somptueuses que l’Indien basané recueille sur ses verts rivages. Ne portez pas ces brocards tout pesants d’or qui gêneraient votre démarche : tout ce faste que vous étalez pour nous séduire produit souvent un effet contraire. Une élégante propreté nous plaît bien davantage.
Que votre coiffure ne soit jamais négligée ; sa grâce dépend du plus ou moins d’adresse des mains qui président à ce soin. II est mille manières de la disposer : que chacune choisisse celle qui lui convient le mieux : elle doit avant tout consulter son miroir.
Un visage allongé demande des cheveux simplement séparés sur le front : telle était la coiffure de Laodamie. Un nœud léger sur le sommet de la tête, et [3,140] qui laisse les oreilles découvertes, sied mieux aux figures arrondies. Celle-ci laissera tomber ses cheveux sur l’une et l’autre épaules : tel est Apollon, lorsque sa main saisit sa lyre mélodieuse ; cette autre doit en relever les tresses, à la manière de Diane, lorsqu’elle poursuit les bêtes fauves dans les forêts. L’une nous charme par les boucles flottantes de sa chevelure ; l’autre par une coiffure aplatie et serrée sur les tempes. L’une se plaît à orner ses cheveux d’une écaille brillante, l’autre à donner aux siens les ondulations des flots. On compterait les glands d’un vaste chêne, les abeilles de l’Hybla, les bêtes fauves qui peuplent les Alpes, plutôt que le nombre infini de parures et de modes nouvelles que chaque jour voit éclore.
Une coiffure négligée sied à plus d’une femme : on la croirait de la veille ; elle vient d’être ajustée à l’instant même. L’art doit imiter le hasard. Telle Iole s’offrit aux regards d’Hercule, lorsqu’il la vit, pour la première fois dans une ville prise d’assaut : "Je l’adore," dit-il aussitôt. Telle était Ariane, abandonnée sur le rivage de Naxos, lorsque Bacchus l’enleva sur son char, aux acclamations des Satyres qui criaient : Evoé !
Femmes, combien la nature secourable à vos charmes vous fournit de moyens pour réparer l’outrage du temps ! Quant à nous, il nous est impossible de le cacher ; nos cheveux enlevés par l’âge tombent comme les feuilles de l’arbre battu par l’Aquilon. La femme teint ses cheveux blancs avec le suc des herbes de Germanie ; et l’art leur donne une couleur d’emprunt, préférable à leur couleur naturelle. La femme se montre à nos yeux parée de l’épaisse chevelure qu’elle vient d’acheter, et, pour un peu d’argent, les cheveux d’autrui deviennent les siens. Elle ne rougit pas même d’en faire publiquement l’emplette, à la face d’Hercule et des neuf Soeurs.
Que dirai-je des vêtements ? que m’importent ces riches bordures ou ces tissus de laine deux fois trempés dans la pourpre de Tyr ? Il est tant d’autres couleurs d’un prix moins élevé ! Pourquoi porter sur soi tout son revenu ? Voyez ce bleu azuré, pareil à un ciel pur et dégagé des nuages pluvieux que pousse le vent du midi ; voyez ce jaune d’or, c’est la couleur du bélier qui jadis sauva Phryxus et Hellé des embûches d’Ino ; ce vert a reçu son nom de l’eau qu’il imite : je croirais volontiers que c’est là le vêtement des Naïades.
Cette teinte ressemble au safran ; c’est celle du manteau de l’Aurore, lorsque, humide de rosée, elle attelle ses brillants coursiers. Là vous retrouvez la couleur du myrte de Paphos, ici l’améthyste pourprée, le rose tendre, la nuance des plumes de la grue de Thrace, ailleurs la couleur de tes châtaignes, ô Amaryllis ! celle de tes amandes, et celle de l’étoffe à laquelle la cire a donné son nom. Autant la terre produit de fleurs nouvelles, lorsque l’hiver paresseux s’éloigne, et que sous la tiède haleine du printemps la vigne se couvre de bourgeons, autant et plus encore la laine reçoit de teintures variées. Choisissez avec goût ; car les couleurs ne conviennent pas également toutes à toutes ; Le noir sied à la blonde : il embellissait Briséis ; elle était vêtue de noir, lorsqu’elle fut enlevée. Le blanc convient aux brunes : le blanc, ô Andromède ! te rendait plus charmante, et c’était 1a couleur de ta parure, lorsque tu descendis dans l’île de Sériphe
J’allais presque vous avertir de prendre garde que vos aisselles n’offensent l’odorat, et que vos jambes velues ne se hérissent de poils. Mais ce n’est point aux filles grossières du Caucase que s’adressent mes leçons, ni à celles qui boivent les eaux du Caïque. A quoi bon vous recommander de ne point laisser par négligence noircir l’émail de vos dents, et de laver tous les matins votre bouche avec une eau limpide ? Vous savez emprunter à la céruse sa blancheur artificielle, et au carmin les couleurs que la nature vous a refusées. Votre art sait encore remplir les lacunes d’un sourcil trop peu marqué, et voiler, au moyen d’un cosmétique, les traces trop véridiques de l’âge. Vous ne craignez pas d’animer l’éclat de vos yeux avec une cendre fine, ou avec le safran qui croît sur les rives du Cydnus.
J’ai parlé des moyens de réparer la beauté, dans un ouvrage peu volumineux, mais d’une grande importance par le soin que j’ai donné à tous ces détails. Cherchez-y les secours dont vous avez besoin, jeunes femmes peu favorisées de la nature : mon art n’est point pour vous avare de conseils utiles.
Il ne faut pas toutefois que votre amant vous surprenne entourée des petites boîtes qui servent à ces apprêts. Que l’art vous embellisse sans se montrer. Qui de nous pourrait, sans dégoût, voir le fard qui enduit votre visage tomber entraîné par son poids, et couler sur votre sein ? Que dirai-je de l’odeur nauséabonde de l’oesype, quoiqu’on tire d’Athènes ce suc huileux, extrait de l’immonde toison des brebis ? Je vous blâmerais aussi d’employer la moelle de cerf, ou de nettoyer vos dents en présence de témoins. Tout cela, je le sais, fera briller vos charmes ; mais la vue n’en est pas moins désagréable : que de choses nous choquent quand nous les voyons faire, et nous plaisent quand elles sont faites ! Ces statues, chefs-d’œuvre du laborieux Myron, ne furent jadis qu’un bloc inutile, qu’une masse informe. Il faut battre l’or pour en faire un anneau ; les étoffes que vous portez ont été une laine malpropre. Ce marbre fut d’abord une pierre brute : maintenant, statue fameuse, c’est Vénus toute nue, exprimant l’eau de ses cheveux humides.
Ainsi, laissez-nous croire que vous dormez encore, lorsque vous travaillez à votre toilette : vous paraîtrez avec plus d’avantage, lorsque vous y aurez mis la dernière main. Pourquoi saurais-je à quelle cause est due la blancheur de votre teint ? Fermez la porte de votre chambre, et ne me montrez pas un ouvrage imparfait. Il est une foule de choses que les hommes doivent ignorer : la plupart de ces apprêts nous choqueront, si vous ne les dérobez à nos yeux. Voyez ces décors brillants qui ornent la scène : examinés de près, ce n’est qu’un bois recouvert d’une mince feuille d’or. Mais on ne permet aux spectateurs d’en approcher que lorsqu’ils sont achevés : ainsi ce n’est qu’en l’absence des hommes que vous devez préparer vos attraits factices.
Je ne vous défends point cependant de faire peigner vos cheveux devant nous ; j’aime à les voir tomber en tresses flottantes sur vos épaules. Mais gardez-vous alors de toute humeur chagrine, et ne retouchez pas trop souvent à vos boucles. Que la coiffeuse n’ait rien à craindre de vous : je hais ces mégères qui lui déchirent la figure avec leurs ongles ou qui lui enfoncent des aiguilles dans les bras. Elle dévoue aux dieux infernaux la tête de sa maîtresse qu’elle tient entre ses mains, et trempe à la fois de sang et de larmes cette odieuse chevelure. Toute femme qui a peu de cheveux doit mettre une sentinelle à sa porte ou se faire toujours coiffer dans le temple de la Bonne Déesse. Un jour, on annonce à une belle mon arrivée subite : dans son trouble, elle met à l’envers sa chevelure postiche. Puisse un si honteux affront n’arriver qu’à nos ennemis ! Puisse tant d’opprobre n’être réservé qu’aux filles du Parthe ! Un animal mutilé, un champ sans verdure, un arbre sans feuilles, sont choses hideuses ; une tête chauve ne l’est pas moins.
Ce n’est pas à vous, Sémélé ou Léda, que s’adressent mes leçons, ni à toi, belle Sidonienne, qu’un taureau mensonger emporta au-delà des mers, ni à cette Hélène que tu réclamas avec raison, ô Ménélas ! et qu’avec raison aussi, toi, ravisseur troyen, tu refusas de rendre. La foule de mes élèves se compose de belles et de laides ; et ces dernières sont toujours en plus grand nombre. Les belles ont moins besoin des secours de l’art, et font moins de cas de ses préceptes : elles ont le privilège d’une beauté qui ne doit point à l’art sa puissance. Lorsque la mer est calme, le pilote se repose en toute sécurité ; est-elle gonflée par l’orage, il ne quitte plus le gouvernail.
Cependant il est peu de visages sans défauts : cachez ces défauts avec soin ; et, autant que possible, dissimulez les imperfections de votre corps. Si vous êtes petite, asseyez-vous, de peur qu’étant debout on ne vous croie assise ; si vous êtes naine, étendez-vous sur votre lit ; et, ainsi couchée, pour qu’on ne puisse pas mesurer votre taille, jetez sur vos pieds une robe qui les cache. Trop mince, habillez-vous d’étoffes épaisses, et qu’un large manteau flotte sur vos épaules. Pâle, teignez votre peau d’un vermillon pourpré ; brune, ayez recours au poisson de Pharos. Qu’un pied difforme se cache sous une blanche chaussure ; qu’une jambe trop sèche ne se montre que maintenue dans ses liens. De minces coussinets corrigent heureusement l’inégalité des épaules : entourez d’une écharpe une gorge qui a trop d’ampleur. Faites peu de gestes : en parlant, si vos doigts sont trop gros et vos ongles trop raboteux. Celle qui a l’haleine forte doit ne jamais parler à jeun, et se tenir toujours à distance de l’homme qui l’écoute. Celle qui a les dents noires, ou trop longues, ou mal rangées, peut en riant se faire beaucoup de tort.
Qui pourrait le croire ? les belles apprennent aussi à rire, et cet art leur donne un charme de plus. N’ouvrez que peu la bouche ; que sur vos deux joues se creusent deux petites fossettes, et que la lèvre d’en bas couvre l’extrémité des dents supérieures. Évitez un rire excessif et trop fréquent ; qu’au contraire, votre rire ait je ne sais quoi de doux et de féminin qu’on ait du plaisir à entendre. Il est des femmes qui ne peuvent rire sans se tordre hideusement la bouche ; d’autres veulent témoigner leur joie, et vous diriez qu’elles pleurent ; d’autres enfin choquent l’oreille par des sons rauques et désagréables ; on croirait entendre braire une ânesse qui tourne la meule.
Où l’art n’entre-t-il pas ? les femmes apprennent aussi à pleurer avec grâce, à pleurer quand elles veulent, et comme elles veulent. Que dirai-je de celles qui retranchent d’un mot une lettre indispensable, et forcent leur langue à bégayer en le prononçant ? Ce vice de prononciation devient en elles un agrément : aussi s’exercent-elles à parler moins bien qu’elles ne le pourraient. Ce sont des minuties ; mais puisqu’elles sont utiles, étudiez-les avec soin.
Apprenez aussi à marcher comme il convient à une femme : il est dans la démarche une grâce qui n’est point à dédaigner ; par là une femme attire ou éloigne les amants. L’une, par un mouvement de hanche étudié, fait flotter sa robe au gré des vents, et s’avance d’un pas majestueux ; l’autre, imitant la rubiconde épouse d’un paysan ombrien, se promène en faisant de grandes enjambées. Mais en cela, comme en bien d’autres occasions, il est une mesure à garder. L’une a dans sa démarche quelque chose de trop rustique, l’autre trop de mollesse et de prétention. Du reste, vous ferez bien de laisser à découvert l’extrémité de l’épaule et la partie supérieure du bras gauche : cela sied surtout aux femmes qui ont la peau très blanche ; enflammé par cette vue, je voudrais couvrir de baisers tout ce qui s’offre à mes regards.
Les Sirènes étaient des monstres marins qui, par leur voix mélodieuse, arrêtaient les vaisseaux dans leur course. Ulysse, en les entendant, fut sur le point de rompre les liens qui l’attachaient, tandis que ses compagnons, grâce à la cire qui bouchait leurs oreilles, étaient à l’abri de la séduction.
C’est une chose charmante qu’un chant agréable. Femmes, apprenez donc à chanter ; il en est plus d’une à qui la beauté de sa voix a tenu lieu d’attraits. Tantôt répétez les airs que vous avez entendus au théâtre, tantôt des chants légers sur un rythme égyptien. La femme qui veut plaire doit savoir tenir son archet de la main droite, et sa harpe de la main gauche.
Le chantre de la Thrace, Orphée, sut émouvoir par les sons de sa lyre et les rochers, et les monstres sauvages, et l’Achéron, et le chien à la triple tête. Et toi, légitime vengeur de l’affront fait à ta mère, Amphion, n’a-t-on pas vu les pierres, dociles à ta voix, s’élever d’elles-mêmes en murailles ? Qui ne connaît les prodiges de la lyre d’Arion ? quoique muet, un poisson fut sensible à ses chants. Apprenez aussi à faire vibrer de l’une et de l’autre main les cordes du psaltérion : cet instrument est propice aux plaisirs de l’amour.
Vous apprendrez aussi les vers de Callimaque, ceux du chantre de Cos, et ceux du vieillard de Téos, ami du vin, sachez Sapho par cœur : est-il rien de plus voluptueux que ses poésies ? N’oubliez pas ce poète qui nous représente un père dupé par les artifices du fourbe Géta. Vous pouvez lire aussi les vers du tendre Properce, ou ceux de mon cher Tibulle, ou quelques passages de Gallus, ou le poème que Varron a composé sur cette Toison d’or si fatale à la sœur de Phryxus ; lisez surtout, lisez les voyages du fugitif Énée, le fondateur de la superbe Rome : il n’est point de chef-d’œuvre dont le Latium se glorifie davantage.
Peut-être aussi me sera-t-il permis de mêler mon nom à ces grands noms ; peut-être les eaux du Léthé n’engloutiront pas mes écrits ; peut-être quelqu’un de mes disciples dira : "Lisez ces vers élégants où notre maître instruit à la fois l’un et l’autre sexe ; ou choisissez, dans ces trois livres qu’il intitula les Amours, des passages que vous lirez d’une voix douce et flexible ; ou bien déclamez avec art une de ses Héroïdes, genre d’ouvrage inconnu avant lui, et dont il fut l’inventeur". Écoutez mes voeux, ô Phébus, et toi, puissant Bacchus, et vous, chastes muses, divinités protectrices des poètes
! Qui peut douter que j’exige dans une jeune beauté le talent de la danse ? Je veux que, déposant la coupe des festins, elle sache mouvoir ses bras en cadence au son des instruments. Les danseurs habiles font au théâtre les délices des spectateurs : tant cette légèreté gracieuse a de charmes pour nous !
J’ai honte d’entrer dans de si petits détails ; mais je veux que mon élève sache jeter les dés avec adresse, et calculer l’impulsion qu’elle leur donne en les lançant sur la table ; qu’elle sache tantôt amener le nombre trois, tantôt deviner à propos le côté qu’il faut adopter et qu’il faut demander. Je veux qu’elle soit habile et prudente aux échecs : un seul pion contre deux doit succomber ; un roi qui combat, séparé de sa reine, s’expose à être pris, et son rival est souvent forcé de revenir sur ses pas. Lorsque la balle arrondie va rebondir sur de larges raquettes, ne touchez qu’à celle que vous voulez lancer. Il est un autre jeu, divisé en autant de cases qu’il y a de mois dans l’année ; la table contient trois pièces de chaque côté : pour gagner, il faut les ranger toutes les trois sur la même ligne. Apprenez mille jeux divers : il est honteux pour une jeune femme de ne savoir pas jouer ; car souvent l’amour vient en jouant.
Mais c’est un faible mérite que de conduire habilement son jeu ; le grand point est de rester maître de soi-même. Parfois, trop peu sur nos gardes, et entraînés par la chaleur du jeu, nous nous oublions, et nous montrons à nu le fond de notre cœur. La colère et l’amour du gain, ces vices honteux, s’emparent de nous ; de là naissent les querelles, les rixes, et les regrets amers. On s’invective : l’air retentit de cris furieux ; et chacun tour à tour invoque en sa faveur les dieux irrités. Plus de confiance entre les joueurs : on demande que les instruments du jeu soient changés ; souvent même j’ai vu les visages se baigner de larmes. Puisse Jupiter vous préserver de ces coupables transports, ô femmes, qui mettez quelque prix à nous plaire !
Tels sont les jeux que la nature permet à votre faiblesse : elle ouvre à l’homme une plus vaste carrière ; à lui la paume, le javelot, le disque, les armes, et le manège qui force un cheval à tourner sur lui-même. Ce n’est pas à vous de supporter les travaux du Champ-de-Mars, ni de vous exercer à la natation dans l’onde glacée de la fontaine Virginale, ou dans les flots paisibles du Tibre. Mais il vous est permis, il vous est utile de vous promener à l’ombre du Portique de Pompée, lorsque les coursiers brillants du Soleil entrent dans le signe de la Vierge. Visitez le temple consacré à Phébus, à ce dieu ceint de lauriers, qui, au combat d’Actium, submergea la flotte égyptienne ; ou bien ces monuments qu’ont élevés la sœur et l’épouse d’Auguste, et son gendre, décoré de la couronne navale. Visitez les autels où brille l’encens offert à la génisse de Memphis ; visitez nos trois théâtres, lieux si favorables pour se faire voir ; fréquentez cette arène tiède encore d’un sang nouveau, et cette borne autour de laquelle circulent les chars aux roues brûlantes.
Ce qui se cache reste ignoré, et l’on ne désire point ce qu’on ignore. Que sert un beau visage, si personne n’est là pour le voir ? Quand vos chants surpasseraient en douceur ceux de Thamyras et d’Amébée, qui vantera le mérite de votre lyre inconnue ? Si le peintre de Cos, Apelles, n’eût point exposé aux regards l’image de Vénus, la déesse serait encore ensevelie sous les flots de la mer. Où tendent les vœux du poète ? À la renommée ; c’est le prix que nous attendons de nos travaux. Autrefois les poètes étaient les favoris des héros et des rois ; et les choeurs, chez les anciens, obtinrent de grandes récompenses. Le nom de poète avait quelque chose d’imposant et de vénérable ; et à ce respect se joignaient souvent d’abondantes largesses. Ennius, né dans les montagnes de la Calabre, fut jugé digne d’être inhumé près de toi, grand Scipion ! Mais maintenant, le lierre poétique gît sans honneur, et les veilles laborieuses des Muses sont flétries du nom d’oisiveté. Nous aimons toutefois à veiller pour la gloire. Qui jamais eût connu Homère, si l’Iliade, cet immortel chef-d’œuvre, n’eût pas vu le jour ? Qui jamais eût connu Danaé, si, toujours renfermée, elle eût vieilli cachée dans sa tour ? Jeunes beautés, vous ferez bien de vous mêler à la foule : portez souvent hors de chez vous vos pas incertains. La louve épie plusieurs brebis pour en prendre une seule ; et l’aigle poursuit plus d’un oiseau dans les airs. Ainsi une belle doit s’offrir en spectacle au public : dans le nombre, il y a peut-être un amant que ses charmes captiveront. Que partout elle se montre avide de plaire, et qu’elle soit attentive à tout ce qui peut ajouter à ses attraits. Partout le hasard offre ses chances : que l’hameçon soit toujours tendu : le poisson viendra y mordre, quand vous y penserez le moins. Souvent les chiens parcourent en vain les bois et les montagnes, et le cerf vient de lui-même se jeter dans les toiles.
Qui jamais, moins qu’Andromède, enchaînée sur son rocher, put espérer que ses larmes intéresseraient quelqu’un à son sort ? C’est souvent aux funérailles d’un mari qu’on en trouve un autre : rien ne sied mieux à une femme que de marcher les cheveux épars, et de donner un libre cours à ses pleurs.
Mais évitez ces hommes qui font étalage de leur parure et de leur beauté, et qui craignent de déranger l’édifice de leur coiffure. Ce qu’ils vous diront, ils l’ont déjà répété à mille autres avant vous : leur amour vagabond ne se fixe nulle part. Que peut faire une femme, lorsqu’un homme est plus efféminé qu’elle, et peut-être a plus d’amants ? Ceci va vous paraître incroyable ; et pourtant vous devez le croire : Troie serait encore debout, si elle eût profité des avis du vieux Priam. Il est des hommes qui s’insinuent auprès des femmes sous les dehors d’un amour mensonger, et qui, par cette voie, ne cherchent qu’un gain honteux. Ne vous laissez séduire ni par leurs cheveux tout parfumés d’un nard liquide, ni par leur tunique de l’étoffe la plus fine, et dont une étroite ceinture retient les plis artistement arrangés, ni par les nombreux anneaux qui couvrent leurs doigts. Peut-être le mieux paré de ces galants n’est qu’un escroc qui brûle du désir de vous dépouiller de vos riches vêtements. "Rends-moi mon bien ! " s’écrient souvent les femmes ainsi trompées ; et le barreau tout entier retentit de ces cris redoublés : "Rends-moi mon bien ! " Du haut de tes autels tout resplendissants d’or, Vénus, et vous, déesses dont les temples s’élèvent sur la voie Appienne, vous contemplez ces débats sans en être émues. Parmi ces galants, il en est d’ailleurs dont la mauvaise réputation est si notoire, que les femmes trompées par eux méritent de partager leur opprobre.
Femmes, apprenez par les plaintes d’autrui à vous mettre à l’abri du même sort, et que votre porte ne s’ouvre jamais pour un suborneur. Gardez-vous, filles de Cécrops, de croire aux serments de Thésée : ce n’est pas la première fois qu’il prend les dieux à témoin d’un parjure. Et toi, héritier de la perfidie de Thésée, Démophoon, après avoir trompé Phyllis, quelle confiance peux-tu inspirer ? Femmes, si vos amants vous font de belles promesses, agissez comme eux : s’ils vous font des présents, accordez-leur les faveurs convenues. Elle serait capable d’éteindre les feux éternels de Vesta, d’enlever de ton temple, ô fille d’Inachus ! les choses sacrées, et de présenter à son époux un breuvage où l’aconit mêle ses poisons à ceux de la ciguë, celle qui, après avoir reçu les dons d’un amant, lui refuse les plaisirs auxquels il a droit.
Mais où vais-je m’égarer ? Muse, serre les rênes de tes coursiers, de peur qu’ils ne t’emportent au delà du but. Lorsque votre amant aura sondé le gué par quelques mots tracés sur ses tablettes, et qu’une adroite suivante aura reçu les billets qu’il vous envoie, méditez-les attentivement, pesez-en les expressions, et tâchez de deviner si son amour n’est qu’une feinte ou si ses prières partent d’un cœur vraiment épris. Ne vous hâtez pas trop de lui répondre : l’attente, si elle n’est pas trop prolongée, aiguillonne l’amour. Ne vous montrez pas trop facile aux instances d’un jeune amant, mais pourtant ne rejetez pas durement ses prières. Faites qu’il espère et craigne en même temps, et qu’à chaque refus ses espérances s’accroissent et ses craintes diminuent. Vos réponses doivent être d’un style pur, mais simple et familier : les termes usités sont ceux qui plaisent le plus. Que de fois une lettre alluma dans un cœur un amour jusque-là hésitant et douteux ! Que de fois un langage barbare a détruit les prestiges de la beauté !
Mais vous qui, sans prétendre aux honneurs de la chasteté, voulez cependant tromper vos époux, sans qu’ils s’en doutent, ne faites porter vos tablettes que par une suivante ou un esclave d’une adresse éprouvée ; et ne confiez pas ces preuves de votre tendresse à un amant novice. J’ai vu, pour une semblable imprudence, des jeunes femmes pâlir de terreur, et passer une vie malheureuse dans un esclavage continuel. Il est bien perfide sans doute, celui qui conserve de pareils gages ; mais il tient en main des armes aussi terribles que les foudres de l’Etna. Il est juste, selon moi, d’opposer la fraude à. la fraude, comme la loi permet de repousser les armes par les armes. Que la même main s’accoutume à varier son écriture de plusieurs manières. Ah ! périssent les traîtres qui m’obligent à vous donner de semblables conseils ! Il n’est pas prudent non plus de répondre sur les mêmes tablettes, avant d’en avant d’en avoir bien effacé l’écriture, de peur que la cire n’offre la trace de deux mains différentes. Que les lettres écrites par vous à votre amant semblent s’adresser à une femme, et dans vos billets doux dites toujours elle, en parlant de lui.
Mais passons de ces petits détails à de plus graves sujets, et voguons enfin à pleines voiles. Pour conserver la pureté de vos traits, il vous importe de contenir la violence de votre caractère. La douce paix est l’apanage de l’homme, comme la farouche colère est le partage des bêtes féroces.
La colère gonfle le visage, grossit les veines d’un sang noir, et allume dans l’œil tous les feux de la Gorgone : "Loin d’ici, flûte maudite, tu ne mérites pas que je te sacrifie ma beauté", dit Pallas en voyant dans l’onde ses traits défigurés. Et vous aussi, femmes ; si vous vous regardiez dans un miroir au milieu d’un accès de colère, pas une de vous ne pourrait alors reconnaître son visage. L’orgueil n’est pas moins nuisible à vos attraits : il faut de doux regards pour captiver l’amour.
Croyez-en mon expérience, une hauteur dédaigneuse inspire l’aversion ; et souvent, sans parler, le visage porte avec lui des germes de haine. Regardez qui vous regarde ; souriez doucement à qui vous sourit ; répondez aux signes qu’on vous fait par des signes d’intelligence. C’est ainsi que l’Amour, après avoir préludé avec des flèches émoussées, tire de son carquois des traits aigus. Nous haïssons aussi la tristesse : qu’Ajax aime sa Tecmesse ; pour nous, troupe joyeuse, c’est la gaîté qui nous séduit dans une femme. Ni vous, Andromaque, ni vous, Tecmesse, jamais je n’eusse désiré d’être votre amant ; et, sans votre fécondité, je ne pourrais croire que vos époux aient goûté dans vos bras les plaisirs de l’amour. Comment une femme aussi triste que Tecmesse eût-elle dit à Ajax : Lumière de ma vie ! et ces douces paroles qui nous charment ?
Qu’il me soit permis d’appliquer à mon art frivole des exemples tirés d’un art plus sérieux, et d’oser le comparer aux manœuvres d’un général d’armée. Un chef habile confie à un officier la conduite de cent fantassins, à un autre un escadron de cavalerie, à un autre la garde des drapeaux. Et vous aussi, examinez à quoi chacun de nous peut vous être utile, et donnez à chacun l’emploi qui lui convient. Que le riche vous fasse des présents ; que le jurisconsulte vous aide de ses conseils ; que l’avocat éloquent plaide souvent la cause de sa belle cliente.
Pour nous qui faisons des vers, nous ne pouvons vous offrir que nos vers ; mais, plus que tous les autres, nous savons aimer, et nous faisons retentir au loin la gloire de la beauté qui sut nous plaire. Némésis et Cynthie ont un nom fameux ; Lycoris est connue du couchant à l’aurore ; et déjà de tous côtés on demande quelle est ma Corinne. Ajoutez que toute perfidie répugne à celui qu’inspire le dieu des vers, et que notre art contribue aussi à polir les mœurs. Ni l’ambition, ni l’amour des richesses ne nous tourmentent ; dédaignant le forum, nous ne recherchons que l’ombre et le repos. Prompts à nous attacher, l’amour nous brûle de son feu le plus vif, et nous aimons, hélas ! avec trop de confiance et de bonne foi. L’art paisible que nous cultivons adoucit notre caractère, et nos habitudes sont conformes à nos travaux. Jeunes beautés, montrez-vous faciles aux vœux des poètes : un souffle divin les anime, et les muses les favorisent. Oui, un dieu vit en nous, et nous commerçons avec le ciel ; c’est des demeures éthérées que nous vient notre inspiration. Quelle honte d’attendre un salaire des doctes poètes ! mais, hélas ! c’est une honte qu’aucune belle ne redoute. Femmes, du moins sachez dissimuler, et ne montrez pas d’abord votre cupidité. Craignez qu’un nouvel amant ne vous échappe à la vue du piège qu’on lui tend.
Un habile écuyer ne gouverne pas le coursier récemment soumis au frein, comme celui qui a vieilli dans les exercices du manège. Ainsi vous ne captiverez pas un amant dans la verdeur du jeune âge, de la même manière qu’un homme mûri par les années. L’un, soldat novice, qui fait ses premières armes sous l’étendard de l’Amour, et qui, nouvelle proie, vient de tomber dans vos filets, ne doit connaître que vous, ne s’attacher qu’à vous seule ; c’est une plante qu’il faut entourer de haies élevées. Redoutez une rivale ; vous ne conserverez votre conquête qu’autant que vous en jouirez seule : le pouvoir de l’amour, comme celui des rois, ne souffre point de partage.
L’autre, guerrier vétéran, aimera lentement et avec mesure, et endurera bien des choses qu’un nouveau soldat ne pourrait supporter. On ne le verra pas briser vos portes ou les brûler ; ses ongles ne mettront pas en sang les joues délicates de sa maîtresse. Il ne déchirera pas sa tunique ou la robe de celle qu’il aime, et des cheveux arrachés ne seront point une cause de larmes. De tels excès ne sont permis qu’aux adolescents, dans la chaleur de l’âge et de l’amour. Mais lui, il supportera patiemment les plus cruelles blessures ; il brûlera d’un feu lent, comme une torche humide ou comme le bois vert qui vient d’être coupé sur le sommet des montagnes. Cet amour est plus sûr ; l’autre est plus actif, mais moins durable : hâtez-vous de cueillir ce fruit éphémère.
Qu’enfin la place se rende à discrétion ; que les portes soient ouvertes à l’ennemi, et qu’il se croie en sûreté au sein même de la trahison. Des faveurs trop facilement accordées sont peu propres à nourrir longtemps l’amour : il faut mêler à ses douces joies quelques refus qui l’irritent. Que votre amant, devant leseuil de votre chambre, s’écrie : "Porte cruelle ! " et qu’il emploie tour à tour la prière et la menace. Les aliments trop doux affadissent le palais ; l’amertume réveille notre appétit ; plus d’une barque périt par un vent favorable. Ce qui empêche les maris d’aimer leurs femmes ; c’est qu’ils peuvent les voir autant qu’il leur plaît. Fermez donc votre porte, et que votre portier me dise d’un ton rébarbatif : "On n’entre pas ! " Ce refus irritera l’amour éconduit.
Quittez, il en est temps, les armes émoussées, pour en prendre de plus acérées, dussé-je voir se tourner contre moi les traits que je vous ai fournis. Que le nouvel amant tombé captif dans vos filets se flatte d’abord d’être seul admis aux plaisirs de votre couche ; que bientôt il craigne un rival ; qu’il se croie réduit à partager avec lui vos faveurs : sans ces stratagèmes, l’amour vieillit promptement. Jamais un coursier généreux ne vole avec plus de rapidité dans la carrière que lorsqu’il a des rivaux à devancer ou à atteindre. Un affront réveille nos feux assoupis, et moi-même, je l’avoue, je ne saurais aimer si l’on ne me blesse un peu. Mais que votre amant n’ait pas, d’une façon trop évidente, sujet de se plaindre, et que, dans son inquiétude, il se figure qu’il y en a plus qu’il n’en sait. Que la triste vigilance d’un gardien supposé et l’importune jalousie d’un époux trop sévère aiguillonnent sa passion. Un plaisir sans danger est un plaisir moins vif. Fussiez-vous plus libre que Thaïs, supposez des craintes imaginaires.
Quand il vous serait plus facile de le faire entrer par la porte, faites-le passer par la fenêtre, et qu’il lise sur votre visage tous les symptômes de l’effroi. Qu’une fine soubrette accoure tout à coup, en s’écriant : "Nous sommes perdus ! " Alors, cachez dans quelque coin le jeune homme tremblant. Mais que des plaisirs sans trouble succèdent enfin à ses alarmes, de crainte que vos nuits ne lui semblent achetées trop cher à ce prix. J’allais passer sous silence les moyens de tromper un mari rusé et un gardien vigilant. Qu’une femme craigne son époux ; qu’elle soit bien gardée ; c’est dans l’ordre : ainsi le veulent les lois, l’équité et la pudeur. Mais qu’on vous soumette aussi à cet esclavage, vous que vient d’affranchir le préteur, qui de nous pourrait le souffrir ? Venez à mon école apprendre à tromper. Eussiez-vous autant de surveillants qu’Argus avait d’yeux, vous les duperez tous, si vous en avez la ferme volonté.
Un gardien, par exemple, pourra-t-il vous empêcher d’écrire pendant le temps consacré au bain ? empêchera-t-il qu’une suivante, complice de vos amours, ne porte vos billets doux cachés dans son sein, sous une large écharpe ? ne peut-elle pas encore les soustraire aux regards, soit dans la tige de ses brodequins, soit sous la plante de ses pieds ? Mais supposons que votre gardien déjoue toutes ces ruses : eh bien, que votre confidente vous offre ses épaules en guise de tablettes, et que son corps devienne une lettre vivante. Des caractères tracés avec du lait qu’on vient de traire sont un moyen assuré de tromper les yeux : un peu de charbon pulvérisé suffira pour les rendre lisibles. Vous obtiendrez le même service d’un tuyau de lin vert ; et des tablettes dont on ne se défie pas emporteront ces caractères invisibles. Acrisius ne négligea rien pour surveiller Danaé, et pourtant, devenue criminelle, Danaé le fit grand-père.
Que peut le gardien d’une femme, quand il y a dans Rome tant de théâtres, quand elle assiste tantôt aux courses de chars, tantôt aux fêtes données en l’honneur de la génisse de Memphis ; quand elle va dans des lieux interdits à ses gardiens ; quand la Bonne Déesse exclut de son temple les hommes, excepté ceux qu’il lui plaît d’y admettre, quand le pauvre surveillant garde les habits de sa jeune maîtresse à la porte de ces bains où se cachent sans crainte des amants inaperçus ? Ne trouvera-t-elle pas, tant qu’elle le voudra, une amie qui, tout en se disant malade, ne laissera pas de lui céder son lit ? Le nom d’adultère donné à une fausse clef n’indique-t-il pas l’usage qu’on en doit faire ? et la porte est-elle la seule voie pour pénétrer chez une belle ? On peut encore endormir la vigilance d’un argus en le faisant boire largement, fût-ce d’un vin récolté sur les coteaux de l’Espagne. Il est aussi des philtres qui procurent un profond sommeil, et qui font peser sur les yeux une nuit aussi épaisse que celle du Léthé. Votre confidente peut encore écarter un odieux Cerbère par l’appât du plaisir, et le retenir longtemps par ses caresses.
Mais à quoi bon tant de détours et de conseils minutieux, lorsque le moindre présent suffit pour l’acheter ? Les présents, croyez-moi, séduisent les hommes et les dieux : Jupiter lui-même se laisse fléchir par les offrandes. Que fera donc le sage, lorsque le fou connaît lui-même toute la valeur d’un présent ? Il n’est pas jusqu’au mari qu’un présent ne rende muet. Mais il suffit d’acheter une seule fois l’année le silence de son gardien : la main qu’il aura tendue une première fois, il sera souvent disposé à la tendre encore.
J’ai déploré naguère, il m’en souvient, qu’il fallût se méfier de ses amis ; ce reproche ne s’adresse pas seulement aux hommes. Si vous êtes trop confiantes, d’autres goûteront les plaisirs qui vous étaient dus, et le lièvre que vous aurez levé ira se prendre dans les filets d’autrui. Cette officieuse amie, qui vous prête et sa chambre et son lit, s’y est trouvée plus d’une fois en tête-à-tête avec votre amant. N’ayez pas non plus de servantes trop jolies ; plus d’une a pris auprès de moi la place de sa maîtresse.
Insensé ! où me laissé-je emporter ? Pourquoi offrir aux traits de l’ennemi ma poitrine découverte ? Pourquoi me trahir moi-même ? L’oiseau n’enseigne pas à l’oiseleur les moyens de le prendre : la biche ne dresse pas à la course les chiens, ses ennemis. N’importe ; pourvu que je sois utile, je continuerai à vous donner fidèlement mes leçons, dussé-je armer contre moi de nouvelles Lemniades. Femmes, faites en sorte que nous nous croyions aimés ; rien n’est plus facile : on croit aisément ce qu’on désire. Jetez sur un jeune homme des regards séduisants ; poussez de profonds soupirs, reprochez-lui de venir trop tard ; ajoutez-y les larmes et le chagrin menteur d’une feinte jalousie, et que vos ongles mêmes déchirent le visage de votre amant. Il sera bientôt persuadé que vous l’adorez, et, touché de vos tourments : "Cette femme, dira-t-il, est folle de moi ! " surtout, si c’est un petit-maître qui se plaise à consulter son miroir, et qui se croie capable d’inspirer de l’amour aux déesses elles-mêmes. Mais, quelle que vous soyez, que ses torts envers vous vous émeuvent modérément, et n’allez pas perdre l’esprit au seul nom d’une rivale.
Ne soyez pas trop promptement crédule : Procris vous offre un exemple bien sérieux des dangers d’une trop facile crédulité.
Près des coteaux riants et fleuris de l’Hymette est une fontaine sacrée, dont les rives sont bordées d’un vert gazon. Des arbres peu élevés forment à l’entour moins un bois qu’un bocage ; l’arbousier y offre un abri ; le romarin, le laurier et le sombre myrte y répandent leurs parfums ; là, croissent aussi le buis au feuillage épais, la fragile bruyère, l’humble cytise et le pin élancé. Tous ces feuillages divers et le sommet des herbes frémissent, agités par la douce haleine des zéphyrs et par une brise bienfaisante.
C’est là que le jeune Céphale, laissant à l’écart sa suite et ses chiens, venait, las des travaux de la chasse, goûter les douceurs du repos : " Brise légère, répétait-il souvent, viens sur mon sein, viens éteindre mes feux ! " Quelqu’un l’entendit, et, méchamment officieux, alla répéter à sa craintive épouse ces innocentes paroles. Au nom de cette Brise, qu’elle prend pour une rivale, Procris, dans son saisissement, tombe, muette de douleur. Elle pâlit, comme après la vendange pâlissent les pampres tardifs, blessés par les premiers froids de l’hiver, ou comme ces coings déjà mûrs qui font courber les rameaux sous leur poids, ou comme les fruits du cormier, lorsqu’ils sont encore trop acides pour figurer sur nos tables. Dès qu’elle a repris ses sens, elle déchire les légers vêtements qui couvrent son sein, et ses ongles ensanglantent son visage. Puis soudain, furieuse et les cheveux épars, elle s’élance à travers les campagnes, comme une bacchante en délire. Arrivée prés du lieu fatal, elle laisse dans le vallon ses compagnes, et, sans faire entendre le bruit de ses pas, elle pénètre hardiment dans la forêt. Quel est ton dessein, insensée Procris, en te cachant ainsi ? quelle imprudente ardeur anime ton esprit égaré ? Tu crois sans doute voir arriver cette Brise, cette rivale inconnue ; tu penses que tes yeux vont être témoins de l’outrage qui t’est fait. Tantôt tu te repens de ta démarche ; car tu ne voudrais pas surprendre les coupables ! tantôt tu t’en applaudis ; l’amour livre ton cœur aux plus cruelles incertitudes. Tout excuse ta crédulité : le lieu, le nom, le délateur, et ce fatal penchant qu’ont tous les amants à croire ce qu’ils redoutent.
Dès qu’elle vit l’herbe foulée et marquée d’une empreinte récente, des battements redoublés agitèrent son cœur ému. Déjà le soleil, à son midi, avait raccourci les ombres et voyait à une égale distance l’orient et l’occident, lorsque le fils du dieu de Cyllène, Céphale, revint à la forêt, et apaisa dans l’eau d’une source la chaleur qui le brûlait. Cachée près de lui, Procris inquiète l’épie : elle le voit s’étendre sur l’herbe accoutumée ; elle l’entend s’écrier : "Venez, doux Zéphyrs, viens, Brise légère ! " Ô surprise agréable ! elle reconnaît son erreur, causée par un nom équivoque ; elle recouvre ses esprits ; son visage reprend sa couleur naturelle : elle se lève, et, voulant s’élancer dans les bras de son époux, elle agite par ce mouvement le feuillage qui l’environne. Céphale, attribuant ce bruit à quelque bête fauve, saisit vivement son arc, et déjà le trait fatal est dans ses mains. Que fais-tu, malheureux ? ce n’est point une bête fauve - arrête ! — il est trop tard : ton épouse tombe sous le fer lancé par toi : "Hélas ! s’écria-t-elle, tu as percé le cœur d’une amante ! ce cœur toujours blessé par Céphale ! Je meurs avant le temps, mais sans rivale : la terre qui va me couvrir en sera plus légère. Déjà cette Brise qui causa mon erreur emporte mon âme dans les airs : ah ! je meurs ; — que du moins ta main chérie me ferme les yeux."
Céphale désolé soutient dans ses bras sa maîtresse expirante, et arrose de larmes sa cruelle blessure. Enfin l’âme de l’imprudente Procris s’échappe par degrés de son sein, et Céphale, les lèvres collées sur ses lèvres, recueille son dernier soupir.
Mais reprenons notre course, et, pour que notre barque fatiguée touche enfin au port, laissons les exemples et parlons sans détours. Vous attendez sans doute que je vous conduise aux festins, et, à ce sujet, vous désirez encore recevoir mes leçons. Venez-y tard, et ne vous montrez pas avec toutes vos grâces, avant que les flambeaux soient allumés. L’attente plaît à Vénus ; l’attente donne un bien plus grand prix à vos charmes.
Fussiez-vous laide, vous paraîtrez belle à des yeux troublés par le vin, et la nuit jettera son voile sur vos imperfections. Prenez les mets du bout des doigts : savoir manger est aussi un art : gardez que votre main mal essuyée ne laisse de sales empreintes autour de votre bouche. Ne mangez pas chez vous avant le repas ; mais, quand vous serez à table, sachez vous modérer, et mangez un peu moins que vous n’en auriez envie. Si le fils de Priam eût vu Hélène montrer un appétit glouton, il l’eût prise en haine ; il eût dit : "Quel sot enlèvement j’ai fait là ! "
Il siérait mieux à une jeune femme de se permettre un peu d’excès dans le boire : le fils de Vénus et Bacchus s’accordent assez bien ensemble. Ne buvez cependant qu’autant que peut le supporter votre tête ; conservez l’usage de votre esprit et de vos pieds ; et ne voyez jamais doubles les objets simples de leur nature. C’est un honteux spectacle que celui d’une femme plongée dans l’ivresse ; elle mérite, en cet état, d’être livrée aux caresses du premier venu. Elle ne peut non plus, une fois à table, se livrer sans danger au sommeil. Le sommeil favorise alors des excès qui outragent la pudeur.
J’ai honte de poursuivre ; mais la belle Dionée m’encourage : "Ce que tu rougis d’enseigner, me dit-elle, c’est ce que mon culte a de plus important." Que chaque femme apprenne donc à se connaître, et se présente aux amoureux combats dans l’attitude la plus favorable. La même posture ne convient pas à toutes. Que celle qui brille par les attraits du visage, s’étende sur le dos ; que celle qui s’enorgueillit de sa croupe élégante, en offre à nos yeux toutes les richesses. Mélanion portait sur ses épaules les jambes d’Atalante : si les vôtres ont la même beauté, placez-les de la même manière. Si vous êtes de petite taille, que votre amant fasse l’office de coursier : jamais Andromaque à la haute stature ne prit cette position avec Hector. Celle qui est remarquable par sa longue taille doit appuyer ses genoux sur le lit, la tête légèrement inclinée. Si vos cuisses ont tout le charme de la jeunesse ; si votre gorge est sans défaut, que votre amant, debout, vous voie obliquement étendue devant lui. Ne rougissez pas de délier votre chevelure comme une bacchante thessalienne, et de la laisser flotter éparse sur vos épaules. Si les travaux de Lucine ont sillonné de rides votre flanc, telle que le Parthe agile, combattez en tournant le dos. Vénus a mille manières de prendre ses ébats, mais la plus simple, la moins fatigante pour vous, c’est de rester à demi penchée sur le côté droit.
Jamais les trépieds de Phébus, jamais Jupiter Ammon n’ont rendu [3,790] d’oracles plus sûrs que les vérités chantées par ma muse. Si l’art dont j’ai fait une longue étude mérite quelque confiance, croyez-moi, mes leçons ne vous tromperont pas. Femmes, que le plaisir circule jusque dans la moelle de vos os, et que la jouissance soit également partagés entre vous et votre amant ; qu’elle s’exhale en tendres paroles, en doux murmures ; que les propos licencieux aiguillonnent vos doux ébats. Et toi, à qui la nature a refusé le sensation du plaisir, que ta bouche du moins, par un doux mensonge, dise que tu l’éprouves. Malheureuse est la femme chez laquelle reste insensible et engourdi cet organe qui doit procurer à l’un et à l’autre sexe les mêmes voluptés. Mais, lorsque vous feindrez ainsi, n’allez pas vous trahir ; que vos mouvements et vos yeux aident à nous tromper ; que votre voix entrecoupée, que votre respiration haletante, ajoutent à l’illusion. Ô honte ! la source du plaisir a donc ses secrets et ses mystères ! La femme qui, en sortant des bras de son amant, ose lui demander le prix de ses faveurs, doit s’attendre à voir ses prières mal accueillies. Gardez-vous de laisser pénétrer dans votre chambre à coucher une clarté trop vive : il est dans une belle bien des choses qui gagnent à n’être vues qu’au demi-jour.
J’ai terminé mon galant badinage : dételons, il en est temps, les cygnes qui ont traîné mon char. Et maintenant, mes belles écolières, comme l’ont fait naguère vos jeunes amants, inscrivez sur vos trophées : Ovide fut notre maître.