L’Art de la contre-réforme/02

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L’Art de la contre-réforme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 37-61).
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L’ART DE LA CONTRE-RÉFORME

SES CARACTÈRES GÉNÉRAUX

II[1]
FRANCE


I. — COMMENCEMENT DE L’ÂGE DE LA CONTRE-RÉFORME EN FRANCE

Christianisme, grandeur et tristesse, tels sont les traits de l’art qui se constitue à Rome au milieu du XVIe siècle. Mais ces caractères ne se retrouvent pas semblables à la même époque dans toutes les régions de l’Italie ou de la France. Nous avons vu à la suite de quelles circonstances ils ont apparu dans le milieu romain : pour les retrouver ailleurs, il faudra que la société soit façonnée par des causes analogues. Tant qu’un pays n’aura pas été éprouvé par de grands malheurs publics, tant que l’action religieuse de Rome ne se sera pas exercée sur lui, nous verrons l’art de la Renaissance s’y continuer librement dans toute sa volupté.

Or, si Rome est profondément frappée au milieu du XVIe siècle, il n’en est pas de même de la plus grande partie de l’Italie. Florence, un instant attristée, retrouve avec ses Grands-Ducs, par la protection de la maison d’Autriche et ses alliances avec elle, une civilisation raffinée et élégante, qui, avec des artistes tels que Cellini, Ammanati, Jean de Bologne, continue pendant tout le XVIe siècle le rêve de beauté de la Renaissance. Au Nord de l’Italie, le Corrège reprend l’art de Léonard de Vinci et de Raphaël. Venise, alors au faite de sa puissance, voit fleurir, avec Véronèse, Sansovino et Palladio, l’art le plus brillant que l’Italie eût jamais connu.

La France pas plus que l’Italie n’a de raisons pour suivre le mouvement romain : au moment où, en 1527, la Papauté a vécu les jours les plus tristes de son histoire, elle traverse au contraire une période des plus brillantes. Le règne de François Ier et celui d’Henri II furent des règnes de volupté artistique qui contrastent singulièrement avec la sévérité romaine. Le maître qui domine cet âge est cet incomparable Jean Goujon qui, par son charme et son élégance, égale Cellini lui-même, et qui a une distinction souveraine, un atticisme, que Cellini ne connaît pas. C’est le moment où Pierre Lescot crée ces magnifiques palais qui restent une des gloires les plus pures de l’architecture française. Lorsque Michel-Ange sculpte à Rome les dramatiques Tombes des Médicis, Jean Goujon et Germain Pilon évoquent encore les plus riantes divinités de l’Olympe.

L’apparition du protestantisme en France, et les guerres de religion qui en furent la conséquence, marquent le point de départ de l’âge nouveau. Nous allons assister en France, par suite de ces guerres civiles, aux mêmes phénomènes qui eurent lieu en Italie par suite des invasions des armées étrangères. Si l’art de Raphaël ne se continue pas à Rome, c’est le sac de cette ville qui en fut la cause ; de même en France ce furent les guerres de religion qui mirent fin à l’art de Jean Goujon et des maîtres de la Renaissance.

De toutes ces guerres, de toutes ces souffrances, va résulter, en France comme à Rome, mais un peu plus tardivement, un premier caractère, celui de la tristesse. Toute la grâce de la Renaissance va s’envoler. Et peu à peu nous verrons disparaître, soit dans les châteaux, soit dans les églises, toute la richesse ornementale qui était le trait essentiel de l’art de François Ier et d’Henri II.

Après les malheurs de la fin du XVIe siècle, le règne d’Henri IV fut un règne réparateur. En abjurant le protestantisme, en réconciliant les esprits si profondément divisés, il ramène en France la paix et la prospérité. Mais Henri IV n’est pas encore le Roi qui va faire pénétrer en France les idées de la Contre-Réforme ; ce n’est pas lui, le protestant converti, qui mettra au premier plan de ses pensées l’idée catholique ; il va bien à la messe, mais il ne cesse pas d’être le vert-galant, et son règne est encore, dans une certaine mesure, la continuation du siècle précédent. Les parties du Louvre qu’il construit sont la suite du Louvre de François Ier et d’Henri II. Le fait que Marie de Médicis appelle un voluptueux Rubens pour décorer son palais prouve bien qu’à ce moment l’influence romaine n’est pas encore prépondérante en France. Et ce n’est pas Henri IV qui remettra l’éducation nationale entre les mains des Jésuites.

C’est seulement avec Louis XIII que l’art et la pensée française vont se transformer et revêtir les caractères mêmes que nous avons vus naître à Rome. Louis XIII, c’est le roi très chrétien qui va faire de la pensée religieuse le fond de son gouvernement ; comme les papes de la Contre-Réforme, il veut lutter contre les hérétiques, refaire une France unie dans le catholicisme romain, et il s’appuie sur la Papauté dont il devient le fidèle allié. Ce sont les congrégations romaines qu’il appelle en France et qui dirigent les esprits. Paris ressemble à une seconde Rome, avec cette particularité qu’il conservera plus tardivement que Rome son puritanisme. Au début du XVIIe siècle, Rome, en effet, était en train d’évoluer ; la joie de la Renaissance réapparaissait avec les Borghèse et les Barberini, sous Paul V et Urbain VIII, alors que la France restait encore profondément austère sous le gouvernement du cardinal de Richelieu.

Cet âge est essentiellement remarquable par la gravité et le sérieux de sa pensée, et ces traits nous frappent d’autant plus qu’il est placé entre deux époques qui, par leur volupté, font avec lui le plus profond contraste, le siècle des Valois et celui de Louis XIV. La pensée française, sous Louis XIII, laisse tomber tout ce qui pourrait avoir le moindre caractère de frivolité, et elle s’élève à une hauteur que depuis lors elle n’a plus atteinte. Quel que soit le mérite des plus grands penseurs du règne de Louis XIV, aucun d’eux ne peut être comparé à un Descartes et à un Pascal ; et le nom du Poussin suffit à dire quelle fut à ce moment la noblesse et la grandeur des arts.

La période de la Contre-Réforme en France correspond au règne de Louis XIII et plus exactement au gouvernement de Richelieu, l’homme qui dirige tout, qui fait une France austère et puissante. Après lui, Mazarin va atténuer cette sévérité et préparer l’art somptueux du règne de Louis XIV.

Au début du XVIIe siècle, soit par suite des malheurs de la fin du XVIe siècle qui avaient porté un coup si funeste à l’Ecole française, soit par suite du prestige qu’exercent à ce moment les écoles italiennes, et surtout l’art de cette Papauté autour de laquelle se rangeaient si fidèlement les nations catholiques, les jeunes artistes quittent presque tous la France pour aller faire leur éducation à Rome. Voici une liste des principaux artistes qui ont fait ce voyage dans la première moitié du XVIIe siècle :

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Le Père Martellange (1669-1641) de 1590 à 1604
Freminet de 1592 à 1613
Simon Guillain (1581-1658) vers 1610
Sarrazin (1588-1660) de 1610 à 1621
Lemercier (1585-1654) de 1607 à 1620
François Mansart (1598-1666)
Le Muet (1591-1669)
Simon Vouet (1599-1641) de 1612 à 1627
Jean Le Maire (1597-1659) séjour de vingt années
François Perrier (1590-1650) vers 1630
Callot (1593-1635) va, très jeune à Rome
Stella (1596-1657) vers 1616
Valentin (1600-1634) de 1622 à 1632
Jean Mosnier (1600-1656) long séjour à Florence
Claude Lorrain (1600-1682) de 1620 à 1682
Le Poussin (1594-1665) de 1624 à 1665
Bertholet Flemael (1614-1675)


À ces noms il ne manque vraiment que celui de Salomon de Brosses (1565-1626) pour avoir dans son entier le livre d’or du règne de Louis XIII. Les historiens ne nous disent pas s’il a fait le voyage d’Italie, mais ce voyage est fort vraisemblable, étant donné sa grande connaissance de l’art romain et de l’art florentin. Les premiers documens que nous avons sur lui sont de 1613, lorsqu’il travaillait à l’Hôtel du duc de Bouillon. À ce moment, il a quarante-huit ans, et il a déjà dû faire le voyage d’Italie.

C’est l’art de ces maîtres que nous allons étudier, en le suivant dans ses diverses formes, dans la peinture et la sculpture, mais surtout dans l’architecture, qui plus que tout autre est l’expression fidèle d’un milieu social[2]. L’architecture de la Contre-Réforme, c’est l’art qui succède au Louvre de Pierre Lescot, aux Tuileries de Philibert Delorme, et aux églises de Saint-Eustache et de Saint-Étienne du Mont[3].


II. — L’ARCHITECTURE

I. Les Églises. — Nous sommes à un moment capital de l’histoire de l’architecture française, au moment où la France va brusquement renoncer à l’art qui régnait chez elle depuis de longs siècles, à cet art merveilleux qui est la gloire impérissable de son génie, pour adopter un style nouveau, un style entièrement formé à l’étranger, en dehors de toutes ses traditions nationales, et qui était bien loin d’égaler en beauté celui qu’elle allait proscrire.

Des causes nombreuses devaient faire abandonner le gothique : la première fut sa richesse, le luxe excessif de son décor. On combat ce luxe parce que désormais, dans la gravité de la nouvelle pensée chrétienne, on le trouve inutile et peu en rapport avec l’austérité que l’on veut faire régner dans la maison de Dieu.

Il est à remarquer que la Renaissance n’avait pas porté atteinte aux formes essentielles de l’art gothique. Les architectes français du XVIe siècle n’ignorent rien des nouveautés italiennes ; ils les accueillent, mais sans renoncer pour cela aux élémens primordiaux de leur architecture nationale. Ils se contentent d’emprunter au style italien son décor, et toute l’évolution de l’art en France, depuis le règne de Charles VIII jusqu’à celui de Louis XIII, consiste à remplacer le décor gothique par le décor Renaissance.

Au surplus, la Renaissance du XVe siècle, en Italie même, n’avait pas apporté de profondes modifications dans le style de l’architecture qui reste dans son essence très attachée aux traditions chrétiennes du moyen âge. Il suffit de citer, pour s’en convaincre, la Chartreuse de Pavie, San Bernardine de Pérouse, la Madone des Miracles de Brescia et tant d’autres, qui sont toutes couvertes d’ornemens comme des églises gothiques. Le style de la Renaissance en Italie, le style gothique en France, chantent le même hymne d’allégresse, et c’est leur beauté qui les perd, c’est à cause d’elle qu’ils vont tous deux être combattus par le puritanisme de la Contre-Réforme.

Une seconde raison fit proscrire le luxe de l’art gothique : on y renonça, non seulement parce qu’on le considérait comme une inutilité, comme un danger, comme étant peu convenable à la gravité nouvelle, mais parce qu’il était trop coûteux. Dans leur désir de propagande, dans leurs efforts pour ramener et maintenir étroitement les peuples au sein du catholicisme, les papes veulent multiplier partout les églises, les couvens, les écoles, et pour cela, il leur faut avant tout rechercher une forme d’art n’exigeant pas de trop grandes dépenses. Saint Bernard, au XIIe siècle, avait été conduit par les mêmes raisons lorsqu’il combattit l’art de Cluny et opposa au luxe des riches abbayes clunisiennes un art plus simple, plus à la portée des modestes ressources des communautés religieuses.

D’autres raisons encore expliquent l’abandon du style gothique : il n’est pas douteux que, si le gothique avait pour lui le prestige de sa beauté et de son grand caractère d’expression religieuse, il avait l’inconvénient d’être peu pratique : ses voûtes étaient trop inutilement hautes, et surtout, il était trop encombré de piliers. Le nouveau style créé en Italie n’avait aucun de ces défauts et il était en particulier tout à fait remarquable par ses vastes espaces désencombrés.

Enfin, l’église gothique n’était pas suffisamment claire. Jamais, il est vrai, dans aucune architecture on n’avait encore autant multiplié et agrandi les fenêtres ; mais on avait agi ainsi, moins pour avoir plus de lumière que pour pouvoir garnir ces fenêtres de vitraux : la fenêtre avait perdu ses fonctions d’éclairage pour se transformer en tableau. Partant, l’église gothique est toujours un peu obscure ; mais cela importait peu, on ne s’en préoccupait pas ; au moyen âge, on n’a pas besoin de voir dans les églises : le peuple qui vient là se rassemble pour prier, pour entendre un prédicateur ou des chants religieux, et tout ce qu’on veut lui montrer, il le voit bien. De toutes parts son attention est attirée par la vue des vitraux : cette église est un livre, et, sur tous les panneaux des fenêtres, il le lira. Le système est parfait ; il a pour lui la beauté et l’utilité, il est pleinement satisfaisant.

Mais tout va changer par suite de l’invention de l’imprimerie. Du jour où l’on mit un livre entre les mains des fidèles, et où l’on s’aperçut que le livre était un moyen d’instruction bien autrement puissant que l’image, un moyen permettant de dire plus de choses et avec plus de précision, de ce jour-là l’église peinte cessa d’être une nécessité, et les grandes verrières, comme les grandes fresques en Italie, perdirent leurs souveraine importance.

Comme les fidèles ont désormais des livres entre les mains, et comme il est essentiel qu’ils puissent aisément les lire, on va chercher à mettre dans l’église plus de lumière, et le vitrail coloré qui était un obstacle à cette lumière va trouver là une nouvelle cause de défaveur. L’histoire nous le dit bien clairement : non seulement on ne place plus de vitraux nouveaux dans les églises, mais au XVIIe et au XVIIIe siècle les chanoines, dans la plupart des cathédrales de France, détruisent les anciens vitraux pour les remplacer par des verres blancs. Et ce fait si anti-artistique serait absolument incompréhensible si l’on ne connaissait pas les causes qui l’ont provoqué.

Et voilà pourquoi le style gothique a disparu. Voilà pourquoi il céda la place à un style nouveau, qui avait pour lui d’être moins luxueux, plus économique et mieux approprié à tous les besoins du culte.

Toutefois, le gothique ne mourut pas tout entier ; l’architecture française ne renonça pas à toutes ses traditions nationales, et le style de la Contre-Réforme ne s’établit et ne se développa en France qu’en subissant des modifications qui le distinguent très nettement du style italien et créent une variété à laquelle il convient de donner le nom de style français de la Contre-Réforme. Nous assistons là au même phénomène qui s’était passé au moyen âge lorsque l’Italie voulut imiter l’art gothique français, et ne le fit qu’en modifiant ce style de façon à créer une variété italienne.

Le caractère essentiel qui va subsister, en France, des traditions gothiques est le principe de verticalisme. C’est lui qui donnera aux voûtes des églises une plus grande hauteur que dans les constructions italiennes, c’est lui surtout qui voudra les hautes façades et les clochers. C’est l’esprit gothique qui, au début de l’âge de la Contre-Réforme, inspirera la façade de Saint-Gervais et l’église de Saint-Paul-Saint-Louis ; et c’est lui qui, à la fin de cet âge, réapparut dans ses œuvres les plus significatives, à l’église de Saint-Sulpice et au Dôme des Invalides.


À Paris, l’Église des Carmes, construite de 1613 à 1625, peut être considérée comme le début de l’importation italienne, mais ce n’est encore qu’un timide essai, où l’on voit subsister, à côté des nouveautés étrangères, de nombreuses formes françaises, notamment les larges fenêtres séparées par des divisions verticales et faites encore pour recevoir des vitraux. Comme caractères italiens, il faut noter dans la nef les piliers flanqués de pilastres et surtout la coupole s’élevant à la croisée du transept, la première que l’on voyait en France. Mais, soit par le style et la disposition des pilastres, soit par la manière dont la coupole se raccorde aux nefs, l’architecte fait preuve d’une naïveté surprenante et d’une ignorance encore grande de ce style italien qu’il tente d’imiter. On remarquera aussi les peintures de la coupole qui sont l’œuvre d’un Flamand, mais d’un Flamand italianisé, de Flemael, qui eut le mérite d’être le premier en France à peindre une coupole et de la peindre avec toutes les difficultés que présente une semblable tâche, non par compartimens isolés, mais dans une composition d’ensemble, en imitation de ce qu’avaient fait le Corrège et, après lui, les maîtres de Bologne[4].

Comme celle des Carmes, l’Église des Pères de l’Oratoire est encore un très intéressant alliage des formes italiennes et des formes traditionnelles de l’art français. Si, dans cette église commencée en 1621 par Métézeau, on fait abstraction des parties terminées par Lemercier, on remarque, à côté de l’emploi des ordres antiques, la survivance de l’esprit gothique, très nettement caractérisée par l’élancement de la nef et sa forte prédominance sur les parties latérales, par la grandeur des fenêtres, l’importance des contreforts et la hauteur de la toiture.

Sainte-Élisabeth, construite par les religieuses du Tiers-Ordre, malgré le maintien de lare aigu dans les fenêtres, est un monument beaucoup plus classique. C’est Marie de Médicis qui en pose la première pierre en 1628 ; et la façade de cette église est si italienne, je puis dire si florentine, qu’il me semble vraisemblable que le dessin en a été envoyé de Florence. C’est une façade gracieuse et délicatement ornée, telle qu’on en faisait pour ces édifices aux murs légers que l’on continuait à construire en Toscane dans le style de Brunelleschi ou de Giuliano da San Gallo, une façade contrastant avec le style plus massif et plus imposant de l’école romaine. À Sainte-Elisabeth, la façade avec sa porte et ses niches aux formes cintrées avec des bordures de guirlandes, est une œuvre des plus exquises et qui à Paris ne se refera plus.

C’est dans une voie plus romaine que l’art français allait s’engager, et ce sont les Jésuites qui, plus que les Carmes, les Pères de l’Oratoire ou les Religieuses du Tiers Ordre, vont être les chefs du nouveau mouvement. Ce sont eux qui vont diriger l’art, comme ils le dirigeaient à Rome, et non seulement à Paris, mais dans toutes nos provinces, créant partout des chapelles et des églises en imitation du Gesu et de Saint-Ignace. Leur Noviciat de Paris, œuvre du Père Martellange, ne fut commencé qu’en 1630, mais les projets étaient faits antérieurement, et déjà, de 1605 à 1610, le Père Martellange avait construit sur le même plan de nombreux collèges, notamment ceux du Puy, de Moulins, de Vesoul et de Vienne. Voilà le créateur de la nouvelle architecture. Créateur toutefois n’est pas le vrai mot, il faut se contenter ici du mot importateur, car il ne crée pas une œuvre personnelle et ne fait que reproduire le Gesu de Vignole ; et j’ai dit précédemment les raisons du succès d’une pareille œuvre.


À partir de ce moment, le style nouveau est créé en France, et nous allons assister à sa marche, à son évolution, à toutes les formes diverses que le génie français va tenter pour s’assimiler et faire sien un art qu’on lui apporte de l’étranger. L’architecture française va montrer ici toute son ingéniosité et toute sa grandeur dans des œuvres où l’on est tenté parfois de ne voir que des copies, mais qui sont au contraire des œuvres très personnelles, des œuvres s’adaptant aux conditions de notre sol et de notre climat et maintenant les traditions françaises.

Dans l’art que nous allons voir créer par les architectes français de cet âge, dont les plus grands furent Salomon de Brosses, François Mansart et Lemercier, une première œuvre s’impose à nous, la façade de l’église Saint-Gervais faite par de Brosses en 1616. Là nous trouvons tous les traits de l’art nouveau ; mais comme il s’agissait de terminer un édifice antérieur, de créer une façade pour une église gothique, on comprend aisément que l’artiste ait été obligé de faire une œuvre très originale, très différente de tout ce que l’on faisait alors en Italie. De Brosses adopte les ordres selon la nouveauté régnante ; tous les détails sont classiques, mais la conception générale et les lignes d’ensemble sont encore tout français et tout gothiques. En terminant avec les formes de la Renaissance un monument gothique, de Brosses sut merveilleusement, sur l’ossature ancienne, disposer un décor nouveau, créant ainsi une œuvre que les Italiens n’auraient jamais conçue, qu’ils n’auraient sans doute jamais aimée, mais qui, à mon sens, égale et même surpasse toutes les façades faites en Italie dans le style de la Contre-Réforme.

Cette façade est divisée en trois étages : les deux premiers, identiques, se composent de quatre groupes de deux colonnes accouplées, le troisième ne répète que le motif central. Cette monotonie donne à toute l’œuvre un aspect un peu sévère, mais qui est impressionnant par sa grandeur. L’absence de tout ornement semble bien convenir à ce style : tout décor affaiblirait la majesté que l’artiste a si bien su exprimer.

L’Église Saint-Paul-Saint-Louis, construite par les jésuites, de 1627 à 1641, appartient au même courant d’idées que l’œuvre de Salomon de Brosses à Saint-Gervais ; mais ici, au lieu de ne trouver qu’une façade, nous sommes en présence d’un monument tout entier.

L’église Saint-Paul, à la différence de la chapelle du Noviciat des Jésuites, n’est pas la copie littérale d’une œuvre italienne ; c’est une œuvre plus originale où l’on trouve un très intéressant alliage d’art français et d’art italien[5]. C’est la pensée gothique qui intervient encore en restreignant la largeur de la nef, et en en augmentant la hauteur, de façon à faire prédominer nettement l’impression d’élancement. Les Italiens n’ont jamais cherché cet effet ; même lorsqu’ils construisent des voûtes très hautes, comme à la cathédrale de Florence ou à Saint-Pierre, ils élargissent en proportion les dimensions horizontales. Et ce fait a toujours provoqué de la part des architectes français des critiques sur des monumens auxquels ils reprochent un système qui ne peut donner pleinement aux yeux cette impression de hauteur à laquelle on subordonne tout en France. On remarquera en outre dans la voûte, soit par le maintien des arcs-doubleaux, soit par la profonde pénétration de larges et hautes fenêtres à la française, une fragmentation qui rappelle les formes gothiques et contraste avec la régularité que les Italiens cherchaient dans leurs berceaux cylindriques.

Mais après avoir noté ces caractères qui rattachent encore Saint-Paul aux traditions françaises, il faut constater que, dans son plan et sa construction, il est profondément inspiré de l’art italien. C’est l’église du Gesu de Vignole qui a servi de modèle : de grands piliers flanqués de pilastres soutiennent un entablement sur lequel retombe une voûte eu berceau ; entre chaque pilier s’ouvrent des arcs qui, comme au Gesu, ne s’élèvent pas jusqu’à l’entablement, et sont surmontés de tribunes grillées. Le transept n’a qu’une faible profondeur, et l’autel est accolé au mur de l’abside.

C’est dans le programme de Saint-Paul-Saint-Louis, dans le style français de la Contre-Réforme, que de nombreuses églises ont été construites, entre autres celles de Saint-Roch et de Saint-Sulpice : cette dernière étant comme l’aboutissant de toutes les recherches qui tendaient à fondre l’art italien et l’art français.

Après avoir étudié l’intérieur de Saint-Paul, il nous faut dire quelques mots de sa façade. Elle est de même style que celle de Saint-Gervais, mais, comme elle est postérieure d’une vingtaine d’années, il ne faut pas s’étonner d’y voir apparaître des traces de l’art baroque qui règne déjà à Rome et qui est sur le point de pénétrer en France. Cet art est caractérisé par ses recherches en vue de créer des façades plus ornées, plus variées de formes, surtout plus concentrées et d’un effet plus ascensionnel. C’est ainsi que l’on voit réapparaître ces ornemens que l’architecte de Saint-Gervais avait si impitoyablement proscrits. À Saint-Paul, la zone des chapiteaux est décorée de guirlandes, les niches sont plus ornées, le fronton de la porte est garni d’un riche motif de sculpture, tous les chapiteaux sont de style corinthien. Mais c’est surtout dans la disposition architecturale que la transformation est intéressante à étudier. Le principe de verticalisme s’affirme de plus en plus par la concentration de l’intérêt sur la partie centrale de la façade : au lieu de conserver pour les colonnes la disposition uniforme et un peu monotone de Saint-Gervais, l’architecte de Saint-Paul ne laisse qu’une colonne à chaque extrémité, et en revanche il renforce et met en valeur, en les composant de trois colonnes, les groupes du centre. De plus, ces trois colonnes ne sont pas sur le même plan ; il y en a deux qui se projettent en saillie pour soutenir le grand fronton, pendant que la troisième est en retrait. C’est encore là une des formes caractéristiques de l’art baroque, c’est un des moyens qu’il a employés pour mettre de la variété dans ses œuvres, pour introduire de la perspective dans les façades et leur donner de la force en multipliant les oppositions d’ombre et de lumière. Et précisément, parce que c’était là une forme toute nouvelle, que ni les Romains ni les Grecs n’avaient employée, c’est une des formes de cet art que les puristes de l’école néo-classique ont le plus vivement critiquée.

Mais, laissant de côté l’étude des différences qui séparent la façade de Saint-Paul de celle de Saint-Gervais, il faut surtout s’attacher à ce qui les unit, à la tradition gothique, qui veut exprimer l’idée de hauteur dans les nefs des églises et surtout dans leurs façades. Quelle que soit la beauté de ces deux façades, elles n’ont pas été imitées : elles n’étaient ni assez italiennes, ni assez françaises. La façade française trouve dans le clocher son expression la plus complète et c’est à la reprise de cette forme que les architectes français vont être logiquement et nécessairement conduits. C’est avec des clochers que nous verrons Gittard construire en 1675 la façade de Saint-Jacques du Haut-Pas, et, au XVIIIe siècle, Servandoni celle de Saint-Sulpice et Mansard de Jouy celle de Saint-Eustache : ce sont surtout les provinces de France, moins italianisées, moins romanisées que Paris, qui vont continuer le type des façades françaises à clocher, montrant dans ce mouvement architectural une indépendance, une sève créatrice, qui n’ont pas été assez remarquées, et qui font d’elles les écoles qui maintiennent les traditions françaises, créant des chefs-d’œuvre que Paris ne connaît pas. Il suffit de citer les cathédrales de Nancy, de Montauban, de Langres, de Rennes, et surtout celle d’Auch, qui semble vraiment plus que toute autre incarner, dans sa façade, avec la pensée chrétienne, toute la majesté du siècle de Louis XIV.

Mais avant d’en arriver là, les architectes adoptent une solution plus italienne, celle des coupoles. Là ils trouvaient un motif nouveau, un motif qui devait leur plaire, parce qu’il conservait ce principe ascensionnel qui leur était si cher. La coupole eut un grand succès à Paris ; c’est la partie du style italien que les Français s’assimilent et traitent le mieux, et c’est vraiment un motif de la plus grande beauté. La coupole a l’avantage d’apparaître à l’intérieur en surmontant la partie la plus noble de l’église, et d’attirer les regards à l’extérieur, en s’unissant intimement à la façade, dont elle fait partie, et où, dans une certaine mesure, elle remplace l’effet des clochers.

La Chapelle de la Sorbonne (1635), œuvre de Lemercier, le maître dont l’art s’est le plus conformé à la pensée du cardinal de Richelieu, est un des monumens les plus significatifs de cet âge. À l’intérieur, c’est le type créé par le Père Martellange avec cette intéressante particularité de la disposition autour de la coupole de deux nefs égales, — la grande dimension de la nef du chœur étant justifiée par ce fait qu’elle devait recevoir la tombe du cardinal, aujourd’hui placée dans une petite chapelle latérale. — La façade de la Sorbonne qui donne sur la rue, et surtout celle plus belle qui s’ouvre sur la cour d’honneur, sont de petite hauteur et leurs portiques laissent apparaître la coupole sans nuire en rien à son effet ascensionnel. Ici, nous voyons pour la première fois un architecte français faire intervenir la coupole centrale de l’église dans l’ordonnance de sa façade. C’était ce que Bramante avait projeté pour Saint-Pierre, en le concevant sous la forme d’une croix grecque et qui se réalisa mal par suite de la transformation de Saint-Pierre en croix latine. En reprenant cette forme qui fut si souvent employée en Italie au XVIIe siècle, en ordonnant leurs façades avec la belle terminaison d’une coupole surmontée d’une flèche aiguë, les architectes français leur conservaient l’aspect que les grands clochers donnaient aux églises du Moyen âge.

La véritable solution du programme de la coupole était, plutôt qu’une église longue comme celle de la Sorbonne, une église à construction centrale. Mansart nous en a donné le premier modèle dans l’église de la Visitation (1632), qui est tout à fait intéressante par la préciosité de son plan où dominent les lignes courbes, par la disposition des chapelles autour de la coupole et par l’enfoncement du chœur surmonté par une petite coupole.

Une église construite plus tard, en 1670, par Errard, l’Assomption, est plus typique encore de ces recherches, car ici la coupole, sans être accompagnée d’aucune chapelle, se dresse sur la courbe de ses murs comme la coupole du Panthéon. C’est un plan très simple, mais trop simple, pourrait-on dire, pour une église et la forme plus compliquée de la Visitation avec la disposition de chapelles autour de la coupole est plus satisfaisante et fut plus imitée.

François Mansart, l’auteur de la Visitation, commença en 1645 le Val-de-Grâce, qui est le chef-d’œuvre de cette époque. C’est une église à croix latine, mais dont la nef antérieure n’est pas longue, et comme la coupole est très haute, cette coupole intervient dans la composition de la façade selon le type de la Sorbonne et de la Visitation. La grande nouveauté du Val-de-Grâce est dans son décor, décor qui ne date que du milieu du siècle et qui fut l’œuvre de Le Muet, successeur de Mansart. Par ses recherches décoratives, par les nombreuses sculptures dont Michel Anguier a couvert les voûtes, par les peintures de Mignard à la coupole, cette église annonce l’apparition du nouveau style plus brillant qui succédera sous Louis XIV à l’art de la Contre-Réforme. Au même type on peut rattacher la chapelle du Collège des quatre Nations (Institut) et cet art va aboutir dans sa forme dernière à cette extraordinaire merveille qu’est le Dôme des Invalides, cette œuvre si prodigieusement imprégnée de verticalisme, où, au-dessus des deux étages de la façade correspondant aux nefs, s’élève un énorme tambour qui les continue et qui, cela ne suffisant pas encore à la pensée de l’architecte, se poursuit par un second tambour recevant la coupole qui, elle, se termine par la lanterne la plus aiguë qu’on ait jamais faite et qui semble une flèche voulant percer les cieux. C’est l’esprit gothique qui revit tout entier, c’est bien lui qu’il faut reconnaître ici et qui, à quatre siècles de distance, dote Paris de ses deux plus admirables monumens, Notre-Dame et les Invalides.


Nous venons de voir les recherches faites par les architectes français en vue de maintenir l’aspect de hauteur dans leurs façades, soit en moulant la façade sur les formes d’une haute nef, comme à Saint-Gervais et à Saint-Paul, soit en lui adjoignant des clochers, comme à Saint-Sulpice et à Saint-Eustache, soit en y incorporant la coupole comme à la Sorbonne et au Val-de-Grâce. Il nous reste à signaler un modèle plus simple, celui des façades conçues, non plus avec des idées françaises, mais avec les formes mêmes créées en Italie. Cette façade que nous pouvons appeler basilicale et qui convient bien surtout à une église aux voûtes peu élevées, dont elle se contente de reproduire les formes, se compose d’une partie centrale, terminée par un fronton et accompagnée de deux parties latérales plus basses.

C’est le type qui a été importé en France par le Père Martellange, et c’est celui que nous avons vu aux Carmes, à Sainte-Elisabeth, c’est celui dans lequel les Jésuites construisent presque toutes leurs églises en France au XVIIe siècle, et qui se continuera encore pendant tout le cours du XVIIIe siècle. Il conserve le plus souvent des formes très simples comme à Notre-Dame-des-Victoires : d’autres fois, il se complique marquant son évolution par la recherche de formes plus puissantes, substituant les colonnes aux pilastres, multipliant ces colonnes, accentuant le relief des corniches et des frontons, et c’est ainsi que nous passons de la délicate façade de Sainte-Elisabeth à la façade puissante et brutale de Saint-Roch (1736).

C’est un style qui, à Rome, dans son pays d’origine, a produit des œuvres très belles, notamment Sainte-Marie in Campitelli, mais qui n’a pas su être manié avec une égale réussite par les architectes français, et une façade comme celle de Saint-Roch reste pour nous une des œuvres les moins séduisantes de cet âge.

Ce qu’il y avait d’italien dans ce style plaira à l’école néo-classique de la fin du XVIIIe siècle, qui recherchera une forme plus classique encore, la forme du portique, comme au Panthéon, et surtout à la Madeleine.

Il est intéressant de remarquer combien l’école de la Révolution et de l’Empire ressemble à l’école de la Contre-Réforme. Toutes deux, elles eurent à réagir contre une même idée, l’une contre le sensualisme du XVIe siècle, l’autre contre le sensualisme du XVIIIe. Les deux arts se manifestent par la même sévérité de style et trouvent dans la grandeur antique les formes leur convenant. Mais à l’époque de la Révolution l’idée religieuse ne tenait aucune place et l’on n’éprouva pas le besoin de modifier les formes antiques pour les rendre chrétiennes ; on put donc les adopter, les copier, sans chercher en rien à les modifier, et c’est ainsi que cet âge fut le plus profondément classique que nous ayons connu.

Si l’on voulait poursuivre la comparaison de ces deux âges, on pourrait encore remarquer qu’au début, la Révolution française, aux prises comme la Contre-Réforme à toutes les douleurs d’un état social violemment bouleversé, créa un art d’une profonde gravité et que, plus tard, les triomphes de l’Empire, comme ceux de la Papauté et de la royauté de Louis XIV l’avaient fait pour l’art du XVIIe, le transformèrent en y substituant la joie à la tristesse.


Jusqu’ici notre étude s’est limitée aux grandes formes architecturales ; il nous reste à voir comment les architectes français ont compris ce qui est la seconde partie de leur art, je veux dire le problème ornemental.

Dans les nouvelles églises françaises, ce qui nous frappe dès le premier abord, c’est leur nudité. Comparées aux églises italiennes, il y manque quelque chose d’essentiel, les grandes peintures dont ces églises sont couvertes. En se contentant de prendre à l’Italie son système constructif, et en négligeant d’y ajouter l’enseignement du peintre, la France allait créer un art dépourvu en même temps de tout charme et de toute pensée, un art où les fidèles ne trouvaient plus une seule forme élevant leurs âmes vers le ciel.

Comment cela a-t-il pu se faire ? Certes c’est un des points les plus dignes de retenir notre attention, un des plus instructifs, un de ceux qui nous feront le mieux pénétrer dans les secrets de l’architecture, dans les lois qui agissent sur elle et surtout qui nous montreront combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’acclimater dans un pays une architecture étrangère.

Le fait est celui-ci, c’est que dans le nouveau style inspiré de l’Italie, on abandonna le décor des anciennes églises françaises, sans savoir et sans pouvoir le remplacer par le décor des églises italiennes.

En France, on était habitué depuis plusieurs siècles à une manière particulière de décorer les églises, par l’emploi pour ainsi dire exclusif du vitrail. Le jour où l’on avait découvert cette merveilleuse invention de peindre, non sur les surfaces des murs, surfaces sans éclat, absorbant la vivacité des couleurs et les assombrissant, mais sur des verres qui laissaient aux couleurs toute leur transparence, ce jour-là, on n’eut plus qu’une idée, celle de multiplier le plus possible ces surfaces de verre, de supprimer les murailles, de ne laisser dans l’édifice gothique que ce qui était indispensable de maçonnerie pour soutenir les voûtes. Et, dès lors, il n’y eut plus de place pour la peinture, qui disparut pour ainsi dire complètement des églises françaises.

Dans le nouveau système de construction que la France empruntait à l’Italie, tout allait être modifié. Du moment où l’on renonçait au système des voûtes à nervures pour adopter les voûtes en berceau, il fallut pour soutenir ces voûtes revenir au système des murs continus, de murs dont on ne pouvait affaiblir la solidité par la percée de trop grandes fenêtres. Et la lumière donnée par ces fenêtres, il fallait se garder de la diminuer par des vitraux. Le vitrail disparut, emportant avec lui ce qui était une des plus belles parures de l’architecture française.

La conclusion logique du changement d’architecture était de remplacer les vitraux par des peintures sur les murs, de suivre jusqu’au bout les formes italiennes, de ne pas se contenter d’emprunter leurs formes constructives, mais de prendre aussi leur décor. Malheureusement, s’il y avait en France des miniaturistes, des peintres de portraits ou de petits tableaux, il n’y avait plus de peintres capables d’ordonner de vastes compositions ; surtout, il n’y avait plus de fresquistes, et, faute de peintres, les églises françaises de la Contre-Réforme restèrent sans décor. On tenta pourtant de remédier à ce défaut, et pour cela on dut faire appel à des artistes étrangers, à Flemael pour la coupole des Carmes, à Philippe de Champagne pour la Sorbonne, à Rubens pour le Palais du Luxembourg, à Romanelli pour l’hôtel de Mazarin et pour les chambres d’Anne d’Autriche au Louvre.

Ce fut alors une impérieuse nécessité pour nos artistes d’aller en Italie réapprendre cet art de peindre qui semblait perdu chez nous ; et bientôt nous aurons un Vouet, un Mignard, un Lafosse, cette nouvelle école française à laquelle on devra la coupole du Val-de-Grâce et celle des Invalides.

Malgré tout, les églises françaises seront peu décorées de peintures et produiront toujours une impression de grande nudité, et cette nudité est d’autant plus apparente que les Français n’adoptent pas le décor polychrome, le décor à l’aide de marbres variés et de dorures, si cher à l’Italie. Ils se contentent, pour les murs des églises et le décor sculpté, de la couleur grise de la pierre et de la maçonnerie.

Nous sommes habitués en France à cette froideur, mais les yeux qui ont vu la beauté italienne, et ceux qui n’oublient pas la beauté des églises gothiques, ne peuvent se résigner à une telle pauvreté. Nous acceptons pour la maison de Dieu une nudité dont nous ne voudrions pas pour nos demeures. Dès le début du XVIIe siècle, les étrangers s’étonnaient de cette absence de décor, et rien n’est plus caractéristique que cette opinion d’un ambassadeur d’Espagne à la cour d’Henri IV qui, en voyant la chapelle du château de Fontainebleau, disait qu’en France, il n’y avait que Dieu qui fût mal logé chez le roi.


II. Les Palais. — Nous ne nous attarderons pas aussi longtemps sur les palais et les constructions civiles, nous contentant de faire voir que par leurs traits généraux ils sont inspirés, comme les églises, des grandes idées directrices du milieu social. L’art perd sa grâce et sa parure d’ornemens ; il est un peu triste et très épris de grandeur. Salomon de Brosses, qui a été le grand architecte du début de cet âge, en a exprimé les pensées dans le Palais du Luxembourg comme il l’avait fait dans la façade de Saint-Gervais : ce sont des formes italiennes qu’il emploie, des formes encore inconnues en France, mais qui se prêtaient admirablement à dire ce que voulait la monarchie française. Pour plaire à Marie de Médicis, de Brosses s’inspire du palais Pitti, où il trouve les formes robustes et grandioses que désiraient les Rois de France. Il suffit de comparer le Luxembourg avec les palais royaux construits sous les Valois, avec le Louvre et les Tuileries, pour voir le changement qui s’est produit dans l’architecture et qui, dans les Palais comme dans les églises, met au premier rang la sévérité et la grandeur.

Après le Luxembourg, le Palais du cardinal de Richelieu (plus tard Palais Royal), construit par Lemercier, est le plus important de cet âge. Il n’en reste pour ainsi dire plus rien, mais nous le connaissons par des gravures. Il ne pouvait s’agir là de construire une demeure royale telle que le Luxembourg, demeure qui était du reste d’un style trop proprement florentin pour faire école à Paris ; mais si le palais de Richelieu avait moins de majesté que le Luxembourg, il avait plus que lui le caractère de sévérité, marque de toutes les œuvres du cardinal.

On rapprochera de ce Palais une autre œuvre du même caractère, cet ensemble de bâtimens que le cardinal, reprenant l’idée de Pie II à Pienza, avait projeté de grouper, comme une véritable ville, autour de son château de Rueil.

Dans les demeures particulières, le style Louis XIII est plus sympathique que dans les grands palais, grâce à sa simplicité et à sa logique. À Paris bien des hôtels, l’hôtel Lambert de Levau, l’hôtel d’Aumont de Mansart, l’ensemble de la Place des Vosges, nous font comprendre tout l’intérêt de ce style qui, plus que tout autre, semble consulté par les architectes modernes. Le premier livre consacré, non à des églises ou à des palais, mais à de simples habitations de particuliers, a été écrit à ce moment par Le Muet[6].


III. — LA SCULPTURE

La sculpture de cet âge est très significative et obéit aux mêmes lois qu’à Rome : par protestation contre la Renaissance dont l’art était trop empreint du sensualisme des œuvres antiques, et ne semble plus assez chrétien, on abandonne non seulement la grande statuaire et les figures nues, mais encore toutes les formes ornementales.

Dans les arts mineurs, dans l’art de l’ameublement si important en France, le fait éclate avec la plus grande évidence. Un meuble du temps des Valois, ce n’est pour ainsi qu’un décor : tout est sculpté et les formes architecturales semblent noyées sous l’amoncellement des ornemens et des figures qui les couvrent. Et brusquement, toute cette exagération décorative va disparaître pour faire place à la raison, à la logique et à la froideur. Les meubles ne sont plus des prétextes à sculpture, ils deviennent des œuvres d’architecture, et la même simplicité que nous avons remarquée dans les façades d’églises apparaîtra dans le mobilier. Cette gravité, cette tristesse, se manifestera jusque dans la nature des bois adoptés : la prédilection pour l’ébène, pour le poirier noirci, semble dire que les meubles eux-mêmes vont prendre le deuil.

De même dans la grande sculpture l’association de parties blanches en albâtre à de grandes masses de marbres noirs donne aux œuvres de cet âge un aspect tout à fait caractéristique. Toutes les œuvres sont aussi simples que possible, graves et moins frivoles que celles du XVIe siècle, et elles sont peu nombreuses : sous les derniers Valois, après la mort de Jean Goujon et de Germain Pilon, il n’y eut presque plus de sculpteurs. Henri IV est obligé de s’adresser à des italianisans, à Jean de Bologne et à Francheville, ou à ce Jacquet de Grenoble qui, comme tous les Dauphinois, subit profondément l’influence italienne.

Sous Louis XIII, la sculpture ne compte que quelques rares œuvres, et les maîtres les plus notables font leur éducation en Italie. Sarrazin, dans ses Cariatides du Pavillon Sully au Louvre, reproduit les motifs des tombeaux des Papes de la Contre-Réforme à Sainte-Marie-Majeure ; et dans ses belles statues de Louis XIII et d’Anne d’Autriche pour le Pont-au-Change, Guillain a déjà toute la majesté romaine.

Ce qui survit ici des traditions françaises, dans la sculpture comme dans la peinture, c’est l’art du portrait. En présence des importations italiennes, l’originalité française se montre surtout dans les médailles d’un Dupré.

Et malgré tout, quelques œuvres que l’on puisse citer, il faut dire qu’il n’y eut jamais en France de période plus pauvre en sculptures. C’est une conséquence logique de toutes les tendances de la Contre-Réforme.


IV. — LA PEINTURE

En revanche, cette période voit se créer une puissante école de peinture. Comme à Rome, la France chrétienne va délaisser la sculpture trop païenne, pour donner toutes ses préférences à la peinture. Les églises de la Contre-Réforme, construites en style classique, offrent aux peintres ces murailles qu’ils avaient trouvées dans le style roman, et que le style gothique leur avait fait perdre. Le style gothique, en supprimant les murs, avait par là même tué la peinture française ; mais, comme nous l’avons dit plus haut, il l’avait remplacée par l’art du vitrail. Et si l’on veut bien se rendre compte de l’évolution de l’art français, il y a une autre forme de peinture dont il faut parler, c’est la tapisserie, qui, pour la décoration des demeures privées, fut ce qu’était l’art du vitrail pour les églises. Enfin, l’art de la miniature et l’art des émailleurs ont complété cet ensemble vraiment merveilleux qui, sans désavantage, peut être mis en parallèle avec la production des plus grandes écoles de peinture étrangères[7].

C’étaient de précieuses traditions, mais il fallait les compléter et les transformer, il fallait faire renaître cet art de la peinture à l’huile et cet art de la fresque qui allaient devenir nécessaires pour décorer les autels et les murs des nouvelles églises. Et pour cela le moyen le plus sûr était d’aller à l’étranger, en Italie, à Rome même, dans cette ville où venait de se créer cet art de la Contre-Réforme que la France voulait introduire chez elle, et où elle allait trouver dans les peintres de l’Ecole de Bologne les maîtres qui, plus que tous autres, pouvaient l’instruire et la diriger dans la voie nouvelle où elle s’engageait. Ce serait une erreur et une ingratitude de le nier : l’influence de l’Italie fut alors non seulement bienfaisante, mais elle fut indispensable. L’Italie fut la mère dont nous ne devons cesser d’être les fils reconnaissans. Mais nos artistes, par toutes les traditions de leur école, par leur connaissance du dessin, de la composition et de tous les jeux du coloris, avaient tout ce qu’il fallait pour cesser rapidement d’être des élèves, et, avec des Lesueur et des Poussin, on peut dire que dès le début de leur apprentissage, ils égalèrent leurs maîtres.

Les églises n’étaient pas seules en France à ne pas être décorées de peintures ; les appartemens, les châteaux ne l’étaient pas non plus. Les plafonds, au lieu d’être peints comme en Italie, laissaient apparaître le bois, et les murs étaient couverts de tapisseries ; enfin le décor principal de la demeure était dû au mobilier, plus riche, plus nombreux, plus encombrant qu’en Italie.

C’est une Italienne, c’est Marie de Médicis qui, en construisant son Palais du Luxembourg, fit connaître le goût italien. À l’extérieur elle s’était plu, en imitation du palais Pitti, à dire la puissance de la majesté royale ; à l’intérieur, elle proscrit cette sévérité et, en vraie Florentine, elle veut autour d’elle la joie des peintures. Elle s’adresse à celui qu’elle estime le plus grand des peintres vivans, non à un Italien de naissance, il est vrai, mais à un Italien d’adoption, et c’est Rubens qui, sur les murs de son Palais, dira toute la grandeur de la Maison de France et des Médicis.

À vrai dire, l’art de Rubens ne fut pas compris en France, et il ne pouvait pas l’être au moment où il s’y produisit. Rubens, sensuel et, malgré tout, un peu païen, ne peut plaire aux âmes engagées dans le mouvement de la Contre-Réforme, qui demandaient un art moins décoratif, moins profane, où la pensée pût tenir une plus grande place. L’art de Rubens pouvait convenir à Marie de Médicis, mais non à Louis XIII et au cardinal de Richelieu. Pendant tout le règne de Louis XIII, c’est la pensée austère de Rome qui va prédominer. C’est à Rome que les peintres français iront faire leur éducation, et c’est l’art des Carrache et du Dominiquin, et non celui de Corrège, de Véronèse ou de Rubens qu’ils rapporteront.

Vouet fut le véritable créateur de la nouvelle école française. Nourri de la pure doctrine bolonaise, moins lié que Rubens aux influences vénitiennes, il apporte, à son retour de Rome en 1627, tout ce que désirait l’âge nouveau, un art sérieux et chrétien, ne donnant pas une trop grande importance aux joies dangereuses du coloris, proscrivant tout ce qui n’aurait d’autre but que de charmer et qui parfois pourrait corrompre, surtout évitant ces nudités que l’on avait tant aimées sous François Ier et sous Henri II, et qui prendront à nouveau tant de place sous Louis XIV. C’est un art où la logique dominera, et le mot de logique est bien celui qu’il faut employer pour caractériser la société qui vit les philosophes de Port-Royal.

Si Vouet fut le créateur de l’école, c’est le Poussin qui en fut le roi. Le Poussin est allé à Rome de bonne heure, et il y a passé pour ainsi dire toute sa vie. Là il a fait son éducation, là il a vécu dans l’intimité des plus grands maîtres de l’Italie, surtout il fut l’ami du Dominiquin auquel, sur certains points, il ressemble tant. Le Poussin est un maître de l’Ecole de Bologne ; mais les qualités de sérieux, de philosophie, de profondeur de pensée, il les a à un plus haut point qu’aucun maître italien de cet âge, et il faut penser que par là il appartient au pays qui, au même moment, voyait naître un Descartes et un Pascal.

Moins italianisé fut Lesueur, dont l’art nous dit ce que pouvait donner le maintien des traditions françaises, Lesueur, plus dégagé que les maîtres italiens des souvenirs de la Renaissance, moins hanté par les réminiscences païennes, a pu être simple et naïf comme un Fra Angelico et retrouver la candeur des âmes toutes vouées au service de Dieu. L’art de Lesueur est d’une beauté unique, c’est bien l’art tout fait de bonté et de joie céleste, qui convenait au siècle de saint Vincent de Paul.

À côté de lui, aussi chrétien, mais moins sensible, moins épris de joie et d’espérance, un homme qui semble porter en lui la tristesse de son siècle, l’homme grave et austère qui plus que tout autre était fait pour plaire au cardinal de Richelieu, Philippe de Champagne, qui vint en France en 1628, est vraiment, non certes un aussi grand artiste que le Poussin ou Lesueur, mais comme eux un parfait représentant de cet âge.

Enfin un autre artiste, non moins grand, est à rapprocher d’eux, Claude Lorrain, si remarquable par sa noblesse et sa sensibilité, par cet amour de la nature que la Renaissance, trop absorbée dans sa contemplation des œuvres antiques, tendait à ne plus assez regarder. Un Michel-Ange ne regarde pas le paysage. Avec Claude Lorrain, cet âge fit renaître le paysage et ouvrit toutes grandes au monde les sources de la poésie de la nature.

Je n’ai pas à prolonger cette étude, à entrer dans des détails trop particularisés. Je m’en tiens aux grands noms, et ceux que je viens de citer disent tout l’essentiel.

Et sans doute, si nous jugeons cet âge au point de vue purement artistique, nous pouvons être portés à dire qu’il fut trop grave et trop sévère et que, plus que dans les arts, il a trouvé la plus parfaite expression de ses désirs dans la pensée de ses philosophes. Avec Descartes et Pascal, il s’est élevé aux plus hauts sommets que la pensée française ait jamais atteints. Néanmoins c’est cet âge qui a produit ceux que nous pouvons encore considérer comme les plus grands peintres de la France, le paysagiste qui a mis le plus de sensibilité et de poésie dans sa vision de la nature, le chrétien qui nous enchante par la tendresse de son cœur et le penseur qui dans l’art a dit les paroles les plus hautes et les plus profondes, Claude Lorrain, Lesueur et Poussin.


V. — FIN DE L’ÂGE DE LA CONTRE-RÉFORME

Après avoir exposé les caractères de cet art et montré ses dates d’apparition en Italie et en France, il faut dire à quelle époque et pour quelles causes un art nouveau s’est substitué à lui. La fin des malheurs de la Papauté, ses triomphes, l’ère de paix et de prospérité qui s’ouvrit pour elle dès le début du XVIIe siècle, furent la raison de cette transformation. Rien toutefois n’est encore modifié dans le caractère général de l’art qui reste profondément chrétien ; la Papauté au XVIIe siècle est toujours la directrice du monde. Le fait nouveau, c’est la disparition de la tristesse ; c’est la joie, le plaisir de vivre, c’est l’art de peuples heureux que nous voyons réapparaître. Et ce seul fait entraîne de profondes conséquences : l’ascétisme religieux s’affaiblit, le puritanisme n’attriste plus les âmes, le monde se rattache aux joies terrestres, aux voluptés de la vie. La paganisme à nouveau s’infiltre dans le monde chrétien : on ne se méfie plus de lui et cette Renaissance que la Contre-Réforme avait si violemment combattue reprend la place qu’elle avait momentanément perdue. Le Christianisme pense qu’au lieu de la combattre il peut s’appuyer sur elle, qu’il n’y a pas, à vrai dire, un si profond désaccord entre le monde chrétien et la pensée d’un Platon, L’antiquité classique, le latin, langue de Virgile et langue officielle du catholicisme depuis les premiers jours, devient de plus en plus la langue éducatrice, la langue universelle. Les Jésuites, modifiant l’ascétisme de leur fondateur, adoptent une doctrine moins sévère, pour chercher non plus à attrister les âmes, mais à les séduire en les charmant ; et les églises, quittant leur voile de deuil, vont toutes se couvrir de fleurs.

Cet âge commence à Rome dès le début du XVIIe siècle. Les statues si sensuelles que le Bernin sculpte pour le cardinal Scipion Borghèse, la Daphné et la Proserpine, sont comme l’annonce de l’art nouveau, de cet art qui s’épanouit et se développe sans arrêt sous les brillans pontificats d’Urbain VIII, d’Innocent X et d’Alexandre VII.

En France, cet art se manifestera sous les mêmes formes, mais il apparaîtra plus tardivement et ne correspondra réellement qu’au règne de Louis XIV. La venue à Paris, en 1663, du Bernin, qui fait connaître à la Cour de France toutes les nouveautés romaines, semble être comme l’inauguration de cet âge nouveau.


MARCEL REYMOND.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1911.
  2. Pour une étude plus détaillée de cette époque je renvoie au beau livre de M. Henry Lemonnier sur l’Art français au temps de Richelieu et de Mazarin.
  3. L’intérieur de Saint-Étienne du Mont, commencé en 1517, est encore pleinement gothique. La façade, qui date de 1610-1636, appartient déjà au règne de Louis XIII. Elle peut être considérée comme la dernière œuvre d’architecture française antérieure au style de la Contre-Réforme, et, dans une certaine mesure, comme une œuvre de transition. Déjà influencée par l’esprit nouveau, cette façade était assez sobre de décoration. Malheureusement elle a été très profondément modifiée, en 1861, par Baltard, qui en a dénaturé !e caractère, en la restaurant comme s’il eût restauré une œuvre de la Renaissance du XVIe siècle.
  4. La date des peintures de Flemael n’est pas connue, mais elle doit être sensiblement postérieure à la date de 1625 donnée comme celle d’achèvement de l’église. En 1625, Flemael n’avait que onze ans et nous savons en outre qu’avant de venir à Paris il avait fait un séjour à Rome et travaillé auprès de Poussin dont il est considéré comme l’élève.
  5. Deux architectes, deux Jésuites, ont travaillé à cette église, le Père Martellange et le Père Derand, mais l’action de ce dernier fut prépondérante. Et je pense que si l’on préféra ses plans à ceux du Père Martellange qui jouissait alors d’une réputation bien plus grande que la sienne, c’est parce qu’ils étaient plus conformes aux traditions de l’art français et moins complètement italianisés.
  6. Manière de bien bastir pour toutes sortes de personnes (Paris, 1647).
  7. N’est-ce pas à cet atavisme, à ces souvenirs de l’art du vitrail, de la tapisserie, de la miniature et de l’émail que l’école moderne française doit d’avoir créé cet art du XIXe siècle qui a révolutionné le monde, un art qui lutte avec la finesse, la transparence et l’éclat de la lumière, un art d’une vivacité et d’une douceur que les plus grands coloristes, que les plus grandes écoles du passé, n’ont pas connu ?