L’Art de faire les Rapports en Chirurgie/06
CHAPITRE VI.
De la troiſieme eſpece de Raports en Chirurgie, qui comprend les Eſtimations de Panſemens & de Médicamens.
E terme d’Eſtimation vient du mot latin
æſtimatio, dérivé du verbe æſtimare, qui
ſignifie eſtimer, évaluer, juger du prix d’une
choſe.
Ainſi l’on doit entendre par un Raport d’Eſtimation en Chirurgie, un Jugement par écrit, donné par un, ou par pluſieurs Chirurgiens Jurés, ſur l’examen d’un Mémoire de panſemens & médicamens qui leur eſt remis par un Chirurgien auquel le payement en eſt conteſté par celui qui en eſt le débiteur ; ſoit qu’ils lui ayent été faits & fournis à lui-même, ou que le Chirurgien y ait travaillé par ſon ordre, ou qu’il ait été condamné par Juſtice à un faire les frais.
Les Eſtimations ont donc lieu en Chirurgie, lorſque les ſalaires ſont conteſtés par les débiteurs aux Chirurgiens qui les ont traités, ſoit qu’ils refuſent abſolument d’entrer en payement, ou qu’ils leur faſſent des offres qui ne ſoient pas recevables ; car en ce cas-là les Juges ordonnent que les Mémoires concernant les opérations, panſemens & médicamens en queſtion, ſeront priſés & eſtimés par les Experts, qui ſont quelquefois nommés d’Office, mais ordinairement dont les Parties conviennent, le demandeur en nommant un, & le défendeur un autre.
Ce qui porte les Juges à laiſſer le plus ſouvent aux Parties la liberté de nommer leurs Experts, eſt que, lorſqu’ils ſont nommés d’Office, il y a ſouvent contre eux des cauſes de récuſation, ce qui n’a point lieu quand les Parties les choiſiſſent ; parce que ſi une Partie nomme un Parent, un allié, un ami, la Partie adverſe peut faire la même choſe.
Mais au ſurplus, ſoit que les Experts ayent été nommés d’Office, ou que les Parties en ſoient convenues, il faut qu’après la nomination, le pourſuivant leur ſignifie le Jugement en vertu duquel ils doivent proceder à l’Eſtimation requiſe, avec aſſignation pour prêter le ſerment de la faire en vérité & en conſcience ; & ſur cette aſſignation ils ſont tenus de comparoître à l’Audience, ou de faire leur ſoûmiſſion au Greffe, après quoi le Mémoire leur eſt mis entre les mains pour procéder à l’Eſtimation, au jour, à l’heure, & au lieu dont ils conviennent entr’eux pour l’ordinaire, ou qui leur ſont quelquefois preſcrits par ce Jugement ; ce que le Magiſtrat ordonne lorſqu’il juge à propos que le défendeur y ſoit préſent, auquel cas il eſt auſſi aſſigné pour s’y trouver, ſi bon lui ſemble, lui déclarant néanmoins qu’il y ſera procédé tant en abſence que préſence.
Les Juges ordonnent que l’Eſtimation ſera faite en préſence des Parties, principalement en deux occaſions.
La premiere, lorſque le Mémoire contient les panſemens d’une maladie particuliere, ſur laquelle le demandeur n’a dû s’expliquer que fort généralement dans une preuve auſſi publique que l’eſt un Mémoire ſignifié : car alors, afin de donner aux Experts les éclairciſſemens dont ils ont beſoin pour faire une juſte Eſtimation, il faut absolument que les Parties s’expliquent en leur préſence ſur la nature de la maladie, ſur les accidens qui y ſont arrivés, ſur les complications, & ſur toutes les circonſtances de la curation, auſſi-bien que ſur les reproches qu’il ſe font l’un à l’autre ; comme du Malade au Chirurgien, de négligence, d’impéritie, de lenteur & de retardement ; du Chirurgien au Malade, de ſa deſobéissance, de ſon impatience, de ſon peu de confiance, de ſon mauvais régime, &c. parce qu’à travers ces plaintes affectées & ces récriminations, les Experts ne laiſſent pas d’entrevoir quelque lueur de vérité capable de les éclaircir & de les inſtruire.
La ſeconde occaſion dans laquelle le défendeur eſt obligé de paroître devant les Experts, eſt lorſqu’il a allégué dans ſes défenſes qu’il n’eſt pas bien guéri de la maladie pour laquelle ſon Chirurgien lui demande ſatisfaction : le Juge ordonne en ce cas-là, qu’avant que de faire l’eſtimation des panſemens & des médicamens en queſtion, le défendeur ſera vû & viſité par les Experts, leſquels le trouvant parfaitement guéri, ou autant bien qu’il le peut être par raport à la nature de ſa maladie, feront en conſéquence l’Eſtimation dont il s’agit.
Sur quoi il eſt aſſez naturel de demander ce que doivent faire les Experts dans un cas pareil, s’ils trouvent que le malade ne ſoit pas guéri, ou qu’il lui ſoit reſté quelque difformité ou impuiſſance par la faute du Chirurgien ?
On répond à cette demande, qu’il eſt hors de doute que les Experts étant bien ſûrs que le mauvais état où le défendeur ſe trouve, vient de l’impéritie ou de la négligence du Chirurgien ; loin de lui attribuer aucun ſalaire, ils devroient alors mettre ſa faute en évidence : mais parce qu’il faudroit aſſez ſouvent avoir ſuivi le traitement dans toute ſon étendue, & avoir été témoin des obſtacles qui ſe ſont oppoſés à ſon bon ſuccès, pour certifier avec toute ſorte de vérité que ſa mauvaiſe réuſſite doit être entiérement imputée au Chirurgien, le parti que les Experts prennent ordinairement en ces rencontres, eſt de laiſſer la choſe indéciſe, & de n’accorder au demandeur qu’une ſomme très-modique.
Outre les règles générales que nous avons données dans le quatriéme Chapitre pour bien faire les Raports proprement pris, qu’il faut pareillement obſerver dans les Eſtimations de Chirurgie, il y a encore quelques autres circonſtances à garder dans ces Raports de la troiſiéme eſpece, pour les faire avec la derniere exactitude.
Ces circonſtances ſont premiérement, que le jugement que les Experts font ſur chaque article du Mémoire qui leur a été mis entre les mains, doit être marqué en marge, pour faire voir aux Juges qu’ils ont fait droit ſur tout avec l’exactitude requiſe.
Secondement, lorſqu’ils réduiſent le prix d’un article à une moindre ſomme, cette ſomme modifiée doit être marquée en chifre.
Troiſiemement, lorſque dans une taxe modique ils ne trouvent rien à retrancher, ils doivent mettre en marge le mot de bon.
Quatriemement, après avoir calculé le total des ſommes qu’ils eſtiment légitimement dûes au demandeur, ils en doivent dreſſer leur Certificat au bas du Mémoire, en forme de Procès-verbal, conçû en très-peu de diſcours.
De plus, les Experts doivent encore avoir égard à quelques circonſtances plus générales dans toutes ſortes d’Eſtimations.
C’eſt 1o de conſidérer le mérite de l’opération ; parce que celles qui demandent beaucoup de dexterité & d’expérience, ou qui ſont pénibles & laborieuſes, doivent être mieux payées que celles qui ſont faciles, communes, & que l’on fait ſans beaucoup de peine & de travail.
2o Il faut quelquefois avoir plûtôt égard à l’importance des maladies. Par exemple, un Chirurgien qui réunira en fort peu de tems une grande diviſion dans les chairs, par la ſuture, par la ſituation, & par un bandage convenable, méritera d’être mieux récompenſé qu’un Chirurgien ignorant qui aura tamponé une ſemblable playe, & qui ne l’aura conduite à ſa guériſon qu’après une longue ſuppuration, & qu’après avoir fait ſouffrir au bleſſé de cruelles douleurs, qu’il lui auroit épargnées, auſſi-bien qu’un traitement fort ennuyeux, s’il eût été bien verſé dans ſon Art, dont une des meilleures maximes l’engage à traiter ſes malades promptement, ſûrement, & avec le moins de deſagrément qu’il eſt poſſible.
Je ne prétens pourtant pas inſérer de-là, que le tems qu’on employe dans les traitemens, ne doive pas être conſidéré dans les Eſtimations de Chirurgie ; parce qu’il y a des maladies ſi grandes par elles-mêmes, qui ont de ſi fâcheuses complications, & auxquelles il ſurvient un ſi grand nombre d’accidens, que l’on ne peut très-ſouvent les guérir que par un long traitement. Il y en a même qui ſont légeres en apparence, & que la mauvaiſe diſpoſition des ſujets rend néanmoins très-longues & très-difficiles à guérir. Or les Experts doivent peſer toutes ces choſes, afin de faire leur Eſtimation avec équité.
3o L’on doit beaucoup inſiſter dans la taxe d’un Mémoire, ſur la qualité des perſonnes qui ont été traitées, auſſi-bien que ſur leurs facultés ; car plus les perſonnes ſont élevées en dignité, plus auſſi demandent-elles de ſujétions, de ſoins, de viſites & d’aſſiduités, qui méritent par conſéquent une plus ample récompenſe : outre que les fonctions des Chirurgiens qui n’ont rien de fixe ſont toûjours payées à l’amiable par les honnêtes gens, ſelon le rang qu’ils tiennent ; & cet uſage doit ſervir de regle dans les Eſtimations.
La conſidération des facultés des malades n’eſt pas moins eſſentielle en ces rencontres, que celle de leur qualité ; parce qu’il y a tel Marchand, ou Officier de robe, ou tel autre employé dans les Fermes, qui s’incommoderoit moins en payant largement un traitement d’importance, que beaucoup de gens de la premiere qualité dont les biens ne répondent pas à leur naiſſance.
4o Il faut que les vûes des Experts s’étendent juſque ſur la diſtance des lieux : car il ne ſeroit pas raiſonnable qu’un Chirurgien qui auroit été d’un bout de la Ville à l’autre, pendant trois ou quatre mois, pour faire un traitement de conſéquence, principalement à Paris, ou à une lieue & plus dans la Campagne, ne fût pas mieux payé qu’un autre qui auroit fait un pareil traitement dans ſon voiſinage.
Au reſte, quoique l’on ait dit ci-deſſus qu’il faut que les Experts examinent les Mémoires article par article, &c. il ne s’enſuit pas pour cela que l’on n’y puiſſe aſſez ſouvent procéder d’une autre maniere, ſçavoir, quand ces Mémoires ne contiennent qu’une ſimple explication de la maladie, & du tems que l’on a employé à la guérir, tous les remedes tant intérieurs que topiques ayant été fournis par l’Apoticaire ; car en ce cas il ſuffit d’adjuger au Chirurgien une ſomme dont il ait lieu d’être content pour ce qu’il a fait par rapport à ſon miniſtere.