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L’Art de diriger l’orchestre/00

La bibliothèque libre.
Librairie Fischbacher (p. 3-6).

L’ART DE DIRIGER L’ORCHESTRE


IL s’est produit, l’hiver dernier, dans une grande ville très fière à juste titre de ses institutions musicales, un fait artistique intéressant, qui a donné à réfléchir à la critique et aux artistes.

On y a vu un chef d’orchestre étranger, substitué pendant quelques heures seulement aux chefs ordinaires de l’orchestre symphonique de cette ville, transformer la façon de jouer, le phrasé, l’expression, les nuances de cet ensemble instrumental si complètement que des œuvres classiques ou modernes souvent entendues, exécutées à différentes reprises dans des conditions excellentes et, par conséquent, bien connues, ont paru cependant presque nouvelles à un public nullement novice, très surpris, on le conçoit, de découvrir dans cette exécution pour ainsi dire improvisée des choses qu’il n’avait pas soupçonnées et de trouver des aspects si différents aux mêmes pièces de musique jouées vingt fois devant lui par les mêmes instrumentistes.

On eut ainsi la révélation de ce que peut l’art de diriger, et la sensation très nette d’une virtuosité particulière appliquée à un complexe sonore qu’on n’avait pas considéré jusqu’ici comme un instrument aussi docile à la volonté de l’interprète que peut l’être un piano ou un violon. Ce qui a rendu cette expérience particulièrement concluante, ce sont les conditions dans lesquelles elle s’est faite. Il y a de nombreux exemples de chefs d’orchestre fameux, voyageant de ville en ville avec un orchestre à eux, ou appelés à diriger exceptionnellement de grands ensembles où se trouvent réunis des instrumentistes de choix recrutés un peu partout. Dans ce cas, la composition de l’orchestre, la discipline résultant de l’unité de direction, la connaissance d’un répertoire restreint et souvent répété, suffisent pour expliquer la supériorité de l’exécution.

Cette fois, il s’agissait d’un orchestre depuis longtemps constitué, formant un corps de musique homogène, habitué à jouer sous des chefs différents sans qu’il en soit jamais résulté une modification essentielle dans le caractère de son exécution, un orchestre d’ailleurs souvent cité parmi les meilleurs de l’Europe et qui a de triomphantes journées à son actif.

Pour qu’en deux ou trois répétitions sa manière de se comporter ait pu être altérée au point de frapper non seulement les gens compétents, mais jusqu’à la masse du public, il faut bien admettre qu’il y a, dans la façon de conduire les artistes d’orchestre, un don particulier, une aptitude analogue à celle de tout virtuose pour un instrument déterminé, aptitude qui doit être soigneusement développée, gouvernée et entretenue.

En principe, on est depuis longtemps d’accord là-dessus ; dans la pratique, point. La plupart de nos chefs d’orchestre sont encore des produits du hasard, c’est-à-dire des compositeurs avortés, des pianistes ou des violonistes qui, n’ayant pas réussi comme virtuoses, s’installent un matin au pupître, sans se douter que l’art de conduire, de tous les arts relatifs à la musique, est peut-être celui qui réclame le plus de véritable sens musical et le plus de science, c’est-à-dire le plus de préparation, sans parler des facultés spéciales indispensables au métier proprement dit. Sans doute, dans le nombre de ces chefs, il en est qui, grâce à une bonne éducation antérieure et à une longue pratique, finissent par devenir des gens de métier très habiles. L’homme de métier n’est cependant que la moitié de l’artiste complet. La vérité est que l’Art de diriger devrait être une des branches de l’enseignement et former le complément nécessaire et obligatoire des hautes études musicales dans nos conservatoires[1]. Il n’est pas certain que chaque année scolaire produirait un chef supérieur, mais il est certain tout au moins qu’au bout d’un certain temps, il y aurait au pupître de nos théâtres et de nos concerts symphoniques, des hommes capables de lire, de comprendre et d’interpréter intelligemment une partition moderne ou classique. Alors aussi cesseraient les doléances des auteurs qui, trop souvent avec raison, se prétendent trahis et massacrés par des corps de musique dont les éléments excellents en soi leur permettaient d’espérer une interprétation supérieure.

Le chef d’orchestre à propos duquel ces réflexions ont surgi dans l’esprit de maint artiste n’est autre que le célèbre capellmeister viennois Hans Richter ; l’orchestre qui lui a servi de champ d’expérience, – si je puis ainsi dire, – est celui des Concerts populaires de Bruxelles, le même, à peu d’éléments près, qui dessert le théâtre de la Monnaie, et qui, avec l’adjonction des quelques professeurs du Conservatoire de Bruxelles, forme le très bel orchestre de la Société des Concerts de cet établissement. Le chef d’orchestre, justement fameux, qui le dirige d’ordinaire, M. Joseph Dupont, s’étant provisoirement retiré de la conduite des Concerts populaires, M. Richter avait été appelé à diriger la dernière séance de la saison. C’est ainsi que l’orchestre bruxellois s’est trouvé momentanément placé sous la direction de cet incomparable artiste.

J’ai suivi attentivement les trois répétitions qui eurent lieu sous la direction de M. Richter, et j’eus la curiosité de noter les observations qu’il adressa aux exécutants. Il m’a semblé qu’elles pourraient intéresser tous les artistes et qu’il y aurait peut-être quelque profit à en retirer, même pour ceux qui n’ont pas assisté à ce concert.

  1. Ceci était écrit et déjà imprimé lorsqu’à paru le livre de M. Gounod sur Don Juan, dans l’appendice duquel l’illustre maître touche sommairement à la question du chef d’orchestre et exprime lui aussi, le vœu que l’art de diriger « fasse l’objet d’un cours normal dans l’ensemble d’éducation musicale représenté par nos Conservatoire ».