L’Art de se connaître soi-même/01/02

La bibliothèque libre.


CHAP. II.

Où l’on fait des réflexions plus particulieres sur l’homme, où l’on tâche de découvrir sa nature, ses perfections & sa fin, pour trouver quelque consolation à ce qu’on a découvert de sa bassesse & de sa misere.


N Ous regardons comme un phantôme tout corps, où l’on trouve la présence de quelque esprit, ou les caracteres d’une intelligence, lorsqu’on est d’ailleurs persuadé, qu’il n’y en devroit point avoir. C’est ce qui se présente ici à notre considération. Car enfin cet homme, que je vois devant moi & qui me parle, n’est originairement qu’une portion de matiere : & pourquoi dans cette matiere y a-t-il quelque chose qui pense, qui doute, qui raisonne avec moi ? Est-ce parce que ce corps a certains organes, une tête, des pieds, un cerveau, un cœur, des nerfs, &c.

Mais il n’y a aucun rapport entre ces parties corporelles, & l’intelligence. Est-ce parce que cette machine corporelle est remplie d’un sang, qui fait dansce composé, ce que l’eau fait dans un moulin ; c’est-à-dire, qui en fait mouvoir tous les ressorts ? Si un moulin étoit rempli d’une intelligence, il commenceroit d’être un phantôme à mon égard ; car il seroit capable de la pensée, qui n’a aucun rapport avec la structure de ses parties. Dira-t-on que ce prodige vient des esprits, c’est-à-dire, des parties du sang les plus déliées & les plus subtiles, qui sont plus capables d’action, parce qu’elles se meuvent avec plus de vitesse ? Mais que fait la petitesse des parties, ou la rapidité du mouvement, pour produire l’intelligence qui n’a pas plus de rapport à des corps grands, qu’à des corps petits, ni au mouvement rapide, qu’au mouvement lent ? Supposez, si vous voulez, que tous les nerfs, qui sont remplis de ces esprits, aboutissent à la glande pinéale, qu’ils ébranlent en une infinité de manieres par leur mouvement, & qu’ainsi celle-ci reçoit le mouvement de tous les objets, qui touchent le corps de quelque maniere que ce soit ; je ne vois là qu’un grand nombre de lignes qui aboutissent à un centre, ou de cordes dont l’ebranlement répond à un même endroit, je vois des parties de matiere enchainées & dépendantes les unes des autres. Est ce là ce qu’on appelle la pensée ?

Ce qui augmente nôtre surprise, c’est que nous connoissons assés la matiere pour estre bien persuadés qu’elle n’aquerra rien de nouveau, tandis qu’elle sera dans le repos, & que sa seule maniére d’agir c’est le mouvement, & que nous avons une idée du mouvement & une idée de la pensée que nous n’avons qu’a comparer, pour voir aussi clairement qu’il est possible que la pensée dit quelque autre chose que le mouvement, & que le mouvement n’est point la pensée.

Il y a deux sortes de choses, qu’on est dans l’impossibilité de prouver, ou les choses tellement fausses qu’elles ne peuvent estre soûtenués par aucune raison, ou les choses tellement évidentes qu’elles ne peuvent estre prouvées par une plus grande évidence ; & c’est dans ce dernier ordre qu’il faut mettre la certitude que nous avons, qu’un passage d’un corps d’un lieu à un autre n’est point une pensée.

Certainement comme dans ces premieres notions il est impossible qu’une chose soit & ne soit point, le tout est plus grand que sa partie : la verité se découvre à mon esprit sans raisonnement, parce que j’aperçois clairément le rapport, ou l’opposition qui est entre les termes, ainsi il est impossible que j’aye une idée du mouvement & une idée de ma pensée, sans que je voye distinctement, que l’une n’est pas l’autre. Tout les hommes de monde s’ils veulent parler sincerément, diront qu’ils aperçoivent à cet égard les choses comme nous, & ils voyent bien qu’un mouvement de quelque petits corps, quelque petits qu’ils soient & quelque viste qu’ils se meuvent, n’est point un doute, & qu’une partie de matiere ne viendra jamais à douter, à penser, parce qu’elle va d’ici là & que ses parties sont éparses ou rassemblées ; il faut remarquer en second lieu, que les hommes aperçoivent plus distinctement cet éloignement, qui est entre la nature du mouvement, & la nature de la pensée, à mesure qu’ils s’accoutument à renoncer aux préjugés des sens, à démeler la confusion de leurs pensées & à avoir des choses des idées distinctes, & qu’enfin le même éloignement que nous trouvons entre Ie mouvement en general & la pensée en general, nous le trouvons aussi entre les especes de la pensée & celles du mouvement. Que l’Anatomie arrange les parties de mon corps & m’en fasse admirer la structure. Que la Chymie trouve des sels, des esprits volatils dans le sang qui coule dans cette machine. Que la Medicine recherche ce qui en gaste, ou qui en restablit les ressors. Qu’on nous explique la maniere dont les alimens deviennent liquides par la coction, dont le chile se rafine, se filtre, entre dans les veines, dont le sang se fermente, circule & coule par tout, dont les esprits agissent dans les nerfs ; tout cela ne fait que confirmer ce principe. Puisque tout ce qui m’explique les mouvemens les plus particuliers & les plus circonstancies des ressors de mon corps, ne fait que m’éloigner de l’idée l’idée de la pensée. Je pourrois regarder ces corps qui m’environnent animés de cet esprit, ou de ce je ne say quoy qui me surprend, je pourrois les regarder comme des fantômes : mais un fantôme n’a rien de reël, & il est tout composé d’apparences ; & je ne peus douter que l’homme ne soit quelque chose par l’experience que je fais de ma propre existence. Je ne scaurois dire pourquoy je pense dans ce corps dans ce moment, ni avec tous ces organes qui ne font rien essentielement à la pensée, & n’ont aucun rapport naturel avec elle : mais je scay pourtant bien que je pense ; & c’est ici une verité de sentiment.

N’abandonnons point ce principe, qui est peut-estre aussi utile dans la recherche des sources de la Morale, que dans la discussion des verités naturelles.

Si je pense sans que Ie mouvement du corps soit ma pensée, ni fasse ma pensée, je conçois distinctément que tout ce qui est en moy n’est point corporel : qu’il y a un être dans ce composé qui ne dépendant point du corps peut subsister sans Ie corps ; que ce n’est pas une necessité que mon esprit soit envelopé dans les ruines de cet estre materiel, qui doit bientôt perir.

Je conçois donc ici quelque esperance de trouver remede à toutes ces miseres, que j’avois creües n’en point souffrir. Il n’est point necessaire que j’aye recours aux longes insensés d’une vanité qui me séduit, pour me sauver dans ce naufrage general de toutes les choses corporelles, auquel je me vois exposé. La nature de mon esprit me rassure a quelque égard, & commence à me faire entrevoir qu’il y a en moy quelque chose, qui pourroit bien, estant au dessus de la nature des choses corporelles, estre au dessus de leur condition & de leur destinée.

Cette reflexion fait que je considere l’homme avec plus d’attention, & n’estant pas satisfait d’avoir entreveu sa nature, je cherche à connoître ses perfections.

Je ne m’arreste point dans cette veüe à aucune de ses qualités corporelles, qui ne me servent de rien dans ma recherche, puis que je ne pense qu’à découvrir ce qui ne perit point. Je remarque bien qu’il y a une étroite dépendance entre ce qui pense, & ce qui est étendu en moy. Mais aprés ce que j’ay découvert de la nature de l’un & de I’autre, & qu’il n’est pas necessaire d’étendre ici, il me semble pouvoir supposer, que c’est Ia non une dependance naturelle : mais une union d’institution, faite par un être plus sage & plus puissant que moy, & qui sans me consulter a attaché ce que je sens qui pense, à ce que je vois qui est materiel d’une force, que les mouvemens de ce corps sont l’occasion qui fait naitre les pensées de cet esprit; & je dois croire que de même que ceux qui ôtent les échaffaudages, ne détruissent pas pour cela Ie batîment, la mort qui ôtera l’occasion des pensées n’en détruira pas Ie fond, & la realité.

Ces pensées se reduisant generalement parlant à trois ordres, qui sont les sensations, les pensées & les sentimens du coeur ; & les unes & les autres me donnent une grande idée de l’homme, & me marquent sa dignité. J’avoüe que les sensations, comme on parle dans l’ecole, qui sont les fonctions de la Veüe, de l’Oüie, de l’Odorat, du Goüt, & de l’Attouchement nous paroissent estre communes avec les bestes ; ce qui semble beaucoup rabatre de leur dignité : mais qu’il nous soit permis de ne point prononcer sur l’état interieur des bestes, qui nous est inconnu ! Dans le fond le sentiment de ceux qui en font des Automates n’a pas encore esté bien refuté. Si les bestes ressemblent a l’homme, certains automates de l’invention de l’esprit humain ont aussi leur conformité apparente avec nous ; & cependant il n’y a point de comparaison à faire entre le grand Architecte, qui a fait les premiers, & celuy qui a fait les autres. Je ne say s’il y a un homme au monde assés hardi, pour oser dire que Dieu par sa sagesse infinie, ne pourroit point faire s’il vouloit un automate, qui sans avoir aucune connoissance imitât parfaitement les choses qui en ont. Comment oseroit on nier cela de Dieu, puis qu’on void que cela ne passe presque pas la porté des hommes ? Et si l’on demeure d’accord que la sagesse de Dieu pourroit le faire, comment peut on répondre que Dieu ne l’a point fait ? en verité je ne saurois décider, ou est-ce qu’il y a plus de difficulté, ou dans le systeme de ceux qui expliquent l’instinct des bestes par un mouvement machinal, ou dans l’opinion de ceux qui le raportent au sentiment, ou dans celle de ceux qui y adjoutent la connoissance : mais je sçay bien que si le préjugé est contre le premier sentiment, la raison se déclare beaucoup contre les deux autres.

Car pour le sentiment, il est certain qu’il ne suffit point pour expliquer les actions des animaux. Ce n’est pas asses qu’une hyrondel, par exemple, ayt veu du limon sur le bord d’un ruisseau, & ailleurs de la paille, des petits bâtons de bois, du crin, de la mousse, & tous ces petits materiaux, dont la maison qu’elle bâtit en suitte est composée, il faut outre cela une intelligence en elle, ou hors d’elle, qui ayt connu le raport qui peut estre entre toutes ces choses, & qui ayt jugé que ce limon doit estre comme Ie mortier pour unir ces bâtons & en faire une muraille, que ces poils devoient servir à entretenir la chaleur de la couvée, qu’il faloit que Ie nid fût à l’abry, que la figure de ce nid devoit estre ovale, pour concentrer la chaleur, qu’il estoit necessaire que son ouverture fut proportionée au corps de l’oiseau qu’il en est l’hoste & l’architecte, & qu’il ne faloit point qu’il fût trop bas ou trop prés de la terre, de peur d’estre à la portée des animaux qui pourroient tüer ou dévorer ses petits &c. On ne se satisfait pas davantage, quand on appelle la raison au secours du sentiment, en attribuant celle-la aux bestes. Mettes si vous voulés l’intelligence d’un homme dans une hyrondele qui vient de naître, vous ne la mettes pas pour cela en estat de faire tout ce à quoy son instinct la portera. Car cette intelligence ne tirera point ses consequences des principes qui luy sont inconnus. Et qui a appris à cette hyrondele les regles de l’Architecture ? D’où vient qu’entre les oiseaux de cette espece, les unes ne sont pas plus ignorantes que les autres, & que celles qui sont nées cette année, & qui n’ont rien appris du pere & de la mere qui sont morts aussitost qu’elles ont esté écloses, ne manquent pas de faire leur nid avec la même justesse & la même symetrie ? Pourquoy d’ailleurs les hommes se trompent ils si souvent en ce qu’ils sont par leur propre connoissance, & les bestes ne se trompent jamais dans ce que la nature leur fait faire, sinon parce que les hommes se conduisent par leur propre raison, & que les bestes agissent par une raison estrangere plus parfaite que celle de l’homme ? une connoissance comme celle de l’homme qui s’acquiert par degrés ne suffiroit point à une hyrondele. Il faudroit suposer de l’entousiasme & de I’inspiration. On ne seroit peut-estre pas dans la prévention ou I’on est communément sur ce sujet, si l’on avoit consideré que Ie mouvement machinal à plus de part que ni Ie sentiment, ni la raison aux actions qui nous sont communes avec les bestes. Par exemple quand vous mangés, il est impossible que vous expliquiés l’impression que les viandes sont sur vôtre imagination, sans que vous consideriés premierement celle qu’elles font sur vôtre corps, & quoy que vous ayés accoûtumé de ne penser qu’à celle la, vous déves réconnoître qu’il faut un mouvement de l’air qui ébranle Ie nerf optique pour vous les faire voir, & celuy de l’odorat pour vous les faire sentir, & qui renouvellant une certaine impression de vôtre cerveau vous represente Ie plaisir que vous avés deja eu : mais en vain vôtre imagination feroit chattoüillée par l’idée de ce plaisir que vous allés goûter, si vous ne sçaviés faire mouvoir vôtre main qui doit porter ces alimens dans vôtre bouche. Appelés vôtre raison au secours du sentiment. Elle ignore comme luy, qu’elle route les esprits animaux, qui doivent couler dans la main pour Ia faire agir, doivent prendre, elle ne sçait, ni ou ces esprits sont, ni par quels nerfs ils doivent courir : & cependant ce mouvement ne laisse pas de se faire dans la mesure, & dans la justesse qui est necessaire pour obeir au sentiment & à la raison. La connoissance commande : mais elle n’excuse rien, & je trouve ici outre l’intelligence de l’homme, une intelligence du déhors, une raison d’automate qu’il faut necessairement confondre avec la fagelle & l’intelligence du grand Ouvrier qui nous a formés. Et pourquoy l’instinct des bestes auroit-il un autre principe ? Mais qu’on l’attribüe à un mouvement machinal, ou à une impulsion estrangere, ou à quelque esprit d’un ordre inferieur au nôtre, qui animera les bestes &c. Il n’importe, ce que nous avons à dire sur ce sujet, se reduit a deux choses trés incontestables. La premiere est que l’estat des bestes est quelque chose de trés obscur & de trés inconnu. La seconde que ce que nous ne connoissons point, ne doit point nous faire rejeter ce que nous connoissons distinctément.

Que s’il nous estoit permis ici de choquer les préjugés les plus enracinés dans l’esprit de l’homme, & si l’on vouloit bien pardonner des considerations, qui paroîtront peut-estre trop abstraites en faveur de l’importance de la matiere, & même de l’utilité de cette force de connoissances, nous nous appliquerions un moment à réchercher, pourquoy la nature à attaché nos sentimens aux objêts exterieurs ? La premiere raison que nous en trouvons est que la voye du sentiment qui attache aux objets nos propres perceptions, est bien plus courte pour nous en faire usage, que la voye des idées distinctes & de l’intelligence. La raison pourroit peut-estre bien trouver l’opposition qui est entre l’eau & Ie feu : mais la nature en attachant ses sentimens à ces deux objets, trouve bien plutôt cette difference, & en est beaucoup plus frapée.

J’âjoute que cette voye du sentiment que nôtre ame attaché à ce qui en est l’occasion, est plus sûre que celle de l’intelligence. Car celle-ci peut se tromper, & il arrive souvent qu’elle se trompe ; au lieu que la voye du sentiment qui trompe toûjours en apparence, ne trompe jamais en éffêt.

On peut dire même hardîment, que c'est là un moyen que la sagesse du Createur employe, pour nous défendre de mille erreurs, qui nous feroient funestes. Nôtre intelligence n’agissant point assés promptément, pour pouvoir dans un instant discerner les objets les uns des autres par leurs propres caracteres, nous nous trouverions dans la necessité de les confondre perpetuellement ; si la nature n’avoit trouvé une voye bien sage & bien courte, de nous les faire promptément distinguer, en les révétant de nos propres sentimens.

Ce qui ne nous permet pas d’en douter c'est, que la nature attache plus ou moins nos sentimens aux objets, selon qu’il y a plus ou moins de danger que nous venions à nous tromper, en prennant les uns pour les autres. Ainsi elle n’attache point la douleur à une aiguile qui me pique, parce qu’il n’y a point trop de danger que je me méprenne, en croyant que cette douleur m’est causée par quelque autre chose : mais elle attache en quelque sorte la douleur au feu, en me faisant concevoir dans cet Element une sorte de chaleur aspre & cuïsante, pareille à celle que je sens, & qui n’est pourtant point en luy ; & cependant ce qui fait la douleur que je sens, lors que je m’en approche trop, n’est qu’un amas d’aiguilles invisibles qui m’entrent dans la chair : mais c’est qu’il y a un sens qui m’avertit que c’est l’aiguille visible qui cause ma douleur, j’en suis âverti par la veüe ; & qu’ainsi il n’est pas necessaire d’attacher la douleur à cet objet, pour me le faire connoître dans le raport qu’il a avec moy ; au lieu que ces aiguilles penetrantes & subtiles qui font dans le feu, n’estant point apercües par la veüe, je ne sçaurois ni les éviter, ni m’en donner de garde, ni sçavoir ou elles sont, si la nature n’y avoit comme attaché le sentiment douleureux qu’elles me causent.

Il a esté necessaire par la même raison, que la nature attachât l’odeur aux objets odoriserans, bien que cette odeur soit en nous & non pas en eux, puis qu’estant agreable ou facheuse, elle enferme un sentiment de douleur ou de plaisir, lequel sentiment n’existe jamais que dans nôtre ame. On me dira que dans l’odeur il y a deux choses, le sentiment & le principe qui le produit, & que c’est celuy-cy & non pas celuy-la qui est dans l’objet odoriferant. Cela est vray : mais prenés garde que c’est l’odeur, sentiment que vôtre imagination attache naturellement à l’objet qui en est l’occasion. Il vous semble que l’odeur agreable est dans la rose, que vous la flairés, qu’elle entre dans vôtre ame, cependant cette odeur agreable n’a jamais esté qu’en vous, comme ce qui la fait naître ne peut estre que hors de vôtre ame.

Il me semble que cette verité se rend encore plus sensible sur Ie sujet de l’Odorat. Lors que j’entens Ie son clair & argentin d’une cloche, je crois qu’il est hors de moy, & cependant il est bien certain qu’il n’existe que dans mon ame ; car un son argentin est un son agreable, c'est-à-dire actuellement agreable comme celuy-cy, enferme actuellement un sentiment de plaisir, un sentiment de plaisir est dans nôtre ame, & n’est point hors de nous. Et en effet la raison nous dit qu’il y a dans ce son deux choses, l’agitation de l’Air par la cloche, avec l’ébranlement d’un certain nerf, organe de l’oüie, par cet air agité, & en second lieu un sentiment qui est ce son clair & argentin. L’intelligence qui raisone attache au mouvement de la cloche l’agitation de l’air : mais elle conçoit que le sentiment est attaché a nôtre ame : mais le sens reüssit mieux dans l’intention que la nature a de caracteriser les objets exterieurs ; car il attache Ie sentiment même au mouvement de la cloche ; de sorte qu’il nous semble que le son agreable & argentin soit precisément là ou la cloche agite l’air. Comment juger sans cela de la distance qu’il y a d’elle à nous ? S’il faloit que la raison calculât combien tant de degrés d’éloignement affoiblissent l’agitation qui cause ce son, & combien le sentiment est affoibli par cet éloignement, ce ne feroit jamais fait ; & le meilleur Geometre du monde ne pourroit pas jugér de la distance d’une cloche qui sonne.

Que si cela convient à l’Atouchement, à l’Odorat, & à l’Oüie, pourquoy vaudroit on excepter la Veüe de cette regle ? Le secours des especes visuelles que l’êcole d’Aristote a inventées, pour nous apprendre de quelle maniere l’ame voit les objets qui sont éioignés d’elle, est si peu raisonnable, ou plutôt si ridicule, qu’il faut presque estre un homme de l’autre monde pour s’amuser à le réfuter. Car ces images, si elles ont lieu sur le sujet des objets visibles ont elles lieu aussi sur le sujet des Sons ? Mais une image qui me representeroit l’agitation de l’air, seroit l’image d’un mouvement particulier, & rien que cela ; elle ne feroit point un Son, & encore moins un Son doux & agréable. Que si l’air agité suffit pour estre l’occasion de cette prodigieuse varieté de Sons, pourquoy un air plus subtil ne suffira-t-il point, pour estre l’occasion d’une varieté prodigieuse de couleurs ? Car si le sentiment entre essentiellement dans le Son, qui ne peut estre qu’agreable ou desagreable à l’oreille, le sentiment n’entre pas moins essentielément dans les couleurs, qui sont agreables ou desagreables à la veüe. C’est se tromper bien grossierement que de s’imaginer que le Soleil, lors que sa veüe nous ébloüit, envoye vers nous une simple image, & que sa clarté n’enferme point de sentiment. La penisée est plus parfaite que le Soleil ; cependant elle ne nous éblouit pas, pourquoy ? C’est que nous connoissons la pensée par une idée, qui nous la represente sans sentiment, & que nous apercevons la lumiere du Soleil par un sentiment ; & non par une simple image de cet astre. Ce qui ne nous permet pas d’en douter, c’est qu’on ne peut disconvenir, qu’il n’y ayt du sentiment là où il y a plus & moins de sentiment ; or dans la lumiere, il y a plus & moins de sentiment. La lumiere d’une bougïe enferme assurément moins de sentiment, que celle d’un grand flambeau ; celle-ci moins que celle du Soleil ; la lumiere du Soleil moins que celle d’un éclair. Le sentiment, dira-t.on, n’est point dans la lumiere : mais il est causé par la lumiere dans nôtre ame. Je l’avoüe : mais je soûtiens aussì, que nôtre ame attache naturellement ce sentiment à la bougie, au flambeau, au Soleil, à l’éclair. Ce qui Ie montre, c’est qu’elle se plait dans la bougie, se réjouit dans Ie flambeau, s’ébloüit dans Ie Soleil, & s’éffraye dans l’éclair, non seulement par la reflexion qu’elle fait sur toutes ces choses : mais par Ie premier sentiment qu’elle en a.

D’ailleurs l’hypothese des images visuelles ne détruit point nôtre Systeme. Car quand vous supposerés que nous voyons les objets qui sont éloignés de nous par des images qu’ils nous envoyent, ceIa n’empéche point que nôtre ame ne croye voir ces objets immediatément. La nature ne nous dit point que nous voyons la terre par une image, qui nous vient de la terre : mais que nous la voyons sans peinture, & immediatément ; de sorte que quand nous ne voudrions point convenir que la nature attache nos sentimens aux objets exterieurs, il faudroit toûjurs demeurer d’accord, qu’elle y attache du moins ses idées & ses representions ; ce qui feroit Ie même éffêt pour nous.

Mais en vain voudroit on contester une chose, de laquelle on peut demontrer qu’elle est possible, qu’elle est necessaire, & qu’elle est actuellement. Pour montrer qu’elle est possible, nous n’avons qu’à rapeller ici ce que nous avons justifié de nos autres sentimens. Car supposant que la lumiere est un sentiment, & que les couleurs ne sont qu’une lumiere modifiée par les differens modes des corps qu’elle rencontre, qui ne voit qu’il en faut faire le même jugement que de Sons? Car si nous voyons par des images visuelles, comment pourrions nous juger de la distance des objets visibles? Il faudroit raisonner pour scavoir, combien une espece visuelle perd de son être, en faisant un trajet d’une lieüe, de deux &c. Et où en serions nous, si nous ne pouvions juger que par là de l’éloignement de l’objet? Au lieu que la nature attachant à cet objet nos sentimens, qui sont les couleurs, ou la lumiere, nous n’apercevons pas plutôt l’objet, que nous apercevons la distance par le même sentiment, qui se diversifie selon cette distance. Mais pourquoy s'aveugler sur une chose de fait? Les couleurs de l'Arc-en-Ciel sont des couleurs. Nous les voyons veritablement. Car on ne peut point dire que nous soyons visionnaires, lors que nous disons que nous les voyons. On peut dire la même chose de celles que nous apercevons dans un Prisme de verre, qui change de couleur, aussi souvent que nous le tournons. Tout Ie monde convient cependant que ces couleurs ne font point réellement attachées à l'objet. Que pourroient elles donc estre autre chose ces couleurs qu’on voit réellement, & qui ne sont point réelles, que des sentimens de l'ame, que nôtre ame attache à certains objets , où elles ne sont point veritablement? Et qu’elle difference croit on qu’il y ayt entre les couleurs de l'Arc-en-Ciel & les autres, sinon que Ia matiere qui est l'occasion des premieres est moins constante, moins durable dans son estat que celle des autres? Ce qui est si vray, qu’on peut assurer hardîment que, si cette rosée lumineuse qui fait voir les couleurs de l'Arc-en-Ciel, étaoit aussi durable que Ia verdure de nos campagnes, Ia couleur des fleurs qui sont dans nos parterres, ne nous paroîtroit pas plus réelle que les couleurs de l’Arc-en-CieL Ce principe est peut-estre plus important qu’on ne s’imagine à la connoissance de soy-même : mais il n’en faut point pousser la discussion plus loin.

Les perfections du monde visible ne subsistent que par la lumiere, les sens, les couleurs, les odeurs, & les faveurs, qui font, à parler veritablement, des sentimens de nôtre esprit ; de sorte qu’il arrive, que croyant admirer la beauté des Cieux, la splendeur des astres, Ie bruit éclatant des meteores, les fruits delicieux de Ia terre, les aromates de l’Arabie &c. Ce que nous admirons est plus dans nous mêmes, que dans l’objet aparent de nôtre admiration.

Et c’est-là un si grand caractere que j’oseray hardiment âvancer, que l’homme n’est gueres moins l’image de Dieu par la connoissance des sens, que par celle de sa raison, puis que demeurant dans un coin du monde, il se trouve répandu dans tout l’univers, & que toutes les beautés & les perfections du monde visible sortent en quelque sorte du sein de son esprit ; avantage si considerable, que de peur que les hommes n’en prissent occasion de se confondre avec la Divinité, & qu’ils ne le fissent servir à l’idolâtrie de leur amour propre, l’Auteur de la nature a voulu qu’il fût couvert sous quelques basses conformités, que nous paroissons avoir avec les bestes, & sous les préjugés & les idées confuses de l’enfance, qui nous font confondre nos sentimens avec les choses qui nous environnent, & enfin qu’il fût apparemment envelopé dans les ruines de nôtre corps par la destruction des organes de la sensation.

Et d’ici l’on pourroit tirer diverses conclusions qui paroîtroient importantes, si nous ne devions nous haster de passer à d’autres découvertes. Premierement on peut voir par là, combien se trompent ceux qui rejettent avec tant de mépris la pensée qu’on a eu, que le monde avoit esté fait pour l’homme. Car certainement il est bien plus surprenant encore de voir, que ce qu’il y a de plus beau & de plus parfait au monde, sorte du fond de nötre propre nature, & ne soit point different de nous mêmes. On en peut inserer en second lieu, que Ie bonheur ou la misere de l’homme n’est point au pouvoir de cet amas de choses corporelles, qui nous environnent, qui par elles-mêmes sont incapables de nous faire bien ni mal, mais en la puissance de l’Estre Supreme, qui a voulu attacher nôtre joye ou nôtre tristesse à des choses si éloignées de nôtre nature & de nos perfections, afin que ce fût là Ie caractere & Ie sceau de nôtre dépendance à son égard. Il est aisé de voir par Ià en troisieme lieu, que l’allarme que nous avons prise des révolutions du temps, qui triomphe de toutes choses, & que nous croyons qui dêut aussi nous emporter, n’estoit pas bien fondée. Car nous voyons bien que Ie temps consume & nôtre corps & les corps qui nous environnent : mais nous ne voyons pas qu’il emporte Ie fond de Ia pensée, cet esprit qui anime nôtre corps, & qui semble même, pour ainsi dire, étre l’ame generale de tout ce que nous voyons. Il est vray que nous ne voyons plus ce même homme qui parloit avec nous, lorsque la mort a détruit les organes par les quels il avoit commerce avec les autres ; mais n’est il pas vray qu’il suffit de concevoir la destruction de ces organes, sans supposer autre chose pour concevoir la cessation de ce commerce.

Certes nôtre erreur seroit grande, si nous allions nous imaginer que les organes de nôtre corps eussent esté necessaires, pour former la substance de nôtre esprit, & qu’afin qu’une chose soit capable de penser, elle ayt des yeux, des oreilles, une bouche, un cerveau &c. Ces parties n’estoient point necessaires pour nous faire penser : mais pour former l’échange des pensées, qui est entre les hommes, & pour en établir le commerce ; & il a esté en suitte necessaire d’attacher certains sentimens aux mouvemens du corps, pour nous âvertir de ce qui pouvoit le perdre & le conserver le dernier ; de sorte qu’on peut dire que la societé raisonnable est la fin de la vie corporelle, comme la conservation de cette vie est la fin de la plus part des sensations. Quand donc cette vie s’éteint, cela veut dire, que la Providence Divine ne veut plus que nous ayons commerce avec les autres hommes, que nous les voyons, que nous leur parlions, qu’ils nous voyent, qu’ils nous parlent. La mort nous fait cesser de vivre avec les autres : mats elle ne nous fait point cesser de vivre en effêt. Nous ne pensons plus à l’occasion de certains organes & des certains corps avec lesquels il n’est plus necessaire que nous ayons relation : mais nous pensons touîours, puis que ce n’estoient point ni ces corps, ni ces organes qui nous faisoient penser.

On peut connoistre par là en quatriême lieu que rien n’est plus faux que le préjugé ordinaire des hommes, qui s’imaginent qu’ils connoissent les corps, & qu’ils ne connoissent point les esprits. Car on peut dire par un renversement de leur pensée, qu’ils connoissent les esprits & qu’ils ne connoissent pas si bien les corps. Ce qu’ils appellent des idées Metaphysiques & confuses, sont fort souvent des idées fort distinctes, & ce qu’ils momment des connoissances d’experience & de sentiment, prenés y garde, sont des idées confuses. Car la premiere chose qu’ils font, est de révêtir les choses corporelles des faveurs, des odeurs, des sons, de la lumiere & des autres sentimens qui font en eux, ni plus ni moins que la douleur est dans l’ame & non pas dans l’aiguille qui nous pique, & que la douleur qu’on croit sentir dans un bras qu’on a perdu est dans l’ame qui existe, & non dans ce bras qui n’est plus. Or quand les choses exterieures sont une fois révetües de nos propres sentimens, les hommes qui donnent plus au sentiment qu’à la simple connoissance, parce que le sentiment est plus vif, & les interesse davantage, ont accoûtumé de préferer la perception de ces choses exterieures à la connoissance distincte qu’ils en pourroient avoir. Ils appellent cela voir & toucher ; & cela selon eux ; c’est connoître distinctement : mais selon nous cela s’appelle sentir plûtôt que connoître ; & sentir c’est connoître confusément.

Quand ils auront une fois rendu au corps ce qui appartient au corps, & à l’ame ce qui appartient à l’ame, ils connoîtront qu’il n’y a rien de plus mal fondé que leur préjugé.

On voit encore ici en cinquieme lieu, l’erreur de ceux qui s’imaginent que le monde, qui est l’amas des objets corruptibles, est fort prés des nous, & que Dieu en est bien éloigné. Car à prendre Ie monde pour les objets corporels, on peut dire que Dieu est entre nous & le monde, puis que ces objets ne contribüent absolument rien à nos pensées & à nos sentimens par voye de cause efficiente, n’estant pas d’un ordre assés noble pour cela ; qu’ils n’en font purément que l’occasion ; & que c’est la force de l’institution Divine qui fait que nous avons ces pensées & ces sentimens en la presence des objets, soit qu’on pense que cette institution détermine la vertu que Dieu à mise dans nôtre esprit pour agir, soit qu’elle produise immediatement nos divers sentimens. Car nous n’entrerons point ici dans ces examens metaphysiques, qui ne sont bons à rien, & il feroit à souhaiter que pour éviter d’outrer la speculation dans cette sorte de choses, on considerât que les hommes ne sont pas simplement destinés à connoître la verité : mais à connoître des verités utiles ; & qu’ils laissassent là pour une bonne fois ce qui n’a pas d’autre usage que de satisfaire la curiosité de nôtre esprit. Et certes quand je considere que Dieu sans rien changer dans ce monde, ni dans mon corps, ni dans mon ame, pouvoit, s’il luy eust plu, par une intuition libre de sa sagesse, attacher de la douleur à tous les objets corporels, auxquels il luy a plu d’attacher du plaisir, puis que ces objets en eux mêmes ont aussi peu de raport avec l’un qu’avec l’autre ; de sorte que l’homme au lieu de s’aimer luy même par les motifs de ce plaisir, qui est occasionnellement attaché à tant de differens corps que l’environnent, se haïroit luy-même par Ie motif de la douleur, que Dieu auroit attaché en ce cas là à ces mêmes objets, & trouveroit dans la necessité de vivre un plus grand desespoir que les hommes n’en trouvent ordinairement dans la necessité de mourir, je n’ay plus besoin de preuve pour comprendre la bonté & la sagesse de Dieu.

Mais ce n’est point ici le lieu d’étendre toutes ces considerations, puis que nous ne les touchons qu’autant qu’elles sont capables de nous faire connoître les perfections de l’homme.

Nous ne nous arrêterons pas sur l’imagination, qui n’est à proprement parler, qu’un amas de sensations affoiblies, qui subsistent encore dans nôtre ame à l’occasion des traces que les objets exterieurs ont laissé dans nôtre Cerveau, un amas, dis-je, de sensations que l’ame arrange, & dont elle se sert ensuite pour se répresenter d’autres objets.

Mais nous ne pouvons assez admirer cette intelligence de l’homme, qui rectifie les sens ; qui corrige l’imagination, purifie & étend les perceptions nées à l’occasion des corps, qui unit plusieurs idées dans le jugement qu’elle forme des choses, & plusieurs jugemens dans Ie raisonnement, qui pese, compare, examine, recherche, & par le raport qu’elle trouve entre les choses, fait la dépendance des arts, des sciences, des gouvernements, & produit toutes les merveilles de la société raisonnable.

N’y a-t-il pas de l’extragavance a dire, que cette intelligence a pour principe le mouvement de la nature, & qu’elle n’est qu’un arrangement d’atomes, qui agités d’une certaine maniere, aquierent une autre situation ? Conçoit-on bien qu’un atome sans sortir du corps, parcours la Terre & les Cieux dans un moment, qu’il aille par tout sans se mouvoir d’une maniere plus noble & plus admirable que s’il se mouvoit ? Une portion de matiere peut elle connoître les autres, & aprés se connoître elle même, agir sur soy, se replier non seulement sur elle meme, mais encore sur sa maniere d’agir, & sur la maniere de cette maniere, & sur la reflexion qu’elle fait sur cette maniere à l’infini ? Est-il donc vray que quelques atomes enfermés dans je ne sçay quel petit tuyau, jugent du plan de l’univers, du dessein du monde & connoissent la sagesse du Createur ? Est-ce une proprieté à ce mouvement pensant, non seulement de faire mouvoir ces atomes : mais de representer celuy des corps célestes & celuy des Spheres, qui font seulement dans l’ordre des choses possibles. Ces atomes dont le choq est une pensée, ont ils cette admirable vertu de pouvoir, quand ils se rencontrent, ne heurter que le degré general d’être, ou celuy de substance, ou la notion generale du corps, sans choquer l’individu dans ce mouvement, pensée que nous appellons précision ?

A-t-on jamais ouï dire, qu’il y eût un mouvement proprement dit, sans que proprement un corps passât d’un lieu à un autre, comme la pensée qui passe du passé, qui n’est plus, à l’avenir, qui n’est pas encore, & va du néant, qui a précedé nôtre être, à l’anéantissement, qui termine les esperances de l’incredule ?

L’esprit de l’homme n’est pas seulement au dessus de la condition de la matiere : mais ce qui est admirable, il a une espece d’infinité dans ses actes. Car il vole d’objet en objet, & les multiplie à l’infini. Il n’est jamais las de connoître ; & quoy que ses perfections soient en effect bornées, puis qu’il ne connoît pas toutes choses, il est certain que son excellence à quelque égard est sans limites, puis qu’il peut successivément les connoître toutes.

Comme l’esprit de l’homme n’est jamais las de connoitre, son cœur n’est jamais las de désirer ; & tel qu’est l’abîme de la connoissance, tel est l’abîme de la cupidité au dedans de nous. Ce Prince ambitieux, dont le cœur étoit plus grand que l’univers, dont il étoit le maître, n’avoit pas au fond des sentimens plus éléves & plus vastes, que ceux qui sont cachés dans les secretes dispositions de chacun de nous ; & le cœur d’un Heros n’est pas different de celuy des autres hommes. Il ne tient qu’à la prosperité & aux grandes occasions, que cet homme qui habite dans une cabane, ne souhaite de nouveaux mondes à conquerir.

Quand un homme est dans la pauvreté, il fait seulement des vœux pour avoir le necessaire. Lors qu’il a le necessaire à la nature, il demande le necessaire à la condition. Est-il parvenu à cet état ? Il cherche ce qui peut satisfaire la cupidité. A-t-il obtenu tout ce que son cœur semble pouvoir desirer ? il forme contre la raison de nouveaux désirs encore. Voyés ces Maitres du monde, qui aprés s’être éléves au dessus des autres hommes, souhaitent la condition des bestes, c’est qu’ils peuvent cesser d’âquerir : mais qu’ils ne peuvent cesser de désirer.

Telle est l’excellence de l’homme, qu’elle paroit jusques dans ses déreglemens les plus honteux. Car ne vous imaginés point que cette insatiable avidité de nôtre cœur ayt sa premiere source dans nôtre corruption. Les hommes sont coupables de s’attacher avec trop de passion à la recherche des biens du monde : mais ils ont raison de ne point se contenter des biens finis, eux qui sont destinés à posseder le Souverain bien.

Il faut bien que cela soit ainsi ; Car nous voyons que dans la nature, chaque chose se contente des biens qui sont deus à son espece. Les poissons se contentent de l’eau où ils nagent, les oiseaux sont satisfaits de voler dans l’air, les bestes des champs n’ont plus rien à désirer, quand elles ont trouvé l’herbe, qui leur sert de nourriture, & d’où vient donc que l’homme est si peu satisfait des avantages temporels, s’il est vray que ceux-ci doivent faire tout son partage ? Croira-t-on que la sagesse du Createur se soit démentie en ceci précisément ? A-t-elle mal connu, ou la nature des biens du monde incapable de nous satisfaire, ou la nature de nôtre cœur incapable d’en être satisfait ? Ou plûtôt n’est-ce point qu’ayant connu les biens du monde, nôtre cœur & la disproportion naturelle, qui est entre eux, Dieu a formé les choses dans cet ordre, parce qu’il se reservoit nôtre ame, pour la remplir luy même, pour la satisfaire, & pour répondre par son excellence & par la beatitude infinie à l’infinie succession de nos pensées & de nos désirs ; ou si vous voulés, aux recherches infinies d’un esprit qui cherche à tout connoître, parce qu’il est destiné à connoître Dieu, & à l’infinie avidité d’un cœur, qui n’est satisfait d’aucun bien particulier, parce qu’il est destiné à la possession du Souverain bien, qui enferme tous les autres.

La nature, les perfections & la fin de l’homme forment ce que nous appellons sa dignité naturelle : mais tout cela roule sur l’éternité de sa durée. Nous tirerions un fort petit avantage d’être spirituels dans nôtre essence, si cette idee n’enfermoit celle de l’immortalité. Mais il y auroit de l’extravagance à s’imaginer, que parce que ce qui se dissoût, perit, ce qui est incapable de dissolution, perisse. Que dis-je ? l’étendüe ne se perd point, quoy qu’elle âquiere d’autres manieres d’être, & Ie corps de l’homme aprés la mort, pour être cendre, ou chair, ou boüe, ou vers, ou vapeur, ou poussiere ne laisse pas d’être un corps. La mort dans son idée propre est une destruction d’organes, ou une dissolution. Si donc elle n’anéantit point Ie corps, dont elle separe les parties, comment anéantira-t-elle cet esprit, cetce intelligence, qui n’estant ni étendüe, ni mouvement, ni union de parties, n’a évidemment aucun raport naturel à toutes ces choses susceptibles de dissolution ?

Les perfections de l’homme, dépendent aussi de son immortalité. En vain trouverions nous une espece d’infinité dans les sensations de nôtre ame, diversifiées à l’infini selon la diversité des choses exterieures qui en sont l’occasion, dans nôtre imagination capable d’assembler des images sans nombre pour nous répresenter les objets ; dans nôtre esprit, qui n’est jamais las de connoître, & dans nôtre cœur qui desire à l’infini : si n’ayant esté faits que pour Ie temps & ne devant durer que quelques années, nous ne pouvions avoir, qu’un nombre de sensations borné, ni imaginer que pendant un certain temps fort court, ni avoir qu’une succession de pensées proportionnée à la brieveté de nôtre vie ; ni enfin posseder qu’une felicité passagere & bornée. Car il n’y à qu’une succession infinie de durée, qui assortisse cette succession infinie de sentimens, de pensées & de desirs, dont l’homme se trouve naturellement capable.

Disons donc que c’est dans l’homme immortel que nous trouvons La nature, les perfections & la fin de l’homme, qui forment sa dignité naturelle.

Au reste comme La nature & les perfections de l’homme, nous ont fait entrevoir sa fin, sa fin nous fait connoître aussi quels sont ses dévoirs & ses obligations naturelles. C’est ce que nous considererons dans Le Chapitre suivant.