L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/Texte entier

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Une femme curieuse (alias )
L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons (1910)

PRÉFACE


Quel est le sort réservé à ce petit livre de notes ? Ai-je bien fait de livrer les conseils, les anecdotes, les souvenirs qu’il contient aux méditations des autres femmes ? Calmera-t-il les inquiétudes d’une âme troublée ? Lèvera-t-il des scrupules inutiles ? Fera-t-il naître par le poli d’un ongle, le parfum d’un gant, le choix d’un bouquet, un peu plus de coquetterie ? Y aura-t-il un remords de moins dans le frémissement des dentelles qui tombent ? Je l’ignore et je le souhaite.

Mais, hélas ! je sais que les hommes me jetteront la pierre et qu’ils n’auront pas assez de termes méprisants pour outrager une femme qui aura osé parler de l’amour, de sa tristesse et de son plaisir, de sa poésie, de ses dégoûts, de sa volupté surtout, avec une égale sincérité.

Je sais aussi que les femmes ne seront pas moins sévères à mon égard, qu’elles rejetteront mon livre comme un livre défendu, qu’elles m’accuseront de faire injure à leur sexe, qu’elles me rangeront parmi les femmes sans moralité, car elles estiment que l’aveu est un déshonneur et la franchise une cause de honte.

Hélas ! l’hypocrisie triomphe. La conception de l’amour se fausse chaque jour davantage. Il tend à redevenir un péché, une chose maudite ; ses arts s’étiolent, car Tartufe fait grand bruit dès qu’apparaît le contour du sein qu’il ne saurait voir. Adieu la galanterie d’un autre siècle, les surprises, les embarquements pour Cythère, les chemises envolées, ce libertinage léger, fils naturel de notre pays, qui était une forme si aristocratique de la beauté. On va bientôt habiller les statues et emprisonner les amants qui se pressent la main dans le jardin du Luxembourg. L’ombre de M. Prudhomme s’épaissit autour de nous.

J’ai essayé dans ces pages de dire librement mon sentiment sur l’amour, de raconter des histoires vraies, dont je pensais tirer une leçon profitable, j’ai parlé de l’amour physique avec la même vérité que j’ai parlé de l’amour sentimental.

Que les hypocrites se lèvent pour m’en blâmer ! Je crois qu’il y a autant de moralité dans les dents blanches, les yeux clairs, la peau veloutée d’une courtisane amoureuse que sous les bandeaux plats d’une bourgeoise vertueuse. Seulement cette moralité s’exerce sur un plan différent.

Je crois qu’il n’est pas mal d’aimer, qu’il ne faut rien cacher de la réalité de l’amour et que les femmes qui sont les plus faibles, au lieu de demeurer dans l’ignorance, doivent être les plus averties.

Du reste, je brave les reproches et je me ris des mépris, si j’ai pu faire s’échapper de ces pages un léger souffle d’amour, si, grâce à moi, il y a, un soir d’été, une jeune femme qui, en me lisant, a des mains un peu plus fiévreuses, des yeux auréolés d’une cernure plus bistrée, si grâce à moi il y a un baiser de plus sur la terre.

VERTU DE LA CURIOSITÉ

Je suis très curieuse et l’on m’a dit quelquefois que j’étais jolie. Si j’ai reçu le don de la beauté, ce qui ne m’a jamais paru bien sûr, je ne m’en fais pas gloire, bien que pourtant une partie de cette beauté soit due à mon effort personnel pour la développer et la conserver.

Mais je m’enorgueillis d’être curieuse, car j’ai cultivé en moi ma curiosité comme on cultive une plante précieuse, parce qu’on sait qu’elle doit embaumer l’appartement où elle fleurit.

J’ai pensé dès mon enfance que ce délicieux penchant de savoir que nous avons en nous était le sel de la vie, la source de notre bonheur. Je me suis appliquée à être curieuse et je crois que j’ai réussi. Ma curiosité s’est exercée sur les choses de l’amour, parce que j’ai vite compris que c’étaient celles pour lesquelles j’étais née.

J’ai aimé pour la première fois à l’âge de huit ans. J’étais au couvent, dans une petite ville de province. Celui que j’aimais était l’enfant de chœur qui servait la messe. Je me souviens qu’il avait un visage blême et sans expression et, quand il rencontrait par hasard mon regard, il y avait dans ses yeux une indifférence infinie. Mais il faisait battre mon cœur, je l’aimais pour le rôle qu’il jouait, ses vêtements ecclésiastiques, sa participation à la divinité.

Ensuite le prédicateur fut l’objet de mon culte. J’allais faire ma première communion. Il parlait d’une voix enflammée, il me promettait le paradis, il me menaçait de l’enfer, il était tout-puissant et, bien qu’un peu gros et chauve, il se dégageait de sa personne le rayonnement de la foi.

Puis j’adorai mon professeur de littérature au point qu’il m’était presque impossible de réciter ma leçon, non parce que je ne l’avais point apprise, mais parce qu’une tendre émotion me serrait la gorge.

À treize ans, quand je commençai à aller avec mes sœurs dans de petites soirées de jeunes filles, je fus amoureuse d’un jeune homme de dix-sept ans qui avait les cheveux longs et qui était poète. Le baiser qu’il me donna une fois, en valsant, me révéla quelle étonnante cause de plaisir il y a dans nos lèvres et combien ce plaisir est communicatif au reste de l’être.

Je remarquai que mes premiers rêves avaient un caractère commun. C’est la force intellectuelle, l’activité de l’esprit qui avaient du prestige sur moi, plus qu’un visage régulier ou que des paroles flatteuses. J’ai toujours conservé par la suite cette manière de choisir, et je dois dire qu’elle m’a attiré bien des déceptions, car il y a une foule d’hommes qui affectent l’intelligence par des procédés de conversation pour ne laisser éclater qu’un peu plus tard une grossière stupidité, tandis qu’au contraire les hommes vraiment intelligents — et ils sont fort rares — sont, au premier abord, silencieux, quelquefois impolis, souvent médiocres.

Ce que ma curiosité m’a toujours poussée à rechercher naturellement, et cela dès que j’ai ressenti pour la première fois le trouble de l’amour, c’est le fond même de cet amour, le pourquoi des sentiments qui m’animaient, la raison qui poussait un jeune homme à désirer s’approcher de moi plutôt que d’une autre jeune fille, à me manifester sa sympathie, à vouloir m’embrasser.

Et même en ce moment, après avoir reçu mille confidences, possédant de l’amour une connaissance extrême par mon expérience et par celle des autres, je ne peux me défendre d’une immense surprise qui me saisit brusquement à certaines minutes, en songeant à ce mystère surprenant qui veut que deux êtres se choisissent, se désirent moralement et physiquement, échangent des caresses, vivent ensemble. J’ajoute que cet étonnement m’est très précieux, car il est pour moi dans l’amour une grande source de nouveauté et surtout de volupté.

Donc j’ai cultivé ma curiosité, c’est-à-dire mon amour de la vie, mon amour de l’amour. Elle a été la petite lampe qui brûlait encore dans la chambre, même quand l’électricité était éteinte, à l’heure où les bras refermés, la magie des paroles vagues font de la femme une esclave docile de plaisir. Grâce à elle, je suis toujours restée moi-même, j’ai défendu ma personnalité, et, même quand j’ai pensé m’abandonner toute, il y a eu un petit coin solitaire de mon âme qui est demeuré intangible, un petit coin dont nulle caresse humaine, nulle parole passionnée n’auraient pu obtenir la révélation.

Je remercie ma curiosité de tout ce qu’elle m’a apporté de joie. C’est elle qui m’a fait connaître et aimer cette catégorie divertissante d’êtres humains qui sont nos amis, nos adversaires, nos maîtres, nos élèves, nos enfants et parfois nos joujoux : je veux parler des hommes ; j’ai concentré sur eux ma pensée, j’ai observé avec passion, j’ai noté avec délices leurs petits faits, leurs grands gestes, leur vanité, leur simplicité. Avec une tendre ironie, juste assez pour ne pas m’émouvoir véritablement, j’ai regardé leurs chers défauts, leurs aimables vices, leurs mauvais mérites, leurs fausses vertus. J’ai cru m’apercevoir qu’il y avait un petit ressort qui les dirigeait et que, pareils à ces polichinelles que l’on donne aux enfants, ils ouvraient les bras, faisaient des grimaces, poussaient des cris quand on avait pressé le petit ressort.

J’ai voulu me rendre compte de ce mécanisme. Je livre à mes amies inconnues le résultat de mes recherches. On a plus de chance de s’amuser avec le jouet quand on connaît le secret qui le met en mouvement. On peut le réparer, s’il cesse de dire « Papa, maman ». On peut développer cette horlogerie délicate et lui faire dire des phrases plus compliquées.

Ô curieuses, mes sœurs, éludiez bien le ressort, pressez-le à votre gré, ne le brisez pas !…

L’ART DE LA VOLUPTÉ

La plus grande qualité d’une femme pour séduire les hommes est le goût de la volupté.

La volupté est un état d’imagination qui précède, qui accompagne et qui suit le plaisir physique.

Elle est comparable à cet aspect que prennent les arbres d’un parc, les marches d’un perron, les contours d’un château, quand ils sont éclairés par la lune. Une émanation lumineuse en fait alors mieux ressortir la nature ; une buée admirablement douce l’enveloppe, lui donne du relief, de la vie.

Une nuit sans lune est privée de beauté ; elle semble avoir engourdi les choses ; elle les a plongées dans le néant ; elle empêche l’exaltation de la pensée, elle annihile tout autre sentiment, sauf celui de la peur. Elle est pareille à une nuit d’amour sans volupté.

Dans l’art de la peinture, il y a ce qu’on appelle envelopper d’air le tableau. Cet air, c’est le subtil élément qui donne la vie et l’expression au sujet qu’on représente.

Si on n’enveloppe pas l’amour dans cette atmosphère, dans cette lumineuse buée, il ne vit pas, il s’agite vainement et meurt avec la sensation qu’il a provoquée.

Beaucoup de gens déclarent que seul l’amour sentimental est supérieur et trouvent bestial l’amour physique. C’est qu’ils ignorent cet apport de l’âme qu’est la volupté, ce lien délicat entre l’esprit et les sens.

Mais il est indéfinissable, intraduisible. Il se manifeste par une chaleur du sang communicative, qui imprègne l’être qu’on aime et l’anime du même désir ; il établit une communion étroite entre l’homme et la femme et même, s’ils étaient des inconnus jusqu’alors, il les lie bien plus que des serments et bien plus qu’une vraie tendresse.

La volupté donne la sincérité à l’acte d’amour. Le cœur n’y est pour rien.

Telle qui peut se donner par amour peut donner son cœur dans une étreinte, mais non tout soi-même.

La volupté seule force le don absolu de son être entier, ce que ne saurait faire sans elle le plus tendre amour.

Délicieuse sensibilité, signe aristocratique des natures nerveuses et imaginatives, comme tu es répartie avec avarice par le monde ! Les femmes vulgaires peuvent te donner à leur insu, mais ne te ressentent pas. Que d’hommes grossiers qui prennent rapidement, égoïstement, le plaisir du corps sans même te soupçonner !

Quelle tristesse que la femme délicate, voluptueuse, soit exposée à être livrée, dans la minute de sa plus rare aspiration vers l’idéal de l’amour, à un stupide barbare qui se contente de trois secondes de plaisir et qui se hâte sauvagement vers ces trois secondes !

Il est vain de dire « Arrêtez ! » si le barbare ne sait pas. Tout son amour ne pourra compenser l’absence du don divin.

Mais il arrive parfois que celui qui a eu une apparence de barbare se révèle, à l’heure décisive, comme un artiste délicat, comme un créateur de frémissements qui, de ses mains, de ses lèvres, de tout son être, nous jette dans le merveilleux domaine électrique.

Nous savons que le résultat rêvé est atteint par le détachement de nous-mêmes qui nous rend tout d’un coup pareilles à des oiseaux dans l’espace, qui nous jette dans le vide, nous faisant apparaître brusquement, soit un paysage, soit un visage, une rue avec des voitures, un intérieur vu autrefois comme si notre cerveau avait besoin d’un point de repère terrestre.

Combien ce libérateur de notre imagination, cet admirable double de nos sens doit être aimé et précieusement conservé !

La moitié de la volupté a une cause purement physique. Il y a des êtres qui sont créés pour l’amour ; il y en a qui sont doués pour mieux recevoir les caresses ; d’autres, pour mieux les donner. La volupté vient d’une intime concordance et l’auréole qui entoure un homme qui a du succès auprès des femmes vient presque toujours de ce que toutes sentent avec leurs nerfs que c’est dans ses bras qu’elles obtiendront la jouissance la plus profonde, la plus raffinée, la plus douloureusement étroite.

Si l’on songe qu’il faudra avec cela un parallélisme de l’esprit aussi intime que celui du corps, on comprendra aisément combien la volupté est difficile à trouver sur la route obscure que parcourent les amants.

LE DÉMON SENSUEL

Le monde est un abîme de débauche et d’impuretés, clamait jadis un prédicateur pendant la retraite qui précéda ma première communion.

Ces paroles étaient pour moi mystérieuses et privées de sens. Je me suis déjà aperçue qu’il avait raison.

Le démon sensuel qu’il semblait vouloir exorciser par ses imprécations et qu’il devait sentir brûler âprement sous sa robe est, en effet, le maître des corps et des âmes.

Je n’avais encore qu’une apparence grêle de fillette, des yeux étonnés, à peine douze ans, quand je sentis pour la première fois sa griffe, sous la forme d’une grande main dure et légèrement velue qui appartenait à un ami de mon père et qui vint se poser sur ma jambe et la presser étrangement, un jour que j’étais en train de lire au salon.

Je respirai son haleine dans celle d’une dame au teint flétri, aux dents jaunes, qui, lorsqu’elle venait en visite, me prenait la tête à deux mains et, malgré ma résistance, posait une bouche, mouillée volontairement, sur mes lèvres fraîches.

Je le vis dans les regards troubles posés sur mes mollets nus, dans les inscriptions des murailles, dans leurs dessins primitifs, qui ne sont compréhensibles qu’aux petites filles qui ont des frères, dans les déchirures qu’on fait subir aux personnages des affiches.

Je l’entendis dans des paroles obscènes chuchotées hâtivement par des hommes qui me croisaient dans la rue, le soir. Ce fut lui qui me pinça si souvent, dans les foules du 14 Juillet, à un endroit dont je ne pouvais m’expliquer le choix.

Il animait, à la pension, les yeux de mes camarades plus âgés ; il inspirait à une sous-maîtresse aux yeux brillants des caresses trop tendres ; il fut la mélancolie de mon frère, rentrant, le soir, de la promenade avec la nostalgie des femmes rencontrées.

Toute la petite ville de T…, que j’habitais en était possédée. Les employés, à peine sortis de leurs bureaux, à six heures, partaient à la chasse d’une maîtresse ; les bonnes étaient enceintes ; sur les bancs des routes, on voyait des formes inexplicablement serrées.

Mes amies G… et L… me racontaient comment elles donnaient éperdument leurs lèvres à des jeunes gens de seize ans, dans les parties de cache-cache qui avaient lieu chez elles le dimanche, et avec le goût naturel de s’entremettre que l’on a, à l’âge où s’élève la volupté, elles me faisaient les commissions d’un certain Paul, qui, dans une de ces parties de cache-cache, n’ayant pas l’autorité nécessaire pour m’embrasser, avait eu celle de prendre mes seins, dans l’ombre d’un placard.

Mme B…, la femme du médecin, était d’une vertu irréprochable. Elle brodait toute la journée dans son jardin, entre ses deux petites filles. Lorsque le receveur des finances quitta T…, tous ses amis allèrent lui faire leurs adieux à la gare. J’arrivai très à l’avance avec ma sœur. Le receveur des finances était dans une petite salle d’attente obscure. Le corps délicat de Mme B…, debout, se pressait tendrement contre le sien, et elle l’embrassait en sanglotant.

La comtesse de V…, et Lucienne L…, deux amies intimes, étaient intraitables sur la question de moralité. Elles partaient en cab après le déjeuner et ne rentraient souvent que le soir. Une jeune fille de la campagne, parente de notre bonne et qui venait porter des œufs à la maison, me révéla le secret de leurs promenades :

— Elles ont loué une petite maison qui servait chez nous à mettre des outils. Elles l’ont remplie de soie et de peaux de bêtes et elles viennent s’y mettre nues ensemble.

Ô démon, toi qui fais frémir la chair des jeunes filles, toi qui fais palpiter les draps blancs à l’heure de leurs étirements et de leurs paresses, toi qui dirige le genou du danseur aux fins de valse et fais regretter alors une robe plus légère, démon qui vis dans toutes les maisons, qui rôdes à tous les carrefours, démon des flirts, des mariages et des viols, n’est-ce pas toi la cause de tout bonheur ? ô démon, hélas ! n’es-tu pas un dieu ?

RESSEMBLANCE DES HOMMES
ET DES CHEVAUX

Il faut battre les femmes, dit l’homme doux et timide qui rêve d’être audacieux auprès d’elles et espère les conquérir. S’il le fait, la femme, en vertu de son habitude d’esclavage, courbe la tête et croit volontiers avoir affaire à un homme brutal et qui a l’habitude des femmes.

S’il raconte des brutalités vraies ou inventées devant d’autres femmes, celles-ci laisseront éclater une horreur apparente qui cachera une certaine admiration, et l’homme en question sera revêtu à leurs yeux d’un grand prestige.

Car dans la guerre engagée entre l’homme et la femme, ce n’est pas le plus fort qui triomphe, c’est celui qui a la conviction de l’être et qui fait croire ainsi qu’il est le plus fort.

Ô femme, tu seras vainqueur ou vaincue, et songe bien que tu as toutes les chances pour être vaincue. À peine entrée dans la vie, te voilà soumise à tous les désirs, à toutes les tentatives, à tous les marchés. Les hommes t’environnent, ils t’assiègent, ils te pressent. Comment résisteras-tu, toi qui ne sais rien, comment te sauveras-tu, toi qui désires te perdre ? Car tu te fais une douce gloire de ta faiblesse, de ta docilité, de ta tendresse, de tout ce qui doit te livrer sans résistance à tes ennemis.

Tu pénètres dans un haras où il y a mille chevaux de races différentes. Tu dois te faire des jarrets solides, avoir le regard clair et fixe, la voix qui ne tremble pas, prendre une cravache, la faire siffler et, écuyère au cœur ferme, dompter les bêtes.

Dans ce haras, il y a des pur sang et des chevaux fourbus. Il y a des animaux aux pattes fines, aux naseaux frémissants, tout fiers de la noblesse de leur sang, qui se cabrent sous les coups et que l’éperon ne mate pas. Il y en a qui sont accoutumés à traîner des fardeaux et qui gardent des traces de corde sur le cou. Il y en a que le fouet a brisés, il y en a qui sont maigres, il y en a qui ont faim. Il y a de pauvres chevaux de fiacre qui ont beaucoup couru pour les affaires, les départs dans les gares, les adultères, et dans l’œil desquels paraissent une pitié et une tristesse immenses. Il y a des bêtes vicieuses, il y a des mulets, même quelques ânes égarés.

Songe, jeune écuyère, qu’aucun animal n’est méprisable. Ne fais pas fi du bon cheval de tout repos. Le pur sang te mènera plus loin, mais il te jettera peut-être dans le fossé. Caresse l’un, parle à l’autre, mais ne perds jamais ta cravache.

DU DANGER D’AVOIR DEUX HOMMES
DANS SA VIE

Il y a des femmes qui ont un mari et un amant à la fois, d’autres qui ont un mari et deux amants, d’autres qui n’ont pas de mari et plusieurs amants, d’autres enfin, plus rares, mais infiniment plus favorisées, qui n’ont qu’un seul homme dans leur vie.

La femme doit tendre sans cesse à l’unité, pour ne pas se condamner à vivre entre deux dangers toujours renouvelés.

Tyrannie de l’amour, qui dira tes devoirs terribles ?

C’est vrai, vous aimez passionnément votre amant, mais votre mari ne vous est pas subitement devenu odieux. Il continue à connaître vos goûts ; s’il apporte des gâteaux pour le thé, ce sont bien ceux que vous aimez, et s’il vous mord l’oreille à une certaine minute, c’est qu’il sait bien que vous chérissez cette douleur.

Une puissante habitude peut vous lier à lui par mille chaînes indissolubles. Le seul fait de pouvoir se rappeler ensemble une bonne qui était ivrogne, une parente qui était insupportable, en la nommant, même sans en parler, crée un rapprochement affectueux.

Malgré tout, pendant plusieurs années, on s’est déshabillé ensemble, et cela a donné à l’heure du soir une formidable aisance. L’harmonie des sens s’est établie. Le seul regard de l’un fait savoir à l’autre qu’il est désiré. On a le droit de dire :

— Non, tais-toi, pas aujourd’hui.

On n’aime plus avec son cœur, on n’aime plus avec son goût de la nouveauté, mais il y a pourtant une sensation que l’on retrouve, que l’on obtient à coup sûr, parce que le mari auquel on la demande sait la donner. Et c’est beaucoup d’avoir la certitude de ce plaisir, même sans véritable amour.

Mais il ne s’agit pas un instant de faire comprendre cela à son amant. Il faut, hélas ! lui jurer qu’on n’a jamais aimé son mari, qu’on n’a plus aucune affection pour lui, même qu’on le hait d’une haine terrible. Des considérations de famille, d’enfants, vous retiennent seules auprès de lui. On ajoute que ce mari bizarre ne vous embrasse jamais, même le bout des doigts. L’on dort auprès de lui, dans une longue chemise fermée et sans le moindre effleurement. Il est à remarquer, du reste, que, malgré l’invraisemblance de cette affirmation, l’amant le moins crédule accueille vos paroles et les croit rapidement, tant on est vite persuadé de ce qu’on désire.

Il demandera quand a commencé cet état de choses. Il faut défaillir alors dans ses bras, cacher sa tête sur son épaule et dire qu’on ne se souvient plus de rien. Il croira encore à cette étonnante perte de mémoire.

Pour appuyer ses discours, il faudra se laisser découvrir, caresse par caresse. L’homme a le goût de l’initiation. Il doit croire qu’il nous révèle tout ce que nous savons depuis longtemps. On s’étonnera donc, on se choquera, on s’émerveillera tour à tour de certaines audaces ; on n’en aura soi-même que prudemment, par degrés.

Il faudra amener pourtant son amant aux choses que l’on préfère, mais avec assez d’habileté pour qu’il ne se doute pas de votre connaissance déjà parfaite de l’amour.

Il est élémentaire qu’il faut le moins possible prononcer des noms dans l’amour. Il y a des minutes où notre conscience disparaît et où nous nous en allons éperdument sur le chemin de la volupté. La cause du plaisir est anéantie. Il importe peu, durant quelques secondes, que ce soit Jean et non Jacques qui soit la cause de ce plaisir.

Mais Jacques attache un prix inestimable à ce que ce soit bien lui en personne.

Évitons donc une désastreuse erreur.

Quand on a un amant, on sort davantage.

On est en retard plus souvent.

On consacre moins de temps à l’ordonnance de sa maison.

On se tire de cela en prétextant plus de réunions mondaines, des leçons de dessin, de chant, ou l’étude du cuir repoussé.

Il y a toujours une amie à demi complice qui vous écrit au bon moment.

Mais quand on a un amant, on rentre souvent, le soir, les reins brisés, tout le corps meurtri, avec l’envie éperdue de s’étendre et de dormir.

Votre mari est justement revenu plus tôt et il a réfléchi, dans la voiture qui le ramenait, à son bonheur de posséder une femme fidèle, tendre et voluptueuse.

Il s’est promis une soirée d’amour, il vous attend impatiemment ; le repas est servi ; il a fait ajouter une bouteille de champagne.

Il faut, en arrivant, donner ses lèvres avec la terreur qu’elles aient gardé un parfum coupable ; il faut dîner joyeusement, vaincre le sommeil et le dégoût qu’amène la satiété.

Il faut participer à cette fête des sens et anéantir les soupçons possibles par des manifestations de plaisir passionnées et nombreuses.

Il est vrai que le plaisir que l’on donne est d’autant plus grand que l’on simule le sien propre ; il est vrai que, désintéressée pour soi-même, on a toute facilité pour combler le mari avide d’amour et faire des simulacres qui satisfont pleinement sa vanité.

Ces simulacres peuvent être exagérés. Ils ne le sont jamais trop. Des gestes désordonnés, des cris éperdus sont jugés vraisemblables.

Du reste, une femme douée d’une grande imagination peut fermer les yeux et croire, à l’instant où elle est traversée par la sensation physique de l’amour, que cette sensation lui vient de son amant et non de son mari. Aidée par un généreux tempérament, elle retrouvera peut-être un reste de bonheur. Mais une grande amertume est dans ce double mensonge. On est toujours seule.

On ne se donne jamais complètement et il ne peut y avoir un bonheur véritable qu’accompagne le sentiment de la solitude.

DES POSITIONS LES PLUS FAVORABLES
À PRENDRE POUR S’ENDORMIR

Par une loi mystérieuse et injuste, la stupidité et les mauvais sentiments d’une femme, quand celle-ci en est dotée, se reflètent avec une exactitude impitoyable sur son visage, dès qu’elle est endormie.

Le masque conventionnel qu’elle avait placé sur ses traits s’évanouit, ses yeux ne peuvent plus la défendre, sa bouche s’entr’ouvre d’une façon inesthétique et un souffle trop bruyant s’en échappe. C’est là une cruelle trahison du sommeil. Au contraire, les qualités intellectuelles, la délicatesse de cœur n’apparaissent pas quand les yeux sont fermés.

Il faut donc, avant de s’endormir, ordonner avec sa volonté à son visage d’être au moins neutre par son expression.

Le même mouvement de la volonté pourra peut-être préserver du ronflement.

Mon amie Annie me dit qu’elle ne peut dormir que lorsqu’elle ne sent plus sur elle le moindre effleurement du corps voisin et elle m’affirme que depuis son mariage il ne s’est pas passé une nuit où elle n’ait imposé à son mari, au moment du sommeil, de s’écarter d’elle et de laisser un petit espace entre son corps et le sien.

— Et je lui tourne le dos, ajoute-t-elle, afin de donner plus d’irrévocabilité à ma décision.

Je lui ai demandé comment elle ferait si elle avait à passer une nuit entière avec son amant, et elle m’a répondu que le cas ne s’était pas encore présenté, mais que, si elle désirait dormir, elle se conduirait exactement de même.

Ce procédé est peu charmant, il est évidemment impossible de s’endormir, étroitement enlacée à celui qu’on aime. Cette position n’incline pas au sommeil. Elle donnera même un désir de veille à votre compagnon et peut-être à vous-même. Si à cause de la fatigue on s’endort cependant, on se réveillera rapidement avec une courbature au bras ou à l’épaule qui vous fera vous séparer de fort mauvaise humeur.

Il faut prendre son parti d’une séparation partielle et en atténuer la rigueur, dans le cas où l’on a un époux ou un amant trop tendre, par une pression de main, un dernier baiser plein d’affection.

On met dans cette caresse comme un regret, le sentiment que la puissance du sommeil est une fatalité d’un caractère plutôt douloureux, puisqu’elle interrompt les manifestations de l’amour.

Il y a des femmes qui poussent des cris pendant leur sommeil, il y en a qui disent des phrases, il y en a qui prononcent des noms. Or tout ce que l’on dit en dormant prend, à tort ou à raison, un caractère prophétique, presque surnaturel.

Si l’on s’est écrié : « Georges ! mon chéri ! » comment persuader à Henri, qui est couché auprès de vous, que Georges ne joue dans votre vie aucun rôle important ?

Si l’on a cette sorte d’infirmité, il faudra avoir la précaution de prévenir à l’avance, et en riant, que toutes les paroles que l’on prononce dans le sommeil sont d’une folle incohérence et, par un curieux phénomène, ont toujours trait à des choses absolument extérieures à ce qui vous occupe.

Le sommeil termine les discussions, adoucit les âmes, rend l’éclat au teint ; il console et il embellit. C’est le doux auxiliaire de l’amour. Aussi, quand on est près de ceux qu’on aime, il convient de s’endormir fraternellement.

Il faut aimer bien peu pour adopter la manière qu’indique Annie, mais il faut aimer beaucoup pour dormir sans chemise.

CONSEILS À UNE JEUNE FILLE
QUI SE DESTINE AU THÉÂTRE

Jeune fille ! la tradition veut que tu sois née dans la loge d’une concierge. En réalité, tu appartiens à toutes les classes, et il n’est pas vrai, comme on le croit en province, que les gens qui président aux destinées des maisons aient le privilège de donner à leurs enfants la gloire théâtrale.

Il est possible que ta mère lise avec avidité le feuilleton du Petit Journal, aille applaudir les héros et siffler les traîtres à l’Ambigu, soit une femme du peuple, complaisante avec les jeunes gens dont elle fait les ménages, émerveillée par le luxe qui passe et qu’ainsi son imagination la pousse à désirer pour sa fille un sort prestigieux. Mais ce n’est pas une règle absolue et il peut arriver que ta mère ne ressemble pas à Mme Cardinal.

Tes parents, comme ceux de A… S…, peuvent appartenir à une vieille noblesse provinciale déchue. Ton père, comme le sien, place peut-être des vins en Italie ; ta mère, ayant encore gardé la morgue aristocratique de la petite ville où elle a régné, a peut-être été obligée de louer une teinturerie avec l’espoir que les gants et les corsages nettoyés lui permettront à la longue de payer de coûteuses leçons particulières.

Ou bien, comme S…, es-tu fille d’un important fonctionnaire de ministère, ou, comme V… T…, la fille d’un authentique colonel, que, dans ce cas-là, tu seras obligée de montrer souvent, à cause du scepticisme que rencontre toujours l’énoncé d’une telle parenté.

Peut-être même appartiendras-tu à ce monde snob que l’on appelle le Tout-Paris, et tu en tireras alors une immense réclame qui pourra transformer ton néant en génie naissant.

Mais, quelle que soit ton origine, tu es allée un matin, porteuse d’une vague lettre de recommandation, tremblante et anxieuse, sonner à la porte d’un illustre tragédien. Tu es entrée, et tu as attendu fort longtemps, car le tragédien, à l’exception du jour où il a des leçons au Conservatoire, se lève très tard.

Il arrive en robe de chambre. Il n’est pas rasé et il a une mèche sur le front.

— Quelle scène travailles-tu ? dit-il tout de suite.

Et tu accueilles avec un secret frisson d’orgueil ce tutoiement qui a l’air de te situer dans le milieu, qui te fait considérer comme quelqu’un de la partie.

Tu récites. Tu es très émue. Tu récites mal. Mais sans doute le génie qui t’anime est plus grand encore que tu ne le supposes, car, malgré la conscience que tu as de ta gaucherie et de ta médiocrité, le sourcil du tragédien s’est relevé, son œil s’est promené sur ton visage et sur ton corps ; d’un geste noble il a relevé la mèche de cheveux qui tombait sur son front, il a fait faire un pli plus harmonieux à sa robe de chambre.

Il déclare que tu as les plus grandes qualités dramatiques et que tu pourras, grâce à lui, faire une brillante carrière au théâtre. Il te donnera des leçons et il te préparera lui-même au Conservatoire.

Tu es ravie. Un tel bonheur t’empêche d’être choquée de la façon dont il tâte tes bras pour voir si ce sont des bras tragiques, dont il te dit de marcher et de te tourner. Tu n’es même pas trop surprise qu’il te demande de lui montrer ta jambe, car, ajoute-t-il, il convient de savoir si tu pourras jouer les travestis.

Jeune fille, dès la seconde ou la troisième leçon, le tragédien aura besoin de connaître de façon exacte quelle pourra bien être ta ligne en maillot et si ton corps a les proportions de celui d’une déesse antique.

Étant, comme la plupart de tes compagnes, ivre du désir de parvenir, tu céderas à cette exigence sans trop te faire prier et tu apprendras l’amour entre deux tirades d’Andromaque, avec ce vieil homme illustre et éternellement mal rasé.

Tu sauras vite que c’est un titre honorifique aux yeux des hommes que celui de se destiner au théâtre.

Ces simples mots :

« Je me présenterai au mois d’octobre au Conservatoire » te vaudront bien des envois de fleurs, bien des invitations à dîner.

Tout le monde, à Paris, connaît un membre du jury ou a un ami qui est en excellents termes avec le Directeur du Conservatoire ou le Sous-Secrétaire aux Beaux-Arts. Chacun a une relation qui a de l’influence dans les théâtres.

Le monsieur dont tu viendras de faire connaissance t’affirmera que, grâce à cette relation, tu es certaine d’être reçue à ton examen et que, par conséquent, tu devras ton succès à son intervention personnelle. Il organisera un dîner pour te présenter à son puissant ami et il lui fera entendre qu’il tient beaucoup à toi à cause de l’affection qu’il t’inspire. Ou bien il te présentera en ces termes négligents :

— C’est une petite amie à moi qui a beaucoup de talent.

Voulant faire croire, par là, que tu es, non pas sa maîtresse, mais une petite amie de passage, semblable à beaucoup d’autres amies du même genre et dont il veut récompenser la complaisance.

Du reste, il n’est pas d’homme qui ne rende à une femme jeune et un peu jolie un service désintéressé, si minime soit-il.

Pour une simple lettre de recommandation, pour un coup de téléphone à quelqu’un qui doit dîner avec le directeur de l’Odéon, il te sera impitoyablement réclamé le payement qu’on attend de toi, sous la forme de baisers en voiture, de rendez-vous dans des appartements de garçon. Et si ces créanciers te font crédit de quelques jours ou de quelques mois, ils reviendront tôt ou tard t’apporter leur traite d’amour, que tu auras signée avec un simple regard de remerciement.

Que tu sois reçue ou refusée à ton examen, pour les consolations ou pour les félicitations tu seras, à l’heure du résultat, couverte d’un nombre incroyable de baisers sur toutes les parties de ton visage, baisers que tes créanciers ne considéreront que comme un faible intérêt de leur dette.

Comme à toutes les femmes qui vivent sous le soleil, quoique ton horizon soit fait de portants de coulisse et que ton ciel soit de toile peinte, l’amour prendra ton cœur.

Il y aura dans ta classe un tout petit jeune homme élégant, un peu maniéré, avec — comme diront tes camarades — un adorable physique de jeune premier.

Vous aurez répété une scène ensemble et quelque amitié vous aura joints. Il sera gentil avec toi, tendre même. Tu t’étonneras de la préciosité de ses poses, des bagues qu’il affectera de porter, de ses étranges relations avec des auteurs arrivés, des hommes du monde âgés. Mais il te suffira que ce jeune compagnon trop efféminé te donne une petite illusion d’amour.

Les jours passeront, vous travaillerez ensemble, vous irez vous promener au Bois, il t’amènera dans son petit appartement et les privautés qu’il te demandera seront encore insignifiantes. Tu les auras accueillies de suite, espérant des marques plus complètes d’amour.

Ton petit ami continuera obstinément à exiger très peu de toi. Tu attribueras d’abord cela à la timidité, d’autant plus facilement que tu auras en toi une timidité analogue.

Mais tu verras à sa liberté d’allure, à certaines audaces, audaces insuffisantes mais audaces réelles, qu’il n’est pas timide avec toi, que son amour a seulement un grand caractère de réserve.

Peut-être, si tu ignores beaucoup la psychologie des tout jeunes gens qui font du théâtre, tenteras-tu un soir, après avoir répété avec lui ta scène de concours, sur le divan de son appartement, une mise en demeure décisive.

Tu éprouveras alors une déception sans recours. Tu pleureras et tu t’apercevras tardivement que toutes les photographies suspendues aux murs sont des photographies de comédiens, de comédiens réputés, mais non pas de comédiennes. Tu penseras soudain que la chevelure de ton ami est d’un blond trop doré pour être naturel, qu’il a le visage trop maquillé, que son veston le serre trop à la taille, favorisant avec excès un développement de hanches inusité chez un homme.

Tu seras d’autant plus triste que tu seras prise à un piège de la nature, que tu ne sauras contre qui lutter, que tu n’auras aucun visage de rivale à maudire.

Ce sera ta première vraie déception et bien d’autres la suivront si tu t’obstines à espérer et à désirer de l’amour. Car ceux qui prodiguent l’amour simulé, aux clartés de l’électricité, entre neuf heures et minuit, ne gardent rien pour eux-mêmes.

Mais, ô jeune fille, je ne te plains pas trop ; tu te composeras un bonheur singulier et incompréhensible pour d’autres. L’odeur fétide d’un vieux théâtre où tu seras allée prêter ton concours, la glace rayée d’une loge, le visage flétri d’une habilleuse te combleront de joie. Le bruit des trois coups sera une musique délicieuse, tu t’enivreras avec la poussière et, collant pour la première fois ton œil au trou du rideau, tu auras le sentiment d’une immense supériorité.

Tu te mettras peu à peu à l’unisson du milieu où tu es appelée à vivre. L’aventure du petit élève blond du Conservatoire t’autorisera à prendre une revanche sur les hommes et tu le feras à la première occasion.

Une actrice jolie et arrivée t’invitera un soir à dîner avec quelques amis. Ses yeux fixés sur toi le long de la soirée t’auront fait savoir dans quelle grande sympathie elle te tenait. Elle voudra que tu demeures avec elle lorsque tout le monde sera parti, te promettant de te raccompagner elle-même un peu plus tard. Elle ne te raccompagnera pas, car il est logique que, vers deux heures du matin, après une tendre conversation, à cause des dangers de la rue et de l’éloignement de ta maison, elle t’offre de partager son lit, en te faisant remarquer qu’il est fort large et que tu ne seras en rien gênée. Tu accepteras et tu t’apercevras au matin que la largeur n’était pas une qualité pour ce lit et qu’il aurait pu être infiniment plus étroit et te donner le même agrément.

Tu exploreras ainsi peu à peu tous les côtés de l’amour du théâtre. Tu y useras lentement ton cœur, au frottement des baisers que l’on donne en échange d’un rôle, dans les tendresses feintes pour les grands critiques, dans les étreintes stériles. Tu te consoleras de la flamme perdue de l’amour, avec les fleurs, les applaudissements, la satisfaction d’amour-propre de savoir qu’on chuchote ton nom quand tu passes, et qu’il y a ta photographie peinte en couleurs sur les grands boulevards, tu te consoleras avec le luxe que donne la gloire.

Et si tu as une fois quelque nostalgie en entendant parler d’amants passionnés qui mettent leur amour au-dessus de tout, même du succès, songe, jeune fille, que ta part n’est pas la moins belle, que ce n’est pas ta faute si tu n’as plus la spontanéité du cœur, car il était bien difficile de ne pas la perdre dans un monde où tout était faux, faux comme la couleur des cheveux de ton premier amoureux.

LE CHARME DANS LE CHOIX DES MEUBLES,
DANS LA CONVERSATION ET AU LIT

Quand on dit d’une femme : « C’est une femme charmante ! » on fait d’elle un éloge banal, mais si l’on dit : « C’est une femme qui a du charme ! » on la pare alors d’une inestimable grâce.

Le charme est insaisissable et il n’est pas localisé. C’est le rapport d’une âme séduisante avec un physique qui y correspond. Ce rapport ne se précise ni dans le nez, ni dans l’oreille, ni dans toute autre partie du corps en particulier. Un profil parfait ne comporte pas toujours du charme. Le charme est le résultat d’un ensemble.

De chaque individu émane un rayonnement qui se répand sur les objets qui l’entourent et qui sont le cadre de ses habitudes. Une femme est charmante par son milieu, par l’appartement qu’elle habite.

Il y a des femmes qui vivent toujours parmi des objets inanimés. Autour d’elles, les meubles sont sans pensée et sans visage ; les portes font du bruit, mais ne parlent pas ; la lumière filtre sans bienveillance à travers les carreaux.

D’autres, au contraire, par une magie spéciale, ont donné à leurs fauteuils le don d’ouvrir les bras avec un geste d’hospitalité ; elles ont mis un petit cœur dans la pendule et tous les portraits de leurs murs, grâce à elles, se connaissent entre eux. Si elles s’amusent à coudre, les ciseaux et le dé deviennent des dieux d’argent industrieux et rapides ; quand elles lisent, sur le cuir repoussé qui recouvre leur livre apparaît une fleur doucement nuancée comme doit être leur rêverie.

Le charme d’une femme d’intérieur sera fait en partie du choix de ses meubles.

Une femme fine adopte du Louis XVI. Une femme de moins bon goût a du Louis XV. La parvenue a des meubles Régence. L’Empire est un mobilier de politicienne militante où l’on doit recevoir des députés et des ministres. Une femme aristocrate du Louis XIV. Les femmes artistes et scientifiques, les étudiantes russes enrichies, les jeunes filles du monde qui font de la peinture adoptent le mobilier Renaissance. Les étrangers qui arrivent à Paris, les demi-mondaines, les rastaquouères ont des meubles anglais.

Du charme dépend la distinction.

La distinction est une question de proportions, comme la beauté.

C’est l’art de trouver une harmonie, une juste mesure entre ses qualités physiques, sa situation dans la vie et l’idéal qui vous est propre. L’absence d’affectation est la caractéristique de la femme distinguée.

Le charme c’est aussi le tact, la délicatesse naturelle.

Il y a quelques principes élémentaires qu’il convient de ne jamais violer. Ils font partie de la bonne éducation, mais la bonne éducation et le charme sont étroitement liés.

Il ne faut pas se montrer antisémite avec un juif, ni dire qu’on n’aime pas les « cabots » devant un comédien.

Si l’on prend le thé quelque part, on doit parler à voix assez basse pour que vos voisins immédiats n’entendent pas votre conversation.

Ce serait une grande force de pouvoir ne jamais dire du mal des autres femmes et même de parler avec mesure de leur élégance ou de leur beauté. Mais il nous est impossible d’avoir assez d’empire sur nous-mêmes pour ne pas dénigrer une toilette qui n’est pas à notre goût, une chevelure mal teinte, une démarche sans grâce. Au moins, si nous nous laissons aller à ce penchant, faut-il que nous le fassions avec un désintéressement simulé, et poussées seulement par un apparent esprit d’équité.

Car c’est une erreur de croire que lorsque nous critiquons devant l’homme aimé une femme qui pourrait être une rivale nous faisons à celle-ci le moindre tort.

L’homme répond quelquefois :

— Vous avez raison, cette femme est très laide, sans distinction, sans esprit.

Mais il a senti naître en lui, par le fait de nos critiques, un prodigieux et secret désir de connaître la femme en question, qu’il n’aurait pas eu sans nos imprudentes paroles.

C’est dans l’intimité qu’une femme doit surtout faire preuve de charme.

Elle ne doit jamais s’exposer à laisser voir sa jambe avec un bas qui retombe sur ses chevilles.

Quand elle se baisse et qu’elle est soit en chemise, soit sans chemise, elle s’arrangera pour que son amant ne voie pas ses seins. Quelles que soient leur forme pure et leur dureté, cette position ne les présente pas à leur avantage.

Les soins de propreté doivent comporter un certain mystère. La porte du cabinet de toilette doit être close et il n’est pas jusqu’au clapotement de l’eau qui ne doive être atténué.

Je ne sais pas jusqu’à quel point je dois rapporter l’étrange confidence d’Annie, qui prétendait que les soins mis par son amant à se cacher pour les ablutions lui causaient un trouble voluptueux en particulier et le désir d’ouvrir la porte. Que d’hommes sont pareils à Annie !

Le charme au lit est le plus difficile à obtenir et le plus important pour les hommes.

La femme doit savoir, en se couchant, quitter avec sa robe les formes de sa vie quotidienne et trouver, à l’instant où elle apparaît nue sous sa chemise, une personnalité nouvelle et inattendue.

Ses cheveux sont défaits ou arrangés selon le type de sa physionomie et sans souci de la mode. C’est la ligne de ses épaules qui apparaît sous son cou mince au lieu du col montant, c’est le corps vivant et chaud qui s’agite, libéré de la prison du corset, c’est le pied blanc aux ongles roses qui va pouvoir jouer un rôle, c’est le parfum de la nuit qui doit être différent de celui du jour, bien qu’il soit le même, parce qu’au lieu de se dégager des vêtements, il émane de toute la chair et se mélange étroitement à son parfum intime.

Heure délicieuse où le charme a le premier rôle ! Que le visage candide devienne tout à coup tendrement pervers, que les ingénuités soient voluptueuses, que le regard se pose où il veut, que le sourire exprime le désir et le goût des sensations prochaines, que la pudeur soit oubliée, que les draps soient rejetés, que les audaces soient accomplies, il n’importe ! Toutes les initiatives sont permises à la femme, il n’est pas de caresses défendues à celle qui sait prendre et se donner avec charme.

IMPORTANCE DES MAINS

Marinette est une toute petite personne aux yeux angéliques. On dit d’elle qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait une grande imprudence, car moi, qui ai entendu quelquefois ses confessions, j’ai été émerveillée par tout ce que cette enfant, aux airs candides, possédait de perversité naturelle, de dépravation aisée et ingénue.

Marinette a les plus jolies mains que je connaisse, des mains vivantes, longues, fines et d’une blancheur éclatante, où les veines mettent parfois de fines nuances bleues.

Elle vint me voir, l’autre jour, et, comme d’ordinaire, elle se coucha à demi sur mon divan, prit une cigarette, et nous causâmes.

J’éprouve une volupté physique très grande à tenir ses mains dans les miennes, à les caresser, à en admirer la souplesse et le velouté. Comme je lui redisais encore combien je les aimais, elle me répondit :

« Les femmes, une catégorie de femmes tout au moins, ne valent que par leurs mains. La main a la même importance que le regard, dont il dépend directement. C’est elle qui fait signe, qui donne, qui reçoit. Toute petite, j’eus la connaissance, en recevant une gifle de ma mère, combien la main était un moyen d’expression rapide et décisif. Je vis bientôt que toutes les actions de la vie s’accomplissent par la main et que, dans l’amour, c’est la main qui a toute l’initiative.

« Je juge les hommes d’après leur main. Une main qui n’est pas soignée est celle d’un homme vulgaire ou d’un intellectuel.

« Une main qui se tend et dont les doigts restent un peu repliés à l’intérieur de la paume est celle d’un homme défiant, auquel il ne faut mentir que prudemment et avec la certitude que tout mensonge sera passé au crible d’un sévère examen.

« Les doigts dont la dernière phalange s’ouvre légèrement à l’extérieur dénotent une nature généreuse, même prodigue.

« La main courte, grasse et molle est celle d’un lunatique, d’un bizarre fantaisiste, soumis à son propre caprice, et s’il vous dit qu’il vous aime un soir, il pourra avoir oublié votre nom le lendemain.

« La main humide est celle d’un traître ou d’un malchanceux, la main osseuse est celle d’un ennuyeux philosophe ; on recevra des coups de quelqu’un qui a des pouces durs et des doigts presque égaux et celui qui aura un petit doigt ridiculement court sera tellement peu pratique qu’il jouera toute sa vie le rôle de dupe.

« On pourra goûter les plaisirs de la conversation, de l’esprit, de la poésie avec le possesseur d’une jolie main aux doigts effilés. Mais il ne faudra guère en attendre de qualités sensuelles. Une main mobile, nerveuse, pas trop bien faite, avec des doigts légèrement carrés à l’extrémité, voilà, chère amie, ce qui fait bien augurer d’un homme auquel on compte demander tout autant la volupté que l’intelligence.

« Croyez bien que nous troublons les hommes plus par nos mains que par nos lèvres. Quand ils nous prennent dans leurs bras et qu’ils attendent de nous une manifestation de sympathie, quelque chose qui soit comme le sceau de notre consentement, bien mieux que notre tête renversée sur leur épaule, que notre bouche offerte, ils goûteront le geste audacieux de notre main, même s’il n’est encore qu’une craintive indication. Et un peu plus tard, comment triompherons-nous d’eux plus aisément que par l’entremise de cette blanche alliée, tour à tour tendre et violente, électrique, passionnée, et qui, lumineuse dans la demi-obscurité, parée d’une seule pierre précieuse à l’annulaire, fera rayonner d’elle comme des courants de plaisir. »

Marinette se tut.

Sa main était plus chaude et plus frémissante dans la mienne. Elle me serrait maintenant les doigts à me faire mal. Ses yeux étaient troubles ; ils avaient perdu toute leur ingénuité.

Je fis un effort. Je desserrai doucement son étreinte et j’allai ouvrir la fenêtre.

VOLUPTÉ QUE LE SPECTACLE DE LA NATURE
AJOUTE À L’AMOUR

Miette Y… se trouvait à Bagnères-de-Luchon, et un grand chagrin d’amour l’avait conduite à mener la vie la plus déréglée. Durant quelques mois, au grand scandale de ses amies, elle vécut dans la société la plus libre, réalisant les fantaisies les plus inattendues et quelquefois les plus contraires à la morale.

Miette Y… était encore, à cette époque, la plus adorable petite brune qu’on puisse voir. Elle éblouissait le Casino de ses toilettes les plus voyantes. Une cour d’adorateurs la suivait sans cesse. Dans la salle de jeu, la partie de baccara s’arrêtait quand elle paraissait. Tous ses amis la suivaient à deux heures du matin jusqu’à la villa qu’elle avait louée près d’un torrent, à quelque distance de Luchon, et là on soupait, on chantait, et le piano jouait jusqu’au matin.

Je n’ai jamais été dans cette villa et n’ai jamais fréquenté cette société à cause de sa trop mauvaise réputation. L’envie ne m’en manquait pas. Des amis plus favorisés m’en rapportaient maintes histoires curieuses, et je citerai deux d’entre elles qui se rattachent directement au sujet de ce livre.

Miette Y… aimait un Russe, qui l’avait quittée. Elle voulait s’étourdir.

Aussi ses caprices étaient-ils purement sensuels et avait-elle, à cause de cela, un grand pouvoir sur les hommes qui la désiraient.

Elle déclara un jour, au retour d’une promenade à cheval au port de Vénasque, qu’elle était amoureuse du guide qui l’avait conduite.

Ce guide était un jeune homme ni beau ni laid, avec cette apparence un peu lente, un peu lourde, un peu songeuse qu’ont les hommes qui vivent dans les montagnes.

On fit plusieurs promenades avec ce guide, et ce fut une suite ininterrompue de plaisanteries. Le guide comprit sans doute, car il devint bougon et taciturne et jeta des regards terribles à tous les membres de la caravane et à Miette elle-même. Comme l’on avait organisé un déjeuner sur la montagne, il refusa la bouteille de champagne qu’on lui offrit. Cependant Miette s’était piquée au jeu. Deux jours après, elle faisait prévenir le guide de venir la prendre au matin, et elle partait seule avec lui.

Voici — à peu près dans les mêmes termes — comment Miette Y… conta à une de ses amies, qui me l’a rapporté, sa promenade.

« Il y avait sur la route un parfum de fougère et de terre mouillée. Il était huit heures du matin. Nos chevaux trottaient côte à côte et je me sentais une lucidité d’esprit délicieuse.

« Je ne savais pas pourquoi j’avais tenu à faire cette promenade seule avec Pierre — c’était le nom de mon guide. J’éprouvais peut-être du dépit de sa mauvaise humeur obstinée à mon égard, j’avais le désir de le dompter, de le rendre aimable, troublé. Peut-être était-ce aussi la crainte de la solitude avec lui, l’appréhension d’un vague danger.

« Il y avait déjà quelque temps que nous avions quitté Luchon et nous montions à petits pas sous d’épais marronniers, parmi des pierres, et il n’avait pas encore ouvert la bouche, si ce n’est pour répondre par monosyllabes à mes questions.

« Les torrents faisaient du bruit autour de nous, de temps en temps une feuille se détachait et tombait à nos pieds, on apercevait à un tournant du chemin une étroite vallée où flottaient encore des vapeurs du matin, et j’étais tout de même ravie.

« Nous passâmes près d’une église en ruine, sur laquelle il y avait une légende — celle d’un saint tombant d’une montagne — universellement connue dans le pays. Pour faire parler mon compagnon, je lui demandai de me raconter cette légende, que je connaissais parfaitement.

« Sur un ton monotone, il récita quelques phrases qu’il devait savoir par cœur et, sans faire de commentaire personnel, sans parole polie, il retomba dans un profond mutisme.

« Je commençais à être un peu vexée. Je lui fis des avances, je prodiguai des sourires. Rien ne le décida. Nous traversâmes un village, et comme je le questionnais sur les habitants, il répondit avec le même laconisme.

« À un moment, mon cheval se rapprocha du sien et mon genou le frôla. Je sentis qu’il se dérobait et poussait sa monture un peu en avant.

« J’étais surprise et un peu irritée. Mon amour-propre était blessé de l’indifférence de ce rustre. Nous nous arrêtâmes dans une petite hôtellerie du village d’Oo et je lui dis de déjeuner à ma table, en face de moi. Il accepta avec déplaisir. On nous servit. Il mangea énormément et parla le moins possible.

« Je lui offris successivement plusieurs petits verres qu’il but. Cela ne le changea pas.

« Je m’étais levée pour repartir. Je pris dans mon sac un billet de cent francs et je lui dis :

« — Voulez-vous payer ?

« Il le fit et revint, et, comme il me tendait un billet de cinquante francs et de l’or, je le priai de garder le tout pour lui.

« Il hésita, puis enleva son béret, le balança dans sa main et me dit :

« — Je remercie beaucoup madame.

« Et ce fut tout.

« Au lieu de la traditionnelle course du lac, je voulus revenir à Luchon par un sentier détourné où nous ne rencontrerions pas de promeneurs, où nous serions dans la vraie montagne sauvage.

« Nous prîmes donc un petit chemin qui bordait un torrent et nous montâmes très longtemps sous des arbres bas, le long d’une épaisse forêt. Des souffles frais venaient jusqu’à nous, il y avait un grand silence que troublait seul le bruit du pas des chevaux. Les arbres firent ensuite place à des rochers et nous traversâmes un chaos de pierres qui évoqua à mon imagination des choses fantastiques et romanesques. Il me sembla tour à tour que je commandais une troupe de brigands, que j’étais une héroïne des Mille et une Nuits, qu’un palais enchanté allait m’apparaître.

« Il devait être deux heures de l’après-midi. Le soleil était brûlant. Je n’en pouvais plus. Je dis à Pierre que je voulais me reposer. Nous nous arrêtâmes, il attacha les chevaux et je me couchai sur le sol dur où ne poussait qu’une herbe rare.

« Nous dominions à ce moment la vallée et le coup d’œil que nous avions alors était presque vertigineux.

« Pierre s’étendit aussi, mais à une distance respectueuse.

« Je désespérais de le troubler. Mon dépit faisait place à un sentiment bizarre, celui du joueur qui veut gagner une partie, celui du chasseur qui veut prendre l’animal qu’il poursuit.

« Il était en face de moi et je voyais ses yeux clignoter.

« Malgré moi, les mouvements que j’avais faits pour me mieux placer avaient relevé ma jupe à une certaine hauteur. Le soleil m’engourdissait et m’enivrait un peu. Je ne bougeai plus. Il me sembla vaguement percevoir que je fixais son attention. Je me laissai aller doucement au sommeil.

« Je rêvai. Combien de temps, je l’ignore. Je rêvais que j’étais balancée dans l’espace, puis que je roulais sur une pente indéfinie, serrée dans les bras du guide et que ses bras me brisaient. Une sensation étrange m’envahit. Je rouvris les yeux.

« Au-dessus de ma tête les nuages se déroulaient avec une majesté et une splendeur incroyables. À ma droite et à ma gauche les montagnes s’entassaient et j’eus pour la première fois la notion de la variété de leurs couleurs, de la vie étrange des forêts et des rochers, de la beauté incomparable de leur forme. Très loin sur un sentier, j’aperçus, avec une curieuse netteté, deux femmes qui marchaient avec des jattes de lait sur leur tête ; un enfant les suivait en faisant des gambades successives que je comptais. Je m’intéressais à la vie de ces gens avec passion, ils me semblaient, dans ce cadre, sous le soleil, infiniment beaux. Puis tout s’effaça brusquement et je poussai un cri…

« Le guide Pierre était vaincu. »

VOLUPTÉ QUE L’AMOUR-PROPRE
AJOUTE À L’AMOUR

Parmi le groupe des amis qui entouraient Miette Y… et qui se réunissaient presque chaque soir dans sa villa, un jeune homme que j’ai connu, Louis B…, devint éperdument amoureux d’elle.

Comme il arrive toujours, c’était le seul pour lequel Miette éprouvait une vive et active antipathie. Elle le criblait sans cesse d’épigrammes, et elle qui — à ce tournant de sa vie — ne refusait guère ses faveurs à ceux qui insistaient beaucoup pour les obtenir, semblait fermement résolue à ne rien accorder à Louis B… qui l’avait éloignée tout de suite a cause de la forme trop lamentable de son amour.

Louis B… tomba bientôt dans un état d’extrême désespoir. Il me faisait à ce moment-là ses confidences et je regrettais presque de ne pas connaître Miette Y… pour lui demander plus d’indulgence.

Ses amis, qui fréquentaient avec lui chez Miette, intercédèrent pour lui, plaidèrent sa cause, et cela si mal, naturellement, avec un si médiocre désir de réussir, que Miette se buta davantage.

Louis B… était, il est vrai, sans grand attrait. Il appartenait à la catégorie des fats timides, au teint rose et frais, et il avait toujours sur les joues un vague duvet blond. De plus, il était prétentieux et stupide.

Or, comme on s’entretenait sans cesse autour de Miette de cet amour, voici ce qu’elle décida :

« Je consens, dit-elle, à faire le sacrifice de mon amour-propre pour adoucir la peine de Louis B… et le dégoûter à jamais de moi. Je ne consens pas à me donner à lui, parce qu’il ne m’est jamais arrivé de me donner à quelqu’un lorsque cela ne me faisait pas plaisir. Nous ferons, si vous voulez, le simulacre d’une soirée d’amour. »

Elle expliqua son projet et tout le monde l’approuva avec des cris de joie. Deux jeunes gens furent chargés de trouver une fille qu’on payerait et qui, à la dernière minute, devrait prendre la place de Miette Y…

Miette, de son côté, allait faire croire à Louis B… que son humeur avait changé et qu’elle était très proche d’avoir un caprice pour lui.

Elle le rencontra vers cinq heures et elle fut très aimable avec lui. Il l’accompagna et elle l’autorisa à rester présent pendant qu’elle se changeait de robe pour le soir.

Elle accepta à dîner et elle écouta, au bruit de l’orchestre, avec un sourire complaisant, s’efforçant de calmer ses nerfs, les phrases sentimentales qu’il lui débitait.

Tout le monde se retrouva comme chaque soir à la villa de Miette et Louis B… avait complètement changé d’aspect. Il triomphait et son triomphe, qui était sans mesure, réjouissait d’autant plus les acteurs de cette comédie.

La femme que l’on alla chercher après minuit dépassa l’espérance de laideur que l’on avait formée. C’était une horrible créature, aux mains énormes. Elle était grande et blonde, tandis que Miette était petite et brune. Mais l’on comptait sur l’illusion de l’amour.

Miette dit à voix basse à Louis B… de rester après tout le monde et, quand on eut soupé, il fit ainsi et demeura. Les amis partirent en pouffant de rire.

Miette, seule avec lui, consentit à l’amener dans sa chambre à coucher, autorisa quelques privautés et ayant hâte de les limiter, elle se laissa sans résistance enlever sa jupe et son corsage. Puis elle éteignit la lampe, mettant sur le compte de sa pudeur son amour de l’obscurité, et elle passa dans son cabinet de toilette. Ce cabinet avait une autre porte qui donnait sur l’appartement ; elle s’enfuit par là, poussant à sa place, à la faveur des ténèbres, la grande fille blonde, encore ahurie de ce qu’on lui demandait.

Le lendemain, tout le monde entourait Louis B… pour recevoir des confidences de lui. Il s’en montra prodigue, exigeant à peine la formalité du serment pour faire garder le secret. Il déclara avoir passé l’heure la plus admirable de sa vie, et il ne cacha pas qu’il pensait avoir procuré à Miette des instants non moins inoubliables. Il s’étonnait seulement de la bizarrerie d’humeur de cette femme qui ne s’était donnée que dans les ténèbres et en silence.

Quand il rencontra Miette, au lieu d’avoir à son égard, comme on s’y attendait, une attitude lassée ou reconnaissante, il se montra supérieur, condescendant comme un homme très aimé.

Que se passa-t-il dans l’esprit de Miette ? Fut-elle piquée de penser que quelqu’un pût la confondre sérieusement avec une misérable fille de la rue ? Souffrit-elle de cette comparaison ou sa curiosité fut-elle intriguée par la fatuité de Louis B… et les prétendues voluptés qu’il lui avait données ?

Ses amis ne le surent pas. Mais elle fut, durant deux jours, de fort mauvaise humeur et elle se décida au bout de ce temps à donner entière satisfaction à Louis B…, cette fois sans réserve, en pleine lumière. Elle quittait Luchon quelques jours après, mais elle demeura jusque-là la maîtresse attitrée de Louis B…, et celui des deux qui avait le plus d’amour était certainement elle.

Louis B… dit souvent d’elle, après son départ :

— Cette petite femme était charmante. Mais je n’ai eu vraiment de plaisir avec elle qu’une seule fois : c’est le premier soir, et cependant je n’ai pu voir ni son visage, ni rien d’elle, vu que nous sommes demeurés dans la plus complète obscurité.

Je me suis émerveillée du rôle qu’avait joué pour ce jeune homme le sentiment de la vanité satisfaite. Elle avait suppléé, chez lui, à l’agrément des caresses de la maîtresse désirée et avait permis pour ses sens la plus fâcheuse confusion. Je me suis dit que l’amour-propre avait pour ce fat une telle importance qu’une fois qu’il fut satisfait, son amour fut infiniment diminué.

Mais j’ai réfléchi ensuite que j’avais pour cette aventure plus d’admiration qu’il ne convenait et que l’évolution des sentiments de Louis B… venait seulement de ce que la pauvre fille blonde qu’il avait eue le premier soir avait voulu gagner honnêtement la grosse somme d’argent que Miette lui avait donnée pour la remplacer et avait montré toute la conscience désirable.

LA PERSONNALITÉ DANS LE COSTUME
ET LA MODE

Nous avons du plaisir à regarder les bois, les couchers de soleil, la nature. Au seuil d’une maison de campagne, nous aimons à voir les reflets des étangs, les fleurs des parterres, l’ombre qui s’appesantit peu à peu sur les allées. Nous attendons chaque jour l’heure du soir pour jouir du divin spectacle qui nous est offert, et s’il pleut, une pénétrante odeur de terre mouillée, un effeuillement de gouttes sous les arbres nous charment à travers les carreaux où nous appuyons nos visages.

Nous savons qu’une éternelle variété frappera nos yeux et qu’il n’est pas une feuille qui, d’un jour à l’autre, n’ait, par le fait du soleil, changé imperceptiblement sa nuance.

Mais si nous savions que le même paysage doit exactement se reproduire devant nous, que le ciel aura les mêmes tons rouges, sera rayé du même passage d’oiseaux, que la même atmosphère bleue se traînera sur l’étang et que, si nous avons noté l’altitude d’un brin d’herbe dans la prairie, nous devons revoir ce brin d’herbe dans sa même pose nous trouverions à la nature une écœurante monotonie, sa beauté s’atténuerait pour nous au point que nous ne pourrions plus la goûter, nous nous sentirions en face d’elle dans une grande solitude.

La femme doit être pour l’homme comme la nature qu’elle représente, qu’elle résume : elle doit avoir l’infinie variété des couchers de soleil, la richesse d’harmonie des bois agités par le vent, elle doit tour à tour se charger de nuages et resplendir d’étoiles comme le ciel.

Elle doit être toujours nouvelle, c’est-à-dire s’efforcer d’apporter un perpétuel changement dans sa physionomie, dans son caractère, dans ses habitudes, dans son costume.

Chaque femme a un type. L’une a un profil régulier, une tête classique : c’est une beauté grecque ; elle fait songer à une statue de Minerve. L’autre, par sa grâce sinueuse, un peu équivoque, rappelle les Tanagra ; l’autre a la fragilité d’un saxe ; celle-ci rappelle une certaine époque ; celle-là a le type spécial d’un pays.

Presque toutes les femmes ayant pris conscience de leur type, ayant été louées pour ce caractère personnel de leur beauté, s’efforcent de le développer et pour toute la vie adoptent une forme de coiffure, un genre de costume.

Mon amie Nelly A…, qui est à l’Opéra-Comique, a le type habituel des femmes du Midi. C’est une brune, avec de fortes attaches, de grands pieds, des bras secs qui laissent voir, dès la naissance du poignet, un duvet trop abondant. Elle a des yeux noirs animés, sans langueur, mais que l’on peut trouver beaux. Ses cheveux, bien que soignés, ont des pellicules. Ses dents ne sont pas impeccables tous les jours. Cependant son ensemble est propre. En été, quoi qu’elle fasse, elle transpire, et une légère odeur de corps humain se mêle à un parfum trop violent, trop bon marché qu’elle ne ménage pas. Elle dépense beaucoup d’argent pour ses robes, qui sont riches et voyantes, mais pas assez pour les détails de sa toilette. Ses bottines sont quelconques et elle n’a pas de manucure. C’est une Méridionale.

On lui dit qu’elle a le type espagnol. Elle le dit aussi et elle le croit. Elle a chez elle une panoplie faite avec des castagnettes, un tambour basque et une mantille espagnole. Si dans la conversation on lui parle d’un habitant de Madrid, son œil devient brillant et elle dit : « C’est un Espagnol ! » avec une certaine émotion, comme s’il s’agissait d’un parent aimé qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Elle met un ruban rouge dans ses cheveux ; ses jupons sont écarlates. Elle n’a jamais vu ni Séville, ni Tolède, mais elle en parle comme de sa patrie. Son rêve est de chanter Carmen à l’Opéra-Comique ; elle y arrivera vraisemblablement un jour, bien que ni sa voix, ni son talent ne l’y disposent. Mais elle ambitionne en secret de jouer les Carmen dans la vie. Je suis sans crainte. Le couteau de don José n’est pas pour elle.

L’uniformité de costume et de genre affecte quelquefois un caractère professionnel. Les modèles, les femmes de peintres, les élèves de l’académie Julian chérissent le béret de velours, les cheveux en bandeaux, les capes. Elles ne peuvent guère être aimées ainsi que des peintres.

Les jeunes personnes qui se destinent au théâtre ont des voilettes flottantes, des chapeaux bizarres, des écharpes autour du cou, un je ne sais quoi de débraillé qui est, dans leur esprit, le laisser-aller d’une vie artistique ; leur attitude révèle une fatigue qui est censée provenir d’un surmenage moral effréné ; des mèches de cheveux s’échappent en désordre sur leurs épaules, à cause du souffle du génie qui les soulève.

Une jeune tragédienne qui commande une robe de soirée fait toujours faire une robe de velours noir, sans ornement, légèrement décolletée, qui semble s’harmoniser avec le caractère simple, triste et fatal qu’elle veut avoir.

Du reste, les hommes agissent de même. On reconnaît aisément le peintre, l’acteur, le boursier. Le magistrat porte des favoris, le rastaquouère a des bottines dont la tige est en daim, dont la claque est vernie. L’officier en civil garde intentionnellement un air militaire. Il semble que chacun s’enorgueillisse de sa profession, veuille faire savoir tout de suite aux gens qu’il rencontre, aux indifférents de la rue qu’il a telle occupation plutôt que telle autre.

Il y a aussi un uniforme pour l’oisif mondain, le snob.

Une femme qui veut plaire doit lutter contre cette tendance à être toujours semblable à elle-même. La mode l’y aide.

Dans cette brume de cinq heures qui envahit si délicieusement les rues de Paris pendant les premiers jours d’octobre, la mode a passé dans un frémissement d’élégance. Personne ne l’a vue, mais tout le monde croit l’avoir aperçue. Elle s’est glissée chez le couturier, elle a supprimé des volants, donné du bouffant aux manches, dessiné la taille avec un corselet, elle a jeté des dentelles, drapé des plis. Chez la modiste, elle a fait des ravages. Les fleurs claires ont été foulées aux pieds, le crin s’est revêtu de roses aux tons mourants, le feutre est enseveli dans les plumes ; elle a remplacé l’image de Marie Stuart par celle de Marie-Antoinette. On croit avoir entendu son haut talon résonner sur le trottoir. On se fait signe, on se la montre. Pas du tout : elle passe au loin dans un coupé, elle sourit et elle montre une forme inattendue de manchon. C’est une reine invisible que nul n’a jamais regardée en face, qu’on connaît mal, qu’on décrie, à qui on obéit pourtant et dont les lois sont passagères comme les saisons.

Mais c’est encore un autre danger pour la femme d’être esclave de cette variété, qui cesse d’en être une, puisqu’elle modifie toutes les femmes en même temps. D’abord la mode a des aberrations. Il y a quelques années, elle imposa au monde entier un bouffant de cheveux sur le front qui n’avait aucun style, aucune beauté. Que signifiait cette mèche excentrique ? C’était un caprice, une folie de la mode.

Puis il ne faut à aucun prix faire partie de ce régiment servile qui suit la mode sans la discuter. Robes, chapeaux, jabots, ondulations sont tous les mêmes. On est une Parisienne, pas une femme.

On doit s’armer, avant d’aller visiter son couturier, d’une volonté ferme que rien ne pliera. Il faudra résister à sa douceur opiniâtre, à sa conviction qu’il agit pour votre bien, à sa supériorité, à son sourire de dédain. Cet homme a l’intention active de vous imposer la mode du jour. Même quand il dira que la duchesse de X… et la princesse de Z… ont fait faire, la veille, précisément, une robe semblable à celle qu’il offre, il faudra hausser les épaules.

Car on doit adapter soi-même la mode à sa physionomie ; on doit savoir mieux que le couturier quelle couleur d’étoffe convient à ses yeux et à son corps, on doit avoir analysé les rapports subtils qui existent entre la matière de soie, de drap, de plume et la chair vivante.

SÉDUCTION DES TOUT JEUNES GENS

Les premières amours des adolescents sont doubles.

Ils ont, d’une part, un flirt très platonique, très romanesque, avec une jeune fille. Ils sont initiés, de l’autre, aux plaisirs physiques par une professionnelle d’ordre très misérable. De cette contradiction résulte pour eux des incertitudes, des déboires, des souffrances parfois, une idée fausse de l’amour. Ils s’imaginent volontiers qu’il y a deux ordres de femmes très différents : celles dont on n’obtient qu’une fleur à la dérobée, celles qui relèvent leur robe au premier signe.

Quelle femme n’a pas été tentée un instant d’être pour ces enfants timides et ignorants la femme véritable, la maîtresse qui leur révélera l’amour ?

Il y a dans toute femme une mère qui sommeille. Il y a dans toute femme un désir de câliner, de bercer, d’être protectrice, initiatrice même.

Est-ce chez nous une tendresse pareille à celle que l’on donne aux enfants, mélangée à un goût obscur de l’amour, ou bien est-ce une perversion naturelle de notre imagination qui nous fait profaner un sentiment sacré ? Est-ce le goût du viol qui prend chez la femme une forme plus en rapport avec sa nature ? Je ne sais. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après la toute première jeunesse, la femme éprouve vite auprès d’un jeune homme de quinze ans une pensée d’éducation pour une science perverse qu’il n’apprend pas au lycée.

Une immense curiosité est dans les yeux des jeunes gens. On devine qu’ils n’ont pas encore pénétré le mystère de la femme, qu’ils en ignorent peut-être même jusqu’à la forme exacte. Leurs gestes sont maladroits, leurs yeux sont brillants et cernés par une insomnie dont on évoque la poésie sensuelle, dont on se représente les détails. Ils rougissent facilement et il y a un grand charme à les faire rougir. Le moindre regard un peu prolongé, la moindre pression de main à la dérobée les remplit d’émotion, et quelle volupté de faire naître un grand trouble par un petit geste !

Mon amie Y… eut — elle avait alors trente ans et elle était dans tout l’éclat de sa beauté — une véritable passion sentimentale pour un collégien de seize ans, fils d’une de ses amies. Elle m’a raconté qu’elle avait pleuré et souffert comme pour un véritable amant, davantage peut-être. Elle ne le voyait guère qu’en visites et il opposait toujours la plus désespérante froideur à toutes ses avances.

« Il avait de moi une terreur folle, me disait-elle. Il détournait les yeux quand mon regard se posait sur lui, et si je lui parlais, il ne me répondait qu’en balbutiant. Ses parents et moi dînions les uns chez les autres. Je mettais alors les plus troublants décolletés et m’arrangeais par de savantes dispositions pour être auprès de lui pendant le repas. Mais il mangeait gloutonnement, il ne coulait pas sur mes épaules la moindre œillade, et si mon genou s’égarait légèrement du côté du sien, il se dérobait aussitôt,

« J’étais humiliée et subissais les effets ordinaires du refus. Mon désir et mon amour étaient décuplés. Il alla, en uniforme de collégien, avec des gants blancs trop larges et une cravate d’une longueur ridicule, à un bal où j’étais moi-même. Contre toute attente, malgré les rapports étroits que j’avais avec sa famille, il ne m’invita pas à danser. Je l’appelai, je lui en fis amicalement l’observation et, comme une valse commençait, je l’entraînai. Il dansa en silence ; je le sentais terrifié. Profitant d’un instant où nous étions bousculés, d’un brusque mouvement je le pressai étroitement contre moi et il sentit la chaleur de ma joue contre la sienne. Je crus qu’il allait se débattre. Il s’écarta de toutes ses forces, il perdit le pas, il marcha sur ma robe, il m’écrasa le pied, je dus me faire reconduire.

« Tout cela m’exaspéra bien davantage. Je doutai de moi-même. J’eus peur de vieillir. Je voulais vaincre. Je commis la folle imprudence de lui écrire. Oui, je lui glissai un jour, chez lui, un billet dans la main, un billet où je lui parlais de mon amour en termes déplorablement rococo, comme si j’avais été une toute petite fille.

« Il ne me répondit même pas. Je passai des jours de morne abattement, de détresse morale infinie. J’essayai de ne plus le voir. Je ne pus l’oublier. Je m’exagérai encore ma passion et j’étais toute proche du désespoir.

« Or, un jour, on sonne à ma porte. Il était cinq heures. Ma femme de chambre fait entrer directement dans le petit salon, où je lisais. C’était lui. Je n’étais pas coiffée, je n’avais pas de corset et mon peignoir était ouvert. Je faillis tomber d’émotion. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je l’entendis balbutier qu’il avait pensé trouver sa mère chez moi ! Je savais que sa mère passait toute l’après-midi ailleurs, c’était donc un prétexte. Il était tout rouge ; pour la première fois il me regardait fixement, il se tenait debout au milieu de la pièce.

« Que s’était-il passé en lui ? D’où venait ce changement ? Ses sens venaient-ils de s’éveiller et avait-il de moi une assez mauvaise opinion pour croire que, malgré ses dédains, je l’attendais, j’étais à sa disposition, tout comme une fille ? Cette pensée me révolta et je fis un geste pour le mettre à la porte. Mais en une seconde, ce qui faisait mon indignation causa mon désir, un désir violent, insurmontable. La porte était entr’ouverte, j’allai la fermer. Sans dire un mot, je le poussai sur une chaise…

« On pouvait venir d’un instant à l’autre. Il n’eut ni remerciement ni parole d’amour. Il s’en alla comme il était venu. Mais ma passion était terminée avec ma curiosité et je n’eus plus jamais avec lui que des rapports mondains et d’une extrême froideur. »

UTILITÉ DES SOINS
QUE L’ON DONNE AU CORPS

Je demandai l’autre jour à X… pourquoi il aimait sa maîtresse. Elle n’était en effet ni jolie, ni spirituelle, et X… était un garçon infiniment distingué, très supérieur à elle.

Il me répondit :

— Parce qu’elle se peint les ongles des pieds.

Je lui demandai des détails.

— Rien n’est plus suggestif, me dit-il, qu’un pied arrangé avec art et qui vous donne, au point de vue des soins, par la douceur de son toucher, la sécurité d’une main. Avec deux pieds très soignés, c’est comme si la femme avait quatre mains, et avouez que cela enrichit singulièrement les possibilités de caresses.

Ceci nous enseigne qu’aucun détail ne doit être négligé ; toute partie du corps peut être belle et nous ne savons pas si notre coude lui-même, malgré sa dureté, ne sera pas le coin préféré qui pourra retenir un cher amant.

Il faut cultiver sa beauté, toute sa beauté, avec art, avec amour.

D’abord, on doit bien se dire qu’une femme médiocre peut devenir belle, par une volonté patiente, quotidienne, un effort que l’on fait sans se lasser vers l’idéal physique qu’on a conçu. Les lignes s’atténueront, s’harmoniseront, les traits du visage prendront une grâce qu’ils n’avaient pas par l’amour obstiné de cette grâce.

Il ne faut pas se leurrer sur la valeur de sa beauté. Si le miroir dont nous nous approchons nous renvoie une image dont le front est tacheté de petits boutons rouges, il ne faut pas couvrir son front avec ses cheveux, ou ne plus penser aux petits boutons rouges, ou se jurer à soi-même, au moyen d’un optimisme naturel, qu’ils disparaîtront certainement demain. Il convient de lutter au plus vite contre ce mal par des vapeurs soufrées.

Une femme doit connaître son tempérament, sa force de résistance à la fatigue, à l’alcool, au café, à l’amour, afin de ne se laisser attaquer par aucun excès. Elle mesurera son plaisir à sa santé et ainsi elle le prolongera infiniment.

Elle doit situer sa beauté entre les beautés des autres femmes, savoir ce que l’ensemble de son visage et de ses attitudes peut évoquer de sensations, d’images, et favoriser cette évocation en agrandissant ou en diminuant certains gestes, en allumant ou en éteignant ses plus doux regards.

C’est un préjugé provincial qui fait dire que la nature est encore la meilleure parure. Que de mères interdisent à leur fille les plus élémentaires soins, au nom de cette beauté naturelle, et les privent ainsi d’un éclat emprunté, mais qui n’en est pas moins désirable durant les premières années de leur jeunesse !

Je me rappelle que ma petite camarade Aimée vint un matin toute en larmes me raconter la scène qu’elle avait subie de la part de sa mère.

Les objets de toilette intime étaient, dans sa famille, rigoureusement proscrits. Une jeune parente à elle était venue de Paris passer quelques jours chez eux, et elle avait appris à Aimée l’art de la propreté en lui faisant cadeau des instruments que nécessitent ces soins élémentaires.

La pauvre Aimée avait été surprise au moment de la leçon, et sa terrible mère avait vu dans cette communauté à être propre un manque de pudeur qui la révolta et lui fit émettre des soupçons injustes qu’Aimée était à cent lieues de justifier.

Du reste, si la nature était toujours l’idéal de la beauté et s’il ne fallait jamais la corriger, pourquoi se peignerait-on la chevelure ou se couperait-on les ongles ?

Il faut s’arranger, mais s’arranger avec art.

C’est un art subtil qui tient à la fois de la peinture, de la médecine et de la psychologie.

Il y a autant de manières de pratiquer cet art qu’il y a de beautés différentes.

Les lois générales y sont fort rares, chaque femme doit créer sa règle d’art.

Je crois que, seule, la poudre est universelle et convient à tous les visages, même aux plus frais. Une femme sans poudre n’est pas « habillée ».

Il n’en est pas de même pour tous les autres artifices que nous pouvons employer. De grosses lèvres, par exemple, se passent de rouge.

Une brune qui a des grands yeux noirs, des cheveux noirs et un teint mat augmente sa beauté en blanchissant encore son teint, en mettant du rouge aux lèvres et du noir aux yeux.

Mais une blonde aux yeux bleus, au contraire, doit aviver la couleur de ses joues par quelques nuances roses, ne doit rien mettre aux yeux et doit craindre d’empâter ses traits avec une crème trop épaisse, car leur charme est d’une essence tellement subtile qu’un rien peut le diminuer.

Il convient de ne pas se laisser aller aux excès de soins.

Que peut penser un homme d’une femme quand il apprend qu’elle n’obtient ce teint éclatant qu’il aime que grâce à des biftecks appliqués chaque soir sur ses joues ?

Marinette, amoureuse de ses mains, les teint chaque jour en rouge avec du permanganate de potasse et les décolore ensuite au bisulfure pour obtenir ainsi une exceptionnelle blancheur. Évidemment, c’est trop.

Tous les visages doivent être lavés à l’eau chaude, au savon si la qualité de la peau le permet, et à l’eau froide ensuite, afin que les pores ouverts se referment.

La pâte d’amande est nécessaire aux mains. Les ongles doivent être nettoyés au citron, afin qu’ils soient transparents, et ensuite teintés de rose. J’ai dit plus haut que le pied ne devait pas être négligé parce qu’il ne servait pas exclusivement à la marche.

À certaines minutes, si l’on veut faire croire à une émotion, à un intérêt plus grand porté à ce que l’on dit, à un mouvement passionné, il est aisé de rendre ses yeux plus brillants en pressant légèrement sur les glandes lacrymales.

Les oreilles doivent être rosées et l’objet de soins particuliers.

Quel que soit leur mystère, analogue à ceux des coquillages, il arrive que des baisers y pénètrent.

Le cou et la poitrine, si l’on est décolletée, doivent être considérés comme faisant partie du visage, c’est-à-dire maquillés comme lui.

Je n’ai jamais pu m’expliquer l’attrait qui provenait des mouches.

Une mouche est une petite tache. Comment une petite tache peut-elle collaborer, pour une part si minime soit-elle, à un ensemble de beauté ?

On donne volontiers à une mouche le qualificatif d’« assassine » ; je ne connais pour ma part personne dont le cœur ait pu être assassiné par ce fragment d’ombre perdu sur une blanche peau.

Doit-on s’épiler ? C’est une grave faute, car on n’y arrive jamais.

Si, durant un jour, le corps a l’apparence du marbre, il ne tarde pas à se recouvrir d’un duvet plus abondant, et si l’on recommence, il s’épaissit encore.

Une étonnante aberration fait croire à certains hommes que les femmes richement douées à ce point de vue ont un goût de l’amour proportionnel à cette richesse. Il n’en est rien. Que de brunes déplorablement velues ont en elles une froideur à toute épreuve ! Le système pileux est tout à fait indépendant de l’organisation amoureuse.

Beaucoup de femmes seraient heureuses d’avoir sur le crâne ce qu’elles ont en trop ailleurs.

Hélas ! la nature répartit ses biens au petit bonheur.

Elle ne s’occupe pas de notre conception de la beauté, c’est à nous de nous arranger avec ce qu’elle donne. Elle est chiche, non par pauvreté, mais par avarice.

Elle ne met sur bien des têtes qu’une chevelure peu abondante et qu’elle fait pousser avec une désespérante lenteur.

Il ne faut avoir aucune honte à suppléer à cette absence et mettre sans scrupule de splendides tresses fausses. Il est inutile dans ce cas de se flatter à qui veut l’entendre du don merveilleux de ses cheveux. Quand on les enlèverait devant celui que l’on aime, il pourrait éprouver une légitime désillusion.

Mais il est à remarquer qu’un homme aime bien rarement une femme pour la magnificence de sa chevelure et qu’il ne puise jamais sur le sommet de notre tête la cause de ses extases.

LES ENTREMETTEURS INDIRECTS :
MAÎTRES D’HÔTEL, BIJOUTIERS, COUTURIERS,
PHOTOGRAPHES, EMPLOYÉS DES POSTES

Il n’y a pas que les prostituées et les hommes de mauvaise vie qui vivent de l’amour. Ceux-là en vivent directement. Mais autour de l’amour, engendré par lui, dans son atmosphère âcrement parfumée où l’odeur des draps se mêle à celle de l’éther, où la lanterne de l’hôtel borgne clignote à côté des lustres des grands restaurants, vit, s’agite, intrigue et spécule tout un monde hétéroclite, bariolé, bizarre, louche, ou de bon aloi, mais toujours intéressant.

Ce monde, une femme doit le connaître, savoir ce qu’il vaut pour n’en être pas dupe, l’utiliser et le dominer.

Une jolie femme va dans un grand restaurant de Paris. Elle est avec son mari, des personnes âgées, des messieurs décorés et connus comme des gens riches et considérables.

Elle a été naturellement correcte comme il convient. Elle n’a pas eu un coup d’œil de trop. Elle s’est imposée par son respect et même sa sévérité comme une femme du monde. Et pourtant, au moment où l’on se lève et où l’on apporte les manteaux, un maître d’hôtel très vénérable et qui a certainement dans la maison une situation importante lui chuchote avec une voix blanche, presque imperceptible en guidant son bras dans la manche de sa fourrure :

« À quelle adresse le monsieur brun qui est dans le coin à droite peut-il écrire à madame ? C’est un banquier très riche et très généreux. »

Non, la jolie femme ne doit pas répondre :

« Pour qui me prenez-vous ? » Non, elle ne doit pas non plus prévenir son mari.

Elle n’a qu’à regarder le visage du maître d’hôtel sur lequel est peinte une immense honorabilité pour estimer qu’il accomplit là un acte qui ressort essentiellement de son emploi autant que celui de présenter le soufflet vanillé ou l’ananas glacé.

Ce maître d’hôtel n’est peut-être pas entremetteur par nature, mais il sait d’instinct que les gens n’entrent et ne sortent, ne viennent s’asseoir à une table fleurie, que les femmes n’ont des toilettes claires et les hommes des airs jaloux que parce qu’ils sont tourmentés par une pensée d’amour. Il sait que le véritable intérêt de l’heure n’est pas dans le plat et dans les vins qu’il sert, mais dans le feu des regards qui font communiquer les êtres les uns avec les autres.

De même que le maître d’hôtel, le bijoutier apprendra avec faveur les unions illégitimes, les amours, les adultères, tout ce qui sera pour lui une cause d’achat. Le bijou est la convoitise suprême de toutes les femmes, le cadeau par excellence, et c’est pour l’avoir aperçu à une devanture de la rue de la Paix qu’elles consentent souvent à reposer sur des poitrines inconnues, s’efforçant d’échanger la petite pierre taillée ou la perle veloutée contre des simulacres d’amour.

Le bijoutier est discret, il comprend tout à demi-mot, il grave à l’intérieur des bagues des initiales qui ne sont pas celles de l’épouse et il ne manifeste sa connaissance du caractère irrégulier de l’achat que par une augmentation de prix, en trompant le plus possible sur la qualité du bijou. Ses scrupules sont d’autant plus atténués qu’il sait que ce bijou parera les mains ou le cou d’une demi-mondaine, qui peut être soupçonnée de porter du faux, que ce sera un bijou à destinée incertaine, susceptible d’être mis en gage, porté au mont-de-piété, et non un de ces bijoux de famille qui se transmettent honorablement dans les corbeilles de fiançailles.

Plus directement que le bijoutier, le couturier, s’il fait des robes, se plaît à savoir que des messieurs bons payeurs les enlèvent.

Le baron de T… m’a affirmé souvent que, grâce à quelques amitiés dans le personnel, les maisons de couture étaient pour lui plus fructueuses que les maisons de rendez-vous. Il avait toujours à payer, il est vrai, une note arriérée que le couturier avisé remettait au bon moment. Il ajoutait que cela valait bien les renseignements d’une précision presque médicale que seuls peuvent donner ceux qui sont appelés à remédier à l’imperfection des lignes, qui rembourrent le sein, qui équilibrent les hanches.

De quelle immense indulgence ne doit pas être rempli le cœur du photographe et quel secret contentement il est obligé de déguiser ! Il lui arrive de recevoir une jeune femme rougissante, une jeune femme bien faite, qui lui demande d’éloigner un instant son employé pour lui parler en tête à tête.

Ce qu’elle a à dire est bien difficile ? Elle se trouble, elle a des réticences, et le photographe est obligé de la mettre sur la voie en disant que le photographe est le confesseur de la beauté.

Plus encouragée, elle s’explique :

— Les hommes sont très exigeants dans leur amour… j’ai un amant qui m’adore… Il est quelquefois loin de moi et ne m’a promis d’être fidèle qu’à la condition d’avoir toujours sous les yeux l’image entière de ce qu’il aime ; enfin, il veut ma photographie toute nue…

Le photographe ne sourcille pas. Il demande simplement quelle est la pose choisie.

Et la jeune femme ajoute aussitôt qu’il y a en effet une pose préférée.

On passe dans l’atelier. Admirablement nue, elle apparaît aussitôt, Les conseils techniques habituels ne sont plus de mise et le photographe n’a qu’à apprêter son appareil en silence. Car, si timide et si rougissante qu’ait été la jeune femme, quel que soit le monde correct auquel elle semble appartenir, la pose choisie est toujours la plus voluptueuse, et ce caractère d’impudeur s’accentue d’une façon encore plus significative à l’instant où la voix de l’opérateur dit :

— Ne bougez plus.

Tant la force de l’amour triomphe aisément des barrières de la retenue la plus élémentaire.

— A. B. C. no 436, dit une voix un peu angoissée, devant le guichet de la poste restante.

Et parmi une foule de lettres de formats divers un employé en choisit une et la remet avec indifférence à celle qui attend d’elle tout l’infini de la tendresse.

— Ô employé des postes, avec tes manches de lustrine, tes yeux pleins d’ennui, tes cheveux humides d’une pommade à bon marché, avec ta mauvaise humeur non déguisée, tu es peut-être le plus charmant de tous les messagers de l’amour. Tu es Mercure moderne, sous sa forme singulièrement transformée. Tu n’as pas le beau visage et les ailes de ce dieu, mais tes doigts tachés d’encre sont revêtus d’un charme non pareil quand ils saisissent le papier où brille une écriture aimée. Mercure à douze cents francs par an, comme le fils de Jupiter tu es rapide et quelques secondes te suffisent pour parcourir de l’œil une centaine de lettres, Tu es même trop rapide, car tu fais croire parfois que tu as mal vu et que tu as laissé passer par distraction dans le tas la précieuse lettre. Comme l’inventeur de la lyre, tu es vigilant. Tu exiges deux enveloppes pour bien t’assurer qu’il n’y a pas de tromperie et que celle qui vient réclamer la lettre est bien celle à qui elle est adressée. Tu es même trop vigilant, car si l’on a oublie de prendre ce jour-là les deux enveloppes, tu deviens terrible et tu refuses même de dire si la lettre est là. Employé des postes, transmetteur des rendez-vous clandestins, des propositions inattendues, aide des gens sans adresses avouables, des personnages dont les noms sont des chiffres ou des numéros de billets de banque, secours des jeunes gens dont les parents sont trop sévères, des épouses trop surveillées par leur mari, sois loué par tous les amants pour tout le bonheur qui s’échappe à travers la petite grille de ton guichet.

MANIÈRE DE SE CONDUIRE
QUAND ON VA DÎNER AU RESTAURANT

Une relation nouvelle, un ami, enfin, que sais-je ? un homme qui vous a invitée à dîner, dit, vers sept heures, d’un ton négligent :

— Où voulez-vous dîner ?

Ce ton négligent n’est qu’une apparence, car il a déjà fixé, dans son esprit, le restaurant qui convient à ses goûts et à sa fortune.

C’est, d’ordinaire, un restaurant où il est connu par son nom, car les hommes veulent tous avoir l’illusion d’une célébrité, si mince soit-elle, et ils se glorifient en secret du salut respectueux d’un petit chasseur. Il est aisé de favoriser ce penchant inoffensif en disant :

— Vous êtes décidément connu partout.

Si l’homme a insisté pour que vous choisissiez vous-même le restaurant, il est élémentaire qu’on ne doit pas nommer Duval ou Boulant, qu’on doit en ignorer complètement l’existence.

Une femme doit donner à l’homme la sensation que sa vie se meut dans un certain cercle de luxe, de fantaisies coûteuses, d’habitudes chères. Donc pour se rendre au restaurant, quel qu’il soit, l’auto-taxi doit être hélé de préférence au fiacre. Si toutefois l’homme, par une habitude naturelle de médiocrité, a tout de suite fait signe à un cocher d’aspect minable et si un pauvre équipage est venu se ranger devant le trottoir, il ne convient pas de faire entendre la moindre récrimination. Mais, en affectant une extrême difficulté pour monter dans ce fiacre sans se salir, en relevant sa robe assez ostensiblement avec des précautions assez exagérées, on aura suffisamment fait sentir quel grand contraste il y a entre des roues boueuses et un bas de soie irréprochable, de tout petits souliers vernis qui miroitent.

On hésite encore parmi les cahots du fiacre et la femme doit avec art concilier son prestige de femme de goût avec la fortune de son compagnon.

Je ne cite que pour mémoire, et en m’adressant seulement à des femmes tout à fait débutantes, quelques fautes très grossières qu’elles doivent éviter et qui suffiraient à les perdre. Il ne faut pas appeler monsieur le maître d’hôtel, il ne faut pas lui dire merci avec des sourires aimables toutes les fois qu’il présente un plat, il ne faut pas étaler sa serviette sur sa poitrine, il convient surtout de ne pas boire le bol qu’on vous apporte pour vous laver les doigts et de n’en pas manger le citron.

L’instant délicat est celui où l’on vous tend le menu. Les femmes se récrient trop souvent, disant que cela leur est égal, qu’elles mangeront une chose aussi bien que l’autre. Cela met tout de suite la femme en état d’infériorité, puisqu’elle n’a pas de goût personnel, qu’elle fera ce que l’homme voudra.

On doit consulter l’hôte sur ses préférences, mais faire preuve d’initiative en commandant un plat, entre tous, que l’on connaît, qui comportera certains raffinements que l’on signalera comme essentiels au maître d’hôtel.

Un exemple entre cent pour celles que la cuisine n’a jamais préoccupées. Si la carte porte des filets de sole au vin blanc, on demandera des filets de sole grillés en insistant pour avoir les filets du dessus. On donnera comme raison qu’ils sont plus bombés et meilleurs, bien qu’en réalité il y ait une différence à peine sensible.

On peut manger et boire. C’est une erreur de croire que les hommes attribuent plus de délicatesse à une femme qui mange du bout des dents et qui ne boit que de l’eau d’Évian. Connaître la variété des fruits, l’âge et la force des vins, le fondant de la volaille est le signe d’une richesse de tempérament plus grande, d’une participation directe à la vie, qui provoque toujours une certaine admiration. Mais quoi qu’il advienne, quelque aimable sympathie qui passe en vous par le fait du champagne généreux, de l’amitié ambiante, il ne convient pas de lever son verre pour trinquer.

Un repas commence aisément ; on ne sait jamais comment il se termine. L’issue est subordonnée à la détermination qu’on a prise quand il a fallu opter entre la salle de restaurant et un cabinet particulier. J’ajoute à ce propos qu’une femme du monde va dans la salle du restaurant en robe tailleur, dans le cabinet particulier en décolleté. C’est exactement le contraire que fera une demi-mondaine.

Si on a opté pour le cabinet particulier, on a orienté la soirée, on en a déterminé le sens. Un vieux prestige de galanterie s’attache à la petite salle surchauffée où l’on mange côte à côte et non face à face. L’homme se dit que ce serait braver la tradition que de ne pas la suivre, faire injure au sourire énigmatique du maître d’hôtel que de ne pas profiter de sa discrétion. Lorsqu’il frappe quelques coups pour apporter le café, comment supporter sans honte son regard si on lui a crié : « Entrez ! » tout de suite et avec une voix altérée par aucune émotion ?

Il faut s’y attendre ; aussi certainement que des fruits ou des liqueurs, votre compagnon vous offrira une scène d’amour. Elle sera tendre si vous lui inspirez de la tendresse, mais si vous lui inspirez du désir, sachez bien que, quelle que soit sa finesse ou son tact, elle sera brutale, directe, et il vous faudra beaucoup d’énergie pour ne pas être entièrement décoiffée, pour que les volants de votre jupe ne soient pas déchirés, pour ne pas perdre, par un geste prématuré ou la docilité d’une minute, un prestige savamment acquis.

Car ce n’est ni le lieu ni l’heure de l’amour. Il y a des rires étouffés de domestiques dans le couloir, des bouchons de champagne traînent sur le sol, la nappe est tachée, quelque chose de vénal, des images d’aventures vulgaires passent au fond des miroirs trop grands, sous une électricité trop crue. Des don Juan pour femmes à cinq louis y ont eu des victoires trop aisées.

Allons, allons, le dessert serait trop rare pour le prix…

Une vraie femme se donne à jeun.

LES ORGUEILLEUSES

La femme triomphe souvent par son orgueil, mais elle périt aussi par lui. L’orgueil, qui est le plus souvent une haute vertu, l’armure qui nous protège contre les grossièretés et ce sentiment des hommes que toute conquête féminine est très facile, l’orgueil qui fait valoir nos qualités augmente le prix de nos paroles bienveillantes, l’orgueil qui rend notre corps plus beau nous incite aussi par son excès à d’étranges faiblesses.

Georgette B… m’a dit qu’elle n’avait jamais pu éprouver dans les bras d’un homme la sensation, pourtant délicieuse, de la faiblesse et de l’abandon. Même, toute supériorité lui était insupportable, et, pour ne pas rencontrer cette supériorité, elle en était arrivée à ne choisir ses amants que parmi des hommes inférieurs, soit moralement, soit socialement.

Elle ignorait que dans l’amour le vrai bonheur est fait de l’égalité des amants, et cela l’avait menée à d’étranges aventures.

Un petit employé de commerce, auquel elle avait acheté, dans un magasin, des articles de lingerie, s’était épris d’un amour insensé pour elle. Elle le comprit, elle revint souvent dans ce magasin et le récompensa de quelques regards. Il lui écrivit de longues lettres éperdues dans un style comique de lyrisme suranné. Mais ces lettres, où elle était comparée à une divinité, au lieu de la faire rire, lui procurèrent une douce émotion.

Elle s’arrangea pour que le petit employé vînt chez elle porter une commande, et elle fut sa maîtresse, à cause de l’immense volupté que lui procurait le sentiment de la domination absolue.

Jules V…, qui aimait une actrice du Vaudeville au caractère particulièrement susceptible et irascible, m’a raconté que lorsque celle-ci s’emportait contre lui, soit sans motif, soit à cause d’une trahison supposée, il ne répondait nullement à ses reproches, n’écoutait même pas ce qu’elle disait.

D’une façon mécanique, comme une leçon, il récitait des éloges démesurés, où il était dit qu’elle était la plus belle des femmes et l’artiste du monde qui avait le plus de talent.

Malgré l’absence évidente de rapport entre ces éloges et le sujet de la discussion, l’amie de Jules V… s’apaisait aussitôt, flattée, heureuse, vaincue par son orgueil.

Me trouvant un été avec Juliette D… au château de X…, je reçus pour la première fois ses confidences. Elle était mon amie depuis très longtemps, mais jamais elle ne m’avait dit un mot de sa vie privée.

Vivant avec un mari odieux et qui la délaissait, on ne lui connaissait cependant aucune intrigue. Elle m’avoua qu’elle n’en avait, en effet, jamais eue, non par scrupule moral, car elle détestait son mari, non par manque de désirs, elle me dit qu’elle en était, au contraire, toute brûlée — mais par orgueil.

La peur de déchoir à ses propres yeux et aux yeux de l’homme auquel elle se serait donnée l’avait jusqu’à ce jour retenue et défendue contre les sollicitations que provoquaient sa beauté et la liberté dont elle jouissait. Elle avait été souvent au bord de l’amour et elle avait toujours reculé à la dernière heure, dans la crainte d’être, après, un peu moins elle-même, diminuée dans sa dignité.

Juliette D… me confia qu’elle sentait maintenant un véritable amour pour Lucien de F… et qu’elle était décidée à ne pas laisser s’envoler cette unique possibilité de bonheur. Elle avait réfléchi, et elle trouvait que, de tous les hommes qu’elle avait connus, Lucien était le seul capable de la comprendre. Enfin elle l’aimait.

Lucien était au château avec nous. Il entourait Juliette D… d’une cour de tous les instants. Il ne la quittait pas, et il était visible, pour un esprit attentif, qu’il l’aimait très profondément.

Pourtant, à ma grande surprise, l’attitude de Juliette D… ne varia pas. Elle resta hautaine, glacée, feignant de ne pas voir et de ne pas comprendre les avances de Lucien. Celui-ci écrivit, elle ne lui répondit pas.

Comme elle ne me parlait plus de rien, je la crus, pareille à beaucoup de femmes, variable dans ses désirs, et je crus qu’elle avait oublié sa grande passion d’un moment.

Ce n’est que lorsque Julien de F… eut quitté le château qu’elle vint me trouver en pleurant et qu’elle me peignit le désespoir qu’elle éprouvait. Elle avait vu celui qu’elle aimait la désirer, elle l’avait vu souffrir auprès d’elle, sans pouvoir lui tendre les bras, sans pouvoir lui dire autre chose que de froides paroles indifférentes.

Le vêtement d’orgueil dont elle s’était revêtue s’était collé à son âme. Elle n’avait pu arracher cette tunique de Nessus, qui glaçait au lieu de brûler.

DIFFÉRENTES MANIÈRES
DE PARAÎTRE INTELLIGENTE

Tous les hommes disent :

— Le rêve est d’avoir une maîtresse intelligente.

Très souvent, du reste, la maîtresse qu’ils ont et qu’ils jugent médiocre a, par ses qualités de sensibilité et d’assimilation, plus de supériorité réelle qu’eux.

Quelques paradoxaux seuls font exception à cette règle. Ils préfèrent, disent-ils, une maîtresse stupide, pour admirer cette stupidité, en parler, en rire et ainsi faire mieux ressortir la supériorité qu’ils s’attribuent.

Il faut paraître intelligente, et cela est d’autant plus facile pour la femme qu’on ne s’attend pas à ce qu’elle le soit, l’homme ayant décrété depuis longtemps que l’intelligence est un apanage exclusif pour lui.

Il ne faut pas mépriser les paroles obscures et à double sens. Elles semblent révéler une âme profonde, énigmatique ; elles troublent et elles inquiètent.

Beaucoup de femmes passent pour intelligentes parce qu’on ne comprend rien à ce qu’elles disent. Mais, dans ces cas-là, une immense conviction est indispensable, de même qu’une certaine habileté, permettant d’écarter les questions dangereuses.

Mon amie X…, que j’avais toujours admirée pour son aisance à aborder d’elle-même les sujets les plus divers et les plus ardus et à les traiter avec compétence, me confia, un jour, son procédé.

— Je consacre, me dit-elle, une demi-heure tous les matins, quand je m’éveille, à lire un journal. Je n’en lis qu’un, mais je lis d’un bout à l’autre et avec une extrême attention, depuis l’article de fond jusqu’aux réclames de la dernière page. Cela me suffit largement. Il y a un enseignement dans tout, même dans le feuilleton. Les notes mondaines me permettent de faire croire au besoin, et sans mentir, à d’illustres relations. Il suffit par exemple de savoir que Mlle X…, de l’Opéra, a été chez le duc X… et qu’elle y a chanté Thaïs ou La Walkyrie pour que le simple énoncé de ce fait fasse supposer implicitement que j’étais là. Ayant lu le compte rendu des nouvelles pièces, je peux me dispenser d’aller au théâtre, et en me rangeant sur tous les points à l’avis du critique, j’ai une opinion juste et sensée.

Il y a des femmes qui laissent tomber dans la conversation :

— Moi, je suis une nietzschéenne.

C’est aller un peu loin.

Un de mes amis me racontait qu’une demi-mondaine du quartier latin, qui avait des aspirations d’intellectualité et dont le prestige s’exerçait sur des étudiants et de jeunes hommes de lettres, arrivait souvent à la taverne du Panthéon portant sous son bras le Discours de la méthode, de Descartes. Elle écornait même une page, qui marquait l’endroit où elle en était restée de sa lecture.

J’ignore ce que pensaient ses admirateurs, mais il me semble qu’elle avait dépassé le but.

Il convient de laisser traîner sur la table de son salon certains livres dont le choix décèle un goût assez raffiné d’art. Je ne saurais trop conseiller Dominique et l’Éducation sentimentale. Pour la chambre à coucher. Les Liaisons dangereuses sont plus indiquées.

La poésie a du prestige sur presque tous les hommes. Il faut s’efforcer de la comprendre et de l’aimer. Du reste, pour donner la sensation d’une grande culture poétique, il est très suffisant de savoir quelques poésies par cœur et de les déclamer si on en est priée avec instance.

Il y a des femmes qui ont une facilité remarquable à s’assimiler les expressions boulevardières, qui ont la spécialité des mots nouveaux, de découverte récente et d’un parisianisme très voyant. Par le seul fait qu’elles emploient ces mots d’une saveur spéciale, elles semblent faire partie de ce monde snob des courses, des bars et du théâtre, qui lance la mode des vêtements et des expressions, et elles bénéficient ainsi d’un certain brio qu’elles n’auraient pas sans cela.

Ce sont là des femmes très superficielles. Celle qui a une vraie personnalité, bien à elle, répugne à employer des termes qui ne font pas partie de sa manière de vivre. Elle reste dans le cercle de ses mots et de ses idées.

D’une façon générale, il suffit de connaître en détail un point d’histoire, de philosophie, ou une biographie que l’on s’arrange pour placer à propos.

Ayant fait en pension une conférence sur la civilisation et la religion chinoises et ma mémoire fidèle m’ayant permis de la retenir, j’en ai retiré toute ma vie de grands bénéfices moraux.

Rien n’est plus aisé que de faire intervenir les Chinois dans une conversation. Ils s’y glissent et s’y installent en maîtres. Quelques phrases générales sur leur culte peu connu, leurs mœurs difficilement vérifiables m’ont toujours donné un grand prestige aux yeux de mes interlocuteurs. Je ne risquais que de me trouver en présence d’un érudit sans en être prévenue, et je mets au défi un homme érudit de ne pas porter son érudition inscrite dans sa chevelure et dans son accoutrement.

La plupart des hommes confondent l’intelligence avec les capacités spéciales, quand elles sont dans l’ordre des choses qu’ils aiment. Un amateur de musique trouve intelligente la femme qui lui joue avec art les morceaux qu’il préfère. Un homme de sport s’émerveillera de la supériorité d’une femme qui connaîtra par leur nom les pièces d’une automobile ou s’intéressera aux progrès des aéroplanes. Un gourmet verra dans l’art de faire des entremets la preuve de beaucoup d’esprit.

Les hommes très intelligents reconnaissent l’intelligence au degré d’admiration qu’on a pour eux-mêmes, les artistes à la connaissance approfondie de leur art.

Hélas ! il y a beaucoup de femmes qui croient être stupides et qui s’y résignent. Mais que celles-là sachent bien qu’une immense ignorance est dans l’esprit de l’homme, que sa psychologie naturelle a cent fois moins de subtilité que les mouvements instinctifs de la sensibilité féminine. Qu’elles sachent bien qu’elles ne sont intellectuellement faibles à ses yeux que par l’aveu de cette faiblesse, et même si elles ont reçu peu de dons dans le domaine de l’esprit, qu’elles sachent bien qu’on maquille aussi aisément la pensée pour l’embellir que le visage.

CONSEILS À UNE JEUNE FILLE QUI DÉBUTE
DANS LE MONDE

Jeune fille de seize ans dont les robes touchent à terre depuis quelques jours à peine, tu viens d’entendre ces paroles merveilleuses prononcées par ta mère :

— Les X… donnent un grand bal… Ton père et moi avons décidé que tu ferais ton entrée dans le monde chez eux.

Ce bonheur tombe sur toi à l’improviste, sans aucune préparation. Tu es secouée d’une joie indicible, tes idées tourbillonnent dans ton cerveau comme un vol de robes au bruit d’un orchestre et tu t’écries spontanément :

— Irai-je décolletée ?…

Puis tu vas embrasser ton père et annoncer cette bonne nouvelle à tes sœurs. Elles ne l’ignoraient point. Elles ont été consultées et elles ont donné à cette mesure une approbation dédaigneuse.

Ainsi donc sont terminées les soirées de Cendrillon. Tu n’aideras plus la femme de chambre à parfumer un mouchoir, à épingler une fleur, à faire chauffer le fer pour les frisures de la dernière heure. Tu n’accompagneras plus sur le palier de l’appartement un cortège de famille étrangement transformé par l’allure enfiévrée des visages et la magnificence des costumes ; tu n’auras plus, la porte refermée, une sensation d’abandon et de solitude, aggravée de la vision du désordre des autres ; tu ne craindras plus d’être éveillée au matin par les petits souliers qui tombent, les confidences chuchotées de tes sœurs ou quelque baiser morne ayant un relent de fatigue, de champagne, de poudre flétrie. Tu vas tâcher d’être belle et d’être heureuse pour ton propre compte.

Un bal ! Tu vois confusément dans ton esprit des salons immenses, une lumière éblouissante, des femmes d’une rare beauté, des jeunes gens d’une élégance inouïe. Tu vas enfin connaître les fameux fils X…, avec lesquels tes sœurs se glorifient d’avoir dansé une fois, qu’on se dispute dans toutes les réunions, qui conduisent les cotillons et dont les décisions ont force de loi dans tout ce qui est petits jeux, charades, danses nouvelles. Tu vas enfin être un acteur de cette cérémonie fructueuse qu’est le cotillon et dont tu ignores encore les rites ; tu en rapporteras aussi une moisson d’objets divers, inutiles et dorés, des aigrettes de métal, des fleurs de papier d’argent, des tambourins et des éventails, dont tu orneras ta chambre et qui feront ta gloire pour longtemps.

Tu comptes les jours, car la vie est longue quand on est très jeune. Mais pour te faire prendre patience, tu as les essayages chez la couturière pour la confection de ta première robe de bal. Elle sera rose. Ta mère n’aura permis qu’un décolleté insignifiant. Mais tu t’en moques. À ton âge, on ne pense pas encore à la séduction de son corps : on s’imagine que le visage seul est essentiel. À cause de cette erreur, tu donneras au jupon une importance et un luxe déplacés et tes hanches sveltes et le contour de tes genoux disparaîtront dans le fouillis des garnitures.

Jeune fille, ce qui cause ta joie c’est le sentiment que ton être se développe, que tu joues pour la première fois un rôle considérable, que ta personnalité s’affirme par une action éclatante.

Tu penses volontiers, parce qu’une ou deux vieilles dames ont donné, dans le salon de ta mère, leur opinion sur la couleur de ta robe, qu’une foule de gens s’occupent de ces débuts, que tu seras, lorsque tu pénétreras dans le salon rêvé, l’objet de l’attention universelle, la cause des murmures et des chuchotements, le but de toutes les curiosités.

Et voilà, après la minutieuse toilette, un peu de rouge mis en secret sur les lèvres, après l’entassement de toute la famille en voiture, après les dernières recommandations de ta mère t’interdisant de danser plusieurs fois avec le même jeune homme, après le froid du vestiaire, voilà quelle sera ta première déception.

Comme tu arriveras la dernière de ta famille, étant la plus jeune, la maîtresse de maison ayant épuisé la somme d’amabilité dont elle dispose ne laissera tomber pour toi, de son visage figé, qu’une réduction de sourire et tu sentiras que ton passage la laisse distraite et indifférente.

Quand tu pénétreras dans le fameux salon, dont les dimensions ne correspondront pas à ce que tu avais pensé, les curiosités que tu avais escomptées ne se produiront pas ; des jeunes gens viendront saluer tes sœurs et celles-ci négligeront de te les présenter ; ils n’auront pas, du reste, l’air de solliciter cet honneur ; des couples, tourbillonnant aux premières mesures d’une valse, te bousculeront en passant.

Tu te sentiras soudain toute petite, une quelconque robe rose parmi des robes bleues, blanches et mauves…

Tu t’assiéras à côté de ta mère. Les danses se succéderont et, sans doute, comme tu l’as entendu dire à de vieilles dames, parce qu’il n’y a plus de jeunesse et que les jeunes gens méprisent la danse, personne ne viendra t’inviter. Cependant tu constates que tes sœurs sont de toutes parts sollicitées. Ton petit carnet de bal est vierge encore. Tu te composes un visage empreint de détachement, mais où perce ta déception.

Cette déception va s’aggraver encore lorsqu’un vieux monsieur décoré, que tu as vu causer avec ton père, s’avancera vers toi avec un sourire mi-paternel, mi-railleur et te dira sans autres égards :

— Allons, mademoiselle, voulez-vous essayer cette valse ?

Essayer ! il suppose donc que tu ne sais pas danser ? Son air protecteur t’indigne. Tu vas bien lui montrer comment tu danses.

Tu bostonnes à ravir. Tu t’apprêtes à t’élancer, mais, sur un ton de commandement, il t’arrête et déclare qu’il veut t’apprendre la vraie valse. À ta grande confusion, il se détache de toi et esquisse un tournoiement ridicule. Il te marchera ensuite sur les pieds, il te mettra au supplice de toute façon, et quand la musique s’arrêtera enfin, il te promettra de reprendre la leçon la prochaine fois.

Cependant, ta grâce rayonnant peu à peu, le petit carnet de bal cessera d’être un vain ornement. Tu y écriras gravement des noms de jeunes gens de plus en plus nombreux et même, ô joie ! celui d’un de ces fameux fils X…

La soirée ne s’écoulera pas sans que, d’une voix tendre, quelqu’un t’ait dit une phrase dans ce genre :

— Je vous ai remarquée souvent à la messe, le dimanche, avec vos sœurs. L’autre jour, notamment, vous portiez une toque de fourrure délicieuse. Je suis ravi de faire votre connaissance.

Tu ne pourras t’empêcher de suivre d’un regard très bienveillant le jeune homme qui aura parlé ainsi. Il a désormais conquis la sympathie ; un lien assez fort vous unit, lien qu’il a créé merveilleusement par la reconstitution de cette toque de fourrure sur ton front.

Il te mènera au buffet et il t’imposera une torture inattendue, que tu supporteras héroïquement parce que tu veux briller à ses yeux et que c’est lui qui te l’impose.

— Aimez-vous le caviar, mademoiselle ? dira-t-il.

— Je l’adore, répondras-tu, bien que tu n’en aies jamais entendu parler.

À ta grande surprise, il te fera passer un sandwich garni d’une confiture noirâtre. Tu y goûteras d’un air détaché et auras peine à ne pas le rejeter aussitôt. Mais, outre que tu as affirmé adorer le caviar, un sourd instinct t’avertira qu’il est distingué de persister dans cette adoration et tu mangeras jusqu’au bout le sandwich.

Cette surprise te rendra plus réservée quand il faudra te prononcer sur le choix du dry ou de l’extra-dry, et tu répondras modestement, sans oser répéter ces noms inconnus, que tu n’as pas de préférence. Tu seras d’ailleurs vite rassurée quand tu verras une simple coupe de champagne tendue par le maître d’hôtel.

Le champagne au bal ajoute grandement à la beauté de la vie. À la seconde coupe que tu boiras, tu penseras avec mépris à ton appartement, à tes petites joies journalières, à tes robes modestes, et seule la toque de fourrure apparaîtra comme un point lumineux dans le passé.

Mais au moment où, dans la solitude du buffet, tu participes le plus doucement à cette délicieuse vie de rêve, au moment où ton danseur te demande une fleur de ton corsage pour la conserver toujours et s’apprête à la cueillir, tu aperçois dans l’embrasure de la porte le visage de ton père tourné vers toi avec des yeux courroucés.

Hélas ! tu as oublié les recommandations maternelles. Tu t’es trop attardée au charme de ton premier flirt. Il te faut regagner précipitamment ta place avec l’anxiété que ce jeune homme, déjà élu de ton cœur, ne soit pris en grippe par les parents.

Aussi tu crois devoir te racheter en subissant une seconde leçon de valse à trois temps avec le vieux monsieur décoré, ami de ton père.

Jeune fille, je te connais trop pour douter un instant que le jeune homme n’ait eu la fleur qu’il sollicitait et que, malgré l’angoisse de la scène qui est suspendue sur ta tête, tu ne t’endormes, en rentrant, le soir, pleine d’une allégresse nouvelle.

Ta part aura été la meilleure dans cette soirée. Tu auras pu glisser, légère et enchantée, parmi des merveilles inconnues faites de toilettes, de lumières, de champagne, de paroles élogieuses. Tu as attribué aux couples que tu frôlais un bonheur semblable au tien et qu’ils n’avaient vraisemblablement pas.

Ô jeune fille, tu as vu ce soir-là la vie à travers un nuage rose comme ta robe, tu as ignoré que ce nuage pouvait devenir jaune comme la tromperie, noir comme le chagrin.

Il vaut mieux que tu aies ignoré ce qu’a dit le sénile peintre X… en te désignant, à la jeune comtesse X… dont il a fait le portrait et avec laquelle il est lié d’une étroite amitié qui ressemble à de la complicité :

— Tiens, voilà une nouvelle recrue ! Est-ce la demi-vierge de nos rêves ou va-t-elle le devenir ? Tâchez donc de savoir, ma belle amie, jusqu’où ou peut aller avec elle.

Il vaut mieux que tu ne saches jamais que ce charmant jeune homme qui a le mérite certain de t’avoir révélé le caviar d’abord, les premiers rêves d’amour ensuite, ne t’a fait la cour que parce qu’il s’était avancé aux yeux de ses camarades en disant :

— Cette petite me fait de l’œil, le dimanche, à la messe.

Il vaut mieux que tu n’aies pas compris le sens du regard que la colonelle X… jetait, à travers son face-à-main, sur tes fraîches épaules et ta poitrine ferme, regard où il y avait à la fois la flamme de l’amoureuse et l’estimation de l’entremetteuse, et quand elle t’a dit :

— Mettez-vous de la poudre de riz sur les seins ?

Il vaut mieux que tu aies cru simplement à un renseignement de toilette, au lieu d’y voir une curiosité perverse.

Oui, il vaut mieux que tu aies ignoré que dans les sympathies dont tu t’es sentie environnée et dont tu as tiré gloire, il n’y avait pas un seul élan du cœur en harmonie avec ta jeune pensée. Tu es demeurée plus isolée dans ce salon étincelant que dans ta petite chambre de jeune fille où les objets familiers sont empreints de toi-même et te parlent dans leur langage.

LE CYNISME, MOYEN DE SÉDUCTION

Il y a des femmes qui séduisent par la pudeur, le sentiment de la difficulté à vaincre, mais il y en a d’autres qui exercent un empire immédiat par le cynisme, l’absence de toute espèce de retenue morale.

C’est là un puissant moyen de plaire, aux blasés surtout, aux très jeunes gens, aux rares hommes très intelligents.

Il ne faut pas confondre le cynisme avec une certaine stupidité inconsciente dans l’aveu. J’ai connu une femme qui proclamait, au premier venu qui lui faisait la cour, qu’elle avait eu vingt amants ; elle disait leur nom, leur âge, leur forme et leur force et mille détails. Ce n’était là que de la grossièreté.

Le cynisme est une sorte de sincérité. C’est la qualité de mettre son âme à nu en dehors de toute convention. C’est l’esquisse réaliste et sans truquage d’un beau tableau. C’est une sorte d’impressionnisme de l’amour qui frappe par la vigueur des couleurs, le modelé des mots, le vivant de l’attitude.

Il faut être délicat pour comprendre cette sorte de brutalité. De même, la femme qui emploiera le cynisme est toujours une raffinée, une goûteuse de sensations rares, et la crudité de ses mots pour certaines choses sera d’autant plus grande qu’elle sera plus raffinée.

Il ne faut pas s’y tromper et croire que c’est seulement une femme brutale et pressée.

Une femme jeune en amour ne sait pas être cynique avec art. Ce cynisme est le résultat d’une expérience.

Mon amie X…, qui proclame la sincérité de cette franchise sans atténuation, m’a raconté ainsi les points essentiels de sa liaison avec T…, qui a été le grand amour de sa vie et avec qui elle vit depuis quatre ans :

« — Je suis sûre que vous aimez l’amour et que vous le comprenez comme moi, lui ai-je dit dans la première conversation que j’ai eue avec lui.

« — J’ai envie de vous tutoyer, lui ai-je dit la seconde fois.

« Enfin, le jour où je suis allée chez lui, résolue à bien des faiblesses, j’ai supprimé les résistances simulées que les femmes se croient obligées de faire. Je n’ai pas dit :

« — Qu’allez-vous penser de moi ?

« Quand il me l’a demandé, je me suis dévêtue moi-même, simplement ; et, au lieu de simuler une absurde innocence, j’ai répondu à ses élans avec toute l’ardeur qu’il m’inspirait.

« Il n’a pas songé à m’ôter son estime, au contraire, et je me suis honorée, moi, d’un cynisme qui n’était que l’expression de ma sincérité. »

À UNE DEMI-VIERGE

Ô jeune fille, qui as déjà éprouvé des frissons de curiosité à l’âge où les autres songent encore à leur balle et à leur poupée ; toi qui, en dansant, avec une précoce clairvoyance as discerné le bras qui empêche de glisser de celui qui presse trop tendrement ; toi qui choisis, dans la bibliothèque, des livres dont les titres évoquent pour ton imagination des choses qui te troublent ; toi qui les caches sous ton oreiller et rallumes, pour les lire, le soir, dans la solitude de ta chambre, la lampe que ta mère est venue éteindre après qu’elle t’a donné le dernier baiser et qu’elle t’a bordée dans ton lit ; toi qui as appris d’une amie plus âgée l’énoncé des mystères de la vie, d’autant plus attrayants pour toi qu’ils t’ont apparu sous le voile des confidences ; toi qui as eu avec cette amie des tendresses trop tendres ; toi qui as quelquefois confondu le trouble de la religion avec le trouble des sens ; toi qui as mêlé les grâces humaines de ton confesseur aux grâces divines dont tu le croyais empreint, il n’est pas étonnant, puisque la seule vue d’un couple enlacé au tournant d’une rue te bouleverse, puisque les parfums, la musique, la vue d’une jolie femme t’incitent à des rêveries nouvelles, que le jour où ton cousin t’embrassera dans le cou par un léger mouvement de la tête, tu offres soudain tes lèvres.

Tu prendras peu à peu l’accoutumance de ce plaisir ; il te deviendra nécessaire. Un flirt en amènera un autre, une petite découverte dans le domaine des baisers te conduira à une autre découverte. Tu t’apercevras que la séduction n’est pas seulement dans le visage ; tu resteras étrangement remuée en voyant les regards particuliers dont certains hommes envelopperont tes hanches ; il te viendra la révélation de leur désir, tu connaîtras l’importance de ton corps.

Dès lors, tu t’appliqueras à des attitudes pour le faire valoir. Sur la promenade, le vent qui moule les formes ne te remplira plus de confusion ; en t’asseyant dans un salon, tu draperas ta robe avec soin autour de tes jambes pour que leur ligne soit visiblement dessinée et, malgré les remontrances de ta mère, ta couturière complice te fera des robes étroites et provocantes.

Ce corps, tu vas l’émietter au hasard de tes flirts. Les parties de cache-cache seront des auxiliaires propices aux audaces que tu ne repousseras que faiblement ; une fièvre d’abandon t’incitera à provoquer des solitudes à deux, où l’ombre permet davantage. Au bal, sûre de ta jeune beauté, fière de ton décolleté, plus hardi qu’il ne convient à une jeune fille de ton âge, si le jeune homme qui te fait la cour te demande le bouquet qui est entre tes seins, au lieu de le lui donner toi-même, tu préféreras lui dire :

— Prenez-le.

Jeune fille, tu te seras donnée toute sans t’être donnée vraiment. Tu auras été comme une baigneuse timorée près de la mer. Elle a mis son costume de bain et préservé ses cheveux sous la marmotte de soie noire. Elle est entrée dans l’eau jusqu’à mi-jambe. Le sable fin caresse agréablement ses pieds. La vague vient régulièrement frôler sa chair. Debout, elle hume avec délice un parfum marin d’algue et d’iode. De temps en temps, elle balaye la surface de l’eau avec ses mains et ramasse un peu d’écume. La mer est là, variée, multiple, fascinatrice. La baigneuse voudrait bien s’élancer, se coucher sur les vagues, être roulée par elles, être étreinte, emportée et rafraîchie, mais elle a peur. L’eau est trop profonde. Où les vagues la conduiraient-elle ? Elle se contente de jouer sur le bord avec les cailloux blancs, les fragments de coquillage, l’écume insaisissable.

Toi aussi, jeune fille, pourquoi as-tu peur de la mer ?

PLAISIRS DES JEUNES FILLES :
REGARDS PASSIONNÉS,
PARTIES DE CACHE-CACHE

Puisque je viens de parler des demi-vierges, de ces fraudeuses d’amour, je reproduirai ici une lettre de mon amie Juliette, lettre significative, car cette fille adopta dans la vie, et pour toujours, l’attitude de demi-vierge. Elle était riche et à vingt ans elle fut complètement libre. Elle refusa ce qu’il est convenu d’appeler de brillants partis. Je l’ai assez suivie dans la vie, j’ai reçu d’elle assez de confidences pour savoir que maintenant encore, malgré la légèreté apparente de ses actes, elle n’a eu que des demi-aventures, des amours incomplètes.

Je donne cette lettre comme un document qui éclairera peut-être un peu son cas :

« Ma chère X…,

« Tu es bonne de ne pas me faire trop de morale pour mes peccadilles. Tu es une amie véritable, et, puisque tu es si large d’idées, je continuerai à être franche avec toi.

« Laisse-moi pourtant te dire, en passant, que ton indulgence, que tu taxes de faiblesse, n’est que le fait d’une grande intelligence et que tu as raison de placer bien au-dessus de toutes les considérations de morale mondaine un goût profond de l’amour, dépouillé de toute hypocrisie.

« C’est si bon, ma grande amie, d’être si bien comprise ! Tu sais, toi, que je suis une nature spéciale, sincère, un peu bizarre, et tu comprends avec ta petite Juliette qu’il est doux de suivre quelquefois ce sentier d’à côté où l’on respire les fleurs enivrantes du désir. J’aime l’amour à ma façon, un peu capricieuse, mais je l’aime avec un cœur qui bat si fort, avec des lèvres qui sont si chaudes, avec des mots qui sont si vrais, que je n’ai ni remords, ni conscience de mal faire.

« Je vais donc te raconter encore tout ce qui m’est arrivé depuis que je ne t’ai vue.

« J’allai passer quelque temps chez les X… Naturellement, mère n’avait pas voulu m’accompagner. Elle m’avait confiée à la vigilance de miss. Nous prîmes, vers trois heures, le chemin de fer d’intérêt local qui réunit Saint-Pourçain à Moulins.

« J’avais un livre et un bouquet de roses à la main.

« Nous trouvâmes installé dans le compartiment un homme, jeune encore, vingt-huit ans tout au plus, l’aspect d’un homme du monde, avec un physique médiocre, caractérisé seulement par deux grands yeux noirs très brillants, un peu fixes.

« Ses yeux me semblèrent s’allumer davantage à ma vue. Le train se mit en marche ; miss ouvrit un roman anglais, et le jeune homme en face de moi m’observait avec une grande attention.

« J’essayai de lui faire baisser les yeux ; mais alors son regard se dérobait vers le paysage ou vers sa chaîne de montre. Je pris mon livre et je simulai une complète indifférence.

« Au bout d’un instant le bruit d’une respiration régulière m’annonça que miss, selon sa coutume, s’était endormie d’un profond sommeil. Mon premier mouvement fut de la réveiller.

« Mais à quoi bon ? Le jeune homme en face de moi ne faisait pas mine d’entrer en conversation, il n’avançait pas même vers mon pied un pied provocateur. Il ne bougeait pas.

« La chaleur redoublait. Le train, aux tournants brusques de cette mauvaise voie ferrée, faisait retentir un bruit de ferraille. J’entendis des cris d’hirondelles qui passaient en troupe au travers des fils télégraphiques. De temps en temps, des groupes de saules tordus défilaient à la portière. J’étais balancée, bousculée par les cahots du train. Je fermai les paupières à demi pour regarder mon compagnon.

« Ses yeux étaient toujours obstinément fixés sur moi. Cela m’agaça, m’irrita. Je tournai brusquement la tête avec une impatience visible. J’avais envie d’élever la voix et de le traiter d’insolent en lui intimant l’ordre de regarder ailleurs.

« Pourtant, par un étrange mystère, cette pensée s’effaça en moi. Guidé par une sorte de magnétisme que je ne pus m’expliquer, mon regard revint régulièrement vers le sien et s’y mêla, une seconde d’abord, puis plus longtemps, puis plus longtemps encore.

« Nous restâmes enfin face à face, mes yeux dans les siens, tout comme si nous avions été des amants.

« J’étais engourdie et je sentais en moi une grande douceur. J’avais perdu le sens de ma dignité et sans que je puisse m’expliquer tant d’audace, une impardonnable tentation me saisit.

« Je fus prise de l’envie irrésistible de me lever brusquement, profitant du sommeil de miss, et d’aller poser mes lèvres sur les yeux brillants pour les fermer, sur la bouche plissée par un peu d’ironie de l’inconnu. Aurais-je accompli cette folie ? Je ne sais. Heureusement, nous arrivions. J’appelai miss. Elle descendit la première et, comme j’étais debout, l’inconnu saisit brusquement ma main et, en guise d’adieu, baisa les doigts que je lui abandonnai, en les mordant un peu.

« Sur le quai seulement je recommençai à être confuse.

« Heureusement, me dis-je, que je ne le verrai plus.

« Le break des X… nous attendait avec Clara. Quelle ne fut pas ma stupeur et mon effroi en apercevant mon inconnu qui causait familièrement avec le cocher, puis qui s’installait dans le break. Pendant que le valet de pied me suivait avec mes bagages, la honte et la peur se disputaient mon esprit. J’étais dans une situation des plus délicates et je ne pouvais compter que sur la discrétion de cet homme.

« Je me rassurai lorsque je le vis descendre hâtivement et m’aider à monter avec un respect qui signifiait clairement que je n’avais rien à redouter. Il se présenta. Je lui dis aussi mon nom en insistant sur le mot « mademoiselle ».

« Du salut qu’il me rendit je conclus à un pacte tacite.

« Il y avait désormais entre nous un lien de complicité qui nous liait plus que des serments.

« Et durant les trois quarts d’heure de voiture qui nous séparaient du château, nous échangeâmes les paroles les plus banales sur la gentillesse des X…, le temps qu’il faisait, nos relations communes.

« J’étais, dès ce moment, profondément troublée par Raymond — c’était le nom de mon inconnu du chemin de fer. — Je ne pensais déjà plus à mon imprudence, à la mauvaise opinion qu’elle pouvait donner de moi à tous les jeunes gens du château, car je n’ignore pas avec quelle liberté les hommes se racontent leurs aventures en les exagérant.

« Je sentis combien j’étais prise, le soir, à table, à la déception que j’éprouvai de n’être pas à côté de lui et je maudis Blanche de ne pas avoir disposé les places selon mon secret désir. Mais son œil, qui brillait au-dessus d’un plateau de mandarines accumulées, me consola un peu.

« Nous ne pûmes échanger aucune parole après le dîner, parce qu’on chanta et qu’on joua du piano. Mais en me retrouvant seule dans ma chambre ensuite, je fis mille projets de coquetterie. Ce qui dominait dans mes pensées, c’était un goût ardent de baisers, de frôlements ; cette aventure me grandissait à mes propres yeux ; j’étais exaltée et amoureuse. Je m’imaginais que lui-même, à cette heure de la nuit, pensait à moi, était aussi troublé que moi. Mon imagination aidant, je crus entendre à plusieurs reprises qu’on grattait à ma porte. Je me dressais sur mon lit, le cœur battant, prête à aller ouvrir, malgré la folie de cette action. Mais ces bruits étaient enfantés par mon cerveau et je m’endormis tard, le corps moite.

« Je te passe la matinée, interminable : la matinée où il n’arrive jamais rien, la matinée où le parfum du chocolat et de l’eau de Botot enlève à la bouche la saveur des baisers.

« Je te passe le tennis où je m’efforçai de bondir avec art pour que la ligne pure de mes jambes lui apparût et où je cambrai mes reins et bombai ma poitrine en lançant les balles pour donner à ma silhouette tous ses avantages.

« J’arrive à la soirée.

« Il y avait un clair de lune admirable. Les demoiselles de L… et leurs frères venaient d’arriver dans leur auto. Blanche, qui recevait avec plaisir les hommages d’un certain Marcel X…, déclara qu’elle ne digérait pas son dîner et qu’elle avait besoin de faire de l’exercice. Marcel X… proposa une partie de cache-cache. Cette proposition rencontra une approbation unanime. Les yeux de tous s’animèrent. Les jeunes gens jetèrent leur cigarette : les jeunes filles prirent des châles ; des groupes de deux se formèrent dans l’obscurité.

« Un jeune homme et une jeune fille restèrent au salon pendant que les autres disparaissaient dans le parc. On se cachait à deux, naturellement ; mais on ne se dispersait que la ligne de lumière du perron une fois franchie, pour que les parents, qui formaient un grand cercle sur la terrasse, ne vissent pas le manège.

« J’attendais quelque chose de délicieux de cette ombre et de cette solitude avec Raymond.

« Mais j’avais compté sans ma mauvaise chance ; elle prit la forme d’une jeune fille à la peau jaune, aux cheveux rares et tirés, qui n’avait pas de seins, nommée Céline.

« Rebut de tous les groupes, soit par malignité pour nous contrarier, soit par l’espérance insensée de se faire faire la cour par Raymond, soit par néant de pensées, elle s’attacha à nous avec obstination, persévérance, ténacité.

« Notre froideur, notre attitude étrangère à sa présence, puis ensuite notre course à travers les massifs, rien ne la découragea.

« Elle nous suivit, se cacha avec nous, nous ravissant ainsi la joie que nous nous étions promise.

« À la seconde partie, nous ne pûmes nous débarrasser d’elle davantage. Il y avait un grand fossé à l’extrémité du parc, nous y allâmes, résolus à le franchir et à perdre notre désagréable compagne. Raymond sauta le premier, me tendit la main, mais oublia sciemment de l’aider.

« Quelle ne fut pas notre stupeur quand nous l’entendîmes déclarer avec allégresse que rien ne l’amusait comme ces passages difficiles et quand nous la vîmes hardiment écarter les feuillages et gravir légèrement derrière nous, la robe relevée et nous montrant une jambe odieusement maigre.

« Nous étions très tristes.

« Nous avions devant nous un champ de blé, fraîchement coupé, et la lune en faisait étinceler les paillettes sèches.

« On entendait au loin chanter les crapauds d’une mare ; tout près de nous un grillon que nous avions effrayé se tut, puis reprit son bruit sec et régulier ; nous songions au bonheur que nous aurions éprouvé à être seuls, à la douceur du baiser sous la lune.

« Raymond avisa une toute petite cabane pleine d’outils, il y alla, en poussant la porte, et déclara que c’était une cachette excellente, où deux personnes seulement pourraient tenir.

« — Nous nous serrerons un peu, dit Céline.

« Raymond entra le premier. Céline vint la dernière et referma la porte.

« Notre séjour ne dura que trois minutes, mais ces trois minutes furent rares et délicieuses.

« Un mince rayon de lune filtrait entre deux planches. Toute la douceur de la nuit descendait avec lui jusqu’à nous. Céline discourait à perte de vue sur les possibilités qu’il y avait pour que nous soyons découverts.

« Je sentis les lèvres de Raymond sur mon cou. Debout derrière moi, il avait mis ses deux mains sur mes épaules et il m’embrassait doucement.

« — Ne bougez pas, on vient, chuchota Céline.

« J’avais perdu la notion des choses, dans la demi-inconscience où m’avaient plongée la nuit et la volupté.

« Quand nous rentrâmes au château, quand nous nous dîmes « Au revoir », le soir, je n’osai pas regarder Raymond en face.

« Nous avons passé ensemble plusieurs jours de bonheur fou, de bonheur qu’entrecoupait seulement la présence de l’éternelle Céline, lorsque nos ruses ne parvenaient pas à nous débarrasser d’elle. Nous avons eu d’exquises fuites en tête à tête dans le parc et il serait trop long de te redire les conversations osées, les mots ardents, les frôlements audacieux qui me brûlaient et me donnaient le vertige.

« Il m’a appris à aimer l’amour, non l’amour satisfait, repu, mais au contraire tout ce qui précède la chute, juste assez pour me rendre folle, pas trop pour me lasser de ce feu épuisant et pousser au paroxysme une curiosité qui me cerne les yeux et trouble mes nuits.

« Il a eu l’art de me faire entrevoir plus loin que ce qu’il m’a révélé ; et, le soir, en revivant par la pensée les heures passées, tous les gestes de la journée me semblent empreints d’une ridicule pudeur à côté de ce que me peint mon imagination.

« Ce que j’aime en lui, c’est le prestige de l’amant, c’est ce qui le fait créateur de plaisirs, de sensations toujours renouvelées et qui n’ont jamais un assouvissement absolu.

« Est-ce moi qui ai raison contre toi, et le bonheur dans l’amour est-il d’autant plus grand que le don de soi-même est moins complet, toujours imminent, toujours reculé ?

« Je le crois, et, devant ce parc, ce château, ces chemins déclinant sous les arbres, ces futaies que j’identifie à la pensée de Raymond, il me semble que le sentiment de l’amour doit être de même essence que le sentiment de la nature, c’est-à-dire qu’il ne doit jamais être entièrement satisfait. »

Je n’ai pas changé un mot à cette lettre, dont les dernières lignes me paraissent la seule explication de la conduite de Marinette dans la vie. Mais il me semble que la seule réponse qu’on puisse lui faire est de dire qu’il est difficile de juger du goût d’un vin si l’on se contente de la légère ivresse de son parfum, sans jamais oser le boire.

PRESTIGE DES ARTS

Toutes les femmes qui aiment sont artistes par un coin de leur sensibilité. Mais toutes ne sont pas assez habiles pour exploiter ce filon de leur nature.

La plupart ignorent cette richesse qu’elles ont en elles-mêmes avec leur spontanéité, leur amour naturel de la beauté, leurs qualités d’adaptation aux choses. Elles n’en tirent pas parti, soit à cause de leur éducation bourgeoise, soit par timidité, soit surtout par manque de confiance en soi.

Elles ne savent pas l’étonnant prestige qu’a une femme qui se dit artiste. Même si cet art ne se manifeste par aucune forme sensible, mais seulement par une originalité de coiffure, de costume, ou par le pittoresque de la conversation, il suffit à frapper vivement l’esprit des hommes.

Les femmes devraient apporter une grande prudence dans les jugements sévères qu’elles émettent si fréquemment, et sans en mesurer la portée, au sujet des actrices.

C’est un préjugé barbare de croire que le milieu du théâtre est recruté dans les couches inférieures de la société. En réalité, il est le refuge de toutes les indépendantes, de toute une catégorie de déclassées appartenant à tous les mondes, et il renferme tout de même une pure élite d’âmes sincères.

Quel que soit le résultat d’art atteint, on ignore trop dans le monde la somme d’effort que représente ce résultat même minime.

— Madame est servie…, dit Mlle X… à l’Odéon.

Son rôle ne comporte que ces trois mots et le spectateur ignorant sourit de pitié s’il arrête un instant sa pensée sur le rôle de Mlle X…

Et pourtant… que d’efforts cela représente ! que d’angoisses ! que d’espérances aussi vite déçues que formées ! Que de démarches, que de sacrifices !

Mais cette peine n’est pas inutile. Le spectateur ignorant a beau sourire, si le hasard lui fait faire connaissance de Mlle X…, il sera flatté et quand il parlera d’elle à ses amis, il dira qu’elle a un immense avenir devant elle.

La femme qui fait quelques croquis, qui a un atelier, se pare de toutes les merveilles de la vie artistique, et celle qui joue de la harpe est censée avoir dans son cœur un sublime idéal de rêve musical.

La femme subit de la part des hommes assez de prestiges dérisoires. L’officier de cavalerie, l’attaché d’ambassade, le député font miroiter à ses yeux la gloire mystérieuse et inaccessible de porter un sabre, de fréquenter les rois, de dominer des assemblées tumultueuses. Pour répondre à ces tromperies brillantes, qu’elle se serve sans scrupule du beau mirage de l’art.

LES APPARENCES

J’habitais l’an dernier un appartement où il y avait un grand atelier. Cet atelier était éclairé par le haut. Il y avait un vaste châssis qui tenait presque toute l’étendue du plafond et que j’avais fait tendre, pour me garantir des rayons du soleil, d’une toile très fine.

Au printemps, des oiseaux vinrent s’ébattre sur les carreaux. Ils trottaient, jouaient entre eux, frappaient le verre de leurs becs. Je voyais ces oiseaux par-dessous, ou plutôt je voyais leur ombre. Cette ombre affectait une forme bizarre, gauche, lourde. Ces petits êtres, vus ainsi, semblaient boiteux, sans équilibre, ridicules.

Pareils à ces caricatures d’oiseaux sont les hommes au premier abord. Comme les oiseaux qui donnent des coups de bec à tort et à travers, il y a des hommes qui heurtent à toutes les portes sans savoir ce qu’ils demanderont. Il y en a qui s’envolent aussitôt qu’ils se sont posés, il y en a qui se contentent du plus petit grain de mil. Mais nous les voyons tous sous un angle qui n’est pas conforme à la réalité.

Les hommes bruns, aux yeux noirs, ardents, qui lancent aux femmes de brillantes œillades et qui sont vite entreprenants avec elles, font d’ordinaire illusion à celles-ci sur leurs qualités physiques au point de vue de l’amour.

Quelles déceptions les femmes se réservent si elles ajoutent foi à ces signes extérieurs qui n’ont aucune signification réelle ! Elles seront stupéfaites du goût merveilleux de repos qu’ont les hommes trop robustes !

Le génie de chacun est caché. Il faut le découvrir. La perle de la cravate ne signifie pas la fortune. Les cheveux blancs ne sont pas la marque certaine de la vieillesse, pas plus que les serments d’amour ne sont la marque de l’amour.

Chacune doit se composer sa pierre de touche pour discerner la parcelle d’or parmi les mille morceaux de plomb.

L’EXCÈS DE NAÏVETÉ ET SES DANGERS

Mon amie Gisèle V…, avec qui j’ai été en pension et qui avait acquis une réputation de naïveté extrême, m’a raconté ce qui suit :

— J’étais mariée depuis trois ans, et mon mari venait d’être nommé sous-préfet en Algérie. Il avait embrassé cette carrière à regret, n’ayant dans le monde politique aucune relation susceptible de le faire avancer rapidement. Ma santé ne me permettant pas de le suivre, il partit seul et j’allai retrouver ma mère à Paris. Ce départ nous fut très cruel, car il ne prévoyait pas le moment où il pourrait obtenir un poste en France.

« Je n’eus donc qu’une idée : utiliser nos quelques relations pour l’en faire bénéficier. Je ne connaissais malheureusement que quelques femmes d’officiers et quelques rentiers insignifiants.

« Il y avait peu de semaines seulement que j’étais à Paris et déjà le découragement s’était emparé de moi, voyant combien les milieux mondains étaient fermés et combien une femme sans mari est peu de chose à Paris, lorsque je reçus une lettre qui me combla de surprise d’abord, de joie ensuite.

« Elle était signée Henriette de L… Cette dame disait m’avoir connue jadis, avoir appris ma récente arrivée à Paris, et être très désireuse de me voir et de m’être utile. Elle recevait beaucoup, elle avait des relations dans tous les milieux et elle énumérait les personnalités qui venaient chez elle. C’étaient des sénateurs, des députés, des banquiers. Elle m’invitait à venir prendre le thé chez elle le lendemain à cinq heures.

« Malgré tous les efforts de mémoire que je fis, je ne pus arriver à retrouver dans mes souvenirs le nom de cette aimable personne.

« Qu’importe, me dis-je, c’est la Providence qui me l’envoie. Je déploierai toute mon amabilité pour conquérir ce milieu et quelle joie pour mon mari quand il apprendra que, toute seule, je suis arrivée à connaître des personnalités politiques importantes. Mon imagination travailla encore. Je méprisai mes humbles relations de province. Je me vis courant les ministères avec des lettres de crédit signées de noms considérables, je pensai au télégramme joyeux que j’enverrais à mon mari pour lui annoncer une nomination en France qu’il me devrait.

« Le lendemain je m’habillai avec le plus de recherche possible, je passai une heure devant mon miroir et une voiture me porta devant un petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, où je sonnai avec émotion.

« J’augurai bien de l’élégance de l’antichambre et du sourire presque affectueux de la bonne.

« Je tendis ma carte : Le Sous-Préfet et Mme V…, sur laquelle, d’un léger coup de crayon, j’avais effacé le mot sous-préfet.

« La bonne prit la carte et la lut avec une curiosité avide qui me surprit un peu.

« J’entrai dans une sorte de petit salon. Je n’étais pas la première arrivée pour le thé, car j’entendis des voix d’hommes, un bruit de portes qui battaient, puis je compris que quelqu’un s’en allait et j’entendis ces mots auxquels, sur le moment, je ne prêtai aucune importance, croyant qu’ils dépendaient d’une conversation précédente :

« — J’espère que vous avez été content ?

« — C’est une meilleure affaire que je ne l’aurais cru. Elle a une croupe épatante.

« Il s’agit de courses, pensai-je.

« Et je vis entrer la maîtresse de maison. Je ne la reconnus pas. Je me dis que son âge et son maquillage extrême en étaient la cause.

« Elle me tendit la main gauche en m’appelant ; « Mon enfant ! » tandis que la main droite serrait plusieurs billets de banque. Je vis une relation entre cet argent et les termes de courses que je croyais avoir entendus.

« Nous fûmes tout de suite les meilleures amies du monde et elle me mit à mon aise, avec des paroles qui me semblèrent être le signe d’une délicatesse et d’un tact parfaits.

« — C’est quand on est jeune qu’il faut profiter de la vie. Une petite femme comme vous ne doit pas rester dans une situation médiocre. Vous êtes jolie, élégante, vous avez tout pour plaire, et il y aurait des ennuis dans cette petite tête-là ? Non, non, je ne veux pas de ça.

« J’étais émerveillée de tant de gentillesse à mon endroit, mêlée à une si grande clairvoyance.

« — Je n’ai aucune relation, lui confiai-je.

« Et je la mis au courant du départ de mon mari, qu’elle avait l’air d’ignorer et du changement de situation que nous désirions.

« — Ah ! les femmes sont toutes les mêmes, dit-elle en riant ; il y a toujours un petit homme qui leur tient au cœur et leur fait faire tout ce qu’il veut. Pour le moment, l’essentiel est d’avoir des relations, des amis sérieux.

« — Oh ! oui, m’écriai-je, mais c’est très difficile.

« — Comptez sur moi. Je reçois ici des gens très bien, très cotés, et j’en connais qui feront tout ce que vous voudrez. Vous me comprenez à demi-mot, n’est-ce pas ? Soyez gentille, et tous vos souhaits seront réalisés.

« L’espoir de faire nommer mon mari m’aveuglait et je ne me demandais pas alors ce qu’il y avait à comprendre à demi-mot et pourquoi ma nouvelle amie appelait mon mari un petit homme.

« — Puisque vous êtes là, profitons-en, ajouta-t-elle. Allons retrouver ces messieurs. Mais n’oubliez pas que vous êtes une femme du monde.

« Je ne compris pas cette recommandation et, comme nous étions dans l’escalier, elle se retourna et souleva le coin de ma robe, assez haut.

« — Des bas de soie, dit-elle, très bien. Sinon je vous en aurais prêté.

« J’eus une sensation désagréable et un instant l’envie de m’en aller. Il était trop tard. La porte du salon s’ouvrit ; j’avais devant moi un monsieur d’un certain âge, d’un aspect infiniment correct.

« — Voilà la petite amie dont je vous ai parlé, dit la maîtresse de maison, sans prononcer ni mon nom ni celui du monsieur.

« Et comme il me baisait la main, elle se retira.

« Le monsieur était décoré, il avait un lorgnon et s’était assis dans une pose nonchalante qui me donna la sensation d’une grande intimité dans la maison, mais qui me choqua.

« La conversation s’engagea, il me fit de grands compliments sur mon physique et dit des phrases telles que celles-ci :

« — C’est à vous, tous ces grands yeux-là…

« — Comme vous devez avoir un joli corps…

« J’étais rouge de honte. La nomination de mon mari me semblait tomber dans un abîme. J’avais le sentiment de m’être fourvoyée, d’avoir pénétré dans une région de la vie inconnue pour moi.

« Je me levai et jetai un regard vers la porte. Sans doute se méprit-il sur ce geste, car il se leva aussi, me prit la taille et essaya de m’entraîner avec lui sur le canapé.

« Je me dégageai et poussai un grand cri. Une épouvante me saisit. Je descendis l’escalier en courant. La femme de chambre, stupéfaite, m’ouvrit et je me trouvai dans la rue. Je me jetai dans un fiacre. J’étais tremblante. Je regardai à plusieurs reprises si le monsieur au lorgnon ne courait pas derrière moi. Il me semblait que tous les passants soupçonnaient, à voir mon visage angoissé derrière les vitres du fiacre, de quel endroit je venais.

« Le soir, mon effroi augmenta encore et je me jugeai perdue. Je m’étais brusquement souvenue de la carte que j’avais fait passer en entrant et qui portait le nom de mon mari. Je me représentai confusément cette carte envoyée au ministre de l’intérieur et mon mari révoqué à cause de l’inconduite de sa femme. Il me fallut quelques jours pour laisser ce cauchemar s’évanouir.

« Que s’était-il passé après mon départ dans la maison de rendez-vous que j’avais si étrangement visitée ? Je ne l’ai jamais su au juste. Mais je reçus à quelques jours de là, dans une enveloppe portant l’en-tête de la Chambre des députés, la fameuse carte dont le souvenir m’avait fait souffrir avec ces mots :

« — Hommage à la vertueuse sous-préfète. »

Depuis ce moment-là, mon amie Gisèle, que cette aventure n’a pas guérie de sa naïveté, a attribué, dans l’ingénuité de son âme, tous les changements heureux survenus dans la carrière de son mari à un protecteur occulte qu’elle se représente avec un lorgnon et sous l’aspect du monsieur de la maison de rendez-vous. Elle le remercie, elle espère en lui, il est devenu un familier sentimental de sa vie, et si elle le retrouvait, certainement elle n’éprouverait pas la même terreur à être prise par la taille et entraînée sur le canapé.

LES RÉPROUVÉS DE L’AMOUR :
LES HOMMES AVARES

Lorsque l’on sort avec un homme que l’on connaît peu et dont on voudrait pénétrer davantage la personnalité, il est important de prendre d’abord une voiture.

Le visage du cocher sera, quand on descendra de la voiture, un merveilleux baromètre de cette chaleur particulière de l’âme qui est la générosité.

Si ce visage se renfrogne en considérant dans sa main creuse un pourboire misérable, ce sera le signe que notre compagnon a reçu de la nature de pauvres dons sous le rapport de la générosité.

Si, au contraire, il s’est épanoui et si cet épanouissement a été suivi de quelque réflexion sur le temps qu’il fait ou de quelque vœu joyeux, nous pourrons penser avec raison que nous sommes accompagnée par quelqu’un qui est généreux de nature, ou que notre présence incite à une plus large conception du désintéressement.

Et nous pourrons penser aussi qu’il possède un désintéressement analogue dans le domaine des choses du cœur, qu’il est sensible, sans égoïsme et qu’il subordonnera volontiers son plaisir à celui qu’il donnera.

Car il existe d’étroits rapports entre la générosité au point de vue de l’argent et la générosité au point de vue du cœur.

Malédiction sur les avares ! Et je ne leur reproche pas l’argent qu’ils ne veulent pas donner — bien que j’imagine que beaucoup de femmes ont à souffrir de cette avarice-là — mais je les maudis, parce qu’ils sont dans la vie une matière morte, une terre desséchée où ne pousse ni fleur bleue, ni fleur rose, parce que les termes de leurs lettres d’amour sont mesurés comme les termes des lettres d’affaires, parce que le papier de ces lettres est assez léger pour ne pas nécessiter deux timbres même avec huit pages ; je les maudis, parce que je suppose qu’il doit y avoir, quand ils donnent des baisers, une économie de salive sur leurs bouches d’amants défiants.

Oui, malédiction sur les avares ! Leurs discours sont entremêlés de sentences sur la valeur de chaque chose et ils ont l’air de regretter même le prix du temps qui passe. Avec eux n’est point possible cette chose délicieuse pour une femme qu’est le gaspillage des petites choses : faire attendre un taxi quand on fait une course de longue durée, ou en prendre un pour franchir une distance infime ; demander au restaurant une bouteille d’un vin dont on ne boit qu’une gorgée, ou un fruit qui n’est pas de saison ; jeter des gants blancs portés quelques minutes, parce qu’ils ont une tache presque invisible, etc.

Ils connaissent toutes les correspondances des omnibus et ils les indiquent volontiers, même à des indifférents, car leur désir d’économie s’étend à toute l’humanité. Ils ont des amitiés bizarres, soit pour obtenir des billets de théâtre qui ne leur coûtent rien, soit pour avoir des produits de toute sorte à des prix exceptionnels, et ils se réjouissent d’achats avantageux comme de la chose la plus agréable du monde.

Les avares sont ceux qui exigent le plus des femmes. Ils sont en amour conformes à eux-mêmes : ils veulent posséder.

S’ils payent, il faut qu’ils en aient pour leur argent et même pour plus qu’ils ne donnent. Ils sont méfiants et tyranniques et, en échange, leur cœur est aussi difficile à s’ouvrir que leur portefeuille.

Ils sont de tous les hommes les plus timorés, ceux qui craignent le scandale, qui ne livrent leur nom et leur adresse qu’avec précaution. Ils ont peur d’être dépossédés non seulement de leur argent, mais de leur bonheur conjugal, de leur tranquillité d’égoïste, de leur situation.

Ils sont très souvent insolents lorsqu’ils ont peur d’être dupés. Ils sont joyeux quand ils sentent qu’ils ont dupé.

Malédiction sur eux ! Puissent toutes les femmes se détourner de ces hommes qui considèrent l’amour comme une affaire où il faut gagner, de ces hommes qui ignoreront toujours ce que l’amour a d’admirable : le don spontané.

LES VICIEUX

Ce qu’on appelle un homme vicieux est celui dont la conquête est le plus difficile mais pourra être le plus durable.

Il y a sur une foule de femmes un prestige infini. Les intellectuelles, les actrices, les femmes de tempérament en général, les demi-vierges rechercheront plus volontiers un amant qui aura pour elles l’attrait du plaisir défendu.

L’homme vicieux est toujours un ancien sentimental. Il n’y a que les natures un peu rêveuses, un peu artistes, qui peuvent mêler avec art la volupté au sentiment et donner au vice quelque beauté.

Il y a des êtres qui sont nés pour l’amour. Ils y consacrent leur vie ; ils en font le point culminant de leurs pensées. C’est le but, la raison d’être, l’effort de leur ambition. Ils gagnent de l’argent pour se rendre l’amour plus facile, plus attrayant, plus intense. Ils tâchent d’acquérir des avantages physiques et moraux pour plaire davantage ; ils lisent des livres où la passion est exaltée, chérissent l’oisiveté et la solitude, qui sont des conditions essentielles du désir. Ce sont des créatures faites pour la volupté.

Que la vierge aux allures libres qui, vers dix-sept ans, sent dans son cœur le démon de la curiosité, prenne garde au chemin qu’elle va choisir ! Que l’épouse insatisfaite par les caresses de son mari, ou celle qui a un mari toujours absent et qui, comme l’épouse de Barbe-Bleue, a reçu une petite clef de métal qui ferme la porte défendue, réfléchisse bien avant de faire tourner les gonds terribles, si elle ne craint pas de voir les sept mortes accrochées au mur !

C’est une voie redoutable que celle de la volupté, une voie où il y a des regrets, des nostalgies, des heures troubles, des heures mauvaises, des jalousies, de la douleur. Une fois qu’on y est engagée, on ne peut revenir en arrière.

Que la femme considère donc, avant de recevoir le premier baiser de feu qui la marquera pour toujours, s’il n’y a pas pour elle d’autres bonheurs moins intenses mais plus sûrs, une autre manière de vivre, parmi des compagnons ordinaires qui n’ont pas eu la révélation de la volupté. Qu’elle se demande si elle pourra se mettre au-dessus de toute considération de morale courante, braver les préjugés, vaincre sa conscience, triompher des autres et d’elle-même. Qu’elle sache enfin que l’idéal qu’elle poursuivra sera décevant et amer, toujours lointain, toujours irréalisé, que ce sera un idéal stérile et égoïste, un idéal pourtant.

S’il arrive qu’un homme et une femme, faits l’un pour l’autre physiquement et moralement, se rencontrent et que tous les deux aient en eux cette sorte de désorganisation des nerfs, d’appétit effréné de caresses, ils laisseront, dans la société où ils passeront unis, un dangereux sillage de perversion.

Ils se seront d’abord enivrés d’eux-mêmes, entièrement et longtemps. Mais ils s’apercevront vite que cette ivresse, même quand elle est déréglée, n’entraîne pas chez eux, comme chez les êtres entre qui il n’y a pas cette mystérieuse entente, le dégoût ou même la satiété, ou même le besoin de repos.

Au contraire, ils feront jaillir de leur rapprochement un perpétuel désir, et ce désir, peu à peu, rayonnera autour d’eux, s’étendra aux gens qui les entoureront.

Ils commenceront par être plus indulgents l’un vis-à-vis de l’autre, au point de vue de leur jalousie. L’amant ne se fâchera pas du baiser trop tendre de sa maîtresse sur les lèvres d’une amie ; un peu plus tard, il le favorisera. Puis le goût de pervertir naîtra en eux. Un lien de complicité et de trouble continuel les réunira, resserrera leur intimité, les attachera l’un à l’autre plus fortement que la vraie tendresse.

Ils auront sans cesse un désir commun de sensations violentes, ils chercheront à le combler, dans l’amitié docile d’une autre femme, dans le spectacle de filles leur donnant l’image du plaisir, dans le viol de leur intimité livrée à d’autres.

Ils connaîtront ce grand vide du cœur qui suit la fatigue des sens. Ils auront des remords et ils en joueront peut-être pour ajouter à leur plaisir. L’étrangeté de leurs nuits se reflétera le jour sur leurs traits ; ils auront la bouche sèche comme ceux qui ont soif ; ils seront toujours en éveil comme des chasseurs ; ils seront fidèles l’un à l’autre comme des complices.

La pente qu’ils descendront sera de plus en plus raide et de plus en plus impitoyable. Ils déchoiront sans doute ; ils s’abaisseront ; ils poursuivront sans cesse la minute sublime que les sens exaspérés donnent à l’âme.

DES DANGERS
QUE PRÉSENTE UNE JEUNE INSTITUTRICE
POUR UNE FEMME DE QUARANTE ANS

Une femme qui aime ne peut employer trop de précautions vis-à-vis de son amant ou de son mari, quelle que soit l’apparente fidélité de ce dernier.

La jeunesse est toute-puissante. Ni le charme, ni la beauté, ni l’éducation, ni des années de tendresse ne peuvent lutter contre elle. Pour une femme qui a dépassé la trentaine, même si elle est dans tout son éclat, même si elle réunit la plus grande somme de ses qualités d’amoureuse, la jeunesse est une ennemie impitoyable, incessante, aux mille formes, toujours renouvelée.

Lumineuse, armée de l’éclat du teint, de l’abondance vivace des cheveux, d’un gracieux élan qui anime le buste, elle apparaît, évoquant les comparaisons, créant un désir qu’elle ignore avec son sourire inconscient.

L’erreur de la femme, même jalouse, est de ne redouter, dans cet ordre d’idées, que celles qui sont socialement ses égales.

Je signale aux lectrices une cause fréquente de trahisons, qui est la présence d’une jeune institutrice dans une maison.

L’institutrice, en effet, à cause de l’instruction qu’elle croit avoir, s’estime supérieure au milieu où elle vil. Elle se révolte secrètement de l’injustice de la fortune, qui l’oblige à n’occuper que cette situation de second plan. Elle éprouve le désir d’une revanche. Elle est naturellement rendue, par ses lectures, révoltée et sentimentale, ce qui est un état d’âme merveilleux pour faire débuter une intrigue. Ensuite, elle a beaucoup plus de loisirs pour penser à ce qu’elle veut faire et nouer la trame qui la rehaussera à ses propres yeux.

J’ai entre les mains le journal d’une de mes amies, journal tour à tour pitoyable et touchant, et j’en extrais, sans y changer un mot, un passage qui démontrera assez bien ce que j’avance.

« Dimanche, 4 juillet. Les X… sont décidément de charmants amis. Ils me comblent de prévenances. Ils m’ont donné la plus belle chambre du château et la place d’honneur à table, bien que cette place eût dû revenir à Mme V…, qui est certainement plus âgée que moi. J’ai eu pour voisin le général X…, qui m’a beaucoup amusée avec sa cour à la manière d’autrefois. Je crois que la manière d’envisager l’amour se transforme avec chaque génération. J’aurais mieux aimé un voisin plus jeune et plus moderne, même moins honorifique.

« Lundi, 5 juillet. Il y a ici une institutrice, celle de Marcelle, qui paraît avoir un caractère très désagréable. Elle est agressive avec tout le monde, elle cherche ce qu’elle pourra dire de blessant. J’ai cru deviner dans son attitude la peur d’être humiliée. J’ai entendu, au fumoir, les hommes parler d’elle. Ils disaient qu’elle était excitante. Moi, je ne suis pas de leur avis. Elle est horriblement vulgaire.

« Henri B… est arrivé. J’en suis très contente. C’est mon flirt d’Évian, il y a deux ans. Je crois que nous serons plus à l’aise ici et que nous aurons plus de temps.

« Lundi soir. Je riens de recevoir une lettre de ma fille. Je lui avais écrit pour son anniversaire. Déjà dix-huit ans ! Si j’osais, je n’avouerais pas son âge à ceux qui la connaissent. J’ai la faiblesse de ne pas parler d’elle à ceux qui ne la connaissent pas. Que dirait Henri B… s’il savait que Paulette a dix-huit ans ? Il ne le croirait certainement pas.

« Henri B… m’a dit tout à l’heure :

« — Vous rappelez-vous notre conversation le jour de votre départ d’Évian ?

« Je ne me la rappelais pas du tout. J’ai répondu : « Oui, je me la rappelle », en prenant un air rêveur. Sans doute cette conversation avait dû être tendre, car il m’a pressé la main.

Puis il a semblé me détailler.

« — Vous avez changé, m’a-t-il dit. Vous avez engraissé, et puis vous êtes moins gaie.

« — Est-ce un mal ?

« — Mais non, a-t-il répondu avec moins d’enthousiasme qu’il ne fallait.

« Sur ces entrefaites arriva Mlle Élisabeth, l’odieuse institutrice, moulée d’une façon déplacée pour sa situation dans une robe claire, les cheveux trop bouffants, un bouquet à son corsage, avec un air moins grincheux que d’habitude.

« — Comment la trouvez-vous ? lui dis-je rapidement.

« — Quelconque, dit-il avec indifférence.

« Et j’ai été rassurée.

« Mardi. J’ai passé presque toute la matinée à ma toilette. Je suis plus longue qu’autrefois. La campagne ne m’embellit pas. La lumière y est trop crue ; le maquillage est plus apparent, le grain de la peau est trop visible. Il faut avoir un physique de provinciale comme l’institutrice pour bénéficier de ce soleil et de cet air vif.

« Je crois que j’ai complètement tourné la tête à Henri B… Il ne m’a pas quittée d’aujourd’hui. Il m’a fait toutes les déclarations possibles. Il a été pressant et même audacieux comme nous étions restés seuls sous la tonnelle où l’on prend le thé.

« Je crois que c’est une nature sensuelle et passionnée. Je crois aussi qu’il m’aime.

« Mardi soir. Henri a une étrange opinion de moi. Pendant que Mlle L… chantait, il m’a dit à voix basse qu’il avait à me parler et il m’a suppliée de laisser ma porte ouverte ce soir. Il voulait venir me retrouver quand tout le monde serait couché. J’ai répondu par un coup d’éventail sur les doigts.

« Pendant que j’écris ces notes, on gratte à ma porte. Quel audacieux ! Ce serait fou d’ouvrir… du moins le premier soir. J’éteins ma lampe et je me couche heureuse.

« Mercredi soir. Ce qui est arrivé est inouï. Je suis déchirée dans mon amour-propre. J’ai perdu toute ma confiance en moi.

« Nous sommes tous partis aujourd’hui, dans les deux breaks du château, pour aller déjeuner au pied d’une hauteur où il y a des ruines que visitent les gens curieux.

« Dans la voiture, Henri B… m’a regardée comme il convenait, tendrement et avec reproche. Il m’a pressé le pied avec le sien. Mais le malheur a voulu que Mlle Élisabeth soit assise à côté de lui, en face de moi.

« Elle lui a demandé ce qu’il pensait du mouvement philosophique en Allemagne. Je l’aurais giflée ! Henri B… a voulu montrer qu’il connaissait parfaitement ce mouvement et il s’est mis à parler longuement. J’ai été ainsi exclue de la conversation, car j’ai pensé qu’il valait mieux affecter un silence dédaigneux pour le mouvement philosophique allemand qu’émettre sur lui des opinions erronées où mon ignorance se serait trahie.

« À partir de cet instant, toutes les fois qu’il a été parlé d’une chose ayant un caractère intellectuel, Henri B… s’est tourné vers l’institutrice, comme vers la seule personne capable de le comprendre.

« Mais cela n’était rien encore. On a déjeuné, et comme il arrive toujours, lorsqu’il a fallu monter aux ruines, on s’est formé par groupe de deux. Le sentier est tellement escarpé qu’une femme ne peut le gravir sans qu’on lui donne la main.

« Quels n’ont pas été mon dépit et ma colère de voir qu’Henri B… aidait Mlle Élisabeth et me laissait complètement de côté ! Cette personne est, du Teste, une sorte de chèvre, car en quelques bonds, toujours avec Henri, elle a dépassé tout le monde et s’est perdue dans les buissons.

« J’ai dit alors que j’étais fatiguée et je me suis assise en bas avec la vieille Mme X…, son mari et le général.

« — Que les jeunes gens sont heureux de pouvoir courir ainsi ! a dit ce dernier,

« Et mon cœur s’est mis à battre violemment à cette phrase.

« Le retour a été un supplice. Nous avons repris les mêmes places en voiture et l’institutrice était encore à côté d’Henri. Même il m’a semblé qu’elle se serrait contre lui.

« Il faisait un air très chaud. Tout à coup elle a dit :

« — Comme il fait froid ! Ne trouvez-vous pas, monsieur Henri ?

« Et elle a étendu son plaid sur ses genoux avec assez d’habileté pour qu’il cache aussi Henri. Je suis sûre que cette effrontée lui a pris la main et la lui a pressée tendrement. J’avais envie d’arracher brusquement le plaid et de les confondre. J’ai préféré m’enfermer dans un mutisme dédaigneux.

« Mercredi soir, 11 heures. Plus je pense à ce qui vient d’arriver, plus je souffre. Je viens de m’approcher de la glace, tout près, et j’ai regardé ma peau avec une attention cruelle.

« Il n’y a pas de changement notable depuis un an, deux ans. Mais il y a dix ans, ma peau était certainement différente. Ma femme de chambre, ma masseuse, mon mari, tout le monde s’exclamait chaque jour sur sa finesse et son éclat. À présent, personne ne m’en parle.

« Au coin de l’œil, il y a de toutes petites rides que je n’avais jamais remarquées comme ce soir. Sur une dent, à droite, au fond, il y a un léger noircissement. Ce noircissement est absolument invisible pour les autres. Mais je l’ai découvert, moi je le sens, il me brûle, il me diminue.

« Est-ce là ce qu’on appelle vieillir ?

« On gratte à ma porte. J’ai un mouvement de joie. Il me désire donc ! Mes craintes sont vaines ! C’est lui certainement. Mais comment, après sa conduite de cette après-midi, ose-t-il faire cette tentative ? Je prends ma revanche. Je vais le punir. Il voit que je suis là, puisque l’électricité est allumée et doit filtrer à travers la porte. Je fais du bruit pour qu’il sache que je suis bien éveillée. Je ne lui ouvrirai à aucun prix et il réfléchira à ce qu’il aura perdu.

« Quelques minutes viennent de s’écouler. On gratte encore. Il ne perd pas patience. J’entends sa voix, comme un souffle, qui murmure :

« — Je vous en supplie. Ouvrez-moi. J’ai à vous parler.

« Il y a de la tristesse dans cette voix. Si vraiment il avait quelque chose à me dire ? si ses intentions n’étaient pas celles que je suppose ?

« De toute façon, je ne risque rien. Et quel plaisir j’aurais à lui dire quelques mots bien sentis sur son institutrice.

« J’hésite. S’il allait repartir et, de désespoir, quitter le château ? Sa conduite avec l’institutrice a été peut-être une comédie pour exciter ma jalousie et alors je dois pardonner.

« Il appelle encore. Ma foi, tant pis, je vais ouvrir. Il convient qu’il entende toutes les choses désagréables que j’ai préparées à son intention.

« Jeudi matin. Je suis triste, je suis rassurée, je suis lasse. Henri B… n’avait rien à me dire, et j’ai vraiment été bien faible de ne pas exiger plus d’explications de lui. De son côté, il a eu beaucoup d’audace d’agir ainsi. Il avait raison, puisque cela lui a réussi. Mais comment, moi, n’ai-je prononcé aucune des paroles que je voulais dire, comment ai-je ainsi oublié en une seconde toute rancune ?

« Ai-je eu tort ? ai-je eu raison ?

« Il était venu avec l’intention bien arrêtée de ne pas causer avec moi, puisque son premier geste, après avoir refermé la porte, a été de tourner le bouton de l’électricité. On parle bien mal dans les ténèbres.

« Son second geste m’a bien montré ce qu’il voulait, mais il est inconcevable qu’il l’ait osé si vite.

« J’ai de vrais remords. Il me tarde de le revoir pour lui dire enfin tout ce que j’ai sur le cœur.

« Jeudi soir. Henri B… est un être étrange, ou cette demoiselle Élisabeth est la plus terrible petite chipie qu’on puisse voir. Ils ne se sont pas quittés de la journée. Il lui a fait presque ouvertement la cour. Il ne m’a adressé que des paroles banales et polies. Est-ce un jeu ? En tout cas, j’en suis irritée.

« Cette institutrice me regarde comme une rivale et elle me jette des regards pleins de supériorité.

« Vendredi matin. Henri B… est revenu à minuit. Il a répondu par monosyllabes à tout ce que je lui ai dit et il m’a vite embrassée sur les lèvres pour me faire taire. J’ai cédé encore.

« Henri B… est une nature bien curieuse. Il a de la passion, mais pas de tendresse. C’est un mélange d’audace et de crainte enfantine. Il a tout de suite peur qu’on l’ait vu dans le couloir, qu’on nous surprenne ensemble, et il est à peine arrivé qu’il songe à repartir.

« Vendredi soir. L’institutrice est en guerre ouverte avec moi. Elle a, aujourd’hui, amené habilement la conversation sur les enfants et elle a dit :

« — Qui pourrait croire que Mme M… a une grande fille de dix-huit ans ?

« J’ai rougi et j’ai balbutié. Mais cela n’a pas paru frapper autrement Henri. Il a répété distraitement :

« — Dix-huit ans ! dix-huit ans !

« Samedi matin. Je souffre cruellement de la façon dont Henri B… m’aime. Je ne comprends pas. Il m’est impossible d’avoir une conversation avec lui. Il vient la nuit, il éteint tout de suite l’électricité, il repart aussitôt. C’est un supplice. Il n’écoute pas ce que je lui dis. Et pourtant, je suis bien forcée de croire qu’il m’aime.

« Samedi soir. Mme X… a dit, aujourd’hui, à table :

« — Les femmes ont de vingt ans à quarante ans pour être aimées. Les hommes ont jusqu’à cinquante ans.

« Presque tout le monde a approuvé.

« L’institutrice me fixait pendant ce temps avec un demi-sourire plein de triomphe.

« Dimanche. J’ai entendu des paroles épouvantables. Je veux fuir ce château, où je souffre trop, où j’ai pour la première fois la révélation de la jeunesse perdue.

« Le baron V…, un ami d’Henri, m’a dit :

« — Ce pauvre Henri est en train de devenir amoureux fou de la petite institutrice.

« Il a ajouté :

« — Il a tort. Je lui ai dit de se méfier. Elle est de l’espèce des femmes qui n’accordent rien et qui veulent se faire épouser.

« Je les ai aperçus de loin, causant ensemble dans une allée. Ils discutaient sur un livre qu’elle tenait à la main. Je les voyais de dos. Mais cela suffisait, je ne pouvais me tromper. Ils avaient ce penchement d’épaules, ce plaisir à s’envoyer réciproquement des phrases en se regardant, cet intérêt à être ensemble qui est la caractéristique de l’amour.

« Ce n’est pas avec moi qu’il aurait causé à propos d’un livre, qu’il aurait passé toute une heure dans une allée du parc.

« Je comprends maintenant. C’est cette institutrice qu’il aime, c’est elle qui le trouble intellectuellement et sensuellement, et moi je ne suis qu’un instrument de plaisir, qu’il prend comme une fille, rapidement, pour la satisfaction de ses instincts.

« J’ai prétexté des nouvelles de ma fille. Mon départ est arrangé. Le seul bon train est demain matin à huit heures. Il faut encore passer une nuit ici.

« Lundi. J’écris ces notes dans le train. Je me méprise. J’ai horreur de moi plus encore que d’Henri B… et que de l’institutrice. J’ai eu la lâcheté d’ouvrir encore ma porte cette nuit, j’ai eu la lâcheté d’oublier encore toutes les plaintes que je m’étais promis de lui faire, d’oublier les humiliations subies. Pour la dernière fois je me suis donnée, comme il me demandait de me donner, sans tendresse de sa part, avec une ardeur rendue peut-être plus grande par la connaissance que j’avais de ma déchéance. »

MANIÈRE DE DISTINGUER
UNE
FEMME DU MONDE D’UNE DEMI-MONDAINE

Il faut être très civilisé pour reconnaître une femme du monde d’une demi-mondaine.

Un vin fabriqué, quel que soit l’art avec lequel on le fabrique, ne possède jamais la chaleur, le bouquet d’un véritable vin de cru.

Quand une femme a cette chaleur, ce bouquet, cette essence propre qui dénote des premiers soins, une éducation, une finesse de la sensibilité, quelle que soit sa vie, elle demeurera une femme du monde et un homme délicat ne s’y trompera pas.

Une femme du monde, par exemple, peut jurer grossièrement sans choquer. Elle le fera avec une pointe d’exagération qui permettra de discerner que ce n’est point là son élément de conversation.

Si elle va dans les lieux de plaisir vulgaires, il y aura entre elle et les choses où elle se trouvera une désharmonie qui fera mieux ressortir sa personnalité.

Dans la volupté il y aura une spontanéité qui fera que ni les mots, ni les poses, ni les excès n’auront un caractère professionnel.

Une femme du monde — et la chose arrive — peut se donner à un homme la première fois qu’elle le voit, sans se rabaisser le moins du monde. Peut-être cet acte sera-t-il d’une prostituée, mais certainement l’atmosphère qui l’enveloppera décèlera la femme du monde.

Pour les esprits vulgaires la toilette est en général un critérium. Une élégance recherchée, une coquetterie originale, un grand chapeau font présumer immédiatement de celle qui les porte qu’elle est une demi-mondaine. Classification barbare ! Cette stupidité de l’opinion publique peut inciter des femmes d’un naturel timide à restreindre leur effort vers la beauté.

La vérité serait une étude attentive de la toilette. Quelle qu’elle soit, la demi-mondaine ne peut s’empêcher de se trahir par une pointe de mauvais goût. Que ce soit par un excès de faste ou par un excès de simplicité, par des bijoux trop voyants ou trop nombreux, par des cheveux trop teints ou des bas trop ajourés, un je ne sais quoi emblématique crie la qualité de la femme.

J’ai été à Luchon, dans le même hôtel qu’un nègre richissime qui avait la monomanie de l’élégance. La beauté et la qualité de ses bottines étaient célèbres. Il ne mettait rien qui ne vînt de Londres. La plus grande partie de son temps était employée à sa toilette. Je ne l’ai vu que deux fois. La première, j’ai remarqué un nœud de cravate blanche tout fait. La seconde fois, avec un impeccable habit, il avait, au casino, le soir, une canne à bout ferré. Comment une telle aberration était-elle possible chez quelqu’un qui ne pensait qu’à cela ? La seule réponse est qu’il était nègre et qu’il y a des détails qui ne s’apprennent pas. C’est une question de race.

CEUX QUI HUMILIENT ET CEUX QUI AIMENT
ÊTRE HUMILIÉS

Il y a des hommes orgueilleux qui désirent violemment, lorsqu’ils ont une maîtresse nouvelle, rabaisser cette maîtresse, l’humilier.

Ce sont d’ordinaire des gens d’origine humble, des parvenus, qui ont cette fierté particulière aux gens sans éducation. Ils craignent que leur ignorance de la mesure, leur manque de tact, une grossièreté qu’ils sentent en eux, qu’ils voudraient réprimer, mais dont ils ne sont pas maîtres, ne les mettent dans une situation inférieure. Ils blessent avant d’être blessés ; ils sont insolents avant qu’on ne le soit avec eux.

X…, ayant eu toute sa vie pour maîtresses des ouvrières ou même des filles de la rue, devint un jour l’amant d’une actrice de l’Opéra-Comique qu’il retint par sa dureté de caractère et l’ascendant qu’il avait pris sur elle.

Au lieu d’avoir de la reconnaissance pour la seule femme agréable qui eût traversé sa vie, il disait couramment :

— Je n’ai pas de jouissance plus grande que de pouvoir me dire, quand je vois ma maîtresse chanter au théâtre et quand j’entends les applaudissements qui la saluent, que j’ai pu obliger cette créature choisie et artiste à balayer ma chambre et à faire mon lit.

Cette espèce d’hommes est la plus méprisable de toutes. On ne peut en attendre que des bassesses et des lâchetés.

Mais il y a aussi des hommes qui ont besoin d’être humiliés. Ils le désirent, ils aspirent à abdiquer toute dignité, à être durement asservis. Le pouvoir de beaucoup de femmes âgées et laides ne s’explique que par la tyrannie injurieuse qu’elles exercent constamment à l’égard de leur amant.

La femme rosse ne suscite tant de désirs que parce que cette sorte d’hommes sent en elle la possibilité de l’avilissement recherché.

Fuyons ces humilités volontaires avec autant d’ardeur que ceux qui voudraient nous abaisser. Nous pourrions encore faire le sacrifice de notre dignité personnelle en échange d’une tendresse infinie, mais à quoi bon aimer si un de ceux qui aiment cesse de chercher dans l’amour sa propre élévation ?

LE VIOL

Les fleurs parfument, la musique joue, des jeunes filles valsent, le décor est élégant et, dans un coin, une idylle naît.

Les plus belles choses sont évoquées, les plus beaux rêves sont échangés. L’idylle devient de l’amour, mais un amour encore chaste qui ne dépasse pas un baiser sur la main, au plus sur les yeux. Il n’est pas encore question d’étreinte. L’imagination n’a pas encore dressé les images voluptueuses qui font désirer et souffrir. Il y a devant les amants un beau chemin où ils vont échanger des pensées communes, les mains unies, les regards mêlés, enivrés du bonheur d’être ensemble.

Mais, un jour, il arrive une heure de solitude, dans un cadre donné, dans une atmosphère spéciale, et cette heure à laquelle on n’avait pas songé devient l’heure décisive.

Cela peut être dans le salon de la femme, après une énervante réception de gens indifférents, quand l’amant, après une longue attente, au bruit des tasses de thé et des papotages insignifiants, arrive enfin à la minute où il retrouve sa maîtresse seule à seul.

Cela peut être dans un parc, à cinq heures, un jour où les nuages sont bas, où de l’électricité flotte dans l’air, et où les premières gouttes d’une pluie d’orage forcent les amants à s’abriter tout près l’un de l’autre dans un fourré.

Cela peut être au cours d’une longue promenade en automobile, dans la chambre d’auberge où ils sont allés se laver les mains et où ils se sont arrêtés, surpris par l’odeur du fourrage et de linge lavé.

Mais, où que ce soit, les gestes sont les mêmes, la cause ne diffère guère.

Brusquement, l’homme a précisé le contour charnel d’une hanche, une jambe s’est modelée entièrement sous l’étoffe légère de la robe, un parfum de peau plus violent s’est dégagé du corsage. Des semaines de cour sentimentale sont abolies, la tendresse avec son respect et son charme s’est évanouie, une poussée inattendue de l’instinct enlève toute conscience à l’amant.

Sur le canapé du salon, sur l’herbe du parc, ou sur le lit grossier de la chambre d’auberge, il a couché sa maîtresse, les yeux fixes, audacieux, brutal.

Elle, effrayée de la distance si rapidement franchie, prie et résiste.

Un entêtement obscur est dans le cerveau de l’homme. La satisfaction de son désir est la seule action possible. Il risquera tout, même l’avenir de l’amour auquel il tient tant, pour triompher. Il broiera avec fureur les poignets délicats, naguère si tendrement baisés, il déchirera sans remords le linge, il perdra pour lui-même toute pudeur.

S’il est aimé, la femme cédera à la fin, lui laissant croire peut-être que c’est à la force qu’il doit sa victoire. Et il aura alors quelques secondes d’une incomparable volupté, qu’il fera vraisemblablement partager à sa maîtresse. Dans ce cas, ils se feront grâce aisément l’un et l’autre, des confusions, des larmes, des reproches, des remords. L’entente physique qu’ils auront découverte par la brusquerie de l’action leur fera entrevoir les bonheurs prochains et calmera leur conscience.

Si, au contraire, la femme n’est pas assez éprise pour cette épreuve du feu, si, aidée par les complications de ses dessous et par sa ferme volonté, elle a résisté aux entreprises brutales de son amant assez longtemps pour que celui-ci se lasse, leur amour aura subi une grave diminution, si même ce n’est pas une mort irréparable.

Le viol est méconnu. Il est la forme la plus simple de la spontanéité amoureuse. Il est le signe de la sincérité et du désir. Je parle, bien entendu, du cas où une femme est certaine d’être aimée passionnément. Il est la base d’un amour sensuel durable. Il crée chez la femme un trouble qui ne périra pas. Il évite les désillusions du double consentement et jette tout de suite les amants en pleine volupté.

Ô femmes qui aimez et qui n’avez encore presque rien accordé à celui que vous aimez, ne souhaitez-vous pas toutes, dans le secret de votre âme, l’action qui vous délivrera de mille hypocrisies, de mille réticences et vous donnera la certitude de l’amour ?

LES HOMMES QUI AIMENT LES BONNES

La difficulté passe pour être un des excitants de l’amour. Beaucoup de femmes se refusent, non parce qu’elles ne veulent pas se donner, mais parce qu’elles pensent avoir un inestimable prix par ce refus et augmenter le désir que l’homme a d’elles.

Mais cette difficulté arrête toute une catégorie de timides. Ils considèrent la femme difficile comme inaccessible. Elle les effraye avec la vision imprécise de son linge élégant, avec la crainte que le leur sera insuffisant.

Ils ont l’appréhension d’être à la minute importante au-dessous d’eux-mêmes et d’être punis par une ironie sans recours.

Parmi ces timides se rangent tous les hommes, infiniment nombreux, qui aiment les bonnes.

La bonne a, au point de vue de l’amour, le mérite d’être celle qui obéit. On suppose qu’elle apportera dans les caresses la même servilité que dans les actes de la vie. Comme on lui a dit :

— Brossez mon veston,

On lui dira avec la même aisance :

— Je vous aime. Et cela sans risquer un refus désobligeant pour l’amour-propre.

Les premières tentatives sont facilitées beaucoup par l’apport du petit déjeuner, le matin, au lit.

Comme dans l’antiquité, l’esclave apporte la nourriture et l’amour. Il ne faut pas énormément d’initiative pour être audacieux, et, puisque l’un des partenaires sur les deux est couché, la moitié du chemin est accomplie avant d’avoir fait le moindre geste.

Ensuite, il y a chez l’homme, dans ce qu’on appelle les amours ancillaires, le travail de l’instinct, le retour des premières amours qui tendent à revenir sous leur forme primitive.

Presque tous les jeunes gens reçoivent les premières caresses des femmes de chambre de leur mère. Les femmes de chambre sont les premières femmes faciles qu’ils rencontrent. Elles sont autour d’eux, elles assistent à l’éveil de leur désir, ce sont elles qui le déterminent.

Une habitude se crée vite. Qu’un jeune homme ait quelques déconvenues successives avec des femmes d’une autre condition, que son physique ou son caractère soit la cause chez lui d’une excessive réserve et il reviendra vite à la maîtresse domestique, que sa situation empêche d’être fuyante comme les autres femmes, puisqu’elle ne quitte pas l’appartement, cruelle, puisque sa servitude l’oblige à céder, impolie, puisque la civilité est la première qualité exigée d’une bonne.

Il est amer de songer que celle à qui nous donnons nos bottines usées, le corset dont nous ne voulons plus, qui vide les eaux de notre toilette, aide la cuisinière à peler les oignons, à laver la vaisselle, est pour nous une rivale, a partagé de chers baisers, entendu les mêmes paroles d’amour que nous.

Et il ne faut pas s’abuser et se croire hors de danger si nous avons une bonne dont la laideur et le manque de soins sont indiscutables. Car l’amour du vulgaire, un incroyable amour de ce qui est humble et grossier est dans le cœur de tous les hommes, même les plus délicats.

LES DON JUAN PAUVRES :
L’OFFICIER DE CAVALERIE, L’INTELLECTUEL,
LE CHAUFFEUR D’AUTOMOBILE

Étant un jour en visite chez une de mes amies, mariée à un officier de cavalerie, j’entendis ces messieurs dire en parlant de Mme X…, dont on discutait la beauté :

— C’est une belle alezane !

— Quel pur sang ! Elle galope ! Elle galope !

Les officiers de cavalerie, en effet, font le même cas des femmes que des chevaux ; ils en font souvent moins de cas. La femme et le cheval représentent également pour eux un plaisir d’ordre physique qui flatte leur orgueil.

Je n’ai jamais pu m’expliquer le prestige légendaire dont jouissent les officiers de cavalerie auprès des femmes. Il s’exerce pourtant — et avec une grande puissance — dans les villes de garnison, sur les gérantes de cafés et de bureaux de tabac, les modistes et les demi-mondaines. Il s’exerce aussi sur les jeunes filles du monde, et il est universellement entendu en province qu’une jeune fille riche qui épouse un officier de cavalerie pauvre fait un mariage brillant et honorifique.

Je ne comprends pas pourquoi le fait de commander à des soldats et de monter à cheval semble prédisposer cette catégorie d’hommes à l’amour.

Je crois que c’est une grande illusion qui conduit beaucoup de femmes à des déceptions.

Charlotte V… avait raison. Elle me disait :

— J’ai passionnément aimé Hubert de L…, officier de hussards. Mariée comme Bovary à un médecin de petite ville, il représentait pour moi l’idéal romanesque. Mais je l’ai aimé seulement jusqu’au jour où j’ai été sa maîtresse. Quelle surprise de voir qu’un officier de hussards ne me donnait presque que de l’idéal ! J’ai réfléchi ensuite et je me suis dit que celui qui se lève à quatre heures du matin pour des manœuvres, qui passe sa journée à cheval, ne peut être qu’un médiocre amant, le soir venu, plus disposé, si l’on reste dans ses bras toute une nuit, au sommeil qu’à l’amour.

Le poète d’aujourd’hui n’a plus ses longs cheveux et sa redingote serrée à la taille. Il a rejeté cet attirail suranné de la séduction romantique. Il est vêtu d’une façon très moderne, il suit la mode et il la suit dans ce qu’elle a d’un peu inquiétant. Il a des cravates d’un violet tendre, des mouchoirs de soie. Il est précieux et efféminé.

C’est un chercheur de sensations rares et il exerce une action sur toute cette nombreuse catégorie de femmes qui dit préférer chez un homme l’intelligence à la beauté physique.

Il a une manière d’intelligence à l’usage des cœurs féminins, une petite vision d’art aisément comprise. Quelques vers de Baudelaire, du Schumann, la connaissance et l’explication de toutes les perversités modernes dans l’ordre amoureux, l’amitié des actrices célèbres, un peu de sciences occultes, un peu d’éther à la rigueur, une certaine nostalgie amère, et voilà de quoi troubler des âmes même difficiles.

Il n’a pas le loup de velours noir de don Juan, mais il a un masque de toile ou de cuir. Don Juan, noble déchu, aventurier, ingénieur manqué ou laquais, il y a un peu de tout cela dans le chauffeur d’automobile.

Il est le compagnon et l’ami du maître, car c’est une étroite intimité que donnent la poussière et la vitesse. Il connaît tous les secrets de la famille. La course des arbres, le frémissement du métal, les visages immobiles et stupéfaits qu’on entrevoit, communiquent une sorte de fièvre propice aux élans spontanés et aux confidences.

C’est un amant violent et passionné. Maniant l’acier, il sait manier la femme.

Naguère, dans le Midi, il a tué, à coups de revolver, la belle jeune fille qu’il avait serrée éperdue et brisée contre sa fourrure. Il ne pouvait supporter l’idée qu’elle serait mariée à un autre, à un de ces hommes médiocres, avocat ou médecin, qui n’ont pas connu les exaltations sublimes de l’espace et du danger. Criminel moins vulgaire qu’on ne pourrait croire ! N’avait-il pas reçu, ce Ruy Blas aux gants tachés de cambouis, le don rare et précieux d’une âme échappée à elle-même, qui sortit de sa vie quotidienne, pour se donner dans le vertige du vent à un inconnu audacieux ?

Adolphe était un homme maigre et pensif. Il était uniformément vêtu d’une redingote noire trop étroite qu’il gardait toujours boutonnée et d’un chapeau de feutre gris. Il avait autour du cou un grand foulard qui ne laissait pas apercevoir la plus petite parcelle de col, soit à cause d’un mal de gorge chronique, soit à cause d’une conception personnelle de l’élégance. Ses cheveux étaient légèrement roux et il discutait volontiers sur la psychologie des femmes.

De même que certains hommes montent chaque jour un degré sur la grande échelle de la vie, d’autres descendent insensiblement, non par manque d’intelligence, de volonté ou d’ambition, mais à cause d’une erreur première, parce qu’ils ont mal placé à l’origine le but de leurs efforts.

Vers sa dix-neuvième année, quand il fut nommé maître répétiteur au lycée de Vesoul, Adolphe atteignit un sommet qu’il ne devait plus retrouver. Son histoire fut depuis lors une longue décadence. C’est qu’à dix-neuf ans il crut découvrir un secret admirable et cette découverte devait être la cause de sa perte.

Sous les arbres des promenades, Adolphe réfléchissait au but véritable de l’existence. Plusieurs motifs d’agir se présentaient à ses yeux. L’idéal était-il de présider des cérémonies, de remettre des décorations, de marcher dans la rue en affectant de ne pas voir les petits fonctionnaires qui vous saluent, d’être important et honoré, comme l’inspecteur d’académie, le préfet ou le député ? Valait-il mieux, au contraire, avoir des cheveux longs sur les épaules et la sagesse dans le cœur comme le professeur de philosophie qui ne se fâchait jamais et ne demandait pas d’avancement ?

Un soir d’été, Adolphe, accoudé à la fenêtre du dortoir, aperçut en face de lui, dans le cadre des pierres grises d’un vieil hôtel, une jeune fille de quatorze ans. Son œil bleu, la tresse de ses cheveux et une petite moue qui ressemblait à un sourire, lui apprirent merveilleusement, comme par une révélation, que les femmes, leur grâce, leur coquetterie, leur amour, étaient ce qu’il y avait de plus désirable sur la terre, le vrai but de la vie.

Il connut un bonheur nouveau. Un jour, la jeune fille éclatait de rire, un autre jour elle faisait semblant de ne pas l’apercevoir, un autre jour, encore, elle le regardait bien en face, un autre jour, elle disparut.

Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient fermées et Adolphe apprit la noblesse des grandes douleurs. À des signes indiscutables il avait reconnu que la jeune fille l’aimait. Être aimé, être séparé de celle qu’on aime par une fatalité plus forte que vous, cela avait une saveur délicieuse. Il devait en garder toujours l’inguérissable désir.

Un jour, il rencontra à la gare un certain William, ami de collège, qui lui dit :

— Il n’y a pas de femmes en province, mon vieux. Viens à Paris. Avec un peu de physique — et tu en as — il te suffit de te promener sur les Champs-Élysées pour faire connaissance de femmes de la haute société, des nobles quelquefois. C’est bien simple. Elles ont peur de se compromettre en prenant des amants dans leur milieu, d’avoir des histoires, des scandales. Alors, elles les choisissent dans la rue. Mais il faut s’en occuper.

Et cela parut, en effet, très simple à Adolphe.

William avait ajouté :

— Viens me trouver. Je te procurerai une situation dans la Bourse, la publicité ou l’automobile.

Adolphe donna sa démission et vint à Paris.

Il s’étonna bien de voir que William avait pour maîtresse une femme qui avait passé la quarantaine et dont le langage était grossier. Mais il pensa qu’il la préférait aux femmes du monde à cause de ses qualités de cœur.

Adolphe fut ballotté par le destin.

Lentement, mais avec régularité et certitude, il passa d’une situation médiocre à une situation moins brillante, il déchut chaque jour un peu plus. L’axe de sa vie était, non le désir d’arriver, mais un besoin de victoire sentimentale.

Il eut des amours. Il séduisit des ouvrières qu’il avait guettées à la sortie de l’atelier, des filles qui arrivaient de province et qui croyaient, comme lui, à la possibilité d’aventures extraordinaires, des bonnes de restaurant qu’il ne pouvait voir qu’à dix heures, après le dîner. Il leur achetait de petits bouquets, causait avec elles des pauvretés de leur vie.

Il fut aimé. Il dormit dans des hôtels garnis où le bois mouillé, le vieux linge, les meubles vermoulus dégagent une odeur écœurante. Il connut la poésie de la nature et de l’amour parmi les nourrices, les hommes sans domicile, les vieillards, au parc Montsouris et aux Buttes-Chaumont.

Ses amours périrent par manque de linge élégant, d’un minimum de luxe.

Pourtant il ne désespéra jamais de trouver dans la rue cette femme du monde dont William lui avait parlé, qui aurait craint de se compromettre en prenant un amant dans son milieu.

Il y pensait perpétuellement, il s’en faisait une image exacte, il la connaissait, il la regardait passer, très blonde, accompagnée de gens en habit, le soir, à la sortie de l’Opéra ou devant les grands restaurants. Il la chercha à Bullier, à la foire de Neuilly, où sa fantaisie et sa curiosité devaient l’amener. Il avait analysé les ressorts de sa pensée. Elle avait lu les mêmes livres que lui, elle était curieuse, un peu romanesque. Elle souffrait de la médiocrité des gens du monde, elle aspirait à connaître des artistes, des êtres libres comme lui. Il se représentait son appartement, la richesse des étoffes, la lumière électrique. Il voyait son mouchoir de dentelle dans sa main énervée, respirait son parfum, entendait crier la soie sous son pas. Son mari était au cercle, ses domestiques étaient couchés et la poésie de la nuit et de la nouveauté l’appelait au dehors.

Il ne savait pas en quel point de Paris elle était, mais, chaque soir, il se disait qu’elle était quelque part.

Elle avait descendu son escalier d’un pas furtif, elle marchait vite, enveloppée dans sa fourrure et sans avoir l’air de rien. Une femme du monde reste toujours une femme du monde. Elle pouvait passer à côté de lui sans qu’il s’en doutât. Il fallait deviner. Elle ne lui jetterait pas un regard brûlant : l’éducation est plus forte que tout. La peur de manquer son bonheur était pour Adolphe une terrible anxiété.

Il consulta plusieurs fois William.

— Mon vieux, répondait celui-ci, des aventures pareilles me sont arrivées plus de cent fois. Tu ne sais pas t’y prendre.

Adolphe pourtant faisait tout le possible.

Il vieillit dans ses recherches. Il manqua des occasions de gagner de l’argent, il rata plusieurs fois sa vie pour le regard d’une bonne, à cause du baiser promis par une fille de la rue. Dans son milieu de déclassés, d’incomplets et de chimériques, il passait pour quelqu’un de peu sérieux, de trop faible, à la merci des femmes. Il se flattait de cette faiblesse, il tirait une vanité incompréhensible du pouvoir qu’une œillade avait sur son cœur.

Il déchut encore. Don Juan mal rasé, aux souliers éculés, aux habits râpés, il n’eut plus que des conquêtes moins brillantes, des filles moins jolies, qu’il ne devait qu’à sa foi en lui-même, à la conviction qui le soutenait. Serré dans sa redingote, très droit, il supportait la mauvaise nourriture, un logis misérable, les injures de la vie, à cause de la possibilité d’un beau hasard qui le ferait aimer pour lui-même, pour son mérite propre d’amoureux, par une femme telle qu’il l’imaginait.

Il crut enfin, un jour, que son rêve allait se réaliser.

Il croisa, par un crépuscule de juin, sur l’avenue du Bois, une femme dont le regard le bouleversa. Ce regard bleu et fier de femme distinguée s’était posé un instant sur lui et l’avait considéré avec sympathie.

Il revint le lendemain, à la même heure, et les jours suivants, et il croisa encore une fois la même femme, et il vit le même regard s’arrêter sur lui mais le même regard plus bleu, plus doux et plus grand.

Or ce regard ressemblait d’une manière merveilleuse — il le pensait, du moins — à celui de la petite jeune fille qu’il voyait à la fenêtre d’un vieil hôtel et qu’il avait aimée, jadis, dans une ville de province.

Un torrent d’amour rajeunit son cœur sali par des affections vulgaires. Il acheta un col, peignit avec de l’encre les endroits blanchis de sa redingote, rompit avec une fille appelée Germaine, qui n’était pas très laide, qui buvait, mais qui l’aimait bien.

Il n’y avait pas de doute ! Les yeux bleus avaient chaque fois plus de douceur et de promesses.

Adolphe raconta sa bonne fortune à son ami William, mais ne put comprendre pourquoi celui-ci éclata de rire en le regardant avec stupéfaction.

— Mon vieux, il faut agir ! dit William quand il eut cessé de rire.

Il fallait agir ! Adolphe avait peur.

La dame aux yeux bleus habitait un hôtel fermé d’une grille. Adolphe résolut de lui parler tandis qu’elle descendrait l’avenue.

Un soir que l’air était plus transparent que de coutume, qu’il y avait plus de robes claires et de rumeurs, Adolphe vit, à un signe certain dans le regard de celle qu’il aimait, qu’elle était favorable à son projet.

Elle marchait maintenant devant lui et descendait doucement l’avenue, le long des jardins. Il s’élança. Une voiture le retarda. Il n’était plus qu’à deux pas. Il avait peur comme s’il allait tomber à l’eau. Il ouvrit la bouche pour dire : « Madame… » Quelqu’un arrivait devant eux, un petit télégraphiste qui aurait pu rire ou faire une réflexion, et il prit un air indifférent.

Le petit télégraphiste était passé, et Adolphe eut la sensation qu’il était arrêté derrière lui et l’observait.

Mais alors il se passa une chose extraordinaire. La dame se retourna et s’avança vers Adolphe. Ses yeux charmants étaient fixés sur lui avec une bonté infinie. Adolphe, en une seconde, vit tous les détails de sa toilette, compta les fleurs de son chapeau, remarqua la boucle de sa ceinture, les volants de sa robe. Et sur ses lèvres se pressèrent des confidences, l’histoire de son cœur et de sa vie misérable.

Adolphe entendit la dame murmurer : « Le pauvre homme ! » D’un geste spontané, elle ouvrit sa bourse et mit quelque chose dans sa main, quelque chose dont Adolphe ne reconnut pas de suite la forme. Il regarda et vit une pièce d’or.

Sa seule pensée fut qu’il fallait s’en aller. Sa seule douleur, sur le moment, fut la difficulté qu’il eut à vaincre l’immobilité générale, La dame, le télégraphiste, les passants étaient figés autour de lui ; le monde entier était subitement privé de mouvement. Lui-même ne pouvait bouger.

Il fit un effort suprême et douloureux et se mit à courir. Il courut longtemps au hasard jusqu’à ce qu’il fût brisé de fatigue. La nuit vint. Il chancela contre une boutique : c’était celle d’un marchand de vins. Il y entra et commanda à boire. Ayant levé les yeux, il aperçut son visage dans une glace. Il vit ses cheveux plats et sales, une dent gâtée, sa barbe hirsute. Son col, naguère objet d’orgueil, était ridicule et trop grand ; il n’avait pas de manchettes ; sa redingote lui inspira du dégoût. Il fut saisi d’une détresse affreuse. Une fille en face de lui le regardait.

Alors Adolphe se souvint d’Alfred de Musset. Il se redressa, passa la main sur son front, fit semblant d’essuyer une larme, et comme il avait gardé le louis dans sa main crispée, il appela la fille et d’un grand geste romantique le lui donna.

LE GOÛT DE LA TRAHISON

La plus grande faiblesse des femmes est leur facilité à trahir.

Nous avons en nous une mystérieuse impossibilité à être fidèle aux êtres qui nous sont chers ; je ne veux pas dire au point de vue de l’amour, car il existe des femmes qui, soit par absence de tempérament, soit par absence de curiosité, soit par stupidité, soit par intelligence, — selon les cas, — demeurent fidèles à leur époux.

Même quand nous aimons un homme, que nous le lui prouvons et que, physiquement, nous sommes irréprochables à son égard, nous ne pouvons nous empêcher de trahir ses secrets, de contredire sa pensée qui est la nôtre. Nous nous plaignons de lui. Il n’est pas assez doux, il n’est pas assez tendre, nous exagérons à dessein ce qu’il a pu nous faire de mal, pour mieux faire ressortir une tyrannie que nous ne subissons pas. Nous inventons sans raison des griefs, nous nous donnons comme des victimes. Et pourtant nous l’aimons.

L’amie décrie volontiers son amie. Si elle lui reconnaît des qualités de cœur, elle rit de ses toilettes sans goût, de sa naïveté, de sa crédulité à l’égard d’un mari qui la trompe avec tout le monde, elle se plaint de son avarice. Pourtant elle a de l’amitié pour son amie.

La bonne la plus fidèle dit aux autres hommes que nous portons une perruque, que notre linge est mal tenu, et si on lui a confié un jour une lettre dont l’envoi doit demeurer ignoré, elle en copie avec soin l’adresse pour être en mesure de la dire à qui voudra l’entendre le lendemain. Et pourtant c’est une bonne fidèle.

Une foule d’hommes ne tirent le mérite de leur nature que d’une solide fidélité. Beaucoup qui sont stupides se cramponnent à une idée avec un aveugle entêtement qui leur tient lieu de volonté et bénéficient du prestige que l’on acquiert en défendant toujours la même idée. D’autres sont susceptibles de défendre leurs amis jusqu’au bout et même dans leurs erreurs. Aucun d’eux, s’il aime, ne saurait trouver en lui une parole de réprobation pour celle qu’il aime.

Qu’une femme serait forte qui s’abriterait derrière quelques idées, quelques amitiés, un amour, et qui aurait le courage de les défendre sans faiblesse et sans restriction !

Mais comme il est difficile de ne pas déchirer à certaines heures ce qu’on adore à d’autres !

L’EFFLEUREUR

Presque tous les hommes disent volontiers :

— Il n’y a pas d’honnête femme sur la terre, sauf ma mère.

Cela vient de la secrète croyance que chacun porte au fond du cœur qu’il pourrait avoir n’importe quelle femme s’il s’y efforçait.

Un don Juan est dans le cœur de tout homme. Quelquefois il y est bien caché. C’est lui qui, d’autres fois, donne soudain au visage un éclair inattendu, un sourire inexplicablement fat. Il transforme nos amabilités les plus normales, nos poignées de main les plus quotidiennes en des aveux d’amour.

Nous passons dans la rue et nous sommes aussitôt suivies par une foule d’hommes qui se redressent, frisent leur moustache, font sonner leurs cannes sur le pavé. Ces hommes sont souvent d’une laideur risible, leur aspect atteste souvent la plus grande médiocrité ou le manque de soins physiques. Il n’importe ! Parce que nos yeux ont, par inadvertance, croisé les leurs, ils ont l’espérance de nous avoir séduites par ce seul regard.

Dans les magasins de nouveautés, les vendeurs, en comptant les mètres d’étoffe, se redressent pour faire valoir leur buste ; derrière leurs guichets, les employés des postes jettent des regards enflammés, et il n’est pas jusqu’à certains conducteurs d’omnibus qui ne vous tendent une correspondance avec autant de mystère qu’un billet doux.

Le don-juanisme est une maladie morale inguérissable. C’est une sorte de poison comme l’opium ou la morphine.

Celui qui a l’habitude de ce poison ne pourra l’arracher de son organisme. Quel que soit l’amour que lui donne sa femme, s’il se marie, et même quel que soit l’amour qu’il éprouve pour elle, un besoin éternel de plaire à d’autres femmes qu’il ne connaît pas sera dans son cœur. La qualité de ces femmes importera peu pour lui. Ce qu’il recherchera en elles, ce n’est pas l’émotion de la beauté, une forme de tendresse, ce sera la satisfaction de son goût de troubler, l’inquiétude agréable de la victoire ou de la défaite.

Malheureuse sera la femme qui aimera cet être toujours insatisfait, toujours désireux de nouveauté. Rien ne le rebutera, ni la déception, ni la laideur, ni la difficulté.

Tout visage entrevu dans une voiture sera pour lui une cause de regret. En prenant le café au lait des mains de la bonne, il aura un long coup d’œil pour la remercier. Si vieille et si laide que soit la concierge, il aura pour elle des politesses, des confidences, à cause de sa qualité de femme.

Cet homme léger est facile à séduire, mais il est difficile à retenir. Il ne faut pas lui accorder beaucoup pour qu’il commence à vous échapper. Ce qu’il aime, c’est le premier frisson de la main pressée en voiture, le mouvement du sein, l’inclinaison de tête d’une femme qui sent qu’elle va être embrassée.

À peine lui a-t-on donné un peu de soi qu’il songe déjà à un don différent, qu’il est lointain et distrait, et cette distraction fait un vide entre nous que nous voulons combler et qui nous fait faire un pas vers lui, aussitôt suivi d’un recul de sa part.

Nous ne pouvons jamais refermer nos bras sur cet insaisissable effleureur, et il est, hélas ! dans notre nature de chérir ce qui nous fuit.

Imitons-le parfois ; ne l’aimons jamais.

LE BONHEUR ET LA VOLUPTÉ

Il n’y a de vrai bonheur que dans l’amour.

À travers les déceptions, les rancunes, les rêves, c’est vers lui que nous tendons éperdument les bras.

Les hommes nous trompent, nous humilient, nous font souffrir, nous le savons et pourtant nous croyons leurs yeux qui mentent, nous courbons la tête sous leurs mots blessants, nous pleurons de leur abandon.

Nous avons beau nous cuirasser contre la vie, jurer que nous n’aimerons plus, nous aspirons à poser tendrement notre tête au creux d’une ferme épaule.

À peine sommes-nous éveillées à la lumière de nos quinze ans que déjà, dans nos yeux de jeunes fille, brûle le reflet de la petite flamme qui doit nous consumer. Nous appelons de tous nos vœux celui qui nous comprendra et qui nous aimera, le cher double avec lequel nous formerons le groupe parfait.

Mais quand nous croyons avoir rencontré ce double, nous femmes, quand nous le choisissons, il ne nous est pas permis de nous tromper. Et si nous commettons une erreur, nous devons passer notre vie sans tendresse et sans volupté.

Non, il n’est pas possible que les lèvres brûlantes, les bras qui veulent étreindre, la peau au grain pur demeurent vainement auprès d’un compagnon qui ne donne pas le bonheur.

La beauté est créée pour se réaliser. Nous avons le droit de chercher notre époux ou notre amant parmi les hommes, le droit de le reconnaître, de l’élire et de le charmer.

Ce qu’il y a de merveilleux dans les vierges, ce n’est pas la noblesse de leur chasteté, mais la promesse d’amour qu’elles révèlent.

Ce qu’il y a de merveilleux dans les femmes amoureuses, ce n’est pas la grandeur de la fidélité, mais le rayonnement d’amour qu’elles dégagent.

Ô grâce du corps, forme qui émerge le matin des draps et que le premier soleil teint d’un rose exquis, urne charnelle dont l’anse est un cou fragile et qui repose sur de minces chevilles, cause et effet de la volupté, nul ne doit vous priver de cette volupté !

Chair frémissante, reins creusés, bouche meurtrie par les baisers, cernure des yeux, mouvements des seins gonflés de soupirs, il n’y a pas de péchés en vous, vous méritez autant d’admiration que l’âme dont vous êtes l’expression.

Il n’est pas vrai que tu sois maudit, svelte élan du corps qui s’offre aux caresses ! forme féminine avide d’amour, tu ne dois pas être cachée, tes mouvements les plus voluptueux ne sont pas défendus !

Ils sont insensés ceux qui se cachent le visage devant toi, ils sont criminels ceux qui veulent jeter un voile sur ta beauté.

C’est la honte des temps, ô formes amoureuses, que vous soyez obligées de vous glisser furtivement dans les entresols, que vous cachiez vos baisers derrière les stores des voitures, que vous soyez entourées de la malédiction des gens honnêtes.

Ruisselante chevelure de la jeune fille, quand pourras-tu, sans scandale, couler sur la fenêtre de la chambre ? Sans vous baisser hypocritement, quand pourrez-vous, beaux yeux clairs, désirer l’amour ?

L’AMOUR & LES POISONS


RÉHABILITATION DES POISONS

L’amour est un poison. Il est quelquefois aussi doux que le sommeil sous les manceniliers qui cause la mort, il peut être amer comme la ciguë. Nous aspirons ce poison de toutes nos forces. Nous ne craignons pas de lui une accoutumance plus terrible que celle de la morphine, des vertiges plus dangereux que celui que nous donne la première pipe d’opium.

Nous buvons sans remords la salive des baisers et nous gardons d’elle, pourtant, une ivresse que nous ne pourrons plus chasser, qui sera obsédante et douloureuse, qui nous pâlira et nous fera pleurer.

Nous ne redoutons pas le poison essentiel de la vie et nous tremblons comme des petites filles à l’idée de prendre soit de l’opium, soit de l’éther qui pourtant nous délivrera de la douleur quand nous souffrirons.

Les poisons sont très calomniés dans notre société. Ils le sont injustement et il convient de les réhabiliter. Le seul danger est d’en prendre avec excès, et ce danger existe pour toutes les choses de la terre.

Il faut les mesurer à son âme, comme le pharmacien les mesure et les dose quand il les prépare comme remède de notre corps. Pris avec modération, et dans ce cas seulement, ils seront un merveilleux dérivatif de nos chagrins, ils nous guériront de la tristesse de ne pas être aimées, quand cela nous arrivera, ils ajouteront à notre joie de l’être, quand nous aurons le bonheur d’être enveloppées d’amour.

Ils feront davantage : ils nous transporteront dans un monde subtil et merveilleux où les sens sont plus délicats, ou les affinités entre les êtres sont plus étroites, où s’établissent de mystérieuses correspondances, où le sentiment de la beauté s’agrandit. Une fois que nous aurons pénétré dans ce domaine, nous serons d’autres êtres, supérieurs et meilleurs, capables de pensées plus vastes avec un cerveau élargi, un corps susceptible de voluptés plus grandes et plus variées.

Pour toutes les richesses qu’ils apportent on peut consentir à braver leur danger, à se rire du discrédit de l’opinion qui jette la pierre à la femme dont la robe en passant dégage un léger souffle d’éther.

Il faut, avec sagesse, se servir des poisons. L’amour est un poison et c’est la meilleure chose de la vie. Criminel serait celui qui voudrait le supprimer du monde ! Marié à d’autres poisons, il nous donne des joies inattendues, il a des baisers plus longs et plus doux, ses caresses sont plus savoureuses, nous descendons avec lui dans un royaume nouveau. Celui qui n’a pas goûté à cet élan vers l’inconnu, à cette vibration qui rapproche du divin, ignore tout de l’amour.

Il faut négliger les paroles que les gens sensés échangent entre eux avec gravité sur ce sujet, ne pas tenir compte du mépris dans lequel ils tiennent celui qui marche avec l’auréole louche du fumeur d’opium. Car ce sont des gens sans idéal supérieur. Ils comprendront aisément que l’on vive dans le seul but de gagner de l’argent, que pour cela on passe des jours misérables dans une boutique étroite ou dans un bureau nauséabond, ils louangeront le commerçant qui ne songe qu’à vendre davantage, le spéculateur qui n’a d’autre but que de grossir sa fortune, mais ils n’auront pas assez d’indignation pour le rêveur qui voudra, à certaines heures, sortir de la vie banale, échapper à la médiocrité sur les ailes miraculeuses des parfums.

Et quand même, une fois sur cent, il y aurait un de ces rêveurs qui se laisserait entraîner par le vertige de l’esprit, l’émerveillement léger des sens et qui abuserait du poison, au point, à la longue, de se fatiguer et de s’anémier, au point même d’abréger d’une année ou deux le chiffre des années que lui a marquées la destinée, n’aurait-il pas eu, ce rêveur, comme compensation, d’inestimables heures de joie qui lui auraient rendu en intensité ce qu’il avait perdu en quantité ?

La vie est trop médiocre et n’est riche que de plaisirs vulgaires. Servons-nous, quand l’occasion s’en présente, des moyens subtils que la nature nous a donnés pour monter les degrés du paradis artificiel qui est aussi le paradis de l’amour.

DE L’OPIUM COMME MOYEN DE SÉDUCTION

L’opium exerce un grand prestige sur toute une catégorie de gens à Paris, sur les artistes, sur ceux qui voudraient passer pour artistes, sur ceux qui disent : Oh ! Paris ! que de choses curieuses on y voit !

Une fumeuse d’opium !

Ces trois mots évoquent pour eux une femme singulière, avec de grands yeux vagues indéfinis, un air nostalgique, des mouvements lents, une femme qui vit dans un monde de rêve, qui peut, à son gré, créer et faire paraître des visions.

Il est bien entendu qu’il faut renoncer, vis-à-vis de cette catégorie d’hommes, à tout attrait convenable de correction et de vertu bourgeoise. Par le seul fait qu’on laisse savoir que l’opium ne vous est pas étranger, on est sur la pente irrégulière, on descend l’autre versant et il faut tâcher d’en tirer profit pour son plus grand honneur.

Quel est l’homme qui pourrait ne pas s’éprendre d’une femme tant soit peu intelligente après une soirée de fumerie ?

Mon amie Odette, qui reçoit dans son salon oriental une société choisie et qui a dépassé la quarantième année, fait l’étonnement de ses amies par la qualité de ses liaisons. Elle n’a jamais été très jolie et maintenant elle n’a plus l’éclat de la jeunesse. Son amant est pourtant jeune et beau et de cette sorte d’hommes que toutes les femmes se disputeraient volontiers.

Je peux dire que tous les succès d’Odette sont dus à l’agréable disposition de sa fumerie, à l’organisation savante des éclairages, au choix des étoffes, à la profondeur des coussins et à la magie de l’opium.

Mais, plus encore que la vertu de la fumée noire, l’ambiance, l’atmosphère créée par mon habile amie agissent sur les esprits.

Comment, en effet, résister à ce décor un peu théâtral, intime et particulier, où il y a le charme des longues conversations amicales, la poésie de l’Orient ?

À la clarté d’une petite lampe qui tremblote, une femme retrouve sa jeunesse perdue. On fume, en effet, dans un peignoir japonais ou chinois et on a pu apporter à cette sorte de déguisement tout l’effort de son art du costume.

Les rides, les petites rides qu’à la grande lumière on aperçoit près des yeux, disparaissent dans le clair-obscur, sous l’ombre favorable des cheveux défaits. Le peignoir est ouvert, il laisse des bras nus émerger et, près de l’ivoire de la pipe, l’ivoire de la chair n’est pas moins beau, sa teinte rosée ressort mieux.

On est face à face, étendus sur des matelas, séparés seulement par un étroit plateau. On a toute la vaste nuit devant soi. La fabrication des pipes, le travail minutieux que cela impose permet d’interrompre à son gré et de reprendre la conversation, de lui donner le sens qu’il vous plaît.

L’opium enfin, l’opium miraculeux et doux verse lentement l’oubli des choses mélancoliques de la vie, il enseigne l’indulgence et la douceur, il éveille discrètement les sens, il donne une signification de volupté au moindre mouvement des lèvres, au moindre geste d’une main blanche. Il crée entre deux êtres une mystérieuse harmonie, faite d’une compréhension commune de l’amour.

Quand on a fumé ensemble durant une heure, on a une parenté subtile, une parenté imaginative avec celui qui est en face de vous. Les choses qui vous entourent sont bienveillantes et semblent vous protéger. Les dragons des grandes soies suspendues au mur sont des dieux cléments et propices à l’amour. Le bouddha sourit sur la cheminée derrière deux minuscules portes de bronze entr’ouvertes. Une heure qui sonne au loin annonce l’instant du baiser. On sait que ce baiser va venir et on l’attend, car il vient lentement toujours, sans hâte, sans brutalité, comme la conclusion logique du silence et de la fumée, et cette attente est délicieuse.

Un étroit plateau sur lequel il y a une lampe et de petits objets fragiles sépare les deux fumeurs. Et c’est vraiment un miracle que ce plateau s’évanouisse, disparaisse, et que les fumeurs soient dans les bras l’un de l’autre, sans avoir déplacé le plateau, sans savoir où la lampe, comme un mystérieux papillon, a pu aller se poser.

DE L’OPIUM COMME ÉCOLE D’ÉTRANGETÉ

Marcelle D…, une petite jeune fille de dix-huit ans et qui se destinait au théâtre, me répétait souvent, quand je lui parlais de ce qu’elle voudrait être, de son avenir :

— Je voudrais être une femme étrange.

Elle était jolie, certes, avec ses longs cheveux blonds, sa taille élancée, ses traits réguliers. Mais un je ne sais quoi de bourgeois, une absence totale d’étrangeté, diminuait beaucoup son charme, la rendait inexplicablement insignifiante.

Cela venait-il de la présence continuelle de sa mère à ses côtés, ou de son visage trop rond, ou de son regard toujours empreint d’une bonté affectueuse pour tout le monde ? Je ne sais, mais je me disais à part moi :

« Marcelle deviendra peut-être une actrice célèbre, elle aura beaucoup d’amants ou sera, au contraire, une épouse modèle, mais elle ne sera jamais une femme étrange, comme elle le rêve. »

Je la perdis de vue et la retrouvai après trois ou quatre ans. Je la reconnus à peine. Un immense changement s’était opéré en elle. C’était une troublante créature aux yeux profonds, au teint mat qui de jolie était devenue belle. La rondeur bon enfant de ses joues avait disparu, l’expression de bonté de son regard avait fait place à cette lumière des yeux qui a l’air de contenir un secret jamais deviné. Ses cheveux semblaient plus épais sur ses tempes et il n’était pas jusqu’à ses mains qui avaient plus de longueur et de finesse.

Je m’étonnai d’un tel changement. J’appris par la suite que, devenue la maîtresse d’un officier de marine, elle était l’hôtesse assidue des fumeries parisiennes. J’eus même l’occasion de l’y rencontrer. J’y remarquai qu’elle goûtait beaucoup ces réunions, mais qu’elle-même ne fumait pas.

Il est certain que mille causes avaient dû agir sur elle pour la transformer : ses fréquentations, le théâtre, son goût propre. Mais il est certain aussi que c’était la seule atmosphère des fumeries d’opium, les longues nuits de causerie où l’on évoque les voyages, les colonies aux climats étouffants, les arts orientaux, qui avaient pu lui donner cette nuance du regard, ce mystère des gestes, cette qualité d’étrangeté si précieuse.

Et l’étrangeté est, en somme, ce qui exerce la plus grande somme de séduction sur les hommes.

LE MIRACLE DE L’OPIUM

L’opium a sur l’imagination un merveilleux pouvoir. Il agrandit et il transforme, il accomplit le miracle de faire paraître beau ce qui est laid, désirable ce que vous détestez.

J’en citerai pour exemple ce qui m’arriva le soir où j’ai fumé de l’opium pour la première fois.

Je dois dire avant toute chose que j’ai horreur des hommes qui portent toute leur barbe. D’autres considèrent complaisamment la barbe soit comme un indice de force physique, soit comme une garantie de sérieux moral ; mais moi j’ai horreur de cette forêt hirsute qui recouvre le visage et qui vous pique odieusement.

Je voyais beaucoup à ce moment-là Éliane X… et je rencontrais chez elle un certain Odon qui se disait amoureux fou de moi. Il l’était en effet, il m’accablait de fleurs, de bonbons, de visites. Or cet Odon avait contre lui, outre son nom que je trouvais ridicule, une longue barbe noire. De plus, il était tout petit et il m’a toujours semblé que le comble de la disgrâce pour un homme est d’être à la fois petit et barbu.

Odon était l’ami d’enfance de mon amie Éliane et celle-ci passait son temps à me faire son éloge, à m’énumérer ses qualités. Mais elle perdait sa peine et je le lui avais déclaré très nettement. Toutes les qualités de la terre pèsent moins dans la mystérieuse balance de la sympathie qu’une flottante barbe noire.

Éliane était à ce moment-là amoureuse d’un officier de marine. Elle le voyait beaucoup ; cet officier avait pour elle une grande sympathie, lui disait même qu’il l’aimait, il le lui prouvait en ne laissant pas s’écouler un seul jour sans aller chez elle, ou sans lui demander de venir chez lui, mais, chose curieuse, il était toujours demeuré respectueux avec elle et, au grand mécontentement d’Éliane, n’avait jamais osé davantage que de simples baisers.

C’était un très grand fumeur d’opium et il passait toutes ses journées et toutes ses nuits couché sur le matelas cambodgien de son petit appartement de la rue Pigalle. Éliane l’y rejoignait souvent l’après-midi, Éliane n’était pas libre le soir, car j’ai oublié de dire qu’elle était mariée.

Malgré ses heures de solitude et d’intimité, elle n’avait pas, depuis un mois que cela durait, pu obtenir les preuves d’amour tant désirées par elle.

Elle me faisait ses confidences et se plaignait amèrement. Nous cherchions ensemble les raisons de cette froideur.

— Et pourtant il m’aime, disait Éliane. Il me le dit. La chaleur de ses paroles me le prouve, la chaleur de ses baisers aussi.

— Mais alors…

— Peut-être est-ce un être imaginatif qu’un ancien souvenir tourmente, ou un timide, un nerveux, que son excès d’amour paralyse. Ou bien est-ce le funeste effet de l’opium pris à trop haute dose…

Je penchais plutôt vers cette hypothèse. Et pourtant… disait alors mon amie… Oh ! si je pouvais passer avec lui une nuit entière.

Elle attendait impatiemment cette occasion, mais le congé d’Henri, l’officier de marine, expirait, et il fut obligé de repartir pour Toulon justement l’avant-veille du jour où, le mari d’Éliane faisant un voyage d’affaires en Angleterre, elle aurait pu disposer de la nuit tant désirée.

Mais c’était une femme de résolution.

— Je pars pour Toulon, me dit-elle, et tu m’accompagnes.

J’étais seule, j’étais libre, je vis là un moyen de me distraire et de suivre les péripéties d’une histoire qui m’intéressait. J’acceptai.

— Odon viendra avec nous, ce sera bien plus amusant, me dit ensuite Éliane.

— Alors vous partirez tous les deux sans moi, répondis-je.

Car la seule pensée de l’amour d’Odon m’était odieuse.

Éliane m’assura que, puisque tel était mon désir, Odon ne serait pas notre compagnon, et elle en profita pour me blâmer aussi de dédaigner un amour aussi grand et aussi sûr.

— Et puis, ajouta-t-elle en riant, un homme qui a une aussi grande barbe ne t’exposerait certainement pas aux humiliations infligées par des fumeurs d’opium au visage glabre.

Quels ne furent pas mon désappointement et ma colère quand en descendant du Grand Hôtel de Toulon, où nous venions d’arriver, j’aperçus Odon avec une barbe plus longue que jamais qui s’écria hypocritement :

— Quel heureux hasard !

Il prétendit que des affaires l’avaient appelé dans le Midi et qu’il avait voulu en passant venir serrer la main de son ami Henri.

Hélas ! je savais qu’il ne venait que pour moi ! Mais je fis contre mauvaise fortune bon cœur et je me condamnai à le supporter.

Nous visitâmes, l’après-midi, un cuirassé et Éliane m’annonça triomphalement qu’elle m’amenait le soir dans la fumerie de son officier de marine.

— J’aurais bien mieux aimé, ajouta-t-elle, passer la soirée avec lui tout seul, mais il prétend qu’il a invité des amis et que cela nous intéressera.

En effet je n’avais jusqu’à présent jamais mis les pieds dans une fumerie et j’éprouvais un certain plaisir mêlé d’appréhension à m’initier à l’opium. Je me jurai à moi-même, comme mille personnes qui sont ensuite devenues des fumeurs acharnés, de ne faire que regarder les autres et je promis d’accompagner mon amie.

Mais le soir Odon avait pris rendez-vous avec Henri X. et il était convenu, sans que la question soit même agité, que c’était lui qui nous conduirait.

Après le dîner à l’hôtel, nous nous mîmes en marche, à travers de petites rues bordées de cafés borgnes pour les marins, vers l’appartement d’Henri.

Il faisait une chaleur étouffante. Des filles sous des peignoirs éclatants étaient assises sur les portes. Parfois trois ou quatre matelots qui se tenaient par le bras nous croisaient en titubant. La musique d’un accordéon se mêlait à celle d’un phonographe.

Sur une avenue où des débris de légumes attestaient la présence d’un marché, nous nous arrêtâmes devant une maison d’aspect assez minable. L’escalier était immense et vermoulu. J’avais une vague crainte et je faillis m’appuyer sur le bras d’Odon.

L’appartement me sembla arrangé avec assez de goût. Nous étions dans un petit salon qui n’avait rien de particulier. Du linge et des chapeaux de femme couvraient les meubles. J’en fus fort surprise.

Mais Henri X. entraînant Odon nous dit :

— Voici des robes japonaises. Dès que vous serez déshabillées, venez nous rejoindre.

Et il nous laissa.

Je regardai Éliane, stupéfaite.

— Oui, c’est l’usage, me dit celle-ci. Ne t’émeus pas. L’opium donne au corps une légèreté extrême, infiniment agréable et le poids des vêtements empêche cet état de se développer. Du reste il faut s’étendre et pour cela il est indispensable de ne pas avoir de corset.

Je n’en portais pas. Mais déjà Éliane dégrafait mon corsage et je me résignai à revêtir la robe japonaise dont le tissu était outrageusement transparent et qui se fermait fort mal.

Ainsi dévêtues, nous pénétrâmes dans la pièce voisine et j’avoue que mes pudeurs se calmèrent quand j’eus constaté qu’on y voyait à peine.

Deux hommes et deux femmes, outre le maître de maison, étaient couchés sur des matelas autour d’un plateau où brûlait une petite lampe avec un verre rougeâtre. Je remarquai des scarabées de métal suspendus à ce verre autour de la lampe, à côté d’un pot noir qui contenait l’opium, plusieurs petits personnages d’ivoire et un éléphant microscopique.

On nous présenta d’une façon confuse et aucun des visiteurs ne sembla prendre un grand intérêt à notre venue. Ils causaient entre eux à voix basse. L’une des femmes faisait grésiller l’opium sur la lampe et ils aspiraient chacun à leur tour dans la pipe de longues bouffées de fumée.

Je m’étais allongée auprès d’Éliane quand Odon parut à son tour. Il était si plaisant à voir dans un kimono trop long que je serais partie d’un grand éclat de rire si je n’avais pas craint de choquer par cette manifestation joyeuse des compagnons qui semblaient ennemis du bruit.

Les hommes parlèrent de leurs voyages, de séjours à Constantinople, en Indo-Chine, de liaisons avec des femmes de consul, de la guerre au Maroc. Les femmes racontèrent des potins de Toulon, comment on avait osé perquisitionner chez l’une d’elles parce qu’on la soupçonnait de tenir une fumerie.

Mais c’était une conversation assourdie, sans éclat de voix, entrecoupée de silences.

À la fin, soit par ennui, soit par esprit d’imitation, soit parce qu’un officier, dont le visage m’apparut, à la vague lumière, très sympathique, insista avec des paroles courtoises, je fumai aussi une pipe.

Du temps passa. Odon s’était, à mon grand ennui, rapproché de moi et faisait des tentatives timides et aussitôt repoussées pour me prendre la main.

L’opium grésillait toujours sur la lampe avec un bruit monotone et les femmes attendaient leur tour pour prendre la pipe avec une avidité jamais lassée.

Je refumai encore. Une douceur très légère m’envahit, si légère que je ne la ressentis d’abord pas et que je me plaignis de n’éprouver aucun des effets vantés de l’opium.

Le visage du jeune homme sympathique devint insensiblement plus sympathique qu’auparavant, sa conversation s’anima, me parut d’un intérêt immense ; il me fixa et ses yeux étaient infiniment beaux.

Du reste, l’endroit où nous étions, les étoffes qui garnissaient les murs, les coussins sur lesquels je m’appuyais, une petite table où il y avait des citronnades, tout cela me semblait charmant, harmonieux, et je me félicitais en moi-même d’une soirée aussi agréable, parmi des hommes aussi cultivés et séduisants, des femmes aussi aimables et aussi réservées.

Et je m’étonnais cependant que l’opium que je continuais à fumer n’ait sur moi aucune action. Du temps passa encore. Les propos devinrent plus rares. Odon, près de moi, me demanda si je ne voulais pas bientôt partir. Je lui fis signe que non, mais je lus dans son regard et dans son attitude humble la fidélité, la bonté, toutes les qualités du cœur, et il me sembla qu’elles embellissaient soudain son visage. Je lui caressai les cheveux de la main.

L’officier sympathique était séparé de moi par le plateau et par la lampe. Il rayonnait maintenant de sympathie. Il était pour moi un tendre ami. J’aurais voulu lui faire des confidences, lui raconter toute ma vie.

Je sentis que pendant quelques minutes il me pressait la main que j’avais abandonnée, sans aucune sensualité, avec respect et affection. Ce fut comme si des effluves de tendresse m’enveloppaient.

Odon était tout près de moi. Il ne m’était plus odieux. Je ne songeai pas à le repousser. L’attrait qu’un inconnu exerçait sur moi, je le reportai à mon insu sur lui. Son visage était près du mien. Sa barbe avait disparu et pendant que ses lèvres m’effleuraient, une pipe qu’on fumait à côté nous enveloppa d’un nuage de fumée.

Est-ce la vertu de cette fumée, je ne sais, mais je n’aurais pu dire, quand un rayon du matin glissa par la fenêtre, si ce baiser, dont le souvenir demeura pour moi délicieux, je l’avais reçu d’Odon ou du jeune homme sympathique qui m’avait charmée d’une pression de main.

Je ne devais plus jamais revoir ce dernier et le lendemain toute mon antipathie pour Odon m’était revenue.

— Raconte-moi un peu, demandai-je dans le train qui nous ramenait vers Paris, à mon amie.

— Hélas ! me répondit-elle, j’ai bien vu qu’Henri ne m’aimait pas. J’ai passé toute une nuit auprès de lui et il m’a préféré l’opium.

— Mais si, il t’aime certainement, lui ai-je dit. Tu l’aurais compris si tu avais fumé comme lui, car le monde se serait transformé pour toi, la beauté de chaque geste te serait apparue et tu aurais su que les caresses ne sont pas toujours nécessaires pour s’aimer.

LE HASCHISCH ET LA NOTION DE L’ESPACE

Le haschisch est, à mon avis, le plus dangereux des poisons. Et puis, ce n’est pas un poison d’amour.

À petite dose, il fait rire. Or le rire est ennuyeux s’il n’est pas l’expression d’une joie intime. À dose plus forte, il donne des sensations qui sont voisines de la folie.

Il faut craindre le haschish.

Le poète T., qui avait jadis une taille svelte et élancée et qui est maintenant affreusement claudicant à la suite d’un accident que je vais dire, est un mangeur de haschish.

Il en parle avec une admiration qu’il n’a jamais pu me faire partager.

— Le haschish est sublime, dit-il. Je n’ai commencé vraiment à vivre que du jour où j’y ai goûté. Il supprime presque entièrement la notion de l’espace et ainsi il vous rapproche singulièrement de la divinité. Les objets ne sont plus distants, ils sont très proches et très lointains à la fois, ils sont vous-même. D’un geste de la main on peut éteindre les étoiles, on est soi-même tout l’infini.

Une quinzaine d’heures après que j’ai absorbé le haschish, je suis saisi de vomissements, j’ai des vertiges tels que je suis obligé de m’enfermer dans une pièce obscure pour échapper à la sensation de tournoiement, mon cœur bat dans ma poitrine à coups si précipités que je pourrais croire qu’il va éclater, et toutes les dix secondes environ j’ai ce sentiment que l’on éprouve parfois dans les cauchemars d’une chute dans un abîme sans fin, mais mille fois plus net et plus douloureux. Et pourtant, malgré cette sorte de punition infligée à mon corps et à mon esprit, je recommence toujours à prendre du haschish.

Le haschish est sublime, ai-je dit, mais il est incomplet. Il supprime la sensation de l’espace, il ne supprime pas celle du temps, de sorte qu’on est une moitié de dieu, misérablement rattaché à la terre, que le vaste ciel ne peut limiter, mais qui entend pourtant, le bruit des heures et qui demeure leur prisonnier. Il existe à coup sûr une substance qui doit délivrer du temps comme le haschisch délivre de l’espace. J’ai tout essayé en vain, ni le kif des Arabes, ni l’opium des Chinois pris en même temps que le haschisch ne m’ont donné de résultat. J’ai lu quelque part que cet effet peut être produit par un extrait de bois de Kinam fabriqué dans l’Inde. J’ai écrit pour en avoir à un ami de collège que j’ai à Pondichéry, mais il m’a répondu qu’il ne connaissait pas ce dont je voulais parler et il a ajouté de sottes railleries.

Le poète T… n’écrit plus guère que des poésies très courtes et dont le sens échappe à un esprit normal.

Un de ses amis m’a raconté qu’un soir il était chez lui, avec d’autres amis. T… avait pris plus de haschisch que d’habitude. Il était tard et on parla de souper. T… habitait à un second étage à Montmartre et de sa fenêtre ouverte on apercevait un restaurant de nuit.

— Je vais chercher ce qu’il faut pour souper, dit-il.

Avant qu’on ait pu le retenir il avait franchi la fenêtre, doucement, sans hâte, pour rejoindre le restaurant à travers cet espace dont il n’avait plus la notion.

Il tomba et se cassa les deux jambes. Et pourtant cela ne l’a pas guéri.

L’ÉTHER ET LA SENSUALITÉ

L’éther a un grand défaut. Il est indiscret. Si l’on en prend, il faut que votre femme de chambre, votre concierge et tous vos amis sachent que vous avez pris de l’éther.

Mais Irène D… prétend qu’il a une grande qualité. En l’espace de trois secondes, même si l’on est fatigué, même si l’on est triste, il fait naître en vous un génie sensuel qui vous anime durant presque une heure.

— Pour prendre de l’éther avec agrément, me disait Irène, il y a plusieurs conditions indispensables. Il ne convient pas d’avoir de vêtements, car il faut que tout l’être s’imprègne d’éther, et si l’on a eu le soin de mettre ses vêtements dans la pièce voisine, on évite ainsi qu’ils ne transportent le parfum dénonciateur. Ensuite, il faut être couché et il faut être deux. Quand ces conditions sont remplies, l’éther développe une merveilleuse sensualité.

On aurait pu répondre à Irène que dans une telle situation le même effet pouvait se produire sans que l’on prenne d’éther et que c’était même ce qui arrivait en général.

Mais Irène était un être déplorablement froid par nature et c’est ce qui l’a poussée à abuser de l’éther et de la cocaïne, qui eurent sur elle une déplorable action et la vieillirent avant l’âge.

Je l’avais connue fraîche, les yeux clairs, pleine d’activité et de vie. Après l’avoir perdue de vue quelque temps, je la retrouvai, séchée, jaunie, lassée de tout, avec seulement dans les yeux un petit éclair brillant qui était la trace du désir qui veillait toujours en elle.

Car tout excès dans cet ordre est néfaste. C’est en nous-même qu’est la plus grande caresse. La plus magique sensualité est celle que notre imagination fait naître par l’évocation d’un souvenir, une pensée que l’on ajoute à la réalité. Nous ne croyons pas être maîtresse de cette puissance inconnue et cependant par notre volonté nous pouvons tarir en nous le désir ou l’éveiller à notre gré.

Mais ce qu’il y a de plus doux est de s’abandonner à ce mystère imprévu qui fait jaillir la volupté de nous comme une étincelle jaillit d’une pierre par un choc. C’est folie de fixer une certaine heure pour que la flamme brûle, de donner rendez-vous au plaisir.

La plus grande joie sensuelle est celle qui résulte de la sympathie du cœur et il n’y a pas de lèvres plus voluptueuses que celles qui ont su dire des paroles tendres avant les paroles passionnées.

LES SNOBS DES POISONS

Rien n’est plus odieux que cette catégorie d’hommes qui se vantent à tout propos de fumer de l’opium, qui tirent vanité de priser de la cocaïne. C’est la pire espèce de snobs.

Paul G…, par exemple, un peintre qui aurait pu avoir du talent et qui était un homme charmant, est à présent infréquentable parce qu’il est devenu un monomane des poisons.

Si on lui demande pourquoi il semble fatigué, son visage s’éclaire, il se redresse avec orgueil et il déclare qu’il a fumé toute la nuit. Il énumère sans cesse les doses énormes de morphine qu’il prend, raconte que plusieurs fois il a failli en mourir et parfois même tire de sa poche une seringue dont il se pique devant vous. Il croit avoir par là, à vos yeux, un inestimable prestige quand au contraire il vous remplit de dégoût. Chose plus terrible, il aspire aussi à vous piquer et il n’y a pas de présent qu’il ne fasse avec plus de joie que celui de la seringue de Pravaz. Il en est arrivé à piquer son chat tant cette obsession de faire partager ses sensations est grande chez lui.

Paul G… est un détestable monomane.

Il faut aussi éloigner les hommes qui espèrent vous séduire par la promesse de paradis artificiels qu’ils vous révéleront, qui, dès qu’ils font votre connaissance, se hâtent de décrire les troublantes fumeries qu’ils ont chez eux et escomptent votre ignorance et votre curiosité pour vous amener dans leurs bras.

Ceux qui promettent le paradis ne vous amènent en général guère plus loin que dans un prosaïque purgatoire. Ce sont des naïfs et des maladroits. Il faut l’être pour conduire à l’amour par des sentiers aussi détournés quand il y a des routes aussi droites et aussi belles.

LE POISON DES BAISERS

On a eu du chagrin, à la suite d’une déception ou d’une rupture, on a pleuré, puis on a séché ses yeux et on a pensé qu’on était consolée. On ne souffre plus, mais on a au cœur une grande sécheresse, une indifférence pour tout. On dit à ses amies que l’amour est une chose ennuyeuse et qui fait mal et dont il faut se garder, et l’on ajoute que, du reste, on est bien à l’abri soi-même, car on est désormais incapable d’aimer.

Or c’est l’été. On quitte Paris, parce qu’il faut quitter Paris et l’on s’en va n’importe où, dans un endroit où l’on ne retrouvera personne, où nul groupe joyeux ne vous a donné rendez-vous, à la montagne ou à la mer, dans cet hôtel, toujours le même, qui se dresse devant la plage ou dans la vallée ombreuse et où il y a le même portier, la même salle de restaurant, les mêmes familles, les mêmes rastaquouères.

On se dit : Je ferai au moins une cure d’air et de solitude. Mon ennui est inguérissable. Aucun visage humain n’a de charme pour moi. Je vais consacrer ces jours à me reposer, à me soigner, pour revenir avec un teint parfait, une santé admirable, ces conditions essentielles qui me permettront d’être irrésistible, de faire à mon tour souffrir des hommes qui m’aimeront et que je n’aimerai pas.

Et, en effet, on est quelques jours fidèle à ce programme amer. On suit chaque matin un traitement ; sous une petite robe très simple, on s’en va vers une buvette, les yeux baissés, sans prêter la moindre attention aux œillades des messieurs que l’on rencontre, on ne répond pas au salut des plus audacieux qui font semblant de vous connaître, et l’on détourne ostensiblement la tête si l’on en rencontre un que l’on connaît en effet. Au restaurant on choisit une place tournée vers le mur, pour ne pas être importunée par des signes et des clignements d’yeux ; on met, le soir, une robe à peine décolletée, car on n’ignore pas le pouvoir des épaules nues, et, un livre à la main, on monte de très bonne heure l’escalier qui conduit à sa chambre, sans écouter au fond du couloir le pas d’un curieux obstiné. Et l’on ferme sa porte à double tour, car l’on n’ignore pas la grande importance des portes fermées pour une femme qui ne désire pas d’aventure.

Cela, je le dis encore, peut en vérité durer quelques jours. Mais chacune de nous porte en elle une inguérissable habitude. Nous sommes intoxiquées par un poison dont la tyrannie est plus puissante que celle de l’opium, qui coule dans notre sang avec plus de fluidité que la morphine, enivre notre cerveau d’une vapeur plus subtile que celle de l’éther.

Cela se manifeste une fois, au crépuscule, au moment où nous changeons de toilette. Devant l’armoire à glace de la chambre d’hôtel nous nous regardons plus longuement, nous levons les bras, nous les embrassons même, pour constater une fois de plus le satiné de la peau. Nous nous étendons quelques instants sur le canapé, avant de mettre notre robe, et nous songeons. Un souffle chaud vient de la fenêtre entr’ouverte, on entend dehors des clic clac de fouet, les échos lointains d’un orchestre de casino.

Et brusquement dans le demi-jour de notre rêve apparaît un visage, un visage d’inconnu, qu’on a entrevu à peine et qui se dessine pourtant avec une netteté singulière.

C’est le visage quelconque d’un monsieur qui est peut-être bien, peut-être mal, peut-être grand, peut-être petit, il n’importe ! c’est le visage de celui qui vous a fixée avec le plus d’attention, qui vous a suivie le plus de fois, qui vous a montré, toutes les fois que vous passiez auprès de lui, un mélange de respect et de désir, mélange où le désir prédominait sur le respect.

Et l’on se dit que cet inconnu doit être en somme intéressant et artiste, qu’il est une exception parmi les ennuyeux habitants de l’hôtel, que sa conversation doit être fine et charmante et que peut-être…

L’on s’arrête sur la pente de son rêve à cause des projets qu’on a formés. Mais l’on a une langueur étrange, une paresse à la fois et un énervement, un besoin de s’étendre et de sentir des bras autour de soi, des lèvres, surtout, auprès des siennes.

L’on ne se l’avoue pas encore. Mais le poison agit avec sûreté. Il nous fait des mains brûlantes, notre sang coule plus vite, nous sommes défaillantes et fiévreuses.

Ce soir-là nous nous habillons avec plus de soin, nous mettons tout notre art à poser du rouge sur notre joue, nous essayons tous nos chapeaux pour savoir celui qui nous va le mieux.

Et sur le perron de l’hôtel, sur la promenade au thé, nous regardons à droite et à gauche, nous marchons comme si nous étions à la recherche de quelqu’un. C’est que nous cherchons en effet de toute notre ardeur à apercevoir un visage aux yeux fixes, celui de l’homme dont nous avons senti le désir autour de nous.

Nous le rencontrerons fatalement, peut-être tout de suite, peut-être seulement à l’heure du dîner ; il sera à une table voisine de la nôtre et nous aurons la sensation de son regard audacieux sur nos épaules découvertes, car nous aurons mis ce soir-là une robe au décolleté très ouvert.

Nous voudrons d’abord garder l’attitude que nous avons adoptée, fuir son regard. Mais en nous le délicieux poison agira. L’étrange poison qui nous force à regarder l’homme qui nous regarde, à le regarder bien en face, longuement, malgré notre volonté avec une légère palpitation des narines ! Et un trouble délicieux nous enveloppe toute par la magie du poison qui est en nous. Un trouble qui nous fait nous asseoir dans le salon à une place où l’inconnu peut nous approcher, un trouble qui, dans le couloir ou dans la rue, nous fera marcher lentement pour lui permettre de nous adresser la parole.

Toutes les résolutions sont tombées. Le perfide poison est en nous. Un jour ou plusieurs jours encore, selon l’audace ou la timidité de l’homme, et nous aurons fait sa connaissance. Nous sortirons avec lui, nous lui donnerons des rendez-vous, il sera le but de notre pensée jusqu’à la minute où, enivrées par la liqueur qu’on ne voit pas, grises de la fumée qui n’a pas de volutes, ayant mangé la substance magique qui n’a ni forme ni couleur, nous nous pencherons dans ses bras et il prendra sur nos lèvres le premier baiser.

Et ce premier soir-là, quand, ayant monté à pas lents l’escalier de l’hôtel et traversé le corridor, nous regagnerons notre chambre, nous oublierons, par une imprudence à peine consciente, de donner le tour de clé habituel.

Car l’amour est de tous les poisons le seul dont on ne guérisse jamais, le seul qui mérite qu’on meure par lui.