L’Art de se connaître soi-même/Texte entier

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L’ART
DE SE CONNOITRE
SOY-MEME,
OU LA
RECHERCHE DES SOURCES
DE LA
MORALE
Par JAQUES ABBADIE.
TOME PREMIER.
mdccxv


À MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR
LE
VICONTE
DE
SIDNEY,


Ministre & Secretaire d’Etat de Leurs Majestés Britanniques, Connêtable du Château de Douvre, & Gouverneur des Cinq Ports, &c. Viceroy pour Leurs Majestés du Royaume d’Irlande.


MONSEIGNEUR,

Quoi que l’Art de se Connoître Soy-même soit digne de l’étude & de l’application des hommes les plus illustres glorieusement occupés, ce n’est pas sans quelque scrupule que je prens la liberté, en vous offrant cet Ouvrage, de dérober au public quelqu’un de ces prétieux momens que vous lui consacrez dans les fonctions importantes de vôtre ministere.

On sait MONSEIGNEUR, quelle est vôtre application à servir vôtre Prince & vôtre patrie ; & les obligations que l’Angleterre a à vôtre zéle, & à vôtre fermeté sont encore trop fraiches dans la mémoire des hommes, pour en renouveller le souvenir.

On se souvient des services memorables que vos glorieux Ancestres ont rendu à l’Etat : mais on se souvient encore mieux de ceux, que vous lui avez vous même rendus dans la plus importante occasion qui sera jamais, & de quelle manière vous vous êtes dévoüé, par manière de dire, pour vôtre patrie, en exposant vôtre personne, & vôtre fortune au danger de la plus triste destinée, pour la secourir.

On n’ignore point quel rang vous tenez en toutes manières entre ces Heros de la Grande Bretagne, dont la sainte magnanimité n’a point voulu abandonner leur patrie à un éternel esclavage, à la fureur de la superstition & à ces effroyables calamitez, dont on trouvoit cent mille présages vivans en la personne des François refugiez, & de trop funestes experiences dans l’Irlande et dans l’Angleterre.

Dieu qui avoit marqué certaines bornes à l’affliction des gens de bien, & au triomphe des méchans, & qui préparoit toutes choses pour ce grand ouvrage, vous attacha de bonne heure d’affection & de zéle à ce glorieux liberateur, que la Providence avoit suscité pour la delivrance de cette Nation, & en quelque sorte pour la consolation de toutes les autres, afin qu’une fidelité comme la vôtre répondit à une vocation comme la sienne, & que vous servissiez à ses desseins, comme il servoit lui-même aux desseins du Tout-puissant.

On sait MONSEIGNEUR, quelles preuves vous lui avez données aprés cela de vôtre zéle & de vôtre attachement ; & quelles marques vous avez receu de son affection & de sa confiance, & comment vous avez trouvé le moyen de separer la faveur de l’envie, par la moderation & la sagesse avec laquelle vous la soutenez, & l’usage genereux que vous en faites.

Jugez MONSEIGNEUR, s’il ne me doit pas être bien doux, de pouvoir me flater la pensée d’avoir quelque part à l’honneur de vôtre bienveillance, & de vôtre protection, & si je ne dois pas conserver prétieusement la mémoire de tous les témoignages de vôtre bonté, qui peuvent me confirmer dans cet agreable sentiment.

Je prieray Dieu, MONSEIGNEUR, qu’il vous affermisse par une vie longue & une santé confirmée dans le poste important, où vous continüez de rendre à l’Etat des services si dignes de sa réconnoissance, & du souvenir de la postérité ; & que les grands succés dont Dieu couronne l’heureux regne de leurs Majestez & benit vôtre ministere, ayant aussi peu de bornes qu’en la passion pleine de respect & de zéle avec laquelle je suis,


MONSEIGNEUR,


Vôtre trés humble & trés
obéissant Serviteur.


Abbadie

TABLE
des
CHAPITRES.

OÙ l’on donne une idée generale de la bassesse & de la misere de l’homme, qui sont les premieres de ses qualités qui frapent nôtre esprit. 
13
Où l’on fait des reflexions plus particulieres sur l’homme, & où l’on tâche de decouvrir sa nature, ses perfections & sa fin, pour trouver quelque consolation à ce qu'on a decouvert de sa bassesse et de sa misere.
Où l’on tâche de connoître l’homme, en considerant la nature & l’étenduë de ses devoirs. 
62
Où l’on continuë à faire quelques reflexions sur le Decalogue, le considerant comme l’expression de la loy naturelle accommodé à l’état des Israëlites. 
73
Où l’on continuë à examiner l’étenduë de nos devoirs, en considerant la loy du Decalogue. 
82
Où l’on montre l’étenduë de la loy naturelle, en la considerant dans l’Evangile & par raport à l’homme immortel. 
100
Des forces morales de l’homme, ou des motifs qu’il trouve en luy-même, pour se determiner dans ses actions. 
105
Où l’on explique ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur nôtre cœur. 
113
Où l’on continuë à montrer ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur nôtre cœur. 
131
OÙ l’on recherche la source de nôtre corruption, en traitant de la premiere de nos facultés, qui est l’entendement. 
171
Où l’on continuë à faire voir, que la source de nôtre corruption n’est point dans l’entendement. 
183
Où l’on recherche la maniere dont l’esprit trompe le cœur. 
189
Où l’on considere le commerce d’illusion, qui est entre le cœur & l’esprit, & comment Dieu seul le detruit par sa grace. 
200
Où l’on continuë à chercher les sources de nôtre corruption, en considerant les mouvemens & les penchans de nôtre cœur. 
210
Où l’on examine les defauts de l’amour de nous-mêmes. 
218
Où l’on fait voir que l’amour de nous-mêmes allume toutes nos autres affections, & est le principe general de nos mouvemens. 
228
Où l’on continue à montrer que l’amour de nous-mêmes fait naître tous nos mouvemens. 
240
Où l’on considere les inclinations les plus generales de l’amour de nous-mêmes, & premierement le desir de bonheur. 
266
Où l’on considre les illusions que l’amour propre se fait, pour corriger les defauts qu’il trouve dans le bonheur qu’il recherche. 
284
Où l’on continüe à considerer les inclinations generales de l’amour de nous-mêmes, du desir de la perfection. 
301
Où l’on traite des vices generaux qui coulent de l’amour propre, & premierement de la volupté. 
312
Où l’on continue à considerer les divers caracteres de la volupté. 
322
Où l’on traite des déreglemens generaux de l’amour propre, & particulierement de l’orgueil. 
338
Où l’on examine tous les déreglemens qui entrent dans la composition de l’orgueil. 
346
Où l’on considere le second déreglement de l’orgueil. 
360
Du troisiéme déreglement qui compose nôtre orgueil, qui est la vanité. 
360
Où l’on continüe à examiner les caracteres de la vanité des hommes. 
378
Des deux derniers caracteres de l’orgueil, qui sont l’ambition & le mépris du prochain. 
396
Fin de la table des chapitres.
L’ART
DE SE
CONNOITRE
SOY-MEME,
OU
La Recherche des Sources
De la
MORALE.


L A Morale ou la Science des Moeurs, est L’art de regler son cœur par la vertu & de se rendre heureux en bienvivant.

Cette Science que les Anciens ont appellé du nom de Sageſſe, & que quelqu’un d’entr’eux se vante d’avoir fait descendre du Ciel en Terre, n’a pas toujours esté traitée ni avec la même Methode ni avec le même succés. Car il semble qu’elle ayt pris la teinture des differens prejugez des hommes que chaque temps a fait naître, & des divers estats par lesquels leur esprit a passé.

Le Paganisme en general luy avoit ôté sa force, ses motifs & ses exemples. Il est aisé de concevoir, que les hommes se sentoient peu disposés à bien vivre par les motifs d’une Religion qu’ils consideroient, comme un amas de songes ridicules, & un tissu prodigieux de fictions incroyables au vulgaire même la plus grossier.


Juv.
Sat. 2.


Esse aliquos maneis, & subterranea regna,
Et contum, & stygio ranas in gurgite nigras,
Atque una transire vadum tot millia cymba,
Nec pueri credunt, nisi qui nondum ære lavantur

Les Philosophes qui ont fait profession d’une Doctrine plus épurée ne sont pourtant pas allés bien loin à cet égart. Car les uns n’ont eu aucune veritable idée de la dignité naturelle de l’homme qu’ils ont pris plaisir de confondre avec les bestes, pour pouvoir comme elles se plonger sans scrupule dans la volupté ; les autres ont floté à cet égard dans des incertitudes perpetuelles, qui ne leur ont point permis d’establir leurs beaux preceptes sur des fondemens bien certains.

La Morale même du Portique la plus pure & la plus sublime de toutes, comme l’on s’est imaginé ; n’a pas esté exempte de défaut. Elle a pû élever l’homme : mais elle n’a sceu l’humilier. On peut dire de tous ces Philosophes ce qui a esté dit de quelqu’un qui meprisoit la vanité des autres avec trop d’ostentation. Ils fouloient l’orgueil avec un plus grand orgueil encore. Ils reconnoissoient les défauts de la nature humaine, pour avoir occasion d’encenser a leur propre Sagesse, qui les en avoit affranchis ; & renonçant a vivre comme les autres hommes, ils osoient se préferer au plus grand de leurs Dieux.

La Morale qui naît de la Revelation du Vieux & du Nouveau Testament, a des caracteres tout opposés à ceux que nous venons de remarquer. Elle a des principes certains. Elle suit la lumière de la verité. Elle est soûtenue par des motifs tres puissans & par des exemples parfaits. Elle considere l’homme comme venant de Dieu, retournant à Dieu, & n’ayant pas moins qu’une eternité en veüe. Elle releve l’homme rabaissé par ses passions, avili par la superstition & dégradé par l’infamie de ses attachemens ; & ce qu’il y a d’admirable, elle l’éleve sans l’enorgueiller, & l’abaisse sans lui faire rien perdre de sa dignité, elle lui ôte son orgueil, en lui communiquant la veritable gloire, & elle revele son excellence, en formant son humilité par ce divin commerce de nos ames avec Dieu, que la Religion nous fait connoître, dans lequel Dieu descend jusqu’a nous, sans rien perdre de sa grandeur, & nous montons jusqu’a Dieu, sans rien perdre de l’abaissement, ou nous devons estre devant luy.

Cette Science qui non seulement nous enseigne à bien vivre : mais encore à nous acquerir une Eternité de bonheur en bien vivant, est une partie si importante de la Religion, que Dieu n’a point voulu que nous en peussions prétexter l’ignorance ; & au lieu que la plus part des choses ne nous sont connües que par raison, ou par sentiment, ou par foy, il a voulu que la Morale de son Évangile le fût en toutes ces manieres. La foy nous la fait recevoir, parce que J. Christ & les Apôtres l’ont enseignée & pratiquée. Le sentiment de la conscience nous la fait approuver, parce qu’elle nous satisfait, nous éleve & nous console. La raison luy donne en fin son suffrage, parce qu’il n’y a rien de conforme aux maximes du bon sens ; soit dans les principes sur lesquels elle est establie, soit dans les regles qu’elle nous préscrit.

Dieu en use à peu prés de la même maniere, lorsqu’il faut nourrir nôtre ame, que lorsqu’il s’agit de nourrir nôtre corps. Il ne nous donne pas seulement une raison pour pourvoir à la subsistence de ce dernier, car quoyque cette raison soit necessaire, elle ne suffit point pour nous déterminer à prendre les alimens destinés à nôtre conservation dans cette regularité qui est necessaire pour leur faire produire leur effêt. Il a voulu aîouter le sentiment qui nous fait trouver ces alimens agreables, & la foy que nous avons en ceux qui nous les ont fait prendre, avant que nous fussions capables d’aucun examen. Car l’Auteur de la nature qui a veu quel inconvenient c’estoit, que de renvoier les hommes à manger & a boire, jusqu’a ce qu’ils eussent connu par le raisonnement, de quelle manière les alimens se changent en chyle, le chyle en sang, le sang en chair, os & c. Et comment les pertes de la nature corporelle, qui se font par la transpiration, se reparent par la nouriture, a trouvé bon d’engager les hommes à prendre des alimens par une voye plus abregée, qui est celle du sentiment, à la quelle on peut aîouter la foy qu’ils ont en leur peres & meres, dont l’imitation est pour eux une raison naturelle qui leur épargne la discussion.

On peut dire de même que s’il faloit qu’un homme connût par raison l’immortalité de son ame, sa fin & ses devoirs, qui sont les principes les plus generaux de la Morale, pour pouvoir remplir les devoirs de celle-ci, il faudroit qu’il fût Philosophe, avant qu’il peut estre homme de bien. Dieu qui est l’Auteur de la Religion comme celuy de la nature, nous a donc abregé le chemin encore à cet égard, en nous faisant connoître par la foy les principales verités de la Morale, & en nous les faisant goûter par sentiment. Car la foy que nous avons en Jesus Christ nous dit que nous luy devons estre conformes dans le temps, pour participer à sa gloire dans l’Eternité ? & la conscience nous fait trouver dans la pieté qu’il nous préscrit un sentiment agreable, & un goût divin, qui nous engage a la pratiquer.

Mais comme la raison n’est pas inutile à la conservation du corps dans la nature, elle ne l’est pas aussi à la sanctification de l’ame dans la Religion. Elle soûtient la foy, & elle confirme le sentiment.

Ceux qui voudront connoître la Morale par foy, n’ont qu’a lire l’Évangile. Ceux qui voudront la connoître par sentiment n’ont qu’à la chercher dans leur propre cœur avec le secours de la Revelation que Dieu leur adresse ; & il suffira pour les moins de joindre ces deux methodes, pour avoir tous les principes de la Science de bien-vivre.

Mais il faut esperer qu’on ne blamera point le dessein que nous avons dans cet ecrit, de conduire autant qu’il nous sera possible les hommes par raison, ou la Religion nous conduit par foy, & là ou la conscience nous mene par le sentiment. La raison aussi bien que la foy & la conscience est un present que Dieu nous a fait. Ses lumieres viennent assurement du Pere de lumiere, l’Auteur de tout don excellent ; & je ne sçache point un meilleure usage que nous puissions faire de nôtre esprit que de l’emploier à la consideration de ce qu’il y a pour nous de plus important.

Cette étude n’est point simplement la plus courte pour aprendre ces devoirs : mais elle est extremement propre à nourrir la reconnoissance que nous devons avoir pour l’Auteur de nôtre étre, à confirmer la foy que nous avons en J.C. à ôter aux incredules le préjugé superbe, que nôtre Morale ne soit faite que pour les gens qui n’ont pas assés d’esprit pour s’empêcher d’estre trompés, & enfin à élever nôtre esprit & nôtre cœur en nous montrant les voyes de Dieu dans les inclinations des hommes, & les devoirs de l’homme dans les voyes de Dieu.

On vera par cette meditation les divins raports, qui sont entre la Nature & l’Évangile, & que la raison nous mene sur les confins de la Religion. On apprendra que la lumière naturelle lorsqu’elle est pure & exempte de préjugés, nous conduit elle meme aux devoirs les plus sublimes de l’homme, & nous fait entrevoir ses hautes destinées & la gloire de sa condition.

On tâchera de ne rien dire qui ne se rapporte aux principes de nôtre foy, que l’on montrera estre ceux de la nature dans ce qui concerne la science des mœurs, & si l’on est obligé de s’arrêter d’abord à des verités abstraites, on ne le fera qu’autant qu’elles nous conduisent à des verités de sentiment. En un mot nous chercherons non seulement dans la verité : mais encore de l’utilité de nos découvertes, nous nous souvenant du dessein de la Science dont nous traitons.

En effet, la Morale estant à notre ame ce que la Medecine est à nôtre corps, & ayant pour but de nous guerir de nos maladies spirituelles, elle doit s’appliquer principalement à deux choses ; premierement à connoître le mal, & ensuite à chercher les remedes qui peuvent nous en procurer la guérison. Ces deux desseins partagent la Morale : mais ils sont trop vastes, & nous meneroient trop-loin. Nous nous bornons donc au premier, en attendant que la Providence nous donne les moyens de travailler sur l’autre.

Nous cherchons ici à connoître l’homme, mais non pas comme la Physique, l’Anatomie, la Metaphysique, la Logique, la Medecine, qui le considerent comme un estre corporel, ou simplement comme une substance spirituelle, comme un animal, ou comme un animal raisonnable. Nous le considererons seulement comme une creature capable de vertu & de bonheur ; & qui se trouve dans un estat de corruption & de misere.

Ce n’est pas que cet égard sous lequel la Morale nous oblige à nous considerer nous mêmes, ne nous engage à emprunter de quelques unes de ces autres Sciences, certains principes que l’on prendra de ce qu’elles ont de plus évident. Car pour bien connoître la corruption & le misere de l’homme, il faut necessairement un peu comprendre, quelle est sa nature, sa fin et son excellence. Que si ce qu’on a à dire sur ce sujet paroit en quelques endroits un peu abstrait, éloigné de la portée ordinaire du peuple, on doit se souvenir que nous traitons des sources de la Morale, & si l’on s’apercoit que nous ne nous accommodons point toujours aux opinions du vulgaire, on doit considerer que ce n’est pas ici le lieu de respecter les préjugés, puisqu’on n’ecrit que pour deméler la confusion de nos idées, & pour justifier par raison ce que nous apercevons par sentiment.

Il faut donc partager cet ouvrage en deux parties. Dans la première nous montrerons ce que l’homme est, ce qu’il doit & ce qu’il peut, c’est à dire que nous traiterons de sa nature, de ses perfections, de sa fin, de ses devoirs, & de ses obligations naturelles, de ses forces, des motifs & des objectifs qui peuvent principalement le determiner dans ses actions.

Dans sa seconde nous traiterons de ses déreglemens en general & en particulier ; nous chercherons la source de sa corruption, nous en considererons les ruisseaux, nous verrons la force de ses attachemens, l’étendue de ses passions, le principe de ses vices, & par tout nous montrerons la regle pour faire connoître le deregelement, & nous justifierons la grandeur de nôtre cheute en montrant le degré de nôtre élevation. Dieu qui est le Maître des esprits, veuille purifier le nôtre par sa grace, afin que nous ne disions rien qui ne se rapporte a sa gloire, & qui ne soit conforme aux saintes & éternelles verites de son Évangile ! Amen.


I. PARTIE

OU L’ON TRAITE DE LA NATURE DE L’HOMME, DE SA FIN, DE SES PERFECTIONS, DE SES DEVOIRS & DE SES FORCES.


CHAP. I.

Où l’on donne une idée generale de la bassesse & de la misere de l’homme, qui sont les premieres de ses qualites, qui frapent nôtre esprit.


I L est certain que l’homme paroit estre peu de chose, lorsqu’on juge de luy par les prejugés des sens. Peu s’en faut qu’on le ne trouve incapable de vertu, lorsqu’on considere son abaissement, & incapable de bonheur, lorsqu’on reflechit sur sa misere.

La petitesse de son corps est la premiere qui se presente aux yeux. L’Écriture nous la marque en nous disant que l’homme a son fondement dans la poudre, qu’il habite dans un tabernacle d’argile, & qu’il est consumé à la rencontre d’un vermisseau. Et la nature nous la fait d’ailleurs si bien connoître, qu’il est impossible à nôtre orgueil de la contester. Il est vray que comme nous sommes accoûtumés à mesurer tout par rapport à nous mêmes, nous sommes en possession de nous regarder comme le centre de perfection, & de trouver trop grands, ou trop petits les corps qui nous environnent, selon qu’ils s’approchent, ou qu’ils s’éloignent de la grandeur du nôtre : Mais vous n’aves qu’à changer d’estat, ou voir les choses par d’autres yeux que les vôtres, ou les considerer dans un sens d’opposition pour vous desabuser à cet égard. Montés sur une montagne, & dites moy ce que c’est que la grandeur des hommes, qui paroissent dans la plaine. Supposés que les corps celestes fûssent animés d’un esprit comme le vôtre, & qu’ils eussent des yeux pour vous régarder ; & dites moy ce que vôtre corps leur paroîtroit ; ou comparés les dimensions de ce corps à ces vastes spheres dont vous estes environné, à ces mondes mobiles & lumineux que la main du Createur semble avoir semé autour de vous, pour mieux vous convaincre de la petitesse de ce tabernacle de poussiere, ou vous habités. La foiblesse de l’homme est proportionnée à sa petitesse & sa bassesse l’est à sa foiblesse ; & l’une et l’autre estoit dans l’esprit du Prophete lorsqu’il s’écrie parlant à Dieu, montreras tu ta force contre une feüille que le vent emporte, ou dans l’esprit du Psalmiste, lorsqu’il disoit par une espece d’hyperbole remplie de sens & de verité, que si l’on pesoit l’homme avec le neant, on trouveroit que le neant pese plus que l’homme.

On peut dire en effêt que le neant environne l’homme de tous costés. Par le passé il n’est plus, par l’avenir il n’est pas encore, & par le present en partie est & en partie il n’est point. En vain il tache de fixer le passé par le souvenir, & d’anticiper sur l’avenir par l’esperance, pour pouvoir se faire un present plus étendu, c’est une fleur que le matin voit éclorre, qui flétrit sur le mydi, & qui seche sur le soir. L’homme consideré dans ses divers estats est une creature constamment miserable, qui trouve, comme dit fort bien un Ancien, le peché dans sa conception, le travail dans sa naissance, la peine dans sa vie & le désespoir d’une inevitable necessité dans sa mort.

Tous ses âges luy apportent quelque foiblesse ou quelque misere particuliere. L’enfance n’est qu’un oubli & une ignorance de soymême ; la jeunesse qu’un emportement durable, qu’une longue fureur ; & la vieillesse qu’une mort languissante sous les apparences de la vie, tant elle est suivie d’infirmités.

Il y a peu de choses qui l’environnent, qui ne luy annoncent sa fin ; il trouve les principes de cette mort qu’il redoute par dessus toutes choses, & dans l’air qu’il respire, & dans les alimens qu’il reçoit, & dans les sources de sa vie qui se consume elle même ; & telle est sa destinée qu’aprés avoir évité les plus grans perils, les embrasemens, les naufrages, les maladies, il trouve enfin toutes ces prétendües délivrances terminées par la mort. Son corps est le centre des infirmités, son esprit est rempli d’erreurs & son cœur d’affections peu reglées. Il souffre & par la consideration du passé qui ne peut estre rappellé, & par celle de l’avenir qui est inevitable. En vain il voudroit s’arréter pour avoir le loisir de goûter quelques douceurs qui se presentent sur son chemin, le temps est comme un tourbillon qui l’emporte, inexorable à ses regrets & à ses plaintes. Seuls nous ne saurions soûtenir la veüe de nous mêmes & de la necessité, qui est imposée aux agréemens du monde de passer dans un instant. Unis avec les autres par la societé nous ne faisons pour ainsi dire que nous multiplier en d’autres nous-mêmes, pour participer d’avantage à la commune misere du genre humain.

C’est une chose bien douloureuse à une creature qui s’ayme tant elle même, de se voir mourir continuellement, & de ne sentir la vie qu’à mesure qu’elle la perd. L’enfance est morte pour la junesse, celle-ci pour la maturité de l’âge, cette derniere pour l’âge avancé & celui-cy pour l’extreme vieillesse, nous sommes morts à l’egard de tant de personnes bien-aymées que nous avons perdües, à l’egard de plusieurs agréemens & de plusieurs advantages, qui suivant la distinée du monde se consument par leur propre usage ; sans qu’il nous en reste qu’un leger souvenir incapable de nous satisfaire & très propre à nous tourmenter.

Quand la vie de l’homme seroit bien longue, le bonheur attaché à cette vie ne seroit pas considerable, & quand la felicité que nous trouvons ici bas seroit aussi pleine qu’elle est defectueuse, elle seroit peu de chose, devant étre enfin terminée par la mort. Que sera ce donc lorsqu’on est convaincu & du peu de realité de ces advantages & de la briefveté de la vie, qui est telle que si nous voulons dire les choses comme elles sont, a peine suffit elle pour nous donner le loisir de regler nos affaires, de prendre congé les uns des autres & de faire comme il faut nôtre testament.

L’homme qui est naturellement convaincu de ces verités, cherche le moyen de se consoler de ces malheurs auxquels la qualité d’homme l’expose. Il évite dans ce dessein de se représenter à luy-même, ou de se faire valoir aux autres sous cette qualité. Il ne veut estre regardé que comme estant révetu de quelques advantages exterieurs, qui font la difference des conditions, & la distinction des personnes. Mais s’il y a autant de dignité dans l’homme que la Religion nous fait entrevoir, il y auroit plus de fondement mille fois à se faire valoir par les qualités qui nous sont communes, que par celles qui nous distinguent. Et si au contraire il y a autant d’honneur à posseder ces advantages exterieurs que le monde voudroit nous le persuader, il faut que l’homme en luy même soit tres peu de chose ; ce que nous ne pouvons penser sans trahir non seulement l’honneur de nôtre nature : mais encore les sentimens de nôtre vanité.

On pourroit ce me semble definir l’homme du monde, qui pour se guerir, ou se consoler de sa pauvreté & de sa misere naturelle ayme à se révetir de biens imaginaires, un fantôme qui se promene parmi les choses qui n’ont que l’apparence. J’appelle un fantôme, non l’homme de la nature composé d’un corps & d’une ame, que Dieu à formés : mais l’homme de la cupidité, composé de songes & de fictions de son amour propre. J’appelle les choses qui n’ont que l’apparence (& cela aprés le Psalmiste,) les advantages que le monde recherche avec tant de passion, ces grans-vuides remplis de nôtre propre vanité, ou plutôt de ces grans-riens qui occupent un si grand espace dans nôtre imagination déreglée.

Lorsque nous tâchons de faire disparoitre ce fantôme d’orgueil & de cupidité que nous trouvions dans l’homme, nôtre dessein n’est point de souscrire à l’arrest éternel de nôtre misere & de nôtre abaissement.

Penetrons bien dans ces apparences, qui nous avoient d’abord paru si tristes, & nous trouverons que nous avons sujet de nous consoler : mais pour trouver ce que nous desirons, il faut chercher l’homme dans l’homme & non dans ces différences exterieures que le cupidité récherche avec tant de passion. Car ce n’est pas le dessein de Dieu d’élever un homme ou un certain ordre d’hommes à un bonheur qui luy soit propre. La cupidité vous trompe dans le premier pas qu’elle vous fait faire dans la recherche du bien supreme ; vous cherchez un bonheur particulier, une gloire distinguée. Tant-pis pour vous, si vous le trouvés, puisque le veritable bien auquel vous devés aspirer est une felicité commune, & qui doit estre participée par une infinité de creaures, qui doivent composer la famille de Dieu.

Mais si l’homme du monde est composé de biens & de perfections imaginaires, où est-ce qu’on trouvera sa dignité reëlle & ses veritables advantages ? C’est ce qu’il faut voir presentement, pour cet effet il me semble que nous ne ferons point mal de continüer à regarder l’homme comme un fantome, & de considerer sous cette idée non seulement cet homme de la cupidité, qui s’est fait luy-même : mais encore cet homme de la nature que nous avons consideré jusqu’-ici, comme l’ouvrage de Dieu, & que nous regarderons desormais comme n’ayant point d’origine, ni de principe qui nous soient bien connus.


CHAP. II.

Où l’on fait des réflexions plus particulieres sur l’homme, où l’on tâche de découvrir sa nature, ses perfections & sa fin, pour trouver quelque consolation à ce qu’on a découvert de sa bassesse & de sa misere.


N Ous regardons comme un phantôme tout corps, où l’on trouve la présence de quelque esprit, ou les caracteres d’une intelligence, lorsqu’on est d’ailleurs persuadé, qu’il n’y en devroit point avoir. C’est ce qui se présente ici à notre considération. Car enfin cet homme, que je vois devant moi & qui me parle, n’est originairement qu’une portion de matiere : & pourquoi dans cette matiere y a-t-il quelque chose qui pense, qui doute, qui raisonne avec moi ? Est-ce parce que ce corps a certains organes, une tête, des pieds, un cerveau, un cœur, des nerfs, &c.

Mais il n’y a aucun rapport entre ces parties corporelles, & l’intelligence. Est-ce parce que cette machine corporelle est remplie d’un sang, qui fait dansce composé, ce que l’eau fait dans un moulin ; c’est-à-dire, qui en fait mouvoir tous les ressorts ? Si un moulin étoit rempli d’une intelligence, il commenceroit d’être un phantôme à mon égard ; car il seroit capable de la pensée, qui n’a aucun rapport avec la structure de ses parties. Dira-t-on que ce prodige vient des esprits, c’est-à-dire, des parties du sang les plus déliées & les plus subtiles, qui sont plus capables d’action, parce qu’elles se meuvent avec plus de vitesse ? Mais que fait la petitesse des parties, ou la rapidité du mouvement, pour produire l’intelligence qui n’a pas plus de rapport à des corps grands, qu’à des corps petits, ni au mouvement rapide, qu’au mouvement lent ? Supposez, si vous voulez, que tous les nerfs, qui sont remplis de ces esprits, aboutissent à la glande pinéale, qu’ils ébranlent en une infinité de manieres par leur mouvement, & qu’ainsi celle-ci reçoit le mouvement de tous les objets, qui touchent le corps de quelque maniere que ce soit ; je ne vois là qu’un grand nombre de lignes qui aboutissent à un centre, ou de cordes dont l’ebranlement répond à un même endroit, je vois des parties de matiere enchainées & dépendantes les unes des autres. Est ce là ce qu’on appelle la pensée ?

Ce qui augmente nôtre surprise, c’est que nous connoissons assés la matiere pour estre bien persuadés qu’elle n’aquerra rien de nouveau, tandis qu’elle sera dans le repos, & que sa seule maniére d’agir c’est le mouvement, & que nous avons une idée du mouvement & une idée de la pensée que nous n’avons qu’a comparer, pour voir aussi clairement qu’il est possible que la pensée dit quelque autre chose que le mouvement, & que le mouvement n’est point la pensée.

Il y a deux sortes de choses, qu’on est dans l’impossibilité de prouver, ou les choses tellement fausses qu’elles ne peuvent estre soûtenués par aucune raison, ou les choses tellement évidentes qu’elles ne peuvent estre prouvées par une plus grande évidence ; & c’est dans ce dernier ordre qu’il faut mettre la certitude que nous avons, qu’un passage d’un corps d’un lieu à un autre n’est point une pensée.

Certainement comme dans ces premieres notions il est impossible qu’une chose soit & ne soit point, le tout est plus grand que sa partie : la verité se découvre à mon esprit sans raisonnement, parce que j’aperçois clairément le rapport, ou l’opposition qui est entre les termes, ainsi il est impossible que j’aye une idée du mouvement & une idée de ma pensée, sans que je voye distinctement, que l’une n’est pas l’autre. Tout les hommes de monde s’ils veulent parler sincerément, diront qu’ils aperçoivent à cet égard les choses comme nous, & ils voyent bien qu’un mouvement de quelque petits corps, quelque petits qu’ils soient & quelque viste qu’ils se meuvent, n’est point un doute, & qu’une partie de matiere ne viendra jamais à douter, à penser, parce qu’elle va d’ici là & que ses parties sont éparses ou rassemblées ; il faut remarquer en second lieu, que les hommes aperçoivent plus distinctement cet éloignement, qui est entre la nature du mouvement, & la nature de la pensée, à mesure qu’ils s’accoutument à renoncer aux préjugés des sens, à démeler la confusion de leurs pensées & à avoir des choses des idées distinctes, & qu’enfin le même éloignement que nous trouvons entre Ie mouvement en general & la pensée en general, nous le trouvons aussi entre les especes de la pensée & celles du mouvement. Que l’Anatomie arrange les parties de mon corps & m’en fasse admirer la structure. Que la Chymie trouve des sels, des esprits volatils dans le sang qui coule dans cette machine. Que la Medicine recherche ce qui en gaste, ou qui en restablit les ressors. Qu’on nous explique la maniere dont les alimens deviennent liquides par la coction, dont le chile se rafine, se filtre, entre dans les veines, dont le sang se fermente, circule & coule par tout, dont les esprits agissent dans les nerfs ; tout cela ne fait que confirmer ce principe. Puisque tout ce qui m’explique les mouvemens les plus particuliers & les plus circonstancies des ressors de mon corps, ne fait que m’éloigner de l’idée l’idée de la pensée. Je pourrois regarder ces corps qui m’environnent animés de cet esprit, ou de ce je ne say quoy qui me surprend, je pourrois les regarder comme des fantômes : mais un fantôme n’a rien de reël, & il est tout composé d’apparences ; & je ne peus douter que l’homme ne soit quelque chose par l’experience que je fais de ma propre existence. Je ne scaurois dire pourquoy je pense dans ce corps dans ce moment, ni avec tous ces organes qui ne font rien essentielement à la pensée, & n’ont aucun rapport naturel avec elle : mais je scay pourtant bien que je pense ; & c’est ici une verité de sentiment.

N’abandonnons point ce principe, qui est peut-estre aussi utile dans la recherche des sources de la Morale, que dans la discussion des verités naturelles.

Si je pense sans que Ie mouvement du corps soit ma pensée, ni fasse ma pensée, je conçois distinctément que tout ce qui est en moy n’est point corporel : qu’il y a un être dans ce composé qui ne dépendant point du corps peut subsister sans Ie corps ; que ce n’est pas une necessité que mon esprit soit envelopé dans les ruines de cet estre materiel, qui doit bientôt perir.

Je conçois donc ici quelque esperance de trouver remede à toutes ces miseres, que j’avois creües n’en point souffrir. Il n’est point necessaire que j’aye recours aux longes insensés d’une vanité qui me séduit, pour me sauver dans ce naufrage general de toutes les choses corporelles, auquel je me vois exposé. La nature de mon esprit me rassure a quelque égard, & commence à me faire entrevoir qu’il y a en moy quelque chose, qui pourroit bien, estant au dessus de la nature des choses corporelles, estre au dessus de leur condition & de leur destinée.

Cette reflexion fait que je considere l’homme avec plus d’attention, & n’estant pas satisfait d’avoir entreveu sa nature, je cherche à connoître ses perfections.

Je ne m’arreste point dans cette veüe à aucune de ses qualités corporelles, qui ne me servent de rien dans ma recherche, puis que je ne pense qu’à découvrir ce qui ne perit point. Je remarque bien qu’il y a une étroite dépendance entre ce qui pense, & ce qui est étendu en moy. Mais aprés ce que j’ay découvert de la nature de l’un & de I’autre, & qu’il n’est pas necessaire d’étendre ici, il me semble pouvoir supposer, que c’est Ia non une dependance naturelle : mais une union d’institution, faite par un être plus sage & plus puissant que moy, & qui sans me consulter a attaché ce que je sens qui pense, à ce que je vois qui est materiel d’une force, que les mouvemens de ce corps sont l’occasion qui fait naitre les pensées de cet esprit; & je dois croire que de même que ceux qui ôtent les échaffaudages, ne détruissent pas pour cela Ie batîment, la mort qui ôtera l’occasion des pensées n’en détruira pas Ie fond, & la realité.

Ces pensées se reduisant generalement parlant à trois ordres, qui sont les sensations, les pensées & les sentimens du coeur ; & les unes & les autres me donnent une grande idée de l’homme, & me marquent sa dignité. J’avoüe que les sensations, comme on parle dans l’ecole, qui sont les fonctions de la Veüe, de l’Oüie, de l’Odorat, du Goüt, & de l’Attouchement nous paroissent estre communes avec les bestes ; ce qui semble beaucoup rabatre de leur dignité : mais qu’il nous soit permis de ne point prononcer sur l’état interieur des bestes, qui nous est inconnu ! Dans le fond le sentiment de ceux qui en font des Automates n’a pas encore esté bien refuté. Si les bestes ressemblent a l’homme, certains automates de l’invention de l’esprit humain ont aussi leur conformité apparente avec nous ; & cependant il n’y a point de comparaison à faire entre le grand Architecte, qui a fait les premiers, & celuy qui a fait les autres. Je ne say s’il y a un homme au monde assés hardi, pour oser dire que Dieu par sa sagesse infinie, ne pourroit point faire s’il vouloit un automate, qui sans avoir aucune connoissance imitât parfaitement les choses qui en ont. Comment oseroit on nier cela de Dieu, puis qu’on void que cela ne passe presque pas la porté des hommes ? Et si l’on demeure d’accord que la sagesse de Dieu pourroit le faire, comment peut on répondre que Dieu ne l’a point fait ? en verité je ne saurois décider, ou est-ce qu’il y a plus de difficulté, ou dans le systeme de ceux qui expliquent l’instinct des bestes par un mouvement machinal, ou dans l’opinion de ceux qui le raportent au sentiment, ou dans celle de ceux qui y adjoutent la connoissance : mais je sçay bien que si le préjugé est contre le premier sentiment, la raison se déclare beaucoup contre les deux autres.

Car pour le sentiment, il est certain qu’il ne suffit point pour expliquer les actions des animaux. Ce n’est pas asses qu’une hyrondel, par exemple, ayt veu du limon sur le bord d’un ruisseau, & ailleurs de la paille, des petits bâtons de bois, du crin, de la mousse, & tous ces petits materiaux, dont la maison qu’elle bâtit en suitte est composée, il faut outre cela une intelligence en elle, ou hors d’elle, qui ayt connu le raport qui peut estre entre toutes ces choses, & qui ayt jugé que ce limon doit estre comme Ie mortier pour unir ces bâtons & en faire une muraille, que ces poils devoient servir à entretenir la chaleur de la couvée, qu’il faloit que Ie nid fût à l’abry, que la figure de ce nid devoit estre ovale, pour concentrer la chaleur, qu’il estoit necessaire que son ouverture fut proportionée au corps de l’oiseau qu’il en est l’hoste & l’architecte, & qu’il ne faloit point qu’il fût trop bas ou trop prés de la terre, de peur d’estre à la portée des animaux qui pourroient tüer ou dévorer ses petits &c. On ne se satisfait pas davantage, quand on appelle la raison au secours du sentiment, en attribuant celle-la aux bestes. Mettes si vous voulés l’intelligence d’un homme dans une hyrondele qui vient de naître, vous ne la mettes pas pour cela en estat de faire tout ce à quoy son instinct la portera. Car cette intelligence ne tirera point ses consequences des principes qui luy sont inconnus. Et qui a appris à cette hyrondele les regles de l’Architecture ? D’où vient qu’entre les oiseaux de cette espece, les unes ne sont pas plus ignorantes que les autres, & que celles qui sont nées cette année, & qui n’ont rien appris du pere & de la mere qui sont morts aussitost qu’elles ont esté écloses, ne manquent pas de faire leur nid avec la même justesse & la même symetrie ? Pourquoy d’ailleurs les hommes se trompent ils si souvent en ce qu’ils sont par leur propre connoissance, & les bestes ne se trompent jamais dans ce que la nature leur fait faire, sinon parce que les hommes se conduisent par leur propre raison, & que les bestes agissent par une raison estrangere plus parfaite que celle de l’homme ? une connoissance comme celle de l’homme qui s’acquiert par degrés ne suffiroit point à une hyrondele. Il faudroit suposer de l’entousiasme & de I’inspiration. On ne seroit peut-estre pas dans la prévention ou I’on est communément sur ce sujet, si l’on avoit consideré que Ie mouvement machinal à plus de part que ni Ie sentiment, ni la raison aux actions qui nous sont communes avec les bestes. Par exemple quand vous mangés, il est impossible que vous expliquiés l’impression que les viandes sont sur vôtre imagination, sans que vous consideriés premierement celle qu’elles font sur vôtre corps, & quoy que vous ayés accoûtumé de ne penser qu’à celle la, vous déves réconnoître qu’il faut un mouvement de l’air qui ébranle Ie nerf optique pour vous les faire voir, & celuy de l’odorat pour vous les faire sentir, & qui renouvellant une certaine impression de vôtre cerveau vous represente Ie plaisir que vous avés deja eu : mais en vain vôtre imagination feroit chattoüillée par l’idée de ce plaisir que vous allés goûter, si vous ne sçaviés faire mouvoir vôtre main qui doit porter ces alimens dans vôtre bouche. Appelés vôtre raison au secours du sentiment. Elle ignore comme luy, qu’elle route les esprits animaux, qui doivent couler dans la main pour Ia faire agir, doivent prendre, elle ne sçait, ni ou ces esprits sont, ni par quels nerfs ils doivent courir : & cependant ce mouvement ne laisse pas de se faire dans la mesure, & dans la justesse qui est necessaire pour obeir au sentiment & à la raison. La connoissance commande : mais elle n’excuse rien, & je trouve ici outre l’intelligence de l’homme, une intelligence du déhors, une raison d’automate qu’il faut necessairement confondre avec la fagelle & l’intelligence du grand Ouvrier qui nous a formés. Et pourquoy l’instinct des bestes auroit-il un autre principe ? Mais qu’on l’attribüe à un mouvement machinal, ou à une impulsion estrangere, ou à quelque esprit d’un ordre inferieur au nôtre, qui animera les bestes &c. Il n’importe, ce que nous avons à dire sur ce sujet, se reduit a deux choses trés incontestables. La premiere est que l’estat des bestes est quelque chose de trés obscur & de trés inconnu. La seconde que ce que nous ne connoissons point, ne doit point nous faire rejeter ce que nous connoissons distinctément.

Que s’il nous estoit permis ici de choquer les préjugés les plus enracinés dans l’esprit de l’homme, & si l’on vouloit bien pardonner des considerations, qui paroîtront peut-estre trop abstraites en faveur de l’importance de la matiere, & même de l’utilité de cette force de connoissances, nous nous appliquerions un moment à réchercher, pourquoy la nature à attaché nos sentimens aux objêts exterieurs ? La premiere raison que nous en trouvons est que la voye du sentiment qui attache aux objets nos propres perceptions, est bien plus courte pour nous en faire usage, que la voye des idées distinctes & de l’intelligence. La raison pourroit peut-estre bien trouver l’opposition qui est entre l’eau & Ie feu : mais la nature en attachant ses sentimens à ces deux objets, trouve bien plutôt cette difference, & en est beaucoup plus frapée.

J’âjoute que cette voye du sentiment que nôtre ame attaché à ce qui en est l’occasion, est plus sûre que celle de l’intelligence. Car celle-ci peut se tromper, & il arrive souvent qu’elle se trompe ; au lieu que la voye du sentiment qui trompe toûjours en apparence, ne trompe jamais en éffêt.

On peut dire même hardîment, que c'est là un moyen que la sagesse du Createur employe, pour nous défendre de mille erreurs, qui nous feroient funestes. Nôtre intelligence n’agissant point assés promptément, pour pouvoir dans un instant discerner les objets les uns des autres par leurs propres caracteres, nous nous trouverions dans la necessité de les confondre perpetuellement ; si la nature n’avoit trouvé une voye bien sage & bien courte, de nous les faire promptément distinguer, en les révétant de nos propres sentimens.

Ce qui ne nous permet pas d’en douter c'est, que la nature attache plus ou moins nos sentimens aux objets, selon qu’il y a plus ou moins de danger que nous venions à nous tromper, en prennant les uns pour les autres. Ainsi elle n’attache point la douleur à une aiguile qui me pique, parce qu’il n’y a point trop de danger que je me méprenne, en croyant que cette douleur m’est causée par quelque autre chose : mais elle attache en quelque sorte la douleur au feu, en me faisant concevoir dans cet Element une sorte de chaleur aspre & cuïsante, pareille à celle que je sens, & qui n’est pourtant point en luy ; & cependant ce qui fait la douleur que je sens, lors que je m’en approche trop, n’est qu’un amas d’aiguilles invisibles qui m’entrent dans la chair : mais c’est qu’il y a un sens qui m’avertit que c’est l’aiguille visible qui cause ma douleur, j’en suis âverti par la veüe ; & qu’ainsi il n’est pas necessaire d’attacher la douleur à cet objet, pour me le faire connoître dans le raport qu’il a avec moy ; au lieu que ces aiguilles penetrantes & subtiles qui font dans le feu, n’estant point apercües par la veüe, je ne sçaurois ni les éviter, ni m’en donner de garde, ni sçavoir ou elles sont, si la nature n’y avoit comme attaché le sentiment douleureux qu’elles me causent.

Il a esté necessaire par la même raison, que la nature attachât l’odeur aux objets odoriserans, bien que cette odeur soit en nous & non pas en eux, puis qu’estant agreable ou facheuse, elle enferme un sentiment de douleur ou de plaisir, lequel sentiment n’existe jamais que dans nôtre ame. On me dira que dans l’odeur il y a deux choses, le sentiment & le principe qui le produit, & que c’est celuy-cy & non pas celuy-la qui est dans l’objet odoriferant. Cela est vray : mais prenés garde que c’est l’odeur, sentiment que vôtre imagination attache naturellement à l’objet qui en est l’occasion. Il vous semble que l’odeur agreable est dans la rose, que vous la flairés, qu’elle entre dans vôtre ame, cependant cette odeur agreable n’a jamais esté qu’en vous, comme ce qui la fait naître ne peut estre que hors de vôtre ame.

Il me semble que cette verité se rend encore plus sensible sur Ie sujet de l’Odorat. Lors que j’entens Ie son clair & argentin d’une cloche, je crois qu’il est hors de moy, & cependant il est bien certain qu’il n’existe que dans mon ame ; car un son argentin est un son agreable, c'est-à-dire actuellement agreable comme celuy-cy, enferme actuellement un sentiment de plaisir, un sentiment de plaisir est dans nôtre ame, & n’est point hors de nous. Et en effet la raison nous dit qu’il y a dans ce son deux choses, l’agitation de l’Air par la cloche, avec l’ébranlement d’un certain nerf, organe de l’oüie, par cet air agité, & en second lieu un sentiment qui est ce son clair & argentin. L’intelligence qui raisone attache au mouvement de la cloche l’agitation de l’air : mais elle conçoit que le sentiment est attaché a nôtre ame : mais le sens reüssit mieux dans l’intention que la nature a de caracteriser les objets exterieurs ; car il attache Ie sentiment même au mouvement de la cloche ; de sorte qu’il nous semble que le son agreable & argentin soit precisément là ou la cloche agite l’air. Comment juger sans cela de la distance qu’il y a d’elle à nous ? S’il faloit que la raison calculât combien tant de degrés d’éloignement affoiblissent l’agitation qui cause ce son, & combien le sentiment est affoibli par cet éloignement, ce ne feroit jamais fait ; & le meilleur Geometre du monde ne pourroit pas jugér de la distance d’une cloche qui sonne.

Que si cela convient à l’Atouchement, à l’Odorat, & à l’Oüie, pourquoy vaudroit on excepter la Veüe de cette regle ? Le secours des especes visuelles que l’êcole d’Aristote a inventées, pour nous apprendre de quelle maniere l’ame voit les objets qui sont éioignés d’elle, est si peu raisonnable, ou plutôt si ridicule, qu’il faut presque estre un homme de l’autre monde pour s’amuser à le réfuter. Car ces images, si elles ont lieu sur le sujet des objets visibles ont elles lieu aussi sur le sujet des Sons ? Mais une image qui me representeroit l’agitation de l’air, seroit l’image d’un mouvement particulier, & rien que cela ; elle ne feroit point un Son, & encore moins un Son doux & agréable. Que si l’air agité suffit pour estre l’occasion de cette prodigieuse varieté de Sons, pourquoy un air plus subtil ne suffira-t-il point, pour estre l’occasion d’une varieté prodigieuse de couleurs ? Car si le sentiment entre essentiellement dans le Son, qui ne peut estre qu’agreable ou desagreable à l’oreille, le sentiment n’entre pas moins essentielément dans les couleurs, qui sont agreables ou desagreables à la veüe. C’est se tromper bien grossierement que de s’imaginer que le Soleil, lors que sa veüe nous ébloüit, envoye vers nous une simple image, & que sa clarté n’enferme point de sentiment. La penisée est plus parfaite que le Soleil ; cependant elle ne nous éblouit pas, pourquoy ? C’est que nous connoissons la pensée par une idée, qui nous la represente sans sentiment, & que nous apercevons la lumiere du Soleil par un sentiment ; & non par une simple image de cet astre. Ce qui ne nous permet pas d’en douter, c’est qu’on ne peut disconvenir, qu’il n’y ayt du sentiment là où il y a plus & moins de sentiment ; or dans la lumiere, il y a plus & moins de sentiment. La lumiere d’une bougïe enferme assurément moins de sentiment, que celle d’un grand flambeau ; celle-ci moins que celle du Soleil ; la lumiere du Soleil moins que celle d’un éclair. Le sentiment, dira-t.on, n’est point dans la lumiere : mais il est causé par la lumiere dans nôtre ame. Je l’avoüe : mais je soûtiens aussì, que nôtre ame attache naturellement ce sentiment à la bougie, au flambeau, au Soleil, à l’éclair. Ce qui Ie montre, c’est qu’elle se plait dans la bougie, se réjouit dans Ie flambeau, s’ébloüit dans Ie Soleil, & s’éffraye dans l’éclair, non seulement par la reflexion qu’elle fait sur toutes ces choses : mais par Ie premier sentiment qu’elle en a.

D’ailleurs l’hypothese des images visuelles ne détruit point nôtre Systeme. Car quand vous supposerés que nous voyons les objets qui sont éloignés de nous par des images qu’ils nous envoyent, ceIa n’empéche point que nôtre ame ne croye voir ces objets immediatément. La nature ne nous dit point que nous voyons la terre par une image, qui nous vient de la terre : mais que nous la voyons sans peinture, & immediatément ; de sorte que quand nous ne voudrions point convenir que la nature attache nos sentimens aux objets exterieurs, il faudroit toûjurs demeurer d’accord, qu’elle y attache du moins ses idées & ses representions ; ce qui feroit Ie même éffêt pour nous.

Mais en vain voudroit on contester une chose, de laquelle on peut demontrer qu’elle est possible, qu’elle est necessaire, & qu’elle est actuellement. Pour montrer qu’elle est possible, nous n’avons qu’à rapeller ici ce que nous avons justifié de nos autres sentimens. Car supposant que la lumiere est un sentiment, & que les couleurs ne sont qu’une lumiere modifiée par les differens modes des corps qu’elle rencontre, qui ne voit qu’il en faut faire le même jugement que de Sons? Car si nous voyons par des images visuelles, comment pourrions nous juger de la distance des objets visibles? Il faudroit raisonner pour scavoir, combien une espece visuelle perd de son être, en faisant un trajet d’une lieüe, de deux &c. Et où en serions nous, si nous ne pouvions juger que par là de l’éloignement de l’objet? Au lieu que la nature attachant à cet objet nos sentimens, qui sont les couleurs, ou la lumiere, nous n’apercevons pas plutôt l’objet, que nous apercevons la distance par le même sentiment, qui se diversifie selon cette distance. Mais pourquoy s'aveugler sur une chose de fait? Les couleurs de l'Arc-en-Ciel sont des couleurs. Nous les voyons veritablement. Car on ne peut point dire que nous soyons visionnaires, lors que nous disons que nous les voyons. On peut dire la même chose de celles que nous apercevons dans un Prisme de verre, qui change de couleur, aussi souvent que nous le tournons. Tout Ie monde convient cependant que ces couleurs ne font point réellement attachées à l'objet. Que pourroient elles donc estre autre chose ces couleurs qu’on voit réellement, & qui ne sont point réelles, que des sentimens de l'ame, que nôtre ame attache à certains objets , où elles ne sont point veritablement? Et qu’elle difference croit on qu’il y ayt entre les couleurs de l'Arc-en-Ciel & les autres, sinon que Ia matiere qui est l'occasion des premieres est moins constante, moins durable dans son estat que celle des autres? Ce qui est si vray, qu’on peut assurer hardîment que, si cette rosée lumineuse qui fait voir les couleurs de l'Arc-en-Ciel, étaoit aussi durable que Ia verdure de nos campagnes, Ia couleur des fleurs qui sont dans nos parterres, ne nous paroîtroit pas plus réelle que les couleurs de l’Arc-en-CieL Ce principe est peut-estre plus important qu’on ne s’imagine à la connoissance de soy-même : mais il n’en faut point pousser la discussion plus loin.

Les perfections du monde visible ne subsistent que par la lumiere, les sens, les couleurs, les odeurs, & les faveurs, qui font, à parler veritablement, des sentimens de nôtre esprit ; de sorte qu’il arrive, que croyant admirer la beauté des Cieux, la splendeur des astres, Ie bruit éclatant des meteores, les fruits delicieux de Ia terre, les aromates de l’Arabie &c. Ce que nous admirons est plus dans nous mêmes, que dans l’objet aparent de nôtre admiration.

Et c’est-là un si grand caractere que j’oseray hardiment âvancer, que l’homme n’est gueres moins l’image de Dieu par la connoissance des sens, que par celle de sa raison, puis que demeurant dans un coin du monde, il se trouve répandu dans tout l’univers, & que toutes les beautés & les perfections du monde visible sortent en quelque sorte du sein de son esprit ; avantage si considerable, que de peur que les hommes n’en prissent occasion de se confondre avec la Divinité, & qu’ils ne le fissent servir à l’idolâtrie de leur amour propre, l’Auteur de la nature a voulu qu’il fût couvert sous quelques basses conformités, que nous paroissons avoir avec les bestes, & sous les préjugés & les idées confuses de l’enfance, qui nous font confondre nos sentimens avec les choses qui nous environnent, & enfin qu’il fût apparemment envelopé dans les ruines de nôtre corps par la destruction des organes de la sensation.

Et d’ici l’on pourroit tirer diverses conclusions qui paroîtroient importantes, si nous ne devions nous haster de passer à d’autres découvertes. Premierement on peut voir par là, combien se trompent ceux qui rejettent avec tant de mépris la pensée qu’on a eu, que le monde avoit esté fait pour l’homme. Car certainement il est bien plus surprenant encore de voir, que ce qu’il y a de plus beau & de plus parfait au monde, sorte du fond de nötre propre nature, & ne soit point different de nous mêmes. On en peut inserer en second lieu, que Ie bonheur ou la misere de l’homme n’est point au pouvoir de cet amas de choses corporelles, qui nous environnent, qui par elles-mêmes sont incapables de nous faire bien ni mal, mais en la puissance de l’Estre Supreme, qui a voulu attacher nôtre joye ou nôtre tristesse à des choses si éloignées de nôtre nature & de nos perfections, afin que ce fût là Ie caractere & Ie sceau de nôtre dépendance à son égard. Il est aisé de voir par Ià en troisieme lieu, que l’allarme que nous avons prise des révolutions du temps, qui triomphe de toutes choses, & que nous croyons qui dêut aussi nous emporter, n’estoit pas bien fondée. Car nous voyons bien que Ie temps consume & nôtre corps & les corps qui nous environnent : mais nous ne voyons pas qu’il emporte Ie fond de Ia pensée, cet esprit qui anime nôtre corps, & qui semble même, pour ainsi dire, étre l’ame generale de tout ce que nous voyons. Il est vray que nous ne voyons plus ce même homme qui parloit avec nous, lorsque la mort a détruit les organes par les quels il avoit commerce avec les autres ; mais n’est il pas vray qu’il suffit de concevoir la destruction de ces organes, sans supposer autre chose pour concevoir la cessation de ce commerce.

Certes nôtre erreur seroit grande, si nous allions nous imaginer que les organes de nôtre corps eussent esté necessaires, pour former la substance de nôtre esprit, & qu’afin qu’une chose soit capable de penser, elle ayt des yeux, des oreilles, une bouche, un cerveau &c. Ces parties n’estoient point necessaires pour nous faire penser : mais pour former l’échange des pensées, qui est entre les hommes, & pour en établir le commerce ; & il a esté en suitte necessaire d’attacher certains sentimens aux mouvemens du corps, pour nous âvertir de ce qui pouvoit le perdre & le conserver le dernier ; de sorte qu’on peut dire que la societé raisonnable est la fin de la vie corporelle, comme la conservation de cette vie est la fin de la plus part des sensations. Quand donc cette vie s’éteint, cela veut dire, que la Providence Divine ne veut plus que nous ayons commerce avec les autres hommes, que nous les voyons, que nous leur parlions, qu’ils nous voyent, qu’ils nous parlent. La mort nous fait cesser de vivre avec les autres : mats elle ne nous fait point cesser de vivre en effêt. Nous ne pensons plus à l’occasion de certains organes & des certains corps avec lesquels il n’est plus necessaire que nous ayons relation : mais nous pensons touîours, puis que ce n’estoient point ni ces corps, ni ces organes qui nous faisoient penser.

On peut connoistre par là en quatriême lieu que rien n’est plus faux que le préjugé ordinaire des hommes, qui s’imaginent qu’ils connoissent les corps, & qu’ils ne connoissent point les esprits. Car on peut dire par un renversement de leur pensée, qu’ils connoissent les esprits & qu’ils ne connoissent pas si bien les corps. Ce qu’ils appellent des idées Metaphysiques & confuses, sont fort souvent des idées fort distinctes, & ce qu’ils momment des connoissances d’experience & de sentiment, prenés y garde, sont des idées confuses. Car la premiere chose qu’ils font, est de révêtir les choses corporelles des faveurs, des odeurs, des sons, de la lumiere & des autres sentimens qui font en eux, ni plus ni moins que la douleur est dans l’ame & non pas dans l’aiguille qui nous pique, & que la douleur qu’on croit sentir dans un bras qu’on a perdu est dans l’ame qui existe, & non dans ce bras qui n’est plus. Or quand les choses exterieures sont une fois révetües de nos propres sentimens, les hommes qui donnent plus au sentiment qu’à la simple connoissance, parce que le sentiment est plus vif, & les interesse davantage, ont accoûtumé de préferer la perception de ces choses exterieures à la connoissance distincte qu’ils en pourroient avoir. Ils appellent cela voir & toucher ; & cela selon eux ; c’est connoître distinctement : mais selon nous cela s’appelle sentir plûtôt que connoître ; & sentir c’est connoître confusément.

Quand ils auront une fois rendu au corps ce qui appartient au corps, & à l’ame ce qui appartient à l’ame, ils connoîtront qu’il n’y a rien de plus mal fondé que leur préjugé.

On voit encore ici en cinquieme lieu, l’erreur de ceux qui s’imaginent que le monde, qui est l’amas des objets corruptibles, est fort prés des nous, & que Dieu en est bien éloigné. Car à prendre Ie monde pour les objets corporels, on peut dire que Dieu est entre nous & le monde, puis que ces objets ne contribüent absolument rien à nos pensées & à nos sentimens par voye de cause efficiente, n’estant pas d’un ordre assés noble pour cela ; qu’ils n’en font purément que l’occasion ; & que c’est la force de l’institution Divine qui fait que nous avons ces pensées & ces sentimens en la presence des objets, soit qu’on pense que cette institution détermine la vertu que Dieu à mise dans nôtre esprit pour agir, soit qu’elle produise immediatement nos divers sentimens. Car nous n’entrerons point ici dans ces examens metaphysiques, qui ne sont bons à rien, & il feroit à souhaiter que pour éviter d’outrer la speculation dans cette sorte de choses, on considerât que les hommes ne sont pas simplement destinés à connoître la verité : mais à connoître des verités utiles ; & qu’ils laissassent là pour une bonne fois ce qui n’a pas d’autre usage que de satisfaire la curiosité de nôtre esprit. Et certes quand je considere que Dieu sans rien changer dans ce monde, ni dans mon corps, ni dans mon ame, pouvoit, s’il luy eust plu, par une intuition libre de sa sagesse, attacher de la douleur à tous les objets corporels, auxquels il luy a plu d’attacher du plaisir, puis que ces objets en eux mêmes ont aussi peu de raport avec l’un qu’avec l’autre ; de sorte que l’homme au lieu de s’aimer luy même par les motifs de ce plaisir, qui est occasionnellement attaché à tant de differens corps que l’environnent, se haïroit luy-même par Ie motif de la douleur, que Dieu auroit attaché en ce cas là à ces mêmes objets, & trouveroit dans la necessité de vivre un plus grand desespoir que les hommes n’en trouvent ordinairement dans la necessité de mourir, je n’ay plus besoin de preuve pour comprendre la bonté & la sagesse de Dieu.

Mais ce n’est point ici le lieu d’étendre toutes ces considerations, puis que nous ne les touchons qu’autant qu’elles sont capables de nous faire connoître les perfections de l’homme.

Nous ne nous arrêterons pas sur l’imagination, qui n’est à proprement parler, qu’un amas de sensations affoiblies, qui subsistent encore dans nôtre ame à l’occasion des traces que les objets exterieurs ont laissé dans nôtre Cerveau, un amas, dis-je, de sensations que l’ame arrange, & dont elle se sert ensuite pour se répresenter d’autres objets.

Mais nous ne pouvons assez admirer cette intelligence de l’homme, qui rectifie les sens ; qui corrige l’imagination, purifie & étend les perceptions nées à l’occasion des corps, qui unit plusieurs idées dans le jugement qu’elle forme des choses, & plusieurs jugemens dans Ie raisonnement, qui pese, compare, examine, recherche, & par le raport qu’elle trouve entre les choses, fait la dépendance des arts, des sciences, des gouvernements, & produit toutes les merveilles de la société raisonnable.

N’y a-t-il pas de l’extragavance a dire, que cette intelligence a pour principe le mouvement de la nature, & qu’elle n’est qu’un arrangement d’atomes, qui agités d’une certaine maniere, aquierent une autre situation ? Conçoit-on bien qu’un atome sans sortir du corps, parcours la Terre & les Cieux dans un moment, qu’il aille par tout sans se mouvoir d’une maniere plus noble & plus admirable que s’il se mouvoit ? Une portion de matiere peut elle connoître les autres, & aprés se connoître elle même, agir sur soy, se replier non seulement sur elle meme, mais encore sur sa maniere d’agir, & sur la maniere de cette maniere, & sur la reflexion qu’elle fait sur cette maniere à l’infini ? Est-il donc vray que quelques atomes enfermés dans je ne sçay quel petit tuyau, jugent du plan de l’univers, du dessein du monde & connoissent la sagesse du Createur ? Est-ce une proprieté à ce mouvement pensant, non seulement de faire mouvoir ces atomes : mais de representer celuy des corps célestes & celuy des Spheres, qui font seulement dans l’ordre des choses possibles. Ces atomes dont le choq est une pensée, ont ils cette admirable vertu de pouvoir, quand ils se rencontrent, ne heurter que le degré general d’être, ou celuy de substance, ou la notion generale du corps, sans choquer l’individu dans ce mouvement, pensée que nous appellons précision ?

A-t-on jamais ouï dire, qu’il y eût un mouvement proprement dit, sans que proprement un corps passât d’un lieu à un autre, comme la pensée qui passe du passé, qui n’est plus, à l’avenir, qui n’est pas encore, & va du néant, qui a précedé nôtre être, à l’anéantissement, qui termine les esperances de l’incredule ?

L’esprit de l’homme n’est pas seulement au dessus de la condition de la matiere : mais ce qui est admirable, il a une espece d’infinité dans ses actes. Car il vole d’objet en objet, & les multiplie à l’infini. Il n’est jamais las de connoître ; & quoy que ses perfections soient en effect bornées, puis qu’il ne connoît pas toutes choses, il est certain que son excellence à quelque égard est sans limites, puis qu’il peut successivément les connoître toutes.

Comme l’esprit de l’homme n’est jamais las de connoitre, son cœur n’est jamais las de désirer ; & tel qu’est l’abîme de la connoissance, tel est l’abîme de la cupidité au dedans de nous. Ce Prince ambitieux, dont le cœur étoit plus grand que l’univers, dont il étoit le maître, n’avoit pas au fond des sentimens plus éléves & plus vastes, que ceux qui sont cachés dans les secretes dispositions de chacun de nous ; & le cœur d’un Heros n’est pas different de celuy des autres hommes. Il ne tient qu’à la prosperité & aux grandes occasions, que cet homme qui habite dans une cabane, ne souhaite de nouveaux mondes à conquerir.

Quand un homme est dans la pauvreté, il fait seulement des vœux pour avoir le necessaire. Lors qu’il a le necessaire à la nature, il demande le necessaire à la condition. Est-il parvenu à cet état ? Il cherche ce qui peut satisfaire la cupidité. A-t-il obtenu tout ce que son cœur semble pouvoir desirer ? il forme contre la raison de nouveaux désirs encore. Voyés ces Maitres du monde, qui aprés s’être éléves au dessus des autres hommes, souhaitent la condition des bestes, c’est qu’ils peuvent cesser d’âquerir : mais qu’ils ne peuvent cesser de désirer.

Telle est l’excellence de l’homme, qu’elle paroit jusques dans ses déreglemens les plus honteux. Car ne vous imaginés point que cette insatiable avidité de nôtre cœur ayt sa premiere source dans nôtre corruption. Les hommes sont coupables de s’attacher avec trop de passion à la recherche des biens du monde : mais ils ont raison de ne point se contenter des biens finis, eux qui sont destinés à posseder le Souverain bien.

Il faut bien que cela soit ainsi ; Car nous voyons que dans la nature, chaque chose se contente des biens qui sont deus à son espece. Les poissons se contentent de l’eau où ils nagent, les oiseaux sont satisfaits de voler dans l’air, les bestes des champs n’ont plus rien à désirer, quand elles ont trouvé l’herbe, qui leur sert de nourriture, & d’où vient donc que l’homme est si peu satisfait des avantages temporels, s’il est vray que ceux-ci doivent faire tout son partage ? Croira-t-on que la sagesse du Createur se soit démentie en ceci précisément ? A-t-elle mal connu, ou la nature des biens du monde incapable de nous satisfaire, ou la nature de nôtre cœur incapable d’en être satisfait ? Ou plûtôt n’est-ce point qu’ayant connu les biens du monde, nôtre cœur & la disproportion naturelle, qui est entre eux, Dieu a formé les choses dans cet ordre, parce qu’il se reservoit nôtre ame, pour la remplir luy même, pour la satisfaire, & pour répondre par son excellence & par la beatitude infinie à l’infinie succession de nos pensées & de nos désirs ; ou si vous voulés, aux recherches infinies d’un esprit qui cherche à tout connoître, parce qu’il est destiné à connoître Dieu, & à l’infinie avidité d’un cœur, qui n’est satisfait d’aucun bien particulier, parce qu’il est destiné à la possession du Souverain bien, qui enferme tous les autres.

La nature, les perfections & la fin de l’homme forment ce que nous appellons sa dignité naturelle : mais tout cela roule sur l’éternité de sa durée. Nous tirerions un fort petit avantage d’être spirituels dans nôtre essence, si cette idee n’enfermoit celle de l’immortalité. Mais il y auroit de l’extravagance à s’imaginer, que parce que ce qui se dissoût, perit, ce qui est incapable de dissolution, perisse. Que dis-je ? l’étendüe ne se perd point, quoy qu’elle âquiere d’autres manieres d’être, & Ie corps de l’homme aprés la mort, pour être cendre, ou chair, ou boüe, ou vers, ou vapeur, ou poussiere ne laisse pas d’être un corps. La mort dans son idée propre est une destruction d’organes, ou une dissolution. Si donc elle n’anéantit point Ie corps, dont elle separe les parties, comment anéantira-t-elle cet esprit, cetce intelligence, qui n’estant ni étendüe, ni mouvement, ni union de parties, n’a évidemment aucun raport naturel à toutes ces choses susceptibles de dissolution ?

Les perfections de l’homme, dépendent aussi de son immortalité. En vain trouverions nous une espece d’infinité dans les sensations de nôtre ame, diversifiées à l’infini selon la diversité des choses exterieures qui en sont l’occasion, dans nôtre imagination capable d’assembler des images sans nombre pour nous répresenter les objets ; dans nôtre esprit, qui n’est jamais las de connoître, & dans nôtre cœur qui desire à l’infini : si n’ayant esté faits que pour Ie temps & ne devant durer que quelques années, nous ne pouvions avoir, qu’un nombre de sensations borné, ni imaginer que pendant un certain temps fort court, ni avoir qu’une succession de pensées proportionnée à la brieveté de nôtre vie ; ni enfin posseder qu’une felicité passagere & bornée. Car il n’y à qu’une succession infinie de durée, qui assortisse cette succession infinie de sentimens, de pensées & de desirs, dont l’homme se trouve naturellement capable.

Disons donc que c’est dans l’homme immortel que nous trouvons La nature, les perfections & la fin de l’homme, qui forment sa dignité naturelle.

Au reste comme La nature & les perfections de l’homme, nous ont fait entrevoir sa fin, sa fin nous fait connoître aussi quels sont ses dévoirs & ses obligations naturelles. C’est ce que nous considererons dans Le Chapitre suivant.


CHAP. III.

Où l’on tâche de connoître l’homme, en considerant la nature & l’étendue de ses dévoirs.


N Os dévoirs coulent de la nature & ne viennent pas uniquement de l’éducation, comme quelques-uns s’imaginent. Il ne faut pour le justifier, que supposer deux principes, le premier est que naturellement nous nous aymons nous-mêmes, étant sensibles au plaisir, haïssant le mal, desirant le bien & ayant soin de nôtre conservation. Le second qu’avec ce penchant à nous aymer, la nature nous a donné une raison pour nous conduire. Nous nous aymons naturellement nous mêmes, c’est une verité de sentiment ; nous sommes capables de raison, c’est une verité de fait. La nature nous porte à faire usage de la raison pour diriger cet amour de nous mêmes, cela naît des principes de ce dernier d’une maniere tout à fait necessaire, n’étant pas possìble que nous nous aymions veritablement, sans employer toutes nos lumieres à chercher ce qui nous convient.

Or de là que la nature nous ordonne de rechercher nôtre bien, il s’ensuit qu’on ne peut point dire sans une contradiction évidente, que I’homme soit naturellement sans devoir & sans loy. Il faut demeurer d’accord de la difference essentielle qu’il y a entre le bien & le mal moral, puisque le premier consiste à suivre la loy de la nature raisonnable & l’autre à la violer.

Cette Loy naturelle en general peut se diviser en quatre autres, qui sont ses especes particulieres, la Loy de la temperance, qui nous fait éviter les excés & les débauches, qui ruinent nôtre corps & qui font tort à nôtre ame ; la Loy de la Justice, qui nous fait rendre à chacun ce qui luy appartient & Ie traiter comme nous souhaiterions qu’il nous traitât ; la Loy de la Moderation, qui nous défend de nous venger sachant que nous ne Ie pouvons faire qu’à nos dépens & que respecter en cela les Droits de Dieu, c’est avoir soin de nous mêmes ; & enfin Ia Loy de la Beneficence, qui nous engage a faire du bien à nos prochains.

Il est certain que l’immortalité de l’homme fait la perfection & l’étendüe de ces quatre sortes de loix. Un homme qui se connoit sous l’idëe d’un être immortel, ne sera pas sa fin des plaisirs, que l’Auteur de la nature attaché à ce qui fait la conservation ou la propagation du corps. Nous ne voudrons point faire tort aux autres, si nous ne craignons pas seulement un retour d’injustice dans cette vie ; mais si de plus nous apprehendons de nous faire à nous même par là un préjudice éternel. Celuy qui sera occupé, comme il doit l’être, de sa dignité naturelle, qui l’éleve sans doute extremement au dessus des outrages qu’il peut recevoir, bien loin de vouloir se satisfaire aux dépens de la gloire de Dieu, concevra à peine quelque ressentiment de quelque maniere qu’on le traite. Enfin si cette communion naturelle & temporelle que nous avons avec les autres hommes dans la societé, peut faire naître quelque bienveillance entre nous, qui s’augmente selon le degré du commerce temporel que nous avons avec eux, quels motifs d’amour & de beneficence ne trouvons nous pas dans l’idée de cette societé éternelle, que nous devons, ou que nous pouvons avoir avec eux ?

Ainsi la ioy naturelle est dans l’homme : mais la perfection & l’étendüe de cette loy est dans l’homme immortel.

Au reste ces quatre forces de loix sont ce que nous appellons la Loy Naturelle, laquelle est la plus ancienne, la plus generale, la plus essentielle de toutes & Ie fondment des autres. C’est la plus Ancienne, puis que l’amour de nous-mêmes & la raison précedent en nous toute sorte de penchans & de loix. C’est la plus generale. Car il y a bien eu des hommes, qui n’ont point ouï parler du droit revelé : mais il n’y en a point qui soient venus au monde sans cette loy qui les porte a rechercher leur veritable bien. C’est la plus essentielle. Car ce n’est point ici, ni la loy du Juif ni la loi du Chrêtien simplement, c’est la loy de l’homme ; elle n’appartient pas seulement a la Loy, ou simplement à l’Evangile ; mais à la Nature dans quelque état que celle-ci se trouve. Enfin c’est Ie fondement de toutes les autres.

Il est aisé de Ie voir, si l’on considere que toutes les autres loix ne sont autre chose, que Ia Loy naturelle renouvellée & accommodée à certains états où les hommes se trouvent. Vous trouvés la Loy naturelle dans celle que Dieu donna à nos premiers Parens. Le Legislateur y suppose que l’homme s’ayme luy-même, puis que sa loy est fondée sur des promesses & des menace. On lui propose le bien & le mal. On l’éclaire pour connoitre l’un & l’autre. On l’engage à la reconnoissance que la nature elle-même nous prescrit. Dieu luy demande un hommage pour tant de faveurs qu’il luy accorde, & cet hommage consiste à s’abstenir de manger du fruit d’un seul arbre. On luy préscrit le dévoir de sa conservation. Au jour que tu en mangeras, tu mourras de mort. Comme aussi la loy de la Justice. Car qu’y a-t-il de plus juste, que de céder au Createur l’Empire de ses ouvrages & de ne vouloir pas user de ses creatures malgré luy. C’est donc ici la loy naturelle accommodée à lestat, ou Adam se trouvoit allors.

En effet on ne pouvoit pas luy défendre encore l’usage des Idoles, qui luy étoient inconnues, ni de blasphemer le nom du Seigneur, lors qu’il ne faisoit que commencer de le benir, ni de se réposer un jour de la semaine, luy qui devoit se réposer toûjours, ni de tüer son Prochain, qui n’existoit point encore, ni de commettre adultere, lors qu’il n’y avoit qu’une seule femme, ni de dérober dans un temps, où toutes choses luy apartenoient, ni de porter faux témoignage, lors qu’il n’en pouvoit porter, si ce n’est contre luy même, ni de convoiter, puis que toutes choses estoient â luy.

Mais lors que les hommes se fürent multipliés sur la terre, comme ils changerent d’estat, Dieu de temps en temps retraça cette loy naturelle & la donna aux hommes sous une autre forme, parce qu’elle devoit être proportionnée aux circonstances où ils se trouvoient.

C’est pourquoy il ne faut point s’imaginer, que lors qu’on dit que le Decalogue contient Ia loy naturelle, il faille entendre qu’il n’enferme autre chose, que ces principes simples & communs de la loy naturelle, qui doivent conduire tous les hommes. J’avoüe bien que Ie Decalogue est la loy naturelle rénouvellée & rétracée aux yeux des Israëlites : mais il est certain aussi, que c’est la loy naturelle accommodée à l’état où les Israëlites, se trouvoient alors. Voici des remarques qui ne nous permettent point d’en douter.

Les Israëlites avoient esté délivrés de la captivité d’Egypte. Cela fait que le Legislateur s’envelope, pour ainsi dire, de ce bienfait, pour les porter à l’obeïssance qu’ils luy doivent. Je suis le Seigneur ton DIeu, qui t’ay rétiré hors du païs d’Egypte, de la maison de servitude. Tu n’auras point &c. On void bien que ce motif n’a pas la même force sur Ie cœur des hommes qui n’ont point eu de part à cette délivrance. Il ne servira de rien, de dire que s’ils n’ont pas eu tous leur part à la délivrance temporelle des Israëlites, ils ont esté délivrés spirituellement de l’Egypte du péché. Les sens mystiques sont bons dans un simple enseignement destiné à instruire ; mais ils ne font point d’usage dans un précepte, qui demandant une obéïssance exacte, ne peut estre conçeu en des termes trop précis ; ni trop propres ; & puis combien y a-t-il de peuples, à qui certainement Dieu a donné la loy naturelle comme aux autres, qui n’ont jamais ouï parier de la délivrance Israëlites par Ie ministere de Moïse, & qui par conséquent n’ont pû y trouver un emblême de leur déilivrance spirituelle.

2. Les Israëlites étant dans un désert, où ils ne pouvoient boire que de l’eau ni manger que de la manne, ils n’avoient pas besoin d’enseignement ni de précepte qui les portât à la sobrieté, en leur faisant fuïr l’yvrognerie & les excès de la bonne chere. C’est la seule raison que l’on peut donner de ce que le Legislateur dans le Decalogue n’a point défendu cette espéce d’intemperance, laquelle a toûjours passé pour un vice très capital.

3. Les Cananéens qui avoient attiré la colere de Dieu par leur idolâterie, & qui portoient la peine de leurs propres péchés, ne laissoient pas de paroître maudits exterieurément & interpretativement, comme l’on parle dans l’école, à l’occasion du crime de Cam, qui découvrit la honte de son Pere & fut puni par cette malediction prophetique, qui presagea la ruïne de la prosperité de Canaan, fils de cet Impie. On ne peut nier que Ie Decalogue n’y fasse une manifeste allusion dans le cinquiême Précepte conceu en ces termes : Honore ton pere & ta mere, afin que tes jours soient prolongés sur la terre, laquelle le Seigneur ton Dieu te Donne. Il est certain que par la terre, il faut entendre, non la terre des vivans en generals mais cette terre qui avoit éte donnée en partage aux Israëlites, ce qui est évident par cette expression, laquelle le Seigneur ton Dieu te donne, & il n’y a point de doute, que Ie sens de la loy ne soit, qu’ils doivent éviter Ie crime de Cam, qui devint funeste à la posterité & tâcher d’obtenir par une conduite opposée la benediction de Dieu, qui peut les affermir dans leurs possessions.

4. Il est certain que la nature nous enseigne à consacrer au service de Dieu une partie de nôtre vie ; car puis que nous tenons de luy tous les momens de nôtre durée, Ia réconnoissance & la justice veulent que nous luy en dédions quelques-uns & même que nous ayons certains temps, que nous consacrions particulierement à la pieté : mais d’observer le septiéme jour plûtôt qu’un autre, & d’en étendre l’observation jusques aux bestes ; c’est ce qui a du raport, non plus avec la nature : mais avec l’état où ce peuple se trouvoit, Dieu ne vouloit point qu’il perdît la memoire du bienfait de la creation, en negligeant la pratique d’une feste, qu’il avoit instituée dans l’intention de perpetuer la memoire de ce grand évenement.

On peut connoître à tous ces caracteres que la loy du Decalogue ne differe point de la loy naturelle dans son fond & dans ses premiers principes : mais seulement dans sa maniere & dans l’étendue qu’il falut luy donner, pour la proportionner à l’état & aux besoins du peuple d’Israël. Cela est évident par une remarque generale que l’on peut faire sur ce sujet ; c’est que les grands motifs, qui soûtienent les préceptes de cette loy en general, sont les benedictions & les maledictions temporelles, qui sont les motifs, que Le Souverain Legislateur ayt pû employer pour se faire obeïr ; luy qui pouvoit menacer les hommes des peines éternelles destinées aux méchans, & annoncer à ceux qui observeroient sa loy, une vie eternelle & bienheureuse. D’où vient qu’il supprime ces puissans motifs, ces objets rédoutables, ou du moins qu’il ne les fait connoître que d’une maniere confuse pendant qu’il prend toute la force de ses promesses & de ses comminations de la grandeur des biens & des maux corporels ? C’est qu’il proportionne sa loy a l’état dans lequel le peuple d’Israël se trouvoit alors, Le temps n’estant pas encore venu de reveler clairement la vie & l’immortalité bienheureuse en Jesus Christ ; qui entre autres caracteres de sa vocation Divine, devoit avoir celuy d’une claire & abondante revelation.


CHAP. IV.

Où l’on continüe à faire quelques reflexions sur le Decalogue, le considerant comme l’expression de la loy naturelle accommodée à l’état des Israëlites.


LE premier Précepte qu’il contient est d’une si grande importance qu’il semble contenir luy seul la Morale & la Religion. Il enferme un commandement & une défense. Le commandement est d’aymer Dieu de tout nôtre cœur, de toutes nos forces & de tout nôtre entendement. La défense est de n’avoir point d’autre Dieu devant la face du Seigneur.

Pour bien comprendre ce Précepte, il faut remarquer en general, qu’on peut aymer quelqu’un par sentiment, ou par raison, ou enfin par sentiment & par raison tout ensemble. On appelle aymer quelqu’un par Sentiment, l’aymer pour le bien qu’il nous fait, ou pour Ie plaisir qu’il nous donne. On appelle aymer par Raison, aymer la perfection pour la perfection même. On appelle aymer par Sentiment & par Raison, aymer quelqu’un & à cause du merite & des perfections qu’il possede, & à cause du bien qu’il nous a fait ou qu’il peut nous faire.

L’amour de Raison ne paroit pas au fond different de l’estime, & il ne dit tout au plus qu’une estime qui s’interesse pour l’objet estimé, qui cherche à luy faire du bien, ou qui luy en souhaite. Nous aymons de cette maniere Ie merite étranger, éloigné & qui n’a aucun raport avec nous ; mais comme nous verrons cy-aprés, il n’est pas facile d’en trouver de ce caractere.

Nous nous aymons au contraire nous-mêmes par Sentiment & non pas par Raison. L’amour de nous-mêmes précede Ie jugement que nous faisons, que nous devons nous aymer, & nous aurions beau faire mille raisonnemens contraires à ce penchant, nous ne laisserions pas de nous aymer toûjours.

Enfin, Dieu s’ayme luy-même par Raison & par Sentiment, par raison, parce qu’il connoit ses propres perfections ; par sentiment, parce qu’il goûte sa beatitude infinie, & c’est par raison & par sentiment que nous devons aussi l’aymer, par raison, puis qu’il possede toutes les perfections, par sentiment, puis qu’il nous communique tous les biens que nous pouvons sentir & posseder. Dieu semble demander ici l’amour de sentiment. Il ne dit pas, je suis Ie Dieu qui ay toutes les perfections &c. mais je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ay rétiré hors du païs d’Egypte &c. Et il est remarquable que ce caractere est commun à toutes ses révelations qu’il adresse aux hommes sur la terre, c’est de se manifester à eux, révêtu de quelqu’un de ses bienfaits, pour gagner leur cœur par la reconnoissance. Il estoit servi dans l’Ancien Monde sous Ie nom de Dieu qui est, & qui est remunerateur à ceux qui l’invoquent. Il fut connu en suite sous Ie nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac & de Jacob. Aprés il donna sa loy en se déclarant le Seigneur, qui avoit rétiré ce peuple du païs d’Egypte. En suite un Prophete déclare que Ie temps est venu auquel on ne dira plus, l’Eternel, est celuy qui a rétiré son peuple hors du païs d’Egypte : mais bien l’Eternel, est celuy qui a fait rémonter son peuple hors du païs de Babylon. Enfin lors que Ie temps destiné à la rédemption des hommes est venu, Dieu ne s’appelle plus que Ie Dieu de misericorde & Ie Pere de nôtre Seigneur Jesus Christ.

Ceux là donc se trompent beaucoup dans cette matiere, qui s’imaginent que c’est offenser Dieu, que de l’aymer autrement que pour l’amour de luy même & qu’il n’y a point de mouvement interessé de nôtre cœur, qui ne soit criminel. On n’a pour réfuter ces speculations, qu’à faire reflexion sur la conduite de Dieu, qui non seulement consent que nous l’aymions par les motifs du bien, que nous trouvons dans sa possession : mais qui Ie veut & qui proportionne ses révelations à ce dessein ; & aussi peut-on dire qu’on glorifie Ie Souverain bien lors qu’on Ie desire ardemment & qu’on ne trouve ni repos, ni joye que dans sa communion.

Ce grand Precepte peut être proposé à l’homme mortel pour Ie confondre, en luy faisant voir son impossibilité à accomplir la loy de Dieu : mais il n’y a que l’homme immortel qui puisse remplir ce devoir. Ce n’est pas l’homme qui perit, qui se sent avoir de grandes obligations à Dieu : mais l’homme qui subsiste éternellement. Et ce n’est point dans un amas de saveurs perissables, mais dans l’assemblage des biens incorruptibles que nous trouvons les motifs d’un amour & d’une reconnoissance dignes de Dieu.

Ainsi aussi l’homme de la nature consideré comme un homme, qui a des relations courtes & passageres avec des autres hommes, ne peut ni ne doit aymer les autres autant que luy même. Si nous étions obligés d’aymer un indifferent & un inconnu autant qu’un pere ayme ses enfans, ou que les enfans ayment leur pere ; certes tout ne seroit que desordre & que confusion dans Ie monde raisonnable. Nous devons aymer nos enfans plus que nos parens, nos parens plus que les personnes indifferentes ; or comme c’est l’amour de nous mêmes qui fait cette inégalité & cette variété de nos affections, il s’enfuit qu’il y a une premiere loy de la nature, qui veut que nous nous aymions plus que les autres.

Mais l’homme immortel a d’autres veües & d’autres obligations. Toutes ces diverses sortes de proximité & de relation qui regardent cette vie, disparoissent devant les relations de la societé éternelle, que nous devons avoir avec les autres. Un prochain temporel que la nature nous montre ne nous est pas si considerable que Ie prochain éternel que la foy découvre en luy. Au reste il y a des personnes qui s’ayment avec tant de déreglement, qu’il n’est nullement bon qu’ils ayment les autres, comme ils s’ayment eux-mêmes. Car n’est il pas vray, que si nous disions à un homme, je souhaite que vous soiés ingrat, aveugle, emporté, vindicatif, superbe, voluptueux, avare, afin que vous puissiés avoir plus de plaisir au monde, il auroit raison de penser, ou que nous extravaguons, ou que nous voulons luy faire un méchant compliment ; & neantmoins ce feroit là aymer son prochain comme l’on s’ayme soymême.

Pour avoir Ie droit d’aymer Ie prochain comme soy-même il faut s’aymer soy-même par raport a l’éternité. Il n’y a que l’homme immortel qui foit en état de bien observer ce précepte.

On demande ici, si lors que la loy nous ordonne d’aymer Ie prochain comme nous mêmes, elle veut qué nous l’aymions par les motifs de l’amour que nous avons pour Dieu ? ou par les motifs de celuy que nous avons pour nons. Je répons en distinguant toûjours un amour de raison & un amour de sentiment. Quand nous aymons le prochain d’un amour de raison, il est certain, que les motifs de cet amour doivent être pris de l’amour que nous avons pour Dieu. Quand nous aymons le prochain d’un amour de sentiment, les motifs de cet amour ne peuvent être pris, que de l’affection que nous avons pour nous mêmes. Ainsi on peût répondre en un mot, qu’il faut l’aymer par l’un & par l’autre de ces deux motifs ; & il semble que la loy du Decalogue nous confirme dans cette pensée. Car elle met le précepte qui régarde le prochain, immediatement aprés celuy qui regarde Dieu, pour nous apprendre que l’un est une dépendance de l’autre, & que nous devons aymer le prochain par l’amour de Dieu ; & d’un autre côté, il appelle celuy qu’il nous récommande d’aymer, du nom de prochain, pour nous dire que nous sommes interessés à l’aymer, parce que c’est une personne, qui nous appartient.

La raison nous dit que Dieu étant la beauté supreme & infinie, est aymable pour luy même & que toutes choses le sont pour l’amour de luy. Elle veut donc que nous aymions les objets selon le raport & la convenance qu’ils ont avec Dieu. L’experience que nous faisons de nôtre être, accompagnée de joye & de plaisir, nous obligeant à nous aymer premiérement nous mêmes, la nature nous enseigne à aymer les personnes, selon le plus & le moins de proximité ou de convenance, qu’elles ont avec nous : Ces deux loix ne se combatent point, l’une est, pour ainsi dire, la loy de la raison & l’autre la loy du sentiment, l’une est l’instinct de la nature, qui perit & l’autre l’instinct de la nature immortelle, l’une se raporte à la courte Societé, que nous devons avoir les uns avec les autres & l’autre au commerce éternel, que nous devons avoir avec eux en Dieu.


CHAP. V.

Où l’on continüe à examiner l’étendüe de nos devoirs, en considerant la loy du Decalogue.


D E ce que nous devons aymer Dieu il s’ensuit, que nous ne le devons point confondre avec ses creatures par l’idolâtrie. La defense suit naturellement le commandement à cet égard.

Dieu en établissant l’ordre naturel que nous voyons dans le monde, a certainement pris toutes les mesures pour nous empécher de tomber dans l’idolâtrie. Car premierément pour nous défendre de l’idolâtrie de nous mêmes, il n’a point voulu que nous connûssions nos perfections, qu’en reconnoissant nôtre dépendance. Nos perfections sont nos sentimens, nos pensées & nos diverses affections. Si toutes ces perfections, ou ces qualités spirituelles naissoient de nous & se trouvoient en nous, sans qu’elles fûssent attachées à des causes exterieures, il y auroit du danger que nous ne nous applicassions à nous mêmes l’idée que nous avons de Dieu, qui est celle d’un être tout parfait. Car s’il dépendoit de nôtre volonté, independemment de la matiere & des choses du dehors, de voir telle couleur, tel mélange de lumiere qu’il nous plairoit, d’entendre par tout & en tout temps telle voix, ou telle harmonie qu’il nous sembleroit bon ; que nous peussions même avoir à l’infini des sentimens tout nouveaux, en formant simplement Ie dessein vague de les y avoir, il y auroit un danger manifeste, que nous ne nous prissions nous mêmes pour Dieu.

Il semble qu’on peut faire Ia même remarque sur ce qu’il a choisi pour causes occasioneles de nos pensées, non des creatures aussi parfaites ou plus parfaites que nous, comme les Anges, ou d’autres Intelligences d’un ordre égal, ou superieur au leur : mais Ia matiere diversifiée par fa figure, par son mouvement, par son repos & par l’arrangement de ses parties, c’est-à-dire, le sujet du monde que nous conçevons, qui est Ie moins capable de perfection.

Que si Dieu a permis, que les hommes revêtissent les choses exterieures de leurs propres perfections, ç’a été avec une précaution, qui nous empéche de les prendre pour l’objet de nôtre adoration. Car prénes garde qu’il a attaché les sentimens de l’homme les plus vifs, & ceux par conséquent, qui enferment Ie plus de perfection, aux parties de la matiere que nos sens même nous réprésentent comme les moins parfaites. Ce qui Ie chatoüille Ie plus, est ce qui l’abaisse davantage. Le vif sentiment de son excellence est joint avec les plus grandes marques de son abaissement. Car ne doutés point que le plaisir ne soit quelque chose de divin, & qu’il ne fasse au fond un trés grand caractere de l’excellence de l’homme. D’où vient donc, que ce plaisir est plus grand, à proportion qu’il est attaché a des objets plus bas, & cela d’une maniere si sensible, que les idées même confuses suffïisent pour nous le montrer ? C’est que Dieu a voulu nous empécher de prendre pour l’objet de nótre adoration les choses exterieures, voyant combien nous serions portés à les aymer par le plaislr, dont elles sont l’occasion, en nous faisant voir que celles qui nous flatent davantage, sont celles qui meritent Ie plus nôtre mépris.

Allons plus Ioin, Dieu n’a point voulu se manifester sous une forme visible. Il defend de faire aucune representation corporelle de luy. Tu ne te feras aucune image taillée, ni aucune ressemblance des choses qui sont au ciel ou en la terre, &c. Et il apuye cette défense sur cette remarque importante. Souvien toy que lors que tu étois en Horeb ; tu entendis une voix : mais que tu ne vis point de ressemblance c’est pourquoy vous prendres garde sur vos ames, &c.

C’est que les sens nous répresentent toûjours un objet sous une forme determinée, un arbre nous paroit toûjours un arbre, la terre la terre, Ie ciet Ie ciel, ce qui emporte une perfection limitée, renfermée dans une seule idée, & distinguée de toute autre. Or comme Dieu enferme toutes les perfections, & qu’il n’est pas vray de dire, qu’il soit tellement une chose, qu’il ne soit point l’autre, puis qu’il contient éminemment toute la gloire & toute la perfection qui peut estre conçüe, il s’ensuit que nos sens nous Ie répresenteroient sous une idee trés fausse, s’il leur étoit permis de nous Ie représenter.

Les objets des sens sont plus nobles qu’on ne s’imagine communément. Car ils font revetus des qualités spirituelles de nôtre ame, qui sont ses sentimens ; & quoy que nôtre imagination se trompe dans l’idée confuse qu’elle en a, cette erreur fait honneur à la matiere, & elle n’est d’aucun inconvenient : mais il n’en seroit pas de même, si Dieu dévenant l’objet de nos sens, nous venions à confondre les sentimens de nôtre ame avec les perfections de cet Estre tout parfait ; car il arriveroit alors, & que nous serions coupables d’impieté, en ayant de Dieu une idéé, qui ne convient proprément qu’à nous-mêmes, & que nous serions coupables d’idolâtrie, en transportant dans l’objet de nôtre adoration, nos propres sentimens.

Ainsi on peut dire que, lors que Dieu n’a point voulu se rendre présent à nos sens, il a eu principalement dessein de nous defendre de l’idolâtrie & de nous mettre en état de Ie glorifier par la recherche naturelle, que nôtre esprit fait de ses perfections. Ce que nous tâcherons d’expliquer ici avec un peu plus d’étendüe, à cause de l’importance de la matiere.

Nous ne sommes point du sentiment de Mr.Descartes, qui à creu que tous les hommes en venant au monde, avoient une idée de Dieu naturellement imprimée dans leur esprit. Ce sentiment à la verité nous paroîtroit bien commode & d’un grand usage dans la Morale & dans la Theologie ; mais à quoy sert-il qu’il nous paroisse commode, si nous ne pouvons nous persuader qu’il soit veritable ?

Pour dire ce que nous pensons là-dessus, il faut que nous partagions nos connoissances en quatre especes selon la division reçüe dans l’école, qui sont Ia simple Apprehension, Ie Jugement, Ie Raisonnement & Ia Methode. La methode assemble ptusieurs raisonnemens, le raisonnement plusieurs jugemens, Ie jugement plusieurs idées. Ainsi on peut dire que ces dernieres sont les premiers élemens, auxquels nos connoissances se réduisent.

Ces idées font encore de deux ordres, les unes sont simples & les autres composées. L’idée simple c’est celle qui n’est point composée de plusieurs autres. L’idéé composée, c’est celle qui enferme plusieurs idées simples. L’idée de l’être, celle de la substance, celle du corps, celle de Ia pensée sont des idées simples. L’idée d’un batiment, d’une Republique &c. font des idées composées. Ainsi comme toutes les autres connoissances se réduisent aux idées, il est vray de dire aussi que toutes les idées se réduisent aux idées simples qui font, comme les élemens & les materiaux, dont toutes les autres sont composées.

Les idées simples sont encore de deux ordres, les idées de sentiment & les idées de précision. J’expliqueray les termes. Les idées de sentiment sont les idées qui nous representent quelque sentiment de nôtre ame, ou des objets revetus de ce sentiment. L’idée du feu est une idée de sentiment. Elle me répresente un corps revetu à peu prés de ce que je sens, lors que je m’approche de luy. Les idées des choses que nous aperçevons, ou que nous avons aperçües par les sens, font manifestement de cet ordre. Les idées de précision sont les idées generales quel’ame a des choses, lors qu’elle les conçoit sous des notions communes ; ainsi l’idée de l’être est une idée de précision parce qu’elle ne répresente à nôtre ame, que l’attribut general dans lequel toutes les choses qui existent, conviennent. On doit dire la même chose de l’idée de substance, de perfection, d’être parfait &c.

Les idées de sentiment se reduisent à deux ordres, le premier comprend celles que nous avons à l’occasion des corps qui frapent l’organe de nos sentimens. On se trompe sans doute lors qu’on s’imagine que nous n’apercevons alors que des qualités corporelles, dans les choses qui nous environnent. Car ces qualités que nôtre imagination leur attribüe étant nos propres sentimens, on ne peut douter, que ce ne soient des qualités spirituelles ; & je ne sçay si l’on ne peut point dire sans avancer un trop grand paradoxe, que les sens ne nous répresentent pas moins nous-mêmes, que les choses qui sont autour de nous. Le second ordre des idées de sentiment sont les idées spirituelles que nous avons de la pensée, du doute & du raisonnement lors que nous connoissons que nous pensons, que nous doutons & que nous raisonnons &c. Car on peut dire qu’il est impossible de penser, sans s’aperçevoir que l’on pense par le sentiment même de la pensée.

Il ne faut pas s’imaginer comme sont les esprits foibles que les idées de précision, pour s’appeller abstraites & pour s’éloigner des idées de sentiment, enferment moins de realité & de verité que les autres ; & il suffit de remarquer au contraire, que sans le secours des idees nous n’aurions que l’idée de nous-mêmes ; & qu’ainsi nous ne connoîtrions point les choses qui sont hors de nous.

Aprés avoir fait toutes ces observations, je considere l’idée de Dieu, & j’examine de quoy elle est composée ; il est certain qu’elle ne l’est que des idées de sentiment, ou des idées abstraites, ou des unes & des autres confondües ensemble. S’il entre dans cette idée des idées de sentiment, & que ce soient des idees corporelles, cette idée est fausse & imparfaite, & il faut Ie corriger par l’ordre de Dieu même. A qui me feriès vous semblable ma main n’a-t-elle pas fait toutes ces choses ? Que si l’on s’arreste aux idées de sentiment spirituelles, pour les faire entrer dans l’idée de Dieu, on ne fait encore que revétir Dieu des sentimens & des qualités de son esprit, sçavoir de la pensée, de l’intelligence, de la bonté & de la sagesse qu’on a trouvées en soi. Que si l’on se represente Dieu comme un être parfait ; voila des idées abstraites, qui viennent au secours des idées de sentiment. Car l’idée de l’être tout parfait n’est pas une idée, qui enferme actuellement & distinctement toutes les perfections. On ne peut point dire toutes les perfections, là où il y a infinité de perfections. Si nous avions une idée qui nous representât particulierement & distinctement cette infinité de perfections, qui sont dans l’être supreme, nous connoîtrions Dieu, comme Dieu se connoit luy même, & nôtre entendement seroit capable de voir l’infini tout à la fois ; ce qui est extremément éloigné de sa portée & de sa condition. Qu’est-ce donc que l’idée de l’être tout parfait ? c’est une idée composée par l’intelligence, étendüe par l’esprit, accommodée par l’entendement, & composée de divers raisonnemens d’une intelligence, qui voyant que Dieu a necessairement cette perfection, & encore cet autre qu’il ne manque d’aucune, qu’il n’en sauroit manquer, se forme une idée de perfection infinie, en niant qu’elle ayt aucunes bornes.

Ainsi l’idée de Dieu est formée de certains materiaux, que nous trouvons en nous mêmes, d’être, de substance, d’esprit, d’intelligence, de sagesse, de bonté &c. ; mais pour faire une idée propre à Dieu & qui ne puisse convenir à aucun autre, il faut que cette idée reçoive toute la perfection du raisonnement.

Il est vray que cette idée, pour estre aquise par le raisonnement, n’en est pas moins naturelle, puis qu’il est impossible à l’homme qui fait un legitime usage de sa raison, de ne pas l’avoir dans l’idée distincte ; je ne peus considerer la dépendance qui est entre les actes de mon ame & les choses exterieures, sans reconnoître lexistence de Dieu. En effet puis que la matiere, ni son mouvement, ni l’arrangement de ses parties, ni leur dispersion ni leur choq, ni leur figure n’ont aucun raport avec les sentimens de mon esprit, & que d’ailleurs l’esprit n’a pû, ni voulu attacher ses actes à ces choses exterieures, puis que sa misere consiste dans les sentimens facheux, que ces choses existent malgré luy, il est évident qu’il faut recourir à un être plus puissant que nous, qui ayt fait cette dependance & cette union, & a l’égard de l’idée confuse elle assemble toutes les perfections du monde pour les raporter à Dieu comme à leur principe, qui les contient éminemment.

Je say bien que s’il y avoit quelqu’une de nos idées, qui fût imprimée naturellement, ce devroit être celle de l’être tout parfait : mais enfin la raison & l’experience ne nous permettent point de Ie penser. C’est Ie caractere des choses naturelles d’estre uniformes, & de se ressembler dans tous les sujets où elles se trouvent. Le plaisir, la joye, la douleur, la crainte, le desir sont des mouvemens qu’on peut concevoir comme naturels, parce qu’ils sont les mêmes dans tous les hommes du monde au lieu que l’idée de Dieu est diverse selon la diversité des sujets, où elle se trouve &c. Car en quoy l’ldolâtrie des Gentils consistoit-elle ? si ce n’est en ce que ces hommes abandonnés aux tenebres de leur corruption s’imaginoient un Jupiter qui avoit l’empire du CieI, mais on pas celuy des Enfers : qui pouvoit commander aux hommes, mais non pas au destin. Le Dieu de la guerre selon eux n’étoit point celuy de l’éloquence. Ils séparoient ces deux qualités, pour les attribuer à des sujets différens. La justice convenoit à l’un, la beauté à l’autre &c. Bien loin d’assembler toutes les perfections pour les attribuer à Dieu, leur superstition consistoit essentiellement à les separer.

Et prenés garde que si la Superstition & l’Idolâtrie consistent à n’avoir point l’idée de l’être tout parfait, ou à détruire cette idée lors qu’on l’a reçûë, les vices & la corruption de l’homme consistent essentiellement à ne rendre point à Dieu, ce que cette idée veut qu’on luy rende. Le blaspheme & l’impieté la détruisent, en attribuant à Dieu des vices trés opposés à sa nature sainte. L’incredulité doute de sa verité ; la défiance, de sa providence & de sa bonté ; l’ingratitude, de ses bienfaits ; la vengeance, de sa justice &c.

Quoy que dans l’Ecriture en general, ni dans le Decalogue en particulier Dieu ne soit point défini en termes exprés & formels, l’Etre tout parfait, on peut dire que si les termes n’y sont point, la chose y est si évidemment, qu’il n’est pas possible de pouvoir la contester. Car pourquoy est ce que l’Auteur de la Genese a fait le Catalogue de toutes les creatures, & nous fait voir que Dieu les a produites toutes par sa simple volonté ? si ce n’est pour nous convaincre que Dieu renferme toutes les perfections, puis qu’il est la source de tous les êtres ; & pourquoy Dieu s’écrie-t-il par la bouche des Prophetes : A qui me feriés vous semblable. Ma main n’a-t-elle pas fait toutes ces choses ? si ce n’est pour nous dire, qu’une essence qui a fait toutes choses, & qui renferme par conséquent toutes les perfections, ne peut estre representée par une image, ou par une forme déterminée.

Et c’est sans doute la raison pour laquelle Dieu n’a point voulu qu’on representât son essence par aucune image corporelle. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que dans Ie même temps que Ie Legislateur défend de faire aucune representation corporelle de Dieu, l’Ecriture ne fait aucune difficulté de Ie peindre à nôtre imagination par des idées corporelles. Cherchons-en la raison.

Il est certain que nos sens nous representent les objets sous une forme limitée & determinée, & que l’imagination a une espece d’infinité dans ses actes, qui luy fait assembler, quand bon luy semble, une varieté infinie d’images pour nous representer un même objet. Si donc les sens nous representoient Dieu, ils nous tromperoient ; car nous le representant sous une forme particuliere, incompatible avec toute autre, ils nous diroient qu’il a cette perfection : & non pas celle-là. S’il étoit représenté, par exemple, comme un homme, il ne le seroit point comme un astre. S’il étoit peint comme un astre, il ne le seroit point comme un homme : mais l’imagination se servant tantôt d’un homme, tantôt d’un astre, tantôt de la lumiere, tantôt des tourbillons & entassant un nombre infini d’images que le raisonnement corrige & purifie en suite, elle nous represente par cette varieté sans fin d’idées differentes un sujet qui n’a aucune perfection limitée.

C’est pour cela même que Dieu a voulu se manifester à la raison & à l’intelligence, qui n’ayant point d’idée particuliere simple, qui nous represente Dieu, peut se servir & d’une infinité d’idées, qu’elle considere successivement, & d’une infinité de raisonnemens, qui purifient & étendent ces idées, pour nous representer en quelque sorte & autant que nous en sommes capables les perfections infinies de Dieu. Et c’est pour la même raison encore, que Dieu a voulu se communiquer & se faire sentir au cœur de l’homme. Car comme celui-cy desir sans bornes, il peut chercher Ie Souverain bien par cette succession infinie de desirs & d’affections, comme l’imagination & l’esprit le cherchent par la succession infinie d’idées & de raisonnemens ; Dieu ayant mis une espece d’infinité dans l’imagination, dans l’esprit & dans le cœur de l’homme, afin que I’homme fût capable de chercher l’infinité de Dieu.

Il faut avouer que la connoissance de nôtre dignité naturelle nous sert excellement, pour nous défendre de cette basse superstition, qui confond I’objet de nos sens avec celui de nôtre adoration. Tout homme raisonnable doit avoir honte de se prosterner devant des Divinités mortes & insensibles ; mais particulierement l’homme immortel. Et il n’est pas difficile de montrer, que c’est principalement Ie sentiment de nôtre immortalité, qui nous met en état d’observer les autres preceptes du Decalogue. Il est ordinaire aux hommes qui mesurent le bien & le mal de Ieur condition par raport à la courte durée de cette vie, de s’abondonner aux murmures & aux blasphemes contre Dieu lors qu’ils esperent plus rien dans ce monde, comme cela paroît par l’exemple des Israëlites craignant de mourir dans le desert : mais il est naturel que l’homme immortel respecte cet adorable Auteur de son être, qui doit être pour lui une source de vie aprés la mort.

Un homme qui ne croit durer que quelques années, cherche à profiter du temps & de la vie, pour goûter Ie plaisir : mais l’homme qui se sent fait pour l’Eternité, croit ne pouvoir faire un meilleur usage du temps, que de l’employer dans Ie commerce de la pieté.

L’homme immortel s’aquite également bien des devoirs de sujet & de superieur. Une dependance temporelle n’afflige point son cœur, & un empire qui finit n’enfle pas aussi son ame. Exempt des mortifications de l’obeïssance & des fiertés du commandement par le sentiment de son immortalité, il porte une ame égale par tout, & rien ne l’empéche de s’élever dans l’obeïssance, qui le soûmet, & de s’humilier dans l’authorité, qui l’éleve.

Enfin il est aisé de comprendre, qu’un homme qui se regarde dans les rélations éternelles, qu’il a avec son prochain, est bien éloigné de vouloir luy faire tort en luy ôtant son bien, son honneur & sa vie ; & que les biens du monde qui perissent, ne luy paroissent point assez considerables pour être l’objet principal de ses affections.


CHAP. VI.

Où l’on montre l’étendüe de la loy Natuelle, en la considerant dans l’Evangile & par raport à l’homme immortel.


S I la loy de Moïse étoit la loy Naturelle, accommodée à l’état de l’homme mortel & à l’état des Israëlites en particulier : l’Evangile est la loy Naturelle accommodée à l’état & aux relations de l’homme immortel.

Cela paroit assés par le different genie des deux Economies ; sous l’Economie de la loy, Dieu ne semble se manifester, que pour fendre les murs, ouvrir les abymes de la terre, embraser les montagnes & faire descendre le feu du Ciel, pour menacer le corps de ses jugements, ou pour executer les arrêts de sa justice sur la nature perissable : mais sous la nouvelle Dispensation de la grace, on voit des hommes animés de l’esprit de Dieu, mépriser l’injure des Elemens & la persecution des hommes, souffrir avec autant de constance, que s’ils souffroient dans un corps emprunté, transportés de joye au millieu du feu qui les consume, & triomphant de voir dissoudre ce composé, que les autres hommes conservent si précieusement, parce qu’ils sont soûtenus par l’idée de l’éternité, que la misericorde de Dieu leur a fait distinctement connoître.

Ce n’est pas que Ia loy de Moïse n’enferme quelque égard & quelque raport à l’éternité. Car cette loy avoit du moins l’ombre des biens avenir : on ne peut pas disconvenir aussi que l’Evangile ne supose les idées de la bassesse & de la mortalité de l’homme ; car il renferme tous nos remedes & toutes nos consolations à cet égard : mais ce qu’il y a de vray, c’est que la loy de Moïse regarde directement la vie presente & indirectement l’éternité, au lieu que l’Evangile regarde l’éternité comme son objet principal & indirectement la vie presente. Pour la nature elle se trouve également dans l’une & l’autre Economie. L’Evangeile est caché dans la Nature, la Nature est chachée dans l’Evangile, s’il est permis de parler ainsi mais il faut entendre ici la nature immortelle ; & c’est par là qu’on trouvera Ie denoüement de quelques difficultés qui pouroient faire de la peine.

En effet il semble qu’il est contre la nature d’aymer ses ennemis, de regarder l’adversité comme un bien, & les afflictions comme un sujet de joye & de ceder à l’injustice en luy donnant ce qu’elle demande & même plus qu’elle ne demandoit, qui sont les maximes de l’Evangile.

J’avoüe que tout cela est contre Ie sentiment de la nature perissable qui mesure tout par raport a la vie presente : mais il s’en faut bien, que cela ne soit contre les interêts de la nature immortelle, qui conte pour rien Ie temps & fait tout dans les veües de l’éternité.

Nos ennemis sont un ostacle à l’établissement de nôtre fortune dans Ie monde : mais il n’y a que la haine que nous pouvons avoir contre eux, qui soit un obstacle à nôtre salut ; & c’est ce dernier que considere l’homme immortel. Il méprise ces petites raisons de haïr, que la cupidité represente à nôtre cœur, regarde les relations éternelles, que nous avons avec les autres, en Dieu qui est nôtre Pere commun, comme de trés puissans motifs de l’amour, que nous devons avoir pour nôtre prochain.

L’abondance & la prosperité charment un cœur qui a renfermé dans le monde qui perit, ses esperances & ses prétensions : mais l’homme immortel y trouve d’autant plus de sujet de crainte qu’il y a plus de sentiment. Il apprehende ces biens imaginaires, qui nous occupent & ne nous rempIissent pas ces sentimens vifs qui sont un obstacle à la connoissance de ses veritables interêts. Il regarde la prosperité comme le regne des passions, qui nous seduisent. Il est persuadé que les afflictions, en nous ôtant ces sentimens agreables, ne font que chasser une infinité d’imposteurs de nôtre ame.

Il n’estime pas aussi que les biens du monde meritent nôtre envie, & de nous faire entrer en concurrence les uns avec les autres ; sur tout lors que la Religion luy persuade de ces haines & ces contestations, qui naïssent à l’occasion du monde corruptible, peuvent luy faire un préjudice éternel. C’est pourquoy si Ie droit de l’homme est de demander ce que luy appartient, Dieu ayant établi pour cela des tribunaux dans la societé, laquelle ne seroit qu’une union de brigans, & une succession de meurtres & de crimes sans l’exercice de la justice, cependant la prudence de l’homme immortel ne luy permet point d’exiger ses droits avec rigueur, lors qu’il y a la moindre probabilité qu’il pourroit faire par là tort aux interêts de son ame. D’où l’on peut conclure que la morale de l’Évangile n’est que l’expression du cœur de l’homme immortel : mais on aura lieu de parler de cela ailleurs.

Nous avons veu que les perfections de l’homme roulent sur son immortalité, qui seule le rend capable de bonheur. Nous venons de voir que c’est cette immortalité qui fait l’étendüe de nos devoirs & de nos obligations. Nous allons montrer que c’est elle encore qui fait la force de nôtre ame, ou le poids qui peut nous déterminer à bien agir.


CHAP. VII.

Des forces morales de l’homme, ou des motifs qu’il trouve en luy même, pour se déterminer dans ses actions.


S I Dieu avoit été ennemi de l’homme, il auroit attaché de la douleur à tous les objets auxquels il luy a plu d’attacher du plaisir ; l’un luy étoit aussi facile que l’autre ; & alors l’homme auroit été ennemy de soy-même, au lieu qu’il s’ayme naturellement.

Car il faut par un enchainement essentiel des choses, que celuy, qui sent de la douleur, la haïsse & si cette douleur est constante & inseparable, qu’il haïsse son être propre, sachant bien que le sentiment de cette douleur ne seroit point sans son existence. Ainsi il n’est rien de si aisé que de concevoir que les esprits condamnés se haïssent dans le lieu de leur supplice, & que si l’amour propre dans ce monde a été la source de leur corruption, la haine d’eux mêmes devient en suite l’instrument de leur supplice. On conçoit encore que l’on ne peut sentir le plaisir sans aymer ce plaisir qu’on sent, & sans souhaiter la conservation de ce soy-même qui en est le sujet. Le plaisir fait qu’on ayme son existence ; parce que sans cette existence, ce plaisir ne sauroit subsister. De la il s’ensuit qu’il dépendoit de Dieu, en formant l’homme, de faire que celui-cy s’aymât, ou ne s’aymât point, puis qu’il dépendoit de luy d’attacher, ou de n’attacher point du plaisir à certains objets.

Ainsi l’amour de nous mêmes en soy est un penchant naturel. C’est la nature qui nous fait aymer le plaisir & haïr la douleur, & par conséquent c’est la nature qui fait que nous nous aymons. Cette inclination n’attend donc pas les réflexions de nôtre esprit pour naître dans nôtre ame ; elle précede tous nos raisonnemens. Les Stoiciens ont merité la moquerie de tous les siecles, s’ils ont eu les sentimens qu’on, leur attribüe. Ils ont prétendu, que l’homme fût sage en cessant d’être homme. C’étoit déja une grande extravagance : mais ils ne manquoient pas moins, en ce qu’ils concevoient quelque force de soiblesse & de bassesse dans ce qu’il y a de plus naturel dans nôtre cœur.

L’amour de nous-mêmes est en second lieu un penchant tout divin dans son origine, nous ne nous aymons, que parce que Dieu nous a aymés. Nous nous haïrions nous-mêmes si Dieu nous avoit haïs. Il n’y a donc pas de raison à décrier tout ce que l’amour de nous-mêmes nous fait faire ; comme si c’étoient autant de foiblesses ou autant de crimes, selon la Morale dangereuse de quelques uns, qui ont prétendu anéantir l’excellence de toutes les vertus, sur ce principe qu’elles sortoient toutes du sein de l’amour de soy-même & qu’il n’y en avoit point, qui n’eussent un bien interessé ; mauvaise conséquence, puis que l’amour de soy-même est un penchant d’une source toute celeste & divine. L’amour de nous-mêmes est enfin un penchant necessaire. Il ne faut donc point s’imaginer que nôtre ame soit indifferente à se porter, ou à ne se porter point vers ce qu’elle juge qui luy est avantageux. Ces indifferences du libre arbitre sont des songes de gens, qui n’ont pas assés étudié la nature, ou qui ne veulent point se connoître eux-mêmes.

Au reste Dieu à trouvé bon de meller la connoissance & le sentiment, afin que celle-ìà réglât celui-cy, & que celui-cy fixât celle-là. S’il n’y avoit que de la raison en l’homme, nous nous égarerions dans nos pensées & nous nous dissiperions en vaines speculations, nous attachant à connoître toute autre chose que ce qui nous importeroit. Le sentiment est donc destiné à fixer cette intelligence, & à l’appliquer principalement à des objets qui l’interessent. S’il n’y avoit que du sentiment en l’homme, il pourroit avoir des penchans & des désirs, tels que ce sentiment les feroit naître : mais il manqueroit de lumiere & de guide, pour trouver les choses auxquelles ces désirs se portent naturellement ; & l’amour de la volupté étant aveugle & mal dirigé, le feroit tomber dans toute sorte de précipices. La raison est donc destinée à regler le sentiment.

La raison est le conseiller de l’ame, le sentiment est comme sa force ou le poids, qui la détermine, & cette force est plus grande ou plus petite selon les differences de ce sentiment. Dans la comparaison que nous en faisons, l’ame considere non seulement ce qui luy donne du plaisir dans ce moment : mais encore ce qui peut luy en donner dans la suite. Elle compare le plaisir avec la douleur, le bien présent avec le bien éloigné, le bien qu’elle espere avec les dangers qu’il faut essuyer, & se détermine selon l’instruction qu’elle reçoit dans ces differentes recherches ; sa liberté n’estant pour ainsi dire, que l’etendüe de ses connoissances, & le pouvoir qu’elle a de ne point choisir qu’aprés avoir tout examiné.

Cela étant il est aisé de juger, que c’est l’utilité présente, qui consiste dans un sentiment de plaisir, ou l’utilité avenir, qui consiste dans tout ce qui peut nous donner de la joye ou nous rendre heureux, ou conserver nôtre bonheur en nous conservant nous-mêmes, qui fait toute la force que nôtre ame a pour se déterminer dans ses desseins ou dans sa conduite.

Cette force est bien petite, lors que vous la renfermés dans le cercle des objets du monde. La force que nous avons humainement, pour nous empécher d’être avares, consistera dans la crainte de faire tort à nôtre honneur par les bassesses de l’interest ; la force que nous avons pour nous empécher d’être prodigue, consistera dans la crainte de ruïner nos affaires, lors que nous aspirons à nous faire estimer des autres par nos liberalités. La crainte des maladies nous fera résister aux tentations de la volupté. L’amour propre nous rendra moderés & circonspects, & par orgueil nous paroîtrons humbles & modestes. Mais ce n’est là que passer d’un vice à un autre. Pour donner à nôtre ame la force de s’élever au dessus d’une foiblesse sans rétomber dans une autre, il faut la faire agir par des motifs, qui ne soient point pris du monde. Les veües du temps peuvent la faire passer de déreglement en déreglement : mais la veüe de l’éternité seule enferme des motifs propres à l’élever au dessus de toutes les foiblesses. Il n’y a que cet objet qui touche & qui sanctifie, parcequ’il n’y a que Iuy, qui nous mette dans une situation assés haute pour rénoncer au monde en tous sens. On a veu des Predicateurs d’une sublime éloquence ne faire aucun effet, parce qu’ils ne savoient point interesser, comme il faut, la nature immortelle ; & on en a veu au-contraire d’un talent fort mediocre toucher tout le monde par des discours sans art, parce qu’ils alloient au but & qu’ils prenoient les hommes par les motifs de l’éternité ; motifs qui répetés en cent manieres & quelque fois assés grossierement gagnoient les ames les plus éclairées, parce qu’ils les prenent par ce qu’il y a de plus grand en elles, & de plus considerable dans tous les objets exterieurs. Les motifs du temps n’ont qu’une force bornée : mais les motifs de l’éternité sont comme une force infinie, qui n’est suspendüe que par nôtre corruption,

Delà il s’ensuit que comme l’amour de soy-même est la source generale des motifs, qui déterminent nôtre cœur, c’est l’amour de soy-même, entant qu’il se tourne vers l’éternité, qui fait toute la force que nous avons pour nous élever au dessus du monde.

Il n’y a point de meilleur moyen de justifier cette derniere verité que de voir ce que peut en nous le sentiment de nôtre immortalité, quelle influence il a sur nos mouvemens & sur nos actions, & de quel usage il est dans nôtre cœur. C’est ce que nous allons examiner avec quelque étendüe.


CHAP. VIII.

Où l’on explique ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur notre cœur.


I L est certain que c’est delà que nous voyons sortir tout ce qui nous console, qui nous éleve & qui nous satisfait.

Nous ne trouvons que dans l’idée & le sentiment de nôtre immortalité, de veritables & de solides consolations contre les frayeurs de la mort, comme il est aisé de le faire voir en considerant cet objet par tous ses côtés.

L’idée de la mort enferme six autres, qui sont une idée d’Abandon, une idée de Necessité, une idée de Solitude, une idée de Destruction, une idée de Jugément & une idée de Misere. L’idée d’Abandon nous dit que nous abandonnons tout, & que tout nous abandonne. Cette idée afflige l’amour propre, parce qu’elle luy fait voir ses attachemens rompus. Il voit le temps présent perdu pour luy, & le rideau est tiré sur l’avenir ; & j’avoüe aussi qu’un homme, a de trés justes sujets d’allarme, jusqu’à ce que le rideau soit comme levé par la répentance, & qu’il puisse s’assurer de la remission de ses pechés, sans laquelle ni dans la vie ni dans la mort l’homme ne peut recevoir de consolation ; mais quand il a fait sa paix avec son Dieu, ce qu’il peut connoître par l’état de son cœur & le sentiment de sa conscience, il doit certainement avoir d’autres idées de la mort. Ce qu’il régrete est peu de chose, s’il le compare non seulement avec la glorieuse éternité que l’Evangile luy promet : mais encore avec son excellence naturelle. Il a dû s’étonner qu’un esprit, qui par les plus inviolables penchans de sa nature vole vers l’infini, s’occupât si long temps des bagatelles de cette vie ; & l’on peut dire sans hyperbole à cet esprit que s’il a perdu quelque chose, c’est la vie & non pas la mort à laquelle il doit s’en prendre. La vie luy a fait perdre beaucoup de choses précieuses, sa sainteté, les sentimens de l’amour de Dieu &c. Et ne luy a donné pour son dédommagement, que des apparences : mais la mort le dédommagera avantageusement pourveu qu’il meure au Seigneur.

Nous perdons tous nos cinq Sens par la mort, sur quoy l’amour propre trouve, que si c’est une grande affliction à un homme de perdre la veüe, ou l’ouïe, c’en est une plus grande de perdre tous ses sens à la fois : mais l’amour propre se méprend, non seulement nous ne perdons point nos cinq sens : mais il est certain que nous n’en perdons pas un seul réellement. Nous ne devenons point incapables de voir, d’oüir & de parler. Ce n’est pas la nature des choses : mais la libre institution de Dieu qui avoit attaché ces sentimens de nôtre ame aux organes de nôtre corps, avec lesquels ils n’avoient pas naturellement plus de raport qu’avec la matiere, qui est cachée au centre de la terre, de quelque prejugé que les hommes se remplissent à cet égard. Diroit-on qu’un homme, a perdu la veüe auquel Dieu auroit changé l’ordre naturel de ses facultés d’une telle force, qu’il eût ordonné que ses yeux ne seroient point plus privilegiés que le reste & que toutes les autres parties de son corps seroient capable de voir : C’est l’idée d’un homme qui par la mort perd une maniere de sentir & qui voit remplir ce fond infini de sensibilité qui est naturellement en luy.

Ces pertes que la nature préocupée s’imagine faire par la mort luy font d’autant plus sensibles, que la nécessité luy est imposée de les faire, & une necessité fatale à laquelle personne ne peut résister. Les hommes ont de tout temps regardé cette necessité comme une affreuse misere. Le penchant déreglé qu’ils ont d’aymer plus ardemment les choses à mesure qu’elles sont défendues, ce qui a fait dire à quelqu’un, define vitia irritare, vetando, augmente l’amour qu’ils ont pour la vie, par l’impossibilité ou ils se trouvent d’en étendre les limites, & leur fait régarder la mort avec plus d’horreur, par l’impossibilité ou ils se trouvent de l’éviter. Mais si la sagesse de Dieu avoit imposée aux hommes la necessité de vivre, comme elle leur a imposée la necessité de mourir, on peut presques assurer qu’avec le temps ils s’affligeroient de leur immortalité, comme ils s’affligent d’être mortels. La necessité de mourir leur fait faire plus d’attention aux agrémens de la vie, qu’aux maux dont elle est traversée. Mais alors la necessité de vivre leur feroit faire une plus grande attention aux maux de la vie qu’à ses agrémens.

Nôtre ame doit assûrément à l’accoûtumance & à ses préjugés une bonne partie de la répugnance qu’elle a à quitter le corps. Pour le voir il ne faut que faire reflexion sur sa vie passée, en ramasser tous les agrémens, & se demander à soy-même, si tout cela vaut la peine que l’on regrette le passé. Que s’il plaisoit à l’Auteur de la nature, de faire d’un côté trés distinctement connoître à un esprit, qui est formé pour animer un corps, la dignité & les perfections de la nature, la grandeur de sa fin, & la noblesse de son origine ; & que de l’autre on lui apprît distinctement toutes les foiblesses, & toutes les dépendances basses & douloureuses, qu’il va épouser en épousant ce corps, n’est-il pas vrai que ce que vous nommez les premiers momens de sa vie, lui paroîtroient les premiers instans de sa mort ? Aussi a-t-il été neccessaire pour cette raison, que les sentimens confus de la nature, qui nous attachent à la vie, precedassent les idées distinctes qui sont assés propres en elles mêmes à nous en détacher, & que les premiers eussent naturellement plus de force que les autres. Car quoique Dieu ne veüille pas que nous nous attachions à la vie avec excez, l’Auteur de la nature a dû nous interesser dans la conservation de la nature corporelle, sans laquelle il n’y auroit point de Société.

La mort a deux faces tres-differentes l’une ne de l’autre, & même tres-opposées, selon qu’on la considere par raport à l’ame. Car on peut dire que la vie & la mort font chacune l’abaiffement & la gloire de l’homme. La vie fait la gloire du corps & l’abaissement de notre ame. C’est par la vie que le corps s’étend jufqu’à la juste & naturelle proportion de ses parties. La vie lui donne de la santé, de la force, de l’agilité, de la beauté, de l’adresse, & fait en un mot toutes ses perfections. Mais la vie fait l’abaissement de notre ame. Elle l’attache à des objets qui n’ont aucun raport avec son excellence naturelle. Elle fait que cet esprit s’occupe des plus petites affaires, & se renferme dans un ménage, dans un champ, dans une vigne, dans les besoins du corps les plus bas ; comme si cet esprit immortel n’étoit fait, que pour prolonger pour quelques momens la durée de cette fragile machine à laquelle il est attaché.

Si la vie fait la gloire du corps & l’abaissement de l’esprit, on peut dire que la mort fait la gloire de l’esprit & l’abaissement du corps. Le corps tombe ; mais l’esprit se releve. Le corps diminue & se reduit à un peu de poussiere avec le temps : mais l’esprit s’étend, comme une sphère divine, qui devient plus grande à mesure qu’elle aproche de Dieu. Le corps perd le mouvement qu’il avoit, l’esprit acquiert des connoissances qu’il n’avoit point. Le corps se confond avec la terre, l’esprit se reünit avec Dieu.

L’abbaissement qui suit la mort est l’abbaissement d’une matiere insensible. Un cadavre rongé par les vers qui le dévorent ne souffre point de douleurs. Il ne sent point la mauvaise odeur qu’il exhale. Il ne s’effraye point des tenebres qui l’environnent & il ne se déplaisit point à luy-même, lors même qu’il n’est plus qu’un triste composé de chair & de boue, qu’un affreux mélange de terre & de sang, d’ossemens & de pourriture. C’est une illusion de la nature préoccupée, qui nous fait attacher nos propres sentimens aux objets qui n’en font que la simple occasion.

La matière sans vie & sans sentiment est dans son état naturel ; ce n’est pas là un abbaissement pour elle. Ce deshonneur n’est que dans nôtre imagination. Mais il n’en est pas de même de l’abbaissement où la vie nous fait descendre. Cet état n’est point naturel à un esprit comme le nôtre ; & sans doute aussi que l’Auteur de la nature ne l’y eût point abandonné sans la consideration de son péché, l’homme vivroit : mais sa vie seroit plus noble. C’est se tromper que de prétendre que la mort de l’homme commence le suplice de sa corruption. La vie a déja puni l’homme criminel par ces tristes dépendances, qui attachent les pensées, les soins, les desirs & les affections d’un esprit si grand & si noble à la conservation de cette basse argile, que nous appellons nôtre corps.

Telle est neanmoins la foiblesse de l’homme, qu’il veut sentir un abaissement qui n’est pas en luy, & ne veut point s’apercevoir d’un abaissement qui luy est propre. Il s’effraye de abbaissement imaginé & ne sauroit s’apercevoir de abbaissement veritable.

Mais enfin que le corps soit reéllement abaissé, que m’importe, si mon esprit gagne infiniment plus que mon corps
corps ne perd. Avons nous l’imagìnation si foible que de croire que nôtre bonheur est tellement attaché à certaines affaires, certaines possessions, certaines charges, certain domestique, & certain cercle de personnes avec lesquelles nous avons societé, que nous ne saurions être heureux quand nous aurons perdu toutes ces choses?

Peu s’en faut que nous n’ayons de la mort les idées qu’en ont les enfans, lors qu’ils s’imaginent de s’ennuyer dans le sepulchre, ou de n’oser demeurer tous seuls dans ces grandes tenebres. Nous nous épouvantons de nos propres fantômes, nous confondons tellement nos propres sentimens avec le tombeau qu’ils ont pour objet, que nous nous imaginons, ou peu s’en faut, trouver dans le sepulchre cette horreur qui n’existe que dans nôtre ame.

Nous ne craindrions point cette Solitude prétendüe, & cette privation apparente qui suivent la mort, si substituant les idées distinctes de la raison aux sentimens confus de la nature, nous considerions que par la mort nous ne per
perdons ni le sujet, ni la cause des plaisirs que nous pouvons avoir eu dans ce monde. Car le sujet, c’est nôtre ame qui demeure. La cause c’est Dieu qui est immortel & immuable. Ce qui fait que nous regrettons le ciel, la terre, les élemens, la societé, c’est que nous revétons toutes ces choses des sentimens agreables, que nous avons eu à leur occasion ; ne considerant pas que nous emportons avec nous les couleurs & la toile, le peintre & le pinceau, qui nous sont necessaires, pour nous faire ces peintures admirables, & que si Dieu ne nous manque, rien ne nous pourra jamais manquer.

L’idée de Destruction qui est enfermée dans la mort ne devroit pas nous faire plus de peine, que cette idée de Solitude, dont nous venons de faire voir la fausseté. Il est vray que la mort semble détruire l’homme en plusieurs manieres differentes. Elle détruit le monde à son égard, étant certain que le soleil, la lune, les étoiles, l’air, la terre, la mer, s’ils ne aneantissent point en eux mêmes, s'aneantissent en quelque que sorte pour luy, puis qu’il luy est impossible d’en faire plus aucun usage. L’homme n’est point aneanti en luy même : mais il l’est dans la nature qu’il admiroit, & qui perit pour luy ; dans la societé où il avoit ses attachemens, & qui cesse d’être à son égard ; dans son corps l’organe de ses plaisirs, qui se perd dans la poussiere du tombeau. Voyons s’il y a quelque chose de réel dans ces trois sortes de destructions.

Premierement on ne peut point dire, que les choses exterieures s’aneantissent non seulement en elles mêmes : mais encore à l’égard de leur usage. Car que savons nous, si la même institution ne subsiste point, encore qua la maniere de cette institution ne subsiste plus ? Il est vray qu’il n’y a pas beaucoup d’apparence, que nous ayons aprés nôtre mort des sensations semblables à celles que nous avons eües pendant nôtre vie. Car il n’est plus necessaire que ces sensations soient propotionées à l’état & à la conservation d’un corps, qui ne subsiste plus pour nous. Le dessein que l’Auteur de la nature a eu de nous interesser dans la conservation de ce corps, par le plaisir que les alimens nous donnent ayant cessé, on conçoit sans peine que le plaisir du goût n’est point un sentiment, qui ayt lieu aprés la mort, à moins que Dieu ne l’attache à d’autres objets pour d’autres fins ; mais il ne semble que l’oüie & la veüe n’étant pas seulement destinées à la conservation du corps : mais aussi à la recherche de tout ce qui peut nourir l’admiration & la reconnoissance, que nous avons pour le Createur, nous n’avons aucune bonne raison de croire, que ces sensations ne subsistent point aprés nôtre mort. J’avoüe que nous ne verrons point par l’ébranlement du nerf optique : mais cela n’empéche voint, que nous ne puissions voir. Car au fond qu’est ce que l’ébranlement du nerf optique a de commun avec le sentiment de la lumiere ? Ces choses n’ont naturellement aucun raport l’une avec l’autre ; & si nous voyons la lumiere & les choses visibles à l’occasion du nerf optique agité d’une certaine maniere, rien n’empêche, que nous n’ayons ces mêmes sensations à l’occasion de la matiere étherée, qui avoit accoûtumé d’ébranler le nerf optique ; ce qui peut se dire à proportion de l’oüie. Mais quand nous n’aurions point ces mêmes sensations, que nous importe, puis que nous en aurons d’autres, & même d’un ordre plus élevé. Car comme en perdant le corps, nous n’aurons perdu que ce qui nous contraignoit & nous abaissoit, nous ne devons point craindre, que nôtre esprit perde rien, en se détachant de la matiere, de la pureté & de la noblesse de ses operations.

Il n’est pas trop permis, & il est d’ailleurs assés inutile, de vouloir s’abandonner à ses conjectures sur des choses qu’il a pleu à Dieu de nous cacher : mais peut-être n’y auroit-il point trop de hardiesse à conjecturer, que comme l’abaissement de l’homme pendant sa vie consiste en ce que l’intelligence est soumise au sentiment, la gloire qui suivra la mort consistera en ce que le sentiment sera parfaitement soumis à l’intelligence. En effet présentement que l’ame est descendue du ciel en terre pour habiter dans une maiſon d’argile, il ne s’agit point d’étendre ſes veües & ſes lumieres : mais il s’agit au contraire de les reſſerer & de les borner afin qu’elle ne dédaigne pas de les employer à la conſervation du corps. Mais lors que l’ame montera de la terre vers le ciel, où il ne faudra plus qu’elle travaille à conſerver un corps : mais à glorifier Dieu, il ne s’agira plus de borner & de reſſerrer ſes connoiſſances : mais de les étendre & de les épurer, pour les rendre plus dignes de Dieu, qu’elles auront pour objet.

La ſeconde deſtruction que nous trouvons dans la mort n’eſt pas moins imaginaire. Car ſi nous voyons rompre les liens qui nous attachoient à la ſocieté, nous ne devons point croire que nous demeurions pour cela ſans attachement. La ſocieté des eſprits vaut bien celle des corps, quoy qu’en penſe la nature foible & préoccupée ; & quand nous perdrons ces yeux & ces oreilles deſtinés au commerce, que nous avons avec les hommes, nous nous conſolons puis que nous ne pouvons douter que nous n’acquerions d’autres manieres de sentir & de connoître par la force d’une autre institution proportionée à nôtre état.

Enfin j’avoüe qu’un homme qui demeure dans ce monde & qui perd les membres de son corps est à plaindre. Mais quand un homme est transporté dans un autre monde, qu’il voit une autre économie d’objets, que seroit-il de ces sens, qui ont du raport avec ce monde & qui n’en ont point avec son état. Le mal vient de ce que nous donnons trop au corps & trop peu à l’ame dans l’idée ordinaire, que nous avons de nous mêmes, au lieu qu’à suivre les idées distinctes de choses, nous ne saurions trop donner à l’esprit & trop peu à la matiere.

Et ici j’oseray hardiment avancer une maxime qui paroîtra un paradoxe assés extraordinaire ; c’est que quoy que selon l’idée confuse que nous avons de ces choses, la mort soit beaucoup plus capable de nous humilier que la vie, cependant selon l’idée distincte & dans la verité de la chose la vie est un objet plus humiliant que la mort.

La mort humilie le grand Seigneur, le Prince, le Monarque : mais la vie humilie l’homme, & c’et dire beaucoup plus. La mort nous ôte les appuys de nôtre vanité : mais la vie dans l’abaissement où elle nous réduit, suspend en nous presque tous les sentimens de nôtre veritable grandeur. La mort fait descendre le corps dans le sepulchre : mais la vie fait, pour ainsi dire, descendre nôtre ame du ciel en terre. La mort finit le commerce que nous avions avec le monde : mais la vie suspend le commerce naturel, que nous devions avoir avec Dieu & pour lequel nôtre cœur se sent fait. La mort est suivie de tenebres, de vers, de pourriture : que nous ne sentons pas : la vie est toute composée de foiblesses, de bassesses ; d’infirmités, de disgraces, lesquelles nous sentons.

Il est donc vray qu’on se préoccupe & qu’on se trompe, lors qu’on s’éfraye par les idées s’abandon, de necessité, de solitude & de destruction, qui entrent dans l’image de la mort ; mais voici en quoy l’on ne se trompe pas ; c’est lorsqu’on redoute le Jugement de Dieu, qui accompagne la mort. Car il est certain que ce jugement ne peut être que terrible à une conscience, qui se sent chargée de divers pechés ; & où est l’homme qui ne se trouve dans cet état, pour peu de reflexion qu’il fasse sur sa vie passée ? Il est vray que ce moment est redoutable, duquel on conçoit que dépend toute l’éternité : mais certainement le cœur de l’homme se fait aussi en cela diverses illusions. Il s’imagine que c’est le moment de la mort, qui est le prix de la vie éternelle ; & il ne voit pas que ce n’est pas ce moment : mais toute sa vie que Dieu demande, que ce moment n’a en soy rien qui soit plus agreable à Dieu & que toute son importance consiste simplement en ce qu’il est le dernier moment, & qu’enfin ce n’est point ce moment qui contracte avec la justice de Dieu : mais tout le temps qu’on a passé dans l’impénitence.

Le sentiment donc de nôtre immortalité, de nos perfections, & de nôtre fin s’accorderont admirablement bien, & avec les autres sentimens de la nature, & avec les principes de la Religion, que Dieu nous a donné pour nous consoler, malgré tout ce que ce Roy des épouvantemens paroit avoir d’affreux & de terrible.


CHAP. IX.

Où l’on continüe à montrer ce que peut le sentiment de nôtre immortalite sur nôtre cœur.


C Ertes l’idée de nôtre immortalité ne sauroit être trop présente à nôtre esprit pour nôtre consolation, dans ce cercle éternel des tristes objets qui nous environnent, & au milieu de ces disgraces publiques & particulières, que la severité de Dieu a diversifiées en tant de manieres, pour donner lieu à la douce varieté de ses délivrances & de ses consolations.

Que nous importe aprés tout, que nous soyons & infirmes & mortels dans nôtre corps ? Cet état ne sauroit durer. Qu’avons nous à faire de nous embarasser de soins & de prévoyances pour le court avenir de cette vie. N’avons nous pas un autre avenir, qui merite bien d’occuper principalement nôtre cœur & nôtre esprit ? En vain le monde nous menaceroit. Que peut-il faire ? On peut nous écraser : mais on ne peut nous détruire. Que le monde perisse, que la nature croule, que les élemens perissent, que nôtre corps se change en poussiere, ou en vers, ou en vapeur, qu’il descende vers la terre ou qu’il se dissipe en l’air. Les ruines du monde ne destruiront pas nôtre esprit, & ne dissoudront point ce qui n’est pas même capable de dissolution. Nous croyons être dans un corps qui est nous mêmes. Nous nous trompons. Cette argile n’est point nous, & ne le sera jamais. Dieu la rétablira avec honneur, pour servir de tabernacle à l’esprit qu’elle avoit premierement logé : mais ce ne sera plus avec la même soumission, ni avec la même dépendance. L’esprit ne suivra plus la condition du corps : mais le corps suivra autant qu’il est possible, la condition de l’esprit, & comme l’esprit s’estoit abaissé jusqu’à l’état des corps, pour fuïr Dieu, & s’attacher à la terre, le corps semblera vouloir s’élever jusqu’à l’état de l’esprit, pour quitter la terre & pour aller glorifier Dieu dans le Ciel.

Certainement on ne doit point être surpris, que l’Évangile nous console, je ne diray pas, mieux que n’avoit fait la sagesse humaine : mais encore beaucoup mieux que la Loy toute divine qu’elle étoit, en ce qu’il nous révele clairement la vie & l’immortalité, qui font les seuls objets capables de satisfaire un esprit & un cœur comme le nôtre & qu’ainsi il a des divins raports avec nous. Mais comme nous trouvons dans cet objet tout ce qui nous peut consoler dans le sentiment de tant de miseres qui nous environnent, aussi y découvre-t-on tout ce qui peut nous élever veritablement.

Le sentiment de nôtre immortalité joint à la consideration de la gloire & du bonheur, que la Religion nous promet, nous éleve plus que le monde, plus que la sagesse tant vantée des Philosophes, & même plus que les vertus que les hommes ont connues.

On y trouve la grandeur des passions, la grandeur de l’entendement qui regne sur les passions, & la grandeur de la vertu qui regle l’entendement. Je dis qu’on y trouve la grandeur des passions, & il ne faut point que cette expression choque personne, car bien que les passions soient en quelque sens de grandes foiblesses, il est certain qu’elles sont entées en quelque sorte sur les sentimens de la dignité & de la grandeur naturelle de l’homme.

La haine, la colere, les emportemens, qui sont des passions si criminelles, & qui nous rendent également contraires à l’humanité & au Christianisme, viennent si vous y prenés garde d’un sentiment de nôtre propre excellence mal dirigé & accompagné des illusions de l’amour propre, qui nous fait concevoir de l’excellence en nous, exclusivement à ceux qui nous ont offensé ; comme si nos ennemis n’étoient point des hommes aussi bien que nous. Ce qui montre que ce sentiment de nôtre excellence est dans tous les hommes, c’est que ceux là même qui ont le moins de part à l’estime des autres, ne laissent pas de s’estimer eux-mêmes & de se consoler par là de l’infamie publique. On ne prétend point ici justifier toutes les extravagances d’un homme rempli de présomption, qui se préfere à ceux à qui il doit du respect. Nullement, je say qu’il y a de l’excés & un excés criminel dans cette disposition de cœur : mais l’excés n’est peut-être point là où les hommes s’imaginent qu’il est ; & si l’on veut que j’exprime toute ma pensée ; le déreglement ne vient pas tant de ce que les hommes s’estiment trop, que de ce qu’ils ne s’estiment pas assés. Je dis qu’ils ne s’estiment pas assés eux-mêmes, parce qu’ils s’estiment préférablement aux autres hommes qui ont la même nature & les mêmes perfections. Un homme qui s’estime par les avantages exterieurs, qui le distinguent, semble renoncer par là même aux perfections de la nature humaine qui luy sont communes avec les autres. Il est dans le même état à peu prés que se trouvoit Neron, lors que pouvant se faire valoir par le caractère d’Empereur il aspiroit à la gloire de paroître bon Cocher. Certainement rien n’est si no- | ble dans l’homme que l’homme. C’est | se mépriser soy-même en quelque sor

, .que de vouloir se faire principalement valoir par les avantages, qui font la différence des conditions & la distinction des personnes dans la societé, puis que c’est renoncer à ce qu’il y a en efset de plus estimable en foy. II faut renverser ici les voyes de l’orgueil, comme l’orgueil semble vouloir renverser les voyes de la Providence ; il faut que les avantages exterieurs soient une occasion de rendre à Dieu ses hommages, & non pas une occasion de luy dérober ce qui luy apartient.

Les hommes qui peuvent se faire estimer par dessus les autres ne considèrent guere ces choses : mais quand la fortune, comme ils parlent, ou finjustice des hommes les a dépouillés de ces avantages, la nature ne leur manque point, & ne sentant plus cette grandeur imaginee qui leur venoit du dehors, ils sentent toujours leur grandeur naturelle, dont JTeftèt legitime devroit être, de

t leur faire souffrir fort indifféremment le mépris que les autres ont pour eux : mais qui par un effet de leur corruption sert á les rendre inflexibles & à jetter dans leur ame indignée des semences d’un orgueil mécontent, que la crainte fait taire : mais qui se débonde au moindre jour de paroître ; & montre que dans quelque état que les hommes se trouvent, ils ne font pas plus dociles à souffrir le mépris des plus grands que celuy des plus petits.

La grandeur a laquelle J’orgueil aspire consiste en deux choses, premierement à s’étendre, ôtensuitte à se perpetuer ; à s’etendre malgré la condition de la nature corporelle, qui est si bornée ; & à se perpetuer malgré la deitinée des choses temporelles, qui durent si peu.

II n’est pas necessaire de faire voir que nôtre vanité n’obtient point ces deux fins qu’elle se propose. Chacun le voit assés, puis qu’en étendant ses conquestes, on étend son injustice plutôt que son excellence, & que les marbres qui semblent perpetuer nôtre gloire ne font ordinairement s’éterniser nôtre vanité., Mais Mais la nature & la grâce sont plus heureuses que la corruption. La nature répand, pour ainsi dire, l’homme dans tout lunivers en attachant ses sentimens aux objets qui l’en vironnent, & faisant par là la majesté, la beauté, la magnificence & le prix de toutes les parties de lunivers, qui nous donnent le plus d’admiration. La grâce donne encore à l’homme une plus grande étendue par le commerce qu’elle luy fait avoir avec Dieu ; & à l’égard de l’imKiortalité, nous n’avons garde d’en chercher d’imaginaires, lors que nous en avons une reelle ; ni de rîous tourmenter pour vivre dans la memoire des autres hommes, êtant assurés de vivre éternellement en nous mêmes & en Dieu.

Aussi la mort deitinée de Dieu pour confondre les desseins de nôtre orgueil, ce ministre de fa Majesté & de fa justice qui luy fait une reparation si éclatante de Tinsolence que nous avions eue de vouloir nous glorifier maigré luy, ne fait que nous consirmer dans les sentimens de cette élévation de l’homme, me, qui suit la nature & que la grâce accompagne. .’’ ï!

C’est une vaine grandeur que celle qui fuit un Prince sur le trône, & qui ne m’accompagne point dans le lit Pinfirmité, qui m’environne pendant h vie & qui disparoit au moment de fa mort, qui paroit à nos yeux & qui se perd aux yeux de son esprit. Tout le monde voit en luy le maître des autres. U trouve en foy un homme qui s’ennuye, quL souffre & qui va bientôt mourir.

Je ne me revétiray donc point de biens, de richesses, de possessions, décharges, de dignités, de gloire, de savoir* deloquence, d’actions memorables, de conquestes, applaudissemens pour grossir le fantôme de l’orgucil & paroître plus grand que les autres hommes : mais j’ôteray enflûre, la grandeur for-’ cée & rétendue qui n’est point naturelle, en éloignant les objets de la cupidité, & me tenant au niveau des autres hommes j’obtiendray par ceu» humble égalité ce qu’une préference iliperbe n’auroit jamais obtenu. Je me revétiray de toutes les splendeurs du * ciel ciel & de toutes les beautés de la terre,

des biens de la grâce & des trésors de la nature, pour rendre toutes ces choies à celuy qui m’en a revétu & trouver dans cette restitution même une gloire que je n’avois pas rencontrée dans toutes mes usurpations. Je m’éleveray au dessus de toutes les choses qui m’environnent par l’idée distincte de mes persections, dont les choses du dehors ne font point capables : mais je ne monteray si haut que pour descendre plus bas en la presence de celuy, qui produit en moy toutes ces persections, & qui peut même diversifier à l’infini les ièntimens de mon excellence & de fa bonté.

L’ambition croit s’élever beaucoup & se tirer hors du pair des autres hommes, parce qu’elle nous met en état de leur commander ; & j’avoue qu’elle a raison dans le systeme de l’orgueil, qui ne mesure le prix des avantages qu’il possede, que par le degré délégation qu’ils luy procurent sur les autres.

Mais premierement il est bien certain que fautorité humaine ne donne aux

9 hom hommes aucun empire sur l’esprit de leurs semblables ; quoy que peut-êcre ils s’imaginent le contraire en posant les déferences extérieures qu’on a pour eux, déferences qui paroissent s’adresser à leur personne : mais qui, vont tout droit à leur fortune. Ceux qui en jugent le plus sainement respectent l’ordre de Dieu & les voyes de fa sagesse dans leur élévation, ils soumettent leurs corps aux Princes, parce qu’ils soumettent leurs ames à Dieu : cependant ceux qui regnent sur les corps ne regnent pas pour cela sur les ames. On les estime s’ils le meritent. On les méprise s’ils sont dignes de mépris j & on les méprise même avec d’autant plus de

chagrin contre ce qui les soumet & les abaisse ; de forte que si la crainte les oblige a respecter pour leur interest fautorité établie & si la Religion leur fait respecter l’ordre de Dieu, il ne laisse pas de demeurer dans leur cœur une secrette disposition à murmurer contre cette élévation légitime ; ce qui fait que les hommes sont si précipités & si te

plaisir, que les hommes

du

meraires meraires dans les jugemcns qu’ils font de leurs Princes, & qu’ils ne pardonnent jamais rien à leurs maîtres par la secrette aversion qu’ils ont pour la dépendance & pour le commandement. Enfin il est certain queTEmpire ne naît point d’aucune prérogative naturelle, que les uns ayent sur les autres. C’est pourquoy on a sagement établi cet u» sage d’aitacher la grandeur temporelle à U naissance, cela se fait apparemment pour ménager l’orgueil des autres hom* mes qui souffriraient trop, fì toutes les préferences qu’on est obligé de faire des autres à eux pour le bien de la societé venoient d’une préference de mérite.

II semble qu’en cela il aytplu à Dieu de prendre des mesures dans le plan de fa sagesse, pour empêcher que l’homme ne succombât aux tentations de la vaine gloire. Car il a voulu que les sentimens confus de nôtre nature attachassent la gloire dU monde à des objets exterieurs & étrangers à nôtré égard, Sc que les idées distinctes ne peussent nous

faire revenir de cette erreur, & nous apprendre que cette gloire dons la plus excellente partie d’elle-même sort de nôtre fond, sans connokre que c’est Dieu qui la produit immediatement en nous.

Nous trouvons dans le principe que nous avons établi non seulment la grandeur des pallions : mais encore celle des vertus.

II n’est pas necessaire pour le justifier d’en faire un catalogue exact. II ne faut tjue les considérer consusément comme elles se présenteront à notre imagination.

La temperance est sans doute une vertu qui éleve l’homme : mais la temperance ne peut être soutenue que par les motifs de son immortalité & du bonheur éternel auquel on aspire. J’avoue que la raison toute seule est capable de nous aprendre à ne point faire de tort à notre santé & à ne devenir point les ennemis de nous-mêmes par les excés de la débauche ; mais cette consideration ne nous mene pas bien loin, puis que intemperance ne consiste pas simplement dans les excés du plaisir j mais ausli à user moderément de la volupté désendue. Ce qui peut nous élever jusqu’à cette haute astìéte, où il faut être pour s’abstenir du plaisir illicite, c’est la consideration de l’Eternité pour laquelle nous sommes faits.

La justice qui se pratique dans le monde n’a pas une grande élévation, puis qu’on veut qu’elle ne soit autre chose qu’une crainte d’un retour Pinjustice, & que nous n’apprehendions de faire tort aux autres que par la crainte de nous en faire à nous-mêmes : Cela est bon quand un homme ne pratique la justice que dans les veiies baises & bornées de la terre : mais quand un homme est juste, parce que rempli des vastes pensées de f eternité il veut s’attacher à un intercst qui soit digne de son attachement, on peut dire qu’il est équitable, sans foiblesie, & que fa vertu est toujours semblable à elle même.

Le desinteressement passe pour un jeu de l’amour propre, qui met à profit le renoncement apparent à de petites choses, pour arriver plus sûrement à une plus grande utilité. Cela est vray du desinteressement politique & artificieux cieux d’un homme du monde. Car renfermant toutes ses prétentions & tous ses avantages dans les courtes limites de cette vie, le moyen de concevoir qu’il ne desire aucun des biens que les autres hommes recherchent, ou plutôt qui ne voit que s’il semble tourner le dos à la fortune, c’est pour la rencontrer plus infailliblement ; il n’en est pas de même d’un homme qui se considère par raport à l’Eternité, s’il est interessé, c’est d’une espèce d’interesl si grand, si sublime, que non seulem ment il n’a point à rougir de l’avouer : mais que c’est là ce qui fait toute fa gloire. Immortel comme il est, il luy est honorable de prendre son effort vers l’Eternité, & de riavoir que dédain & que mépris pour toutes les choses qui pourroient l’en détourner. II ressemble dans cet état à un grand Monarque qui rougit, lors qu’on le surprend dans des occupations basses & se donne bien de garde de paroître interessé dans les petites choses, appelle comme il est à de grands & importans emplois, & ne devant rouler que de vastes desseins dans son esprit.

G La La Liberalité n’a pour lordinaire que l’apparence du desinteressement. Un homme liberal ne méprise point ce qu’il donne : mais il estime davantage encore la gloire de le donner ; & d’ailleurs il veut s’aquerir des droits sacrés. & inviolables sur le cœur de ceux qu’il favorise de ses bienfaits. La liberalité ; ordinaire n’est qu’une espèce de commerce & de trafic delicat de l’amour : propre, qui faisant semblant s’obliger les autres, ne fait que s’obliger foymême en se les aquerant. Tout cela est, vray dans la. sphère des biens temporels ; où l’homme du monde se suppose. Dans ; ce cercle d’objets corruptibles la cupi-. dité ne donne que pour recevoir, ellene fait point des pertes qui l’appauvrissçnt. Mais élevés vous aútdessus de ces ; objets, corruptibles & vous découvrirez un autre monde, qui vous rendant méprisable celuy que vous aviés connu, vous mettra en état de donner sans, esperance d’aucune remuneration humaine.

. Vous prenés un soin extréme de cacher les. veiies interessées de vôtre cœur, .

P«irca parce que d’un côté vous avés le sentiment de ce que vous êtes, & que de l’autre vous connoisles la valeur fi mediocre des objets qui font vôtre attachement. Devenés capable de cet interest infini, & vous n’aurés que faire de le cacher. Un cœur ouvert vers le Ciel n’a que faire de se déguiser. Il n’a qu’à se connoître, à agir sur ce principe, &à se montrer tel qu’il est. La honte que nous avons lors qu’on nous voit de trop prés, ne vient point de ce que nous nous connoissons trop bien : mais de ce que nous n’avons point fceu nous connoître ;

Telle est la Pudeur, la vertu du monde poli & raisonnable : ou plutôt le déguisement artificieux de nôtre intemperance & de nôtre volupté, qui ne nous empêchant point de penser avec plaisir aux mêmes voluptés, dont nous ne parlons qu’avec peine, a bien le soin de regler nos desirs ; comme si la corruption consii toit dans les expressions plutôt que dans les scntimens. . Gette vertu toute défectueuse & toute fausse qu’elle est jusques là a pourtant une assés èelle source. Il est cec\.i G a tain tain qu’elle nait d’un sentiment de nôtre excellence naturelle. Si nous n’étions destinés par la nature qu’aux actions animales, comme nous concevons que les bestes n’ont que cette fin, nous ne rougirions non plus qu’elles de ces actes, qui portent le caractère de la conformité que nous avons avec elles : mais immortels & incorruptibles, comme nous sommes naturellement, il est bien difficile que dans quelque état Rabaissement & dignorance où le péché nous ayt réduits, nous n’entre voyions quelque chose de cette dignité qui nous distingue si noblement & qu’ainsi nous n’ayons quelque honte de tout ce qui semble nous abaisser.

Mais enfin cette vertu, comme nous lavons déja dit, ne s’éleve pas bien haut, lors qu’on ne la pratique que par le sentiment consus de la nature & de J’éducation. Si vous voulés qu’elle purifie vôtre cœur, comme vos paroles, vous n’avés qu’à sortir de cet horizon de vôtre vanité, & monter jusqu’à Dieu, qui est le principe de vôtre immortalité. Le commerce que vous aurés avec luy vous élevera d’une forte, que sons aucune violence & sans aucune difficulté vous vous sentirés disposé à renoncer à toute affection indigne de vous & de luy. Certes il n’appartient point à l’homme charnel & animal de rougir des bassesses de la nature : il n’appartient qu’à l’homme immortel d’en avoir de la cons usion. La pudeur d’un homme du monde peut aspirer à gagnes l’estime des autres par une pureté étudiée. Mais l’homme immortel cherche à se pouvoir estimer soy-même, s’il craint de ne pouvoir s’honnorer dans la veiie de ses persections. En effet la débauche enferme le doute de fa veritable condition. L’intemperance consommée est la prostitution d’une ame qui renonce à ia dignité, & c’est dire qu’on n’est point different des bestes que de rénoncer à la pudeur & de s’abandonner à la sensualité.

1l faut faire à peu prés le même jugement de la Modestie que de la Pudeur. Si lapprobation des hommes étoit un assés grand bien pour nous, nous n’aurions aucune raison de cacher le G 3 dessein dessein que nous avons conceu de nous lattirer, ni la joye que cette approbation nous donne : mais comme le même instinct qui nous persuade nôtre excellence, nous convainc en secret que cette estime est trop peu de chose pour y borner toutes nos prétentions, il ne faut pas s’étonner si nous prenons tant de peine pour cacher l’envie que nous avons d’être estimés, pu l’estime que nous avons pour nous mêmes. Cependant si l’on y regarde de prés, on trouvera qu’il n’y a ordinairement que de la fausseté & de l’hypocrisie dans cette vertu telle qu’elle est pratiquée dans le monde. Les hommes qui font modestes quand on les loue, ne le font nullement quand on les blâme. II ne faut pas s’en étonner ; car il n’y a pas beaucoup de force dans une vertu que nôtre foiblesse produit, & l’on ne s’éleve pas bien haut, lors que l’on retombe sans le centre de fa vanité, qui fait une grandeur apparente & un abaissement effectif. La Modestie qui vient de ce qu’on se connoît immortel & par conséquent au dessus de cette estime qui "./ O s’atta s’áctache aux choses temporelles, a bien une autre force & une autre élévation. Elle méprise presque également le blâme & la louange ; & ne nous fait estimer que les choses qui se raportent à cette grande éternité, qui est la regle par raport à laquelle nous mesurons le prix de toutes choses. Et comme on voit que les personnes fort eminentes, ou qui paroissent telles à leurs propres yeux, semblent plus capables de modestie que les autres, parce que leur élévation réelle ou imaginaire les met comme au dessus des scntimens des hommes du commun j ainsi pouvons nous dire avec plus de verité encore, qu’un homme bien instruit par les idées distinctes de la nature & par les promesses de la Religion des hautes destinées de l’homme, n’est guére tenté de s’éblouir dans quelque degré de prosperité & de gloire temporelle qu’il se trouve.

Je diray bien davantage, l’Humilité qui est lame de la modestie & de toutes les vertus, ne peut naître que du sentiment de nôtre grandeur naturelle.

G 4 Tan Tandis que vous ne serés aucun état de l’homme, entant qu’homme, vous ne pourrés estimer que ces foibles avantages qui font la différence des conditions & la distinction des personnes ; & vous ne pourres par consequent vous empécher d’avoir du mépris pour ceux qui manquent de ces avantages, de les traiter avec peu de consideration, de vous préferer a eux, & de vous élever comme sur leur bassesse, ce qui est le plus dangereux caractère de l’orgueil : mais st vous êtes persuadé que c’est l’homme, qui est principalement digne d’estime dans l’homme, vous respec terés dans le prochain ce qui luy est commun avec vous, & quoy que l’ordre de la societé qui est celuy de Dieu même établissant de la subordination entre vous, vous assure fa soumission & ses hommages exterieurs, vous aurés pour luy une consideration interieure semblable à celle qu’il a pour vous, & vous démêlcrés à travers ces courtes dépendances qui vòus rendent son superieur, une grandeur originaire & éternelle qui vous le rend vôtre égal dans ce que

vous vous estimés le plus de vôtre condition.

C’est alors que l’on peut concevoir que l’homme est moderé dans labondance des biens temporeIs, constant dans Tadversité, & magnanime par tout. Si la moderation que les hommes du monde font paroitre dans les plus hautes élévations, n’est qu’une envie secret te de paroître plus grands que les choses qui les élevent, la moderation de l’homme immortel n’est qu’un sentiment de son excellence, qui l’éleve en efset au dessus de toutes les choses qui sembloient pouvoir faire son élévation. II n’appartient qu’à l’orgueil de se déguiser pour cacher la disproportion qui se trouve entre ce qu’il est, & ce qu’il croit être dans le monde. La pieté qui voit des atomes là où le monde imagigine des Colosses n’a qu’à se tenir dans cette assiette fi élevée qui luy esl naturelle, pour voir passer fous les pieds & la vaine pompe des grandeurs humaines & l’amas aussi vain des disgrâces & des calamités qui, comme un tourbillon qui passe, agite cette argile & renverse ces G f ttber tabernacles de poussiere. Le mondain peut afsecter une constance qu’il n’a pas, pour faire croire qu’il est plus fort que Tadversité & que fa sermeté le met au dessus de la mauvaise fortune* Ce sentiment ne sied pas bien à un homme qui renserme toutes ses ressources dans le temps : mais il est bien placé dans cet homme qui se sent fait pour l’éternité. Sans se contrefaire pour pa« ïoître magnanime, la Nature & la Religion s’elevent assés pour le faire souffrir jans impatience, & le rendre confiant sans affectation.

Un tel homme peut remplir l’idée & le plan de la supréme valeur, lors que fa vocation l’appelle à s’exposer aux dangers de la guerre, & faire voir aux hommes, ce qu’ils n’ont jamais veu dans le monde, un homme brave par raison, & brave sans se ménager, sa valeur ne devra point toute sa force à la stupidité qui Tempéche de réflechir sur ce qu’il fait, à l’exemple qui l’oblige à suivre les autres dans le peril, aux considerations du monde qui ne luy permettent point de reculer ou l’èonneur i ïappel lappelle ; & à cet amas enfin de considerations dont il se fait un voile, pour s’empêcher de voir le danger qui le menace. L’homme immortel s’expose à la mort, parce qu’il sait bien qu’il ne peut mourir.

Il n’y a point de Heros dans le monde, puis qu’il n’y en a point qui ne craigne la mort, ou qui ne doive son intrepidité à fa propre foiblesse. Pour être brave, on cesse d’être homme j & pour aller à la mort, on commence à se perdre de veiie : mais l’homme immortel s’expose, parce qu’il se connoit.

Quoy qu’il n’y ayt point de veritable Heros dans le monde nous ne laissons pas d’aymer ceux qui en ont l’apparence. Le Heroïsme dans les principes d’un homme qui renserme ses espe frances dans le monde est une extravagance, & cependant nous ne laissons pas Padmirer malgré nous ceux qui portent ce caractère. Cela vient sans doute d’un sentiment de nôtre grandeur, qui nous apprend consusementôe sans que la raison soit admise à ces mysteres «lu cœur, que l’homme est au

G 6 d*ssut * dessus de tout. On sent un plaisir secret à voir un Heros quereller les destins & la fortune. Nous aymons à le voir au dessus de tous les dangers par fa valeur & au dessus de tous les applaudissemens par fa modestie. Nous voulons que rien ne puisse ébranler son courage &quoy que nous ne puissions souffrir que fa fierté nous méprise, nous aymons qu’elle méprise toutes les injures des élemens, toute la persecution des hommes, & qu’il se montre plus grand que toutes les choses qui sembloient pouvoir s’abaisser. La sermeté est mal placée dans un homme qui perd tout : Mais elle s’accorde avec je ne fay quel sentiment confus.de nôtre grandeur, qui ne trouve rien qui luy soit disproportionné.

C’est de là encore sans doute, qu’est sortie cette idée du Sage, que les Stoïciens ont tâché vainement de remplir. Car en verité leurs paradoxes dans les principes d’un homme, qui ne croit point d’éternité, sont bien extravagans : mais quelque extravagans qu’ils puissent être, ils ne laissent pas de fiure naître, tre, je ne say qu’elle admiration dans nôtre cœur, que nous n’avons pas accoutumé d’avoir pour les choses purement impossibles. Nous noùs moquer ions de la folie d’un homme qui crot> roit avoir des aîles pour voler. La pensée d’un sage qui prétend être au dessus de tous les événemens, qui se considère comme un homme mortel, n’est pas moins insensée. Nous trouvons cependant dans ce dernier sentiment quelque chose qui ne nous déplait point, & que nôtre ame admire sans s’en apercevoir. Cela sans doute ne vient que de ce que ces paradoxes s’accordent avec un sentiment consus de nôtre dignité naturelle qui ne nous abandonne points quoy qu’il nous soit ordinairement inconnu. . . ;

C’est un sentiment caché au milieu des foiblesses & des baiftsses apparentes de nôtre nature, comme les diamans le font dans les entrailles de la terre, mefiés de boue & de crasse ; & comme il faut épurer ces derniers pour en voir l’éclat, & pour en connoître le prix, aussi est-il necessaire de purifier çesenr ù. •, ’ G 7 riment timent de notre grandeur naturelle par les idées de la Religion, pour connoître toute fa beauté.

Le Chrétien soutient ces paradoxes, il remplit le vuide prodigieux qui se trouvoit dans ces maximes. ll n’y en a aucune qui ne devienne raisonnable dans le principe de nôtre immortalité, pourveu qu’elle soit bien entendue.

Si i’on nous dit, que le Sage est sans passion, nous trouverons que ce cara* ctere convient à l’homme immortel, pourveu que par la pastìon vous entendés alteration qui suit ordinairement les pallions, comme il y a apparence que ces Philosophes l’ont entendu ain* £ Car il est difficile qu’un homme fait our l’éternité, s’il agit conformément la juste & veritable connoissance qu’il doit avoir de foy-même, s’embarasse beaucoup ni de% foins, ni des passions q«ii ne regardent que le temps. Il est semblable à un homme qui se trouve sur une haute montagne, lequel entend soufler le vent, gronder le tonnerre, 8i crever la nuée mêlée de seu sons ses pieds, fan* cn être effrayé. Que s’il y • ^ V +l a peu a peu d’hommes qui jouissent de cette serenité, & qui régardent avec indifférence les biens & les maux de cette vie, cela vient de ce qu’ils n’ont pas une as« sés grande connoissance de cette immor* tahté, que la nature leur fait confuse* ment connoître, ou de ce qu’ils ne fa.* vent pas se tenir dans cette ’haute afficte où la Religion les avoit mis. Tout cela montre qu’il n’y a point de Sage parfait ; mais cela ne nous empéche point de conclurre que ce ne soit le caractère du Sage de vivre sans alteration, & qu’on ne trouve ce caractère d’un homme plus ou moins selon qu’il se souvient de ce qu’il est.

Si le Sage doit estre suffisant à luy mêmc, n’avons nous pas raison d’en appliquer l’idée à l’homme immortel, qui ne peut s’apercevoir de fa veritable condition, qui est de venir de Dieu & de retourner à Dieu, sans être bien persuadé que les objets du monde qui l’empéchent de connoître son origine & fa. fin, sont bien éloignés de suffire à ses besoins. Car cette maxime ne doit point s’entendre dans un sens qui exclue Dieu, • •i.. sans sans lequel nous ne sommes rien : mars dans un sens qui exclue le monde, sans lequel il est vray que nous sommes & que nous sommes heureux. J’avoue qu’un homme qui a attaché aux objets de la terre tous ses desirs ne sauroit se .passer du commerce des autres hommes ; sans cela il se plonge dans les idées de la misère & de la vanité attachée à toutes les choses temporelles. II ne sauroit vivre si l’on ne le divertit des pensées de la mort. II ne peut mourir s’il ne voit des personnes qui l’occupent encore des pensées de la vie. Sa bonne fortune lui devient insuportable, s’il ne la partage avec des gens qui l’occupent, & l’empéchent de penser à la necessité fatale, qui luy est imposée de la voir bientôt finir. C’est une creature foible qui tombe dans le précipice, & qui pour retarder d’un moment fa cheute, se prend à tout ce qu’elle rencontre : mais il est surpris de tomber malgré ces vains

Í’ecours dans l’abîme inévitable qu’il a levant ses yeux. L’homme immortel n’a que faire de ces déguisemens, pour trouver de la consolation & pour se posseder luy-même. II attache à la mort même une idée de gloire & de grandeur, qui luy fait regarder avec chagrin ce qui détourne fa pensée de cet objet. II n’est jamais plus satisfait, que quand il considère la glorieuse condition de son esprit. L’amas des biens temporels luy paroit un amas de poufliére qu’on jette a ses yeux, pour s’empécher de jouïr de fa grandeur, & tout ce qui occupe le cœur &l’esprit des autres hommes l’ennuye, parce qu’il n’empéche de penser à sa felicité. Ce paradoxe n’est donc pas extravagant dans l’esprit d’un homme qui se connoît luy-même & qui s’ayme comme il faut ; s’il manque de verité, c’est par raport à nôtre foiblesse, & ce n’est que nôtre égarement & nôre folie qui le rend insensé.

Que le Sage commande aux Astres, qu’il soit élevé au dessus du Destin, qu’iî soit plus heureux & plus parfait que Jupiter, ce font des expressions d’autant plus excessives qu’elles semblent ensermer de Timpieté : mais on pourioit bien leur d.onner un bon sens, & certes si l’on a voulu dire que l’homme . i immor immortel est élevé au dessus des Astres, . dt enchainement des choses naturel- : les, & de ces Heros érigés en Divinités aprés leur mort, ou de ces Dieux si semblab es aux hommes foibles & déreglés, que le Paganisme avoit inventés, on n’a rien avancé que de veritable. Les Astres ne nous connoissent point : mais nous les connoissons. Nous ne leur devons rien, & ils nous doivent le brillant éclat de leurs persections. U est même, si jè lose dire, plus naturel qu’ils soient dans nôtre dépendance, qu’il ne l’est que nous soyons dans la leur ; & s’il a pieu à l’Auteur de la nature, qu’ils fissent quelque impression necessaire sur nous ; ce n’est point pour leur gloire : mais pour nôtre avantage, qu’il a établi cet ordre dans l’Univers. Le Soleil domi^ ne sur le jour & la Lune sur la nuit : mais Dieu seul domine sur l’hommej & la Religion confirme excellemment les prérogatives de ce dernier, en nous apprenant que Dieu l’a établi dominateur sur les ouvrages de ses mains. Si le destin est un enchainement d’objets exterieurs & de causes secondes, le destin ne peut rien sur l’homme, puis que ces objets perissent, & que l’homme ne perit point. Si Jupiter est un Dieu coupabJe J’ambition, Pinjustice & intemperance, il s’en faut bien que l’idée de cette Divinité prétendue n’égale celle d’un homme, que le sentiment de son immortalité & la grâce de Dieu élevent au dessus de l’orgueil, de linterest, & des voluptés de cette vie.

Comme le Sage des Stoïciens, l’homme immortel est invincible. Comment seroit-on pour abbatre le courage d’un homme à l’égard duquel les dangers de cette vie ne font pas des dangers, ni les miseres de ce monde de veritables miseres ?

L’homme du monde ne peut s’empécher d’être foible. Sa foiblesse se fait jour au travers de ces apparences de magnanimité & de force qu’il afsecte, pour éblouïr les yeux de ceux qui le considèrent, & pour avoir la miserable satisfaction de faire dire qu’il a bien joiié son rôle sur le theatre de la vie humaine, qui est tout ce qui reste à ce maître jdu monde, qui s’est tant donné de peine pour se tirer du pair d’avec les autres hommes. II n’est point dans le monde de constance soutenue. Cette sermeté des Heros est une vertu de machine qui se démonte par le dérèglement du moindre de ses ressors. Celuy qui défioit si fierement les Dieux & la fortune au milieu des dangers à la tête des armées, tremble par la crainte de mourir dans son lit. II bravoit une mort accompagnée d’éclat & de tumulte : mais il ne peut soutenir la vûe d’un trépas paisible & tranquille. Le Philosophe qui se rejouïssoit de souffrir mille disgrâces illustres, mille desastres fameux, consolé par laprobation de ceux qui admiroient fa constance, conçoit une espèce de desespoir, lors qu’il est reduit à être malheureux en secret. Mais si l’homme du monde ne peut s’empécher d’être foible, on peut dire que l’homme immortel auroit bien de la peine à s’empécher d’être constant. Les régards des autres hommes & la societé qu’il a avec eux, qui font la force prétendue des Heros du siecle, font toute la foiblesse de celui-cy. II sesentaffligé i., par par les larmes de ceux qui l’en vironnent. La parc que les autres prenent à fa prétendue misère l’abbat & le rappelle du ciel en terre, s’il est permis de s’exprimer ainsi : mais enfin seul & rendu a luy-même il se trouve au dessus & des accidens qui luy arrivent, & des sentimens que les autres ont de luy. II peut dire ce qu’un sentiment confus de la grandeur de l’homme à fait dire à un Poète Payen.

Si fraïtui illa batur orbis, impavidum serient ruin£.

Et il peut s’écrier avec un homme à qui la Religion en avoit appris infiniment davantage. Qui est.ce qui mesepa~ ter a de la dilMion de Christ ì fera ce oppression, ou angoisse ì Où est o mort, ta viïtoire ? où est ô sepulcre, ton aiguillon ? • L’homme a creu se mettre au dessus des disgrâces, & de laverité, en s’élevant au dessus des autres hommes. II s’est trompé. II faut qu’il retourne sur ses pas, pour trouver ce qu’il a cherché inutilement jusques icy. Ce n’est point l’orgucil avec ses distinctions forcées &

ses ses contraintes éternelles, qui peut le rendre serme & constant : mais c’est rhumilité en le reduisant à cette égalité naturelle de pers ection & d excellence, que nous avons avec les autres hommes, qui aussi bien que nous viennent de Dieu & rétournent à Dieu.

Que fi c’est dans le sentiment de nôtre immortalité qu’il faut prendre ce qui nous console & qui nous éleve, c’est là encore que nous trouvons tout ça qui peut nous satisfaire veritablement.

Nôtre cœur est une espece de seu qui COstftrme tout, qui monte1 toujours en haut & qui ne dit jamais : C’est aisés. Donnés luy tout ce qu’il peut raisonnablement desirer. Ile ne sera que former de nouveaux desirs. Esl-il le maître de lunivers, où il desire d’autres mondes à conquerir, comme Alexandres ou il se dégoûte de sa propre grandeur, comme ces Empereurs Romains, qui devenus comme les chefs St les maîtres du genre humain, se dégoûtent de leur puissance, trouvant une extreme dispro-. portion entre le bien qu’ils ont obtenu u ; ficl’ar & l’ardeur avec laquelle ils l’ont deiìré. Maîtres du sort des autres hommes, ils ne sont point contens de leur destinée. La satisfaction qu’ils cherchent, les suît. Tybere avoit bien affaire de se faire Empereur pour s’aller ensermer dans son Isle de Caprées, Sc s’y abandonner à ces, voluptés Infames, dont le ragoût coniiste dans la singularité, & dans l’excés du crime. II ne faloit pas être Empereur, il ne faloit qu’être homme pour çela, il ne faloit pas même être un hom-, me, il faloit descendre plus bas, que le» bestes par une débauche monstrueuse : mais c’est que ces excés de volupté étoient comme le desespoir de l’ambition. ij faloit descendre si bas, parce qu’on ne pouvoit monter plus haut. Car de demeurer en repos, le cœur de l’homme n’en est point capable. Ces fameux ; débauchés avoient toujours creu que la felicité consistoit dans la grandeur. Ils se des abusent, quand ils possèdent le dernier degré de celle-ci, & alors ils croyent, ou qu’il faudroit d’autres grandeurs pour être heureux, comme le erpyoit Vainqueur des Perses, ou bien . ., .... .>. v«, ,, fati fatigué de la grandeur, ils se tournent du côte de la volupté, ils tâchent de reparer le temps perdu & cherchent à regagner par la singularité ce qu’ils perdent du côté de la durée : mais ils se dégoûtent de la volupté encore plutôt que de la grandeur, & alors l’ambition les rapelle à la grandeur, comme l’on voit que Tybere, aprés avoir abandonné l’Empire à son favori pour goûter les plaisirs plus tranquillement, est tenté de quitter ses plaisirs pourl’Empire, dont il reprend les foins aprésla mort de Sejan, étant aussi peu content à Rome qu’il 1 feston à Caprées, & portant par tout un cœur insatiable & mécontent. Ce tableau ne represente pas seulement le cœur de Tybere, ruais encore celuy de tous les hommes ; dont l’agitationest perpetuelle & comme necessaire, pendant qu’il s’arrete aux objets du monde. Dieu luy a donné une capacité proportionée â son immortalité, c’est à dire uné capacité infinie. Il est donc impossible qu’il se satisfasse des biens qui perissent. Ce qui finit ne sauroit le remplir. Mais persuadés le de son immortalités donnés luy des biens éternels comme luy, & vous versés qu’il fera satisfait. Mais aprés avoir tâché de connoître la nature, les devoirs, les perfections & les plus grands motifs qui dcteriniijoient lê cœur de l’horame naturellement, ou ses forces morales, il est bon de passer à la consideration de Ces dé reglemcns, dont nous aurons premièrement à considérer la source, pour en connoître ea (fuite les ruisseaux. .

  • ; .’« f m de la Vnnucrt Panh,
L’ART
DE SE CONNOITRE
SOY-MEME,
OU LA
RECHERCHE DES SOURCES
DE LA
MORALE
Par JAQUES ABBADIE.
TOME SECOND.
mdccxv

II. PARTIE

OU L’ON RECHERCHE LA SOURCE DE NOTRE CORRUPTION, ET OU L’ON TRAITE DE L’AMOUR PROPRE, DE LA FORCE DE SES ATTACHEMENS, DE L’ETENDUE DE SES AFFECTIONS ET DE SES DEREGLEMENS EN GENERAL ET EN PARTICULIER.


CHAP. I.

Où l’on recherche la Source de nôtre corruption en traitant de la première de nos facultés, qui est l’entendement.


N Ous ne croyons point que la distinction ordinaire de l’entendement & de la volonté, de l’esprit & du cœur, ou de la raison & de l’appetit, comme on parle dans les écoles, soit propre à rendre nos idées plus distinctes : mais il faut suivre un usage trop receu. On appelle entendement, esprit, ou raison, nôtre ame entant qu’elle noit, c’esti dUe, qu\ ?lle conçoit ;, juge, raisonné, .se foulent, refléchit i& dispose ses connoissances dans un certain ordre. On nomme cœur, ou volonté, òu appetit, l’ame entant qu’elle a des affections d’amour, de haine, de defir, de crainte, de joye, de tristesse, Pesperance, ou de desespoir, ou quelque autre sentiment que ce soit. On pourroit peut.être sans trop s’écarter de la verité, definir l’esprit, lame entant quelle connoit, & le cœur l’ame entant quelle ay ne ; car comme les conceptions, les jugemens & les raisonnemens ne font que des manieres de connoissance, il est certain aussi que le defir & la crainte, l’espérance & generalement toutes nos «utres affections ne font que des manieres d’amour ; mais cen’esl pas à cela que nous devons nous arrêter présentement. Jôîhstélab, òwTOl’

II s’agit ici de savoir, si c’est dans l’esprit ou dans le cœur qu’est la premiere source de nôtre corruption ; si c’est dans les connoissances de l’ame, ou dans ses affections qu’est la premiere source de nôtre malice. On répond que ce G H n’est n’est point dans lesprit, puis que fi cela étoit, il faudròk ordonner à l’esprit de set conduire par le cœur, au lieu qu’il a. été ordonné au cœur de se conduire par l’dpritLsCar il ne seroit pas raisonnable, que ce qui seroit moins corrompu se conduisit par ce qui seroit plus déreglé :, — nhqu’on ; ik la regle de nôtre conduite de la source.de nôtre corruption, . D’aillcuis si la chose était autre-, ment, un homme ne devroit se conduive par sa raison, qu’aprés quil auroit été afluré que Dieu l’auroit extraordinairement éclairé, &il faudroit attendre entousiasme pour avoir ie droit d’agir en qualité de creature raisonnable.

Aussi l’Escriture saincte attribue-t-elle toujours les obscuris semens de l’esprit aux mauvaises afsections du cœur* .H notre Evangile est couvert, dit St. Paul, il est couvert à ceux qui perissent, auxquels le Dieu de ce siécle a aveuglé les entendemens. U cil : aisé de compreffledre que par le Dieu de ce, siécle, ’il entend le Demon de la concupiscence. C’est dans une vetie à peu prés semblable, que Jésus. Christ disoit aux Juifs : Comment aouq H 3 pou pouvés vous croire .puiiqutmvsdterchis M gloire les uni dcsàutrcsì ib ;  ;, , i : r, à l1 est certain que si la depravation étoit originairement dans nôtre esprit, celui-cy porteroit par.toutîsomibsciir-, c.iisement naturel, — l1 seïoiti ; aveugle. dans l’étude des Sciences, comme il l’est dans celle de la Religion’, & il ne relis» siroit pas mieux à connoître les objets indifferens, sur tout quandils font dif-i fìciles, qu’à connoître ceux qui l’inter^ essent. Quand un œil est couvert d’u-, ne taye, ou sermé par une obstruction* il n’est pas plus en état de discerner un1 objet qu’an autre : maïs Iok que sot» obscurcissement naît de l’obslacle d’un nuage, d’un brouillard, ou de quelque voile exterieur, il luy est plus facile d’apercevoir les objets éloignés ; 8i ù verra tout à ftit clair quand l’obstacle étranger sera levé, sans recevoir aucun changement en luy même. Disons de même que si l’entendement étok en foy naturellement obscurci, s’égarerbit dans lesconnoissances de curiosité, comme dans celles qui l’intereiîènt, car il porteroit par tout sea tenebres : mais parce qu’il n’est couvert que des brouil hrs, qui s’élevent du siege des afsections, il ne faut pas s’étonner, si lors que la passion cesse, son obscurcissement finit.

Ce dernier fait est d’une experience ordinaire. Un. homme qui aura une droiture d’esprit & une exactitude de raison admirable, pour comprendre ce qu’il y a de plus caché & de plus embrouillé dans les sciences, qui saura douter des choses douteuses, affirmer ksi vrayes, nier les fausses, avoir une simple opinion des probables, démontrer celles qui font certaines, qui ne prendra point le faux pour le vray, ni un degré de verité pour un autre, n’a pas plutôt une affaire d’interest avec quelqu’un, que la droiture de son esprit j’abandonne ; sa raison fléchit au gré de ses desirs, & révidence se confond avec son utilité. D’où viennent ces tenebres ? Des objets ? Non ; car les objets font bien plus faciles dans cette affaire, qu’ils Tte t’étoient dans ces hautes sciences qu’il avoit si bien penétrées. De quelque defaut naturel de son esprit ? Encore moins. II a parfaitement bien raiH 4 sonné sonné sur des matieres de speculation, Faitevle parlee affaires, pourvû que ce soient les affaires d’un autre, il en raisonnera avec la même justesse.

Mais si apres avoir fait passer l’esprit de cet homme des objets des sciences aux affaires de la vie, vous le rapellés de cèlles-ci à la consideration des veri

sujet aux illusions j c’est qu’un plus grand interest produit aussi un plus grand égarement. Une passion, comme Finterest, est bien forte pour obscurcir h raison : mais toutes les passions qui combatent la raison, sont encore plus capables de produire ce mauvais effet. Ainsi ce n’est pas, comme l’on se j’imagine communement, le degré des tenebres qui font ordinairement dans l’entendement, qui produit le nombre de paslions : mais c’est le nombre & la vehemence des pallions mauvaises de nôtre cœur, qui fait le degré de ces tenebres, qui sont dans l’entendement. Que si l’entendement étoit originai

tés de la Religion, vous trouverés peutêtre encore son esprit plus faux, & plus guerùiqwe par une insusion de lumiere taantenduyeHe & toute extraordinaire 5 ce qui est contre lexperience. Car l’entendement d’un pécheur qui vient à fp repentir de ses pechés, n’est pasi rempli d’autres idées & d’autres connoissances que de celles qu’il avoit auparavant : je parle dans le cours ordinaire des choses 5 un homme aprés fa conversion a les idées de Dieu, du Salut & de l’Eternké. Il est convaincu de fa mortalité & de la fragilité des choses humaines : il regarde la pieté, comme un moyen, trés propre pour vivre en repos i pour mourir avec consolation, & pour revivre même aprés fa mort. Mais il étoit parsuadé de toutes ces veriiés awanoia repentance! (Car je suppose qu’ú\ e jféçhoifc pofct èn incredulité.) Hljn’a donc point áquis, de nouvelles connoissances 5 mais ses connoissances sont devenues practiques de speculatives qu’BHe& étoieràihC’est auflì ce que Jésus ; Christ temoigne quelque part lors qu-’il declare à ses ennemis qu’ils ieroieát moins coupables, s’ils avoient eu moins de connoissance. Il est certain úoi H { en en effet que le defaut de lumiere excuse l’homme des fautes qu’il commet, quand ce defaut est necestàire*& inviolantaire. Car pourquoy reprocheroit on à quelqu’un qu’il ne voit point ce qu’il luy esl impossible de voir en effet ; On ne peut pas excuser de même un homme que l’on suposera n’être aveu

quì se trompe par le cœur & non pac un defaut naturel de lumiere voit & ne voit point. II a assés de connoissance, pour s’apercevoir qu’il ne suit point toutes celles qu’il a. C’est par là seule-t jnent qu’il nous paroit, que l’on peut accorder deux expressions de l’Eicriture, qui paroisiènt fort opposées. ; Car tantôt elle accuse 1 e.pécheur d’ignoran-. <é, dd folie, nde stupidité, d’aveu|gle-j mènt >de marcher dans les tenebres> de se savoir ce qu’il fait f & tantôt elle le réprend de pécher contre ses lumieres, de resister à la vérité qui l’éclaire, d’eftre condamné par ses i propres pensées^ & repris par fa consciences&c Toutes ces expressions font veritables & ne se «ombatent qu’ea aparenca JLe pécheur voit & ne voit point. ll voit par entcndement que Dieu luy a donné, capable d’apercevoir la verité & de le conduire. II ne voit point par son cœur, qui envoye dans la plus haute partie de notre ame des nuages continuels, qui obscurcissent l’entendement.

je say bien qu’on distingue communement dans l’école deux sortes de connoissance ou de lumiere, lors qu’il s’agit de satisfaire à cette difficulté. La premiere qu’ils nomment speculative, & la seconde qu’ils appellentpraïïique. Ilsles definissent ainsi par leurs effets. Car la lumiere spéculative est celle qui : ne fait que nager, pour ainsi dire, dans l’entendement, c’est à dire, celle qui s’arreste à la simple contemplation, au lieu qu’on entend par la connoissance prac

sprit : mais qui descend dans le cceur* qui gagne la volonté, qui se rend maitresse des assections, & qui nous dispose à pratiquer ce quelle nous ordonne : mais il faut demeurer d’accord qu’on ne va pas bien loin dans la découverte des choses par le secours de cettedislinction,

puis

Îmis qu’elle ne Hit autre chose.en èftet/ inon qu’il y a en nous des connoìffances efficaces, & d’autres qui demeurent ians esset. •!"• îrnoq jio.’ », •• i ..., u Si l’on y regarde de prés, or> trouvera qu’une connoissance est ordinaire-* ment speculative, ou practique -, selour, qu’elle interesse ou qu’elle «interesse point nôtre cœur. Quand nous considerons la verité dans les sciences, nous rieq avons ordinairement qu’une conubiffarvce speculative. Mais lors, que nous la considerons dans des objets qui nous interessent, tels que-font les affaires de la vie civile, ou les matieres de la Relìgion, nous fa haïssons iì elle est facheuse, Ou noui Faymons fi elfe est agreable, & elle nous détermine à laction ou x la suite, selon, qu’elle porte l’un ou l’autre de.ces deux caractères. Voyfa cé quècfest^aèlè practique des Schofestique&i c’est uné^verité qui a de la force. Or la verité tire toujours fa force de nôtre cœur. > ~.> iw.jiwiq i r ; lo ersèt’tì est de la-luniiere dé Peri** tendement, coinmede cellede la na-’ ture. Elle éclaire tout i nuis elle né meut rien par elle même. Elle a du brillant : mais elle n’a point de force. Elle peut nous conduire : mais este ïieisatt, ,, roit nous soutenir. On regardera les decisions de la raison, lors qu’il n’y a qu’elle qui parle, ou comme des son-, ges, ou comme des verités seches, qui ne sont bonnes qu’à oublier, on les considérera comme les conseils importuns d’un Pedant, qui fatigue par des remontrances hors de saison. Si les hommes se déterminoient par raison, les Philosophes persuaderoient pliìtôt que les Orateurs ; car les premiers ont une raison exacte & un bon sens scvere, qui pese & examine toutes choses, & en fait de justes comparaisons, au lieu que les autres abondent souvent en fiction, en mensonge & en figures, qui ne seroienc que de pompeuses & de magnifiques impostures, si la necessité ne justifioit ces excés du langage, & si les hommes ne s’étaient accordés, à rabatre de leup signification. Mats parce qu’ils fë déterminent par leurs afsections, it arrive contre la raison que les Orateurs persuadent ordinairement beaucoup mieux ~uA H 7 que que les Philosophes. C’est que Tarne ne balance poi nt les taisons. : mais ses in(terests ; & qu’elle ne pese point la lumiere : mais seulement son utilité.

Le bien nous attire. Le mal nous fait fuît. La raison par elle même ne fait nt l’un ni l’autre : mais c’est seulcment, entant qu’elle nous fait apercevoir les objets. Et ici, pour le dire en passant : on peut connoître Terreur de ceux qui font consister le libre arbitre ; de l’homme dans l’indifserence de son ame à se porter où à ne se porter point vers le bien qui luy est-présenté. En verité cette, indifférence n’est que dans leur imagination. Elle n’est point dans les objets. Le bien n’est pas indifferent à être bien, ou le mal indifferent à être mai. Elle n’est point dans la raison. Car celle-ci n’est pas libre à consentir à ce qui luy paroit faux, ,ùû à fejetter le vray ; elle n’est pas indifferente à jugee que ce qui luy paroit un mal, est un bien ; 8b que ce qut| lut iparok unbkny est un mal. L’ame n’est pas indifférente à aymer ou à haïr ce qu’elle aperçoit comme son bien j car si cela étoit il tup \ : i fau fàudròit qu’elle fût indifferente à s’ay-. mer & à se haïr, ce qui est contre la nature. . -, -i

M*-j CHAP. IL i

Où ton continite à faire vóir, que ta source de notre corruption n’est point dani, f entendement.’’’

T Ors que nous disons que h corrupJL-/ tion de l’entendement vient dé la volonté $ nous ne prétendons point avancer que toutes nos ignorances & p os erreurs sans exception ayent leur source dans nos assec hons, s Car pour les premières, il est eertairi quelles. no doivent pas être toutes considerées comme des : défauts. Iln’apartient, ni aux hotôhie^ vni áux ARges. p ni «n ge^ neral à des creatures quelque nobles qu’elles puissent être, de connoître toutes choses. C’est lécaractere de TÊtre. supréme & de l’entendement infini, qui gouverne i’Univers., Enìgenariil noua devons conter pour rien toute ignoran*. ce qui vient, òu de ce que nôtre natu» te est trop bornée > ou de ce que l’objet |g4^ . L'ART 7)1 fB >

eftitcop.éleysé»our!de la brieveté de tcê:^ftk.>; :qixi Jmifijffic pas a nous:£me tout connoicre &c car cc n efl pa^ iin erime k nöcre corps de n'être pas im- morcel ; ^ {e nlén è(t ;|;ia$ un k nöcre c^XH:jiS.^'êtr^paS:in6ni. , v....\^: , Xe Vpftspoint Figrioraricc dés iny- ff êfés de la ttaVure', ou des feerets de la Providence , qui peut être régardée cqfflRse isilcotniptióh de l'ent^tKmibn" UruVChrfft écdtt Ie tnodt-li de laTp«  RÓlion y & cependant il ne (avoic pas Cóuces chofes, encant qo'homme , puis qu'ii ignproit Je jour dojugement. Ce qut#iic:qiie nötrè'^eiidmietn;«ft.tör«  nmpii^ cfe(fci^ignor^hcède^<M; dC^iró, c'cA ccfle de Aös péché^v^dle de&t»en«  £iics que nous avons recèü ; igndiraiice ^ inMetA^jNDhirid'aJinsfttdéifeiiiC'^^ krfaiiore v'iSfc^qu'on ne peotsjoftfiijf «v aucune£ï9on. Gene (om lpo}nt'a:iiffi> ksetteürs de fpeculation,qu'oii'doit re* gardér. coninie dto:>(^icës Jk^tenxMit^ sientf fille^iefijht fif^euiV^e-DieYiKlet a fouvenriaMiëes* dans les^me^qo^l* é^ elairoit de lbre?etattoa' cTune manftce

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�� � nerivnyoiiBr (pcMt qqe .ni ihAaÜt At Lsb noptefes a^t t&hiucudies duifokib des boilcs: :,-'de lai^crrcócc. c^xcUc» qucle.yulgaire en peut avóir ^^Sl- ü tiff falloit pas aofTi queDidj lendSt EhilOf^

ittum Ai l^inScii«iart>lc&èfidiiiiM tat pibs.-fii]d^>les:'-'i :A) i- ■- :": ^ : •^*)

' AU'fofub il importé peu que Ie vtih gaixe. fe: ttoippe v-eii ie reprèlcptanc kt aibcBËöftiffafiid^ SjodiiéaiwilrBaisic'sft on grind dérégIèm9iC'qi]elesSage^fli]& ont de fi juftes idécs de la grandeur och corps ce}dles\f regarden t)i'£tersiifi6^ DieD^|ajReljgioiT,comiivfy c9)n^ÈfVHMit que des points ; 'i^iiTplütêc des omUci & des apparences élQignée&.Nótrendii fon peut' êcrc éd^rée sivec cc prembar pnsiugd: maiscticacipeutêcra qu-avetiï gie:aveciie fecond: ■ !>' . :r. a.C 'I

Au relle rieii n'eil plus aifé. ^ que .dA juftitier lefprit &de montrer au'iln'efl pdintila-|irea2ierB<ibim:e>dcnicicreiixa^ I3üpcixüx:|j oi^ccBaxirihtèil &s idü&rentn| maQtcqesrdricónQc^cre.' . ; Cal^-^a i . cpm^ meneer .par les^xnplesconceptidnsxk rentendenteat .^ i il. xk'y ^ i^^^^oo. £>!b»v

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�� � dans nôtre ame, qui soit mauvaise en* tant que c’est une idée, c’est adire, en* tant qu’elle nous représente un objet ; Des objets du plaisir, de la gloire, du péché même n’ont en soy rien de criminel 3 puis qu’il est permis de connoîweé ces objets. On. doit dire la même chose des Jugernens de l’ame & de ses raisonnemens. Les premières notions lie font point criminelles, puis que m êjne elles sont d’une si grande & si facile évidence, que dés que I’esprit raisonnes il les aperçoit. Le raisonnement est une cfpece de connoislance que nous aquevons ; & qui ne nous tromperajinuitl fi le cœur ne s’en mêle ; car nous avons accoutumé de dire que le sens commun ne trompe personne, pour marque que (homme raisonne bien naturellement, r II faut cependant remarquer en pas* sent, que dans l’ordre de nos connoistànces les idées ont plus de force pour déterminer nôtre volonté, que les Jugernens ou les raisonnemens de I’esprit, ee qui est’vray generalement parlants, La raison en est, parce que nos conno issances, comme nous l’avons déja « : i.-b remar , remarqué, n’ont point de force par elles mêmes. Elles n’empruntent toute des affections du cœur. De là vient que les hommes ne persuadent guere, que quand ils font entrer, pour ainsi dire, le sentiment dans leurs raisons, ou dans leurs connoissances. Or dans les raisons vous ne pouvés faire entrer qu’un bien éloigné j car puis que vous êtes obligé de vous servir de raisonnemens. pour le faire connoître, il est évident qu’il n’est pas tout à fait prochain ; au heu que l’idée participant de la qualité de son objet, & étant triste ou agreable selon que l’objct est l’un ou l’autre, elie vous fait sentir par elle même ce que le raisonnement vous faic seulement attendre. . ; . •’ (mi 5tMai$iîce ; n’eitnpoirit, .là Jà^bjirce du mal. .Le dérèglement vient de ce que les idées spirituelles ne font pas à beaucoup prés tant J’impression sur nôtre ame, que les idées corporelles qui nous sons venues par le canal desSerls. Ce» pendant il seroit juste qu’elles en fiffenÉ davantage, puis que le sentiment de son ame doit être plus vif que celuy des

objets

objets étangers, & que lexperience des choses spirituelles nous tduche de plus prés que les connoissances des sens, qui nous interessent seulement dans ce qui nous environne.

. Les idées corporelles ne semblent êtrc destinées que pour le bien du corps qu’elles conduisent, au lieu que les idées spirituelles doivent diriger nôtre ame & la conduire aux sources de son bonheur, de sorte qu’autant que nôtre ame est plus prétieuse que nôtre corps, autant auslì les idées spirituelles font naturellement plus importantes que les idées corporelles, & comme elles font plus necessaires, il faudroit aussi qu’elles fissent naturellement une plus forte impression.

’Gomme les idées font une espèce de sentiment, étant agreables ou facheuses selon le caractère des choses qu’elles répresentent, parce qu’elles participent de la qualité de leurs objets ; on peut dire ausli sans se tromper quelles apartienent en quelque forte aux assec hons, ou aux sentimens de nôtre ame, qui font ou des sentimens corporels comms 2J’j(CO les COH HOtTRB SOT-MBMi. If^

es fenfations , ou des fentitnens fy\A» uds comme les afieétions diu coearj ünfi en diÊuit que la corrupdon de 'homme commence,parcc quelcsjdéet orporelles font une trop vive & trop orte knprèffioadansiVame^oqB ne'di4 bns fieaü'ópporé ahocnpriilcifiêiquÖ t corruption de la raifon vienc de eek t de nocre coeur. » : ;

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Li jpifiiMeQe: cbi)£b dpoo.que ji^ttê ceur faicefl de i]pus rempltr dobjett

wtUes > .£ouc OOI» dv(b(9ai!; Ai; 5»».

�� � dont la consideration nous importeroit : mais dont la veiie est affligeante pour nous. Nous trouvons entre autres deux idées dans nôtre ame, que nous craignons par dessus toutes les autres, qui sont l’idée de nôtre misère & celle de nôtre devoir. L’idée de nôtre misère comprend celle de la fragilité du monde & de nôtre propre mortalité, celle de nos péchés & de la justice de Dieu, celle de nos vices & de nos foiblesses, & de la honte qui les fuit naturellement. L’idée du devoir enserme mille obligations penibles pour ime ame voluptueuse comme là nôtre, tristes pòuif Un cœurique rien rie touche que le plaisir, mortifiante pour nôtre orgueil, & insuportables à l’amour propre. Par là les occupations les moins attachantes, les divertissemens les plus insipides, les connoissances les plus seches & les employs les plus desagreables devienent l’objet de nôtre application ou de nôtre recherche comme «’ils pouvoient faire nôtre bonheur. Rien ne nous plaitque ce qui nous fait vivre dans la dissipation. Tout ce qui fait couler le temps insensiblement, Sc qui nous fait être dans lignorance de nous.même, a des charmes pour nous ; Voyés ce Joueur qui passe fa vie entiere dans un passage continuel de la joye à la tristesse, de lesperance à la crainte ; Qui luy ôteroit la succession turbulente de ses pensées & de ses diverses agitations, luy ôteroit assurément le plaisir de la vie : mais n’en soyés pas surpris. Cette agitation l’occupe & c’est asses. II se croit heureux, pourvu qu’il puisse se dispenser de réfléchir sur fa misère. D’ailleurs lesperance le flate au milieu même de la perte, & son ame est si flexile à suivre toujours les veiies qui luy font agreables, que quand il gagne, il ne croit pas pouvoir perdre, & quand il perd, il ne se remplit que de lesperance de gagner. Ainsi en est il des diverses processions, qui partagent les hommes. Le bien & le mal s’y suivent tour à tour, & y sont enchaînés, comme lexperience ne nous le fait que trop bien connoître : mais nôtre ame est constante a n’attacher ses regards qu’à ce qui la flate, & quand 9cw elle elle recontre le mal au lieu du bien qu’elle avoit esperé, elle se fait une felicité imaginaire & compotée de ses propres illusions. Donnés a un homjneambitieux ce qu’il demande. Placésle dans le rang qu’il a souhaité. À peine aquiert-il d autre avantage que celuy de pouvoir concevoir de nouvelles espérances & de se faire à luy même de nouvelles impostures. Nous ayróons la. guette, non comme une profeslion.hasardeuse, qui nous met souvent en danger, ou comme une prosession incompiodej.qui nous fait beaucoup souffrir : mais parce qu’elle occupe nôtre esprit

nôtre cœur par l’extréme variété d’objets qu’elle leur présente ; & qu’elle répond à cette éternelle agitation de nôtre ame qui se f uït elle m.ême & chex> che matiere aux nouvelles illusion» dont elle veut se repaître.

U est incroyable combien les illusions du cœur se font remarquer dans les affaires de la vie civile. Nous çomrrretir çons par nous tromper nous-mêmes, fit aprés cela nous trompons les autres, ft rious pouvons. Ne vous fiés, :’

3 ; i9 bonne foy, ni à ma probité, ni à ma fidelité cent fois éprouvée. Il est vray que j’ay des maximes d’équité & de droiture dans mon esprit, que je me suis accoutumé de respecter : mais la corruption qui est dans mon cœur se joue de ces maximes generales. Qu’importe que je respecte la loy de la justice, fi celle-ci ne se trouve que dans ce qui me plaît, ou qui me convient, & s’il dépend de mon cœur de me persuader qu’une chose est juste ou qu’elle ne l’est pas ? Ne vous y fiés pas, la vertu & la justice dont par toutes mes actions je me suis attiré la reputation font au dehors, elles paraissent pour m’attirer vôtre confiance : mais finjustice est dans mon cœur pour faire agir la raison • comme il luy plait, & elle se tient cachée pour vous surprendre avec plus de facilité. Ce qu’il y a de plus facheux, c’est qu’une illusion en fait naître plusieurs autres. Car comme un cœur interessé à préoccuper l’esprit en sa faveur contre la verité, employe je ne say combien de raisons probables, mais fausses, pour appuyer ses prétentions, lame qui r.... I affection affectionne ses raisons, les considerant avec plaisir, se les remettant souvent, ôc les regardant du bon côté, vient insensiblement à prendre le degré de son aplication pour le degré de leur évidence, & alors elle les reçoit comme des maximes certaines, elle en fait des préjugés, qui étant faux, & supposés constamment comme veritables, deviennent pour elle une source éternelle Fillusion & dégagement, Ajoutés à cela que quand dans une affaire nous nous sommes préoccupés à nôtre avantage contre quelqu’un ; la haine que Nousavons pour fa prétention ; nous fait condamner toutes ses raisons & toutes celles qui ont du raport avec celles qu’il a em

{>loyees pour désendre fa cause, comme ’on voit que la haine que nous avons conçue contre un homme qui est nôtre ennemi, nous sera haïr une personne indifferente, si elle a quelques traits de conformité avec luy ; & je laisse à penser quelle influence ces préjugés ont ensuite sur nos affections & sur nôtré conduite. Mais pour revenir à nos distractions

& à nos dissipations volontaires. Rien à mon gré n’est plus extraordinaire que le procedé de Démocrite, qui aprés avoir jugé les affaires des Abderites pendant long-temps avec une droiture & une capacité, dont tout le monde étoit charmé, reconnoissant la bassesse de cette occupation, & voulant vivre pour luy même il abandonne la societé des hommes &se retire dans un desert, pour s’attacher à l’étude de la sagesse & à la connoissance de soy-même, où Hypocrate qui croyoit le venir guerir de la folie dont tout le monde le jugeoit malade, le trouve occupé à se moquer des extravagances du genre humain. Il n’y a point de caractère de Heros si surprenant que celuy d’un homme, qui ose soutenir la veiie de soy.même. Il est vray que la retraite de nôtre Philosophe luy aquiert l’estime des Sages, dont il fait plus d’état que de celle du vulgaire : il est peut-être soutenu dans ce dessein par le desir defaire parler de luy. Peut-être que laprobation des Abderites ne paroit pas assés considerable à son ame passionnée pour la vaine gloire, si I a En En ce cas là il n’est pas si seul que nous nous imaginons ; il ne quitte la societé des Abderites que pour être en meilleure compagnie ; & il ne se retire à la campagne & dans le desert, que pour être plus en veiie au genre humain.

U n’y a guere rien de moins raisonnable que ce discours de Cyneas à Pyrrus, que lhistoire raporte comme plein de sagesse, reposés vous sans aller fi loin. Cet homme s imagine-t-il que le repos soit d’un usage si aisé ; Pyrrus aura plutôt battu les Romains, assujeti l’Italie, h Sicile & Cartage, qu’il n’aura vaincu la repugnance que son cœur a naturellement pour le repos, que cet Importun luy conseille, parce que ce repos ne iuy permet point de sortir hors deluy même, comme il le souhaite.

La plu spart des Philosophes ayant trouvé quelque chose de trop penible dans l’étude de l’homme, se sont jeués dans les contemplations steriles de la nature. Ils y ont trouvé des charmes d’un côté, parce qu’elles les distinguoient des autres hommes. Car pour •, le Je dire en passant, c’est une erreur de s’imaginer que nôtre ame ayme la verité, entant que verité. Il n’y a point de plus grandes ni deplus certaines verités, que les verités que tout le monde connoit ; cependant il n’y en a point de plus indifferentes. D’où vient cela ? C’est que la verité ne nous paroit point aymable pour elle même : mais seulement entant qu’elle peut nous distinguer.

Que si Jes Sages eux-mêmes se font une eternelle illusion par l’effort de leurs passions, on peut s’imaginer que le commun des hommes n’est pas exempt de ces tenebres volontaires de nôtre cœur. Chaque passion a une imposture particuliere. Les passions se font autrefois formé une Religion qui leur estoit commode. Cétoit la Religion Payenne. Elles ne pouvoient pas faire tout à fait la même chose dans le beau jour du Christianisme. Cependant elles font tout ce qu’elles peuvent pour cela ; & si elles ne reussissent pas entièrement, peu s’en faut qu’elles n’obtiennent leur but, tant elles déguisent prodigieusement la Religion sainte que J. C. a aporté au monde, & qui declare la guerre à toutes les pallions. Il est certain que tous les vices ont chacun leur morale. ll y a une morale de Tinterêt, une morale de l’orgueil, une morale de la volupté, une morale de la vengeance &c. selon que ces veiies peignent leurs maximes dans nôtre entendement. Il ne faut pas s’en étonner, puis que quand la verité paroit pour nous éclairer, le cœur la rejette & la renvoye, en luy disant, à peu prés cc que Felix disoit à Paul. Pour maintenant va t’en, ^3 quand j’auray la commodité, je te rappellera : mais cependant le cœur met bon ordre à ce que cette verité ne se represente plus si facilement, car pour ne pas écouter fa voix, il se remplit du bruit du monde, & pour n’être pas obligé de considérer ce qu’il luy importe souverainement de connoître, il se remplit de mille objets, dont la connoissance luy est inutile.

Quelquefois il est forcé de faire comparaison entre deux objets, dont l’un est î’objet d’un desir legitime & raisonnable, òle, & l’autre un objet de tentation & de dérèglement. II faut qu’il prenne parti. La raison est appellée a juger & à prononcer. Mais avec qu’elle partialité s’aquite-t-elle de cê devoir ? S’il y a dix degrés d’évidence dans l’objet du devoir, l’ame n’en apercevra pas deux ; les autres luy sont cachés ; parce qu’ils ne se manifestent que dans un examen particulier qu’elle aprehende, & qu’elle ne fait jamais que malgré elle. Au contraire l’objet de la tentation luy paroit dans son jour, elle le tourne de tous les côtés, elle en envisage toutes les faces, parce que cette consideration j’attache agreablement ; l’ame est inventive à trouver des raisons favorables à son desir, parce que chacune de ces raisons luy donne un plaisir sensible, elle est au contraire trés lente à apercevoir celles qui y font contraires, quoy qu’elles sautent aux yeux, parce qu’elle est fâchée de trouver ce qu’elle ne cherche point, & qu’elle conçoit mal, ce qu’elle ne reçoit qu’à regret. Ainsi le cœur rompant les réflexions de l’esprit, quand bon luy semble, détournant sa pensée 14 du du côté favorable à sa passion, compa, rant les choses dans le sens qui luy plait, oubliant volontairement ce qui s’opose à ses desirs, n’ayant que des perceptions froides & languissantes du devoir j concevant au contraire avec attacher ment, avec plaisir, avec ardeur & le plus souvent qu’il luy est possible, tout ce qui favorise ses penchans, il ne faut pas s’étonner s’il se joue des lumieres de l’esprit ; & s’il se trouve que nous jugons des choses, non pas selon la ve* rité : mais selòn nos inclinations.

CHAR IV.

Ok Ion considère le commerce Fillusion, qui est entre le cœur & hjprit, &comment Dieu seul le detruit par sa grâce.

ON peut penser que si le cœur corrompt l’esprit, l’esprit rempli de faux préjugés corrompt à son tour le cœur, en luy rendant ses tenebres, & le • nourrissant des erreurs q u’il en a receu. Dans cet état, il est facile de concevoir que la corruption de l’homme ne sauroit être guerie par des remedes naturels. turels. Car dans cc cercle éternel illussions & dégagemens ; qui fait que l’esprit trompe le cœur, & que le cœur trompe l’esprit, d’où pourroit venir la lumiere & la droiture ? Si vous voulés éclairer la raison de l’homme, les afsections rejettent cette évidence, quc vous leur présentés ; si vous entreprenés de corriger le dérèglement de ces affections : vous trouvés que vous ne le pouvés qu’en faisant voir à l’ame dans quels égaremens & dans quels précipices elle elr engagée ; ce qui ne se peut à moins qu’elle ne soit éclairée. Ainsi le cœur ne peut être corrigé que par la raison, la raison ne peut être éclairée par le commerce qu’elle a avec le cœur, qui est ce qui remediera à ce désordre ? Inventés, faites agir vôtre esprit & vôtre imagination ? vous ne trouverés point d’autre cause capable de produire cet effet, que Dieu même agissant par sa grâce.

Or en cela il est raisonnable de pen.ser que Dieu, qui connoit si parfaitement la source du mal, commence nôtre guerison par corriger le defaut qui fait naître tous les autres. Nous avons déja i. s If die dit que la premiere racìïie de ce désordre consiste en ce que limagination • agit plus vivement en nous que la raison, c’est à dire, que les idées corporelles font une impression vive & sorte dans nôtre ame, pendant que les idées spirituelles n’en font qu’une tiede & languissante. Il est aiié de concevoir qu’afin que Dieu rétablisse nôtre ame dans l’état de droiture, où elle doit être à cet égard, il faut qu’il fasse par fa grâce que les idées spirituelles du devoir, de la vertu, de l’éternité, &c. fassent une plus vive & plus forte impression qu’estes n’avoient accoûtumé de faire, & qu’au contraire les images du monde, duplaisir.dela volupté, & en generai des biens sensibles, fassent une impression moins vive & moint forte.

Dieu fait le premier en fixant les idées spirituelles dans l’esprit, en second lieu en les rendant agreables, & pour un troisième en les étendant. La grâce fixe les bonnes idées dans nôtre esprit, comme la melancolie fixe les idées tristes dans I’ame. Un melancolique a beau chasser de son esprit les idées fâcheuses qui s’affligent. Elles reviennent. Elles le suivent pat tout. Ainsi les idées salutaires, dont nous parlons, étant fixées par la grâce, nous avons beau les éloigner par l’eifort de nôtre corruption, eiies revienent, elles se representent de nouveau, elles repriment la cupidité & anêtent ses débordemens, elles préviennent même quelquefois les réflexions de nôtre esprit ; car on voit l’homme de bien faire de bonnes actions, comme par iniHnct & sans reflexion, •parce qu’il suit sans s’en apercevoir les idées que la grâce à fixées dans son entendement. Dieu étend les idées spirituelles en les fixant dans nôtre esprit par fa grâce ; c’est à dire, qu’il nous fait considérer les objets spirituels dans leur juste grandeur & fous leur forme naturelle. Sur quoy il faut remarquer que les idées de la pieté ayant une espèce d’opolìtion avec les idées du monde, on ne peut étendre les unes sans resserer les autres. L’idée du temps cache celle de l’éternité ; celle de l’étcrniré reiserre extremement l’idée du temps.

Comme c’est le plaisir que l’amour propre nous fait prendre à considérer les idées du monde, qui les étend & qui les fixe dans nôtre imagination, l’ame grossissant & éternisant, autant qu’il luy est possible, ce qui luy est agreable, ainsi on peut suposer que la grâce cause la bonne impression que les idées spirituelles font sur nous, c’est à dire, qu’elle les fixe & les étend, en les accompagnant de certains sentimens de consolation & de joye ineffable, que l’Ecriture appelle tamôc la joye du St. EJprit, St tantôt la paix de Dieu qui surpasse tout «i-* tendement.

Comme l’esprit apliqué par nos passions aux idées corporelles peut être appelle en quelque sorte l’entendement de l’homme qui perit, l’esprit apliqué par la grâce aux idées spirituelles peut .«tre nommé avec juste raison l’entendement de l’homme immortel. La différence qui est entre l’un & l’autre est extréme ; l’un se trompe presque totìjours, & l’autre ne se trompe presque jamais : car comme nos erreurs, du moins nos erreurs dangereuses, ont leur source dans la violence de nos passions,

&quc & que ces passions ne peuvent être que très moderées dans un homme qui sc conduit par les veiies de l’éternité, & non par celles des choses temporelles, on peut juger que celui.cy n’est pas sujet aux illusions, qui nous trompent ordinairement.

L’homme immortel se trouvant glorieux dans fa nature, bienheureux dans ietat que la Religion luy propose, & élevé au dessus du temps & du monde par la nature & par la Religion, n’a que faire de suir la veiie de soy-même, ni de craindre d’être affligé par la consideration de sa fin.

Le divertissement n’est point à son usage, du moins le divertissement td que l’homme du monde le souhaite. Car celui-cy ne cherche pas seulement le délassement de son corps & la recreation de son esprit, il n’y auroit rien que de raisonnable dans ce dessein ; mais il cherché tout ce qui peut l’occuperôt l’empéecher de se voir. Ce qui le montre, c’est qu’aprés le repos &le délassement, il cherche encore le divertissement, & y trouve des charmes d’autant I 7 plus plus grands, qu’il ne peut être un moment rendu à lny-même sans un effroyable ennuy, qui vient de ce que le poids du passé qui n’est plus pour luy qu’un objet de regret, & l’avenir qu’il regarde comme un objet de doute 8c d’incertitude, se joignent ensemble pour accabler son cœur de tout leur poids, & le plonger dans les tristes réflexions d’une misère inévitable. Maisl’homme immortel regarde comme une matiere d’ennuy tout ce qui peut le faire sortir hors de luy même, & se fâche contre les voiles importuns qui lui cachent fa grandeur, & contre les objets qui suspendent la joye qu’il trouve à se bien connoître.

L’homme immortel ne se trompe point par sentiment, ses passions sont moderées, puis qu’il ne sauroit prendre que peu de part à des choses, qui ont si peu de raport avec letendue de fa durée ; 8c il voit tout avec netteté, parce qu’il considère tout avec indifférence., 1 ;

L’orgueil ne le préoccupe point. On ne se soucie guere d’être eilimé dans un : lieu, lieu, où l’on ne séjourne qu’un instant• II ne se laisse point préoccuper par Tinterêt. Sa raison n’est point partiale pour ibn avarice, puis qu’il trouve un interêt infini à se de préoccuper.

Et certainement on peut dire qu’il n’apartient qu’à luy d’avoir du bon sens & de la prudence. Qu’un homme soit habile à gagner des richesses, à conquerir, ou à gouvernerner des Provinces : s’il ne fait que cela, c’est un insense. Il a formé l edifice avec beaucoup de raison : mais il en a posé le fondement sur le sable.

—••Les hommes du monde sont assés fà-> ges dans le choix den moyens qu’ils en> ployent pour reuflìr dans leurs desseins : mais ils sont trés insensés dans le choix de la fin qu’ils se proposent. II n’apartient qu’à l’homme immortel d’être &• gaiement sage dans le choix de la fin & dans celuy des moyens, & par consequent il n’y a de justesse d’esprit, de droiture, de raison, de bon sens & de prudence qu’en ce dernier.

L’Evangile nous fournit un exemple illustre de cette élévation en la person

•ï ne ne de J. C. en qui nous trouvons non seulement un homme immortel : mais encore le Prince de rimmortalité. On est presques également surpris de trouver en luy un Dieu qui rampe sur la. terre & qui converse parmi les hommes ; & un homme qui est toujours dans le Ciel & élevé au dessus de toutes les choses temporelles. Considerés la maniere simple & naïve dont ses Disciples vous raportent ses enseignemens, ses actions & les diverses circonstances île fa vie, & vous serés persuadé qu’ils n’ont point eu le dessein de faire de leur divin Maitre un portrait flaté. Car certainement on peut dire que ces pauvres gens ne connoissoient pas même assés bien Je sublime des mœurs, pour reussir à faire de luy un portrait imaginé. Cependant il faut demeurer d’accord

Sue Jésus.Christ dont on nous fait l’hioire sans étude & sans art, fait paroître une élévation inconnue jusques à luy. Car voici le premier qui agit & qui parle en homme immortel, & qui enseigne aux hommes à se conduire par les veiies de l’éternité. 11 ne cherche :, point point ce qui peut le distraire des devoirs de fa charge, ou le divertir de penser à luy même. II passe les jours à, enseigner les troupes, & les nuits à prier Dieu. — Ce qui fait l’objet ordinaire de l’envic des hommes, fait celuy de son mépris. II n’ambitionne l’estime de personne. II ne s’empresse point auprés de ceux qui peuvent luy faire ’du bien. II n’a ni indulgence basse, ni fausse complaisance pour qui que ce soit. On diroit qu’il ne connoit la nature que pour en prendre les emblèmes, dont il se sert pour amener les hommes à Dieu. Ses amis ne sont pas ceux qui ont quelque proximité temporelle avec luy : mais ceux avec qui il a des relations en Dieu, c’est à dire, ceux qui font veritablement ses disciples, & qui font la volonté de son Pere céleste. II definit l’homme fol &l’homme sage, non par une habileté qui soit rensermée dans cette vie : mais par une habileté qui tend au bien infini & incorruptible. Ses defirs, ses craintes, ses coleres, ses pensées, ses discours, ses ouvrages, ses occupations, ses attachemens vont à l e

ternité, tcrnité, & ne s’arrêtent au temps, qu’autant qu’il le faut pour en détacher les •autres hommes.

Aussi peut on dire que quand ce commerce intime qu’il a avec son Pere éternel, ne rempliroit point son esprit de lumieres sur naturelles, fa sainteté qui le dégage $u commerce des creatures, suffiroit pour s’empécher d’être sujet aux illusions, qui trompent les hommes ordinairement.

Mais aprés avoir consideré la premiere de nos faultés & veu que ce n’est point dans nôtre esprit qu’est la premiere source de nôtre corruption, il faut considérer le cœur, qui estl’ame entant qu’elle ayme, c’est à dire, le siege de nos affections.

CHAP. V.

Oh ton continUe a chercher les sources de nôtre corruption, en considerant les mouvemens & les penchans de nôtre cœur.

COmme il y a dans nôtre esprit des premières notions qui font d’une infaillible verité, & qui font ce fonds

.. . .de de lumitrc naturelle, qui non seulement ne nous trompe jamais : mais qui nous met en état de revenir de nos erreurs, il y a aussi dans nôtre cœur de premières afsections qui sont necessairement legitimes, des sentimens sans lesquels la nature de l’homme ne sauroit être, & qui non seulement n’enferment point de corruption en euxmêmes : mais qui nous servent quand ils sont bien dirigés à nous faire revenir de nos vices. Tel est l’amour naturel de l’estime, l’amour de nous-mêmes, le soin de nôtre conservation, le defir de nôtre bonheur.

En elles mêmes ces passions font bonnes, puis quelles se raportent naturellement au bien de l’homme. II y en a de deux sortes, les unes que les Scolastiques nomment, prosequutiv£, parce qu’elles nous portent vers le bien, les autres qu’ils appellent, averfativ£, parce qu’elles nous éloignent du mal.

Mais comme elles tendent à nôtre avantage par l’intention de la nature, il est bien certain qu’elles se raportent à nôtre perte par un effet de nôtre corruption i tuption ; & cela arrive lors quede faux biens font naître dans nôtre cœur des affections veritables ; lors que nous ne nous portons qu’avec lenteur vers cc qui merite tout lattachement de nos ames, & qu’au contraire nous desirons avec toute l’ardeur, dont nous sommes capables, des biens qui ne meritoient qu’un mediocre attachement. Car alors nous renversons tout. Nous changons la fin en moyens & les moyens en fin} nous nous précipitons dans nos actions, nous nous égarons dans nôtre conduite, & il se trouve que l’ombre du bien nous en fait perdre la source, & que pour courir aprés des aparences nous perdons la verité. De là naissent tous nos vices, à la recherche desquels nous devons nous attacher, puis que ce font eux qui font la corruption de nôtre cœur.

Or comme nous cherchons la source de nos déreglemens, il est certain qu’il ne faut pas s’arrêter à quelqu’un d’eux en particulier, à moins qu’il n’influe sur tous les autres. Il est évident que la racine de nôtre malice naturelle ne consiste point dans quelque disposition particuliere du temperament, puis que ceux qui ont un temperament opposé à celuy-là, ne laissent point d’être corrompus. Ce n’est pas Tinterêt qui est le principe de nôtre malice, puis qu’ordinairement il a quelque chose incompatible avec l’orgueil. Ce n’est point l’orgueil, puis qu’il est en quelque forte opposé à Tinterêt.

Cependant il est certain qu’il y a quelque chose en quoy les vices sont opposés & quelque chose en quoy ils conviennent. Ils sont opposés en quelque chose, puis que l’un est en quelque forte le remede de l’autre. Us convienent en quelque chose, puis que l’ame qui est tombée dans l’un, a encore du penchant pour l’autre, qui paroissoit . iuy être fi opposé.

C’est une verité qui nous paroitra plus claire encore, si nous nous mettons à faire ici, pour ainsi dire, l’Anatomie du cceur en entrant dans le detail de ses passions. Les larcins naissent de finjustice, finjustice de Tinterêt, & Tinterêt de i’amouc déreglé que nous avons pour nous mêmes. L’opiniátreté n’est que -* . l’at lattachement que l’amour propre nous fait avoir pour nos propres imaginations. Lorgueil n’est que l’en yvre ment de l’amour propre, qui nous represente à nôtre imagination plus grands & plus parfaits que nous ne sommes. La vengeance n’est qu’un desir de sédésendre soy même contre ceux qui nous haïssent, ou de se satisfaire en punissant ceux qui nous ont offensés. En un mot considerés bien tous les vices & toutes les passions de l’homme, vous trouverés au bout l’amour propre. C’est luy qui leur donne la naissance, puis que tous les motifs du vice font pris de ce que nous cherchons ce qui nous flate, & se raporte à ce moy, qui tient le premier rang entre les objets de nos connòissances &de nos assertions. C’est luy qui les fait vivre & qui les fait mourir ; car lors que deux pallions combattent avec violence, la crainte par exemple d’un côté & la vengeance de l’autre, l’ame se retire en elle même, & elle ne consulte que l’amour propre pour savoir à laquelle des deux elle doit s’abandonner, & alors selon quel’amogr - :, , I pro .. propre juge, ou ne juge pas que la vengeance est necessaire, il prononce en faveur du ressentiment, ou de la moderation. De sorte que comme c’est l’amour propre qui a donne la naissance à ces deux passions, c’est aussi l’amour propre qui fait vivre l’une au préjudice de l’autre. Or que peut-on dire d’une passion à laquelle toutes nos inclinations déreglées se raportent, où se terminent tous les vices, qui les fait tous naître, qui les fait tous mourir, qui les arrête & les suspend tous, si ce n’est, que ce doit être là sans difficulté ce dérèglement generai qui est la source des autres, & que nous avons dit être la premiere racine de nôtre malice & de nôtre corruption. . f, v Ce qui fait qu’on se confirme dans cette pensée, c’est que dans le même temps qu’on s’aperçoit que tous les vices flatent l’amour propre, on trouve que toutes les vertus s’accordent à le combatre. L’humilité s’abaisse, la temperance le mortifie, la liberalité le depouille, la moderation le mécontente, la valeur l’expose, la magnanimité, le zeleôcla pieté le sacrifient. On On peut dire même que l’amour propre entre fi essentielement dans la definition des vices & des vertus, que sans luy on ne sauroit bien concevoir ni les uns ni les autres. En generai le vice est une préference de soy-même aux autres j & la vertu semble être une préference des autres à soy-même. Je dis, qu’elle semble l’être, parce qu’en efset il est certain que la vertu n’est qu’une maniere de s’aymer soy-même, beaucoup plus noble & plus sensée que toutes les autres.

Or ici il semble que nous trouvions de la contradiction dans nôtre systeme. Car d’un côté l’amour propre nous paroit être le principe de tous nos déreglemens, & de l’autre il est certain que c’est par l’amour de nous mêmes que flous nous aquit tons de nos^levoirs. La corruption tire toutes ses forces de l’amour propre. Dieu tire d’un autre côté de l’amour de nous’ mêmes tous les motifs, dont il se sert pour nous porter à l’étude de la sanctification. Car à quoy serviroient ses promesses & ses menaces, fi Dieu n’avoit dessein s’interesser l’amour de nous mêmes. Cet Cette difficulté s’évanouit dés qu’on suppose de l’amour de nous mêmes ce ue nous avons déja dit des affections e nôtre cœur en generai, c’est qu’elles ont quelque chose d’innocent & de legitime qui apartient à la nature, & auslî quelque chose de vicieux & de déregle qui apartient à nôtre corruption. L’usage de nôtre langue est heureux en ceci, car elle nous fait distinguer entre l’amour propre & l’amour de nous mêmes. L’amour de nous mêmes est cet amour, entant qu’il est legitime & naturel. L’amour propre est ce même amour, entant qu’il est vicieux & corrompu.

Or comme nous recherchons ici les sources de nôtre malice, nôtre dessein nous engage présentement à examiner en quoy consiste le dérèglement de l’amour propre. Cette question est toute singuliere : mais elle n’en est pas moins considerable pour cela. Et j’ose dire que peu de questions dans la Morale & dans la Religion font plus importantes que celle-ci ; comme j’espere que cela paroîtra par la discussion dans laquelle nous allons entrer.

s. :.., . K CHAP. CHAP. VI.

Ou l’on examine les defauts de lamour de nom-mêmes.

L"Amour de nous-mêmes ne peut pécher qu’en excés ou en direction, il faut que son dérèglement consiste en ce que nous sious aymons trop, ou en ce que nous nous aymons mal, ou dans l’un & dans l’autre de ces défauts joints ensemble.

L’amour de nous mêmes ne pèche point en excés, cela paroit de ce qu’il est permis de s’aymer tant qu’on veut, quand on s’ayme bien. En efset qu’est ce que s’aymer soy-même, c’est defirer son bien, c’est craindre son mal, c’est rechercher son bonheur. Or j’avoue qu’il arrive souvent qu’on desire trop, qu’on craint trop, & qu’on s’attache k son plaisir, ou à ce qu’on regarde comme son bonheur avec trop d’ardeur : mais prenés garde que l’excés vient du defaut qui est dans l’objet de vos passions, & non pas de la trop grande mesure de l’amour de vous mêmes. Ce qui le montre, c’est que vous pouvés&

vous vous dveés même defirer sans bornes la Souveraine selicité, craindre sans bornes la souveraine misère & qu’il y auroit même du dérèglement à n’avoir que des desirs bornés pour un bien infini.

En effet si l’homme ne devoit s’aymer luy même, que dans une mesure limitée, le vuide de son cœur ne devroit pas être infini, & si le vuide de son cœur ne devoit pas être infini, il s’ensuivroit qu’il n’auroit pas été fait pour la posseision de Dieu : mais pour la possession d’objets finis & bornés.

Cependant la Religion & lexperience nous aprennent également le contraire. Rien n’est plus legitime & plus juste que cette insatiable avidité, qui fait qu’aprés la posseision des avantages du monde, nous cherchons encore le Souverain bien. De tous ceux^pi l’ont cherché dans les objets de cette vie, aucun ne l’a trouvé. Brutus qui avoit fait une prosession particuliere de sagesse, avoit creu ne pas se tromper en le cherchant dans la vertu : mais comme il aymoit la vertu pour elle même, au lieu qu’elle n’a rien aymable & de K. 2 loiia louable que par raport à Dieu ; coupable d’une belle & spirituelle idolâtrie, il n’en fut pas moins grossierement deçeu, & il sut obligé de reconnoître son erreur en mourant, lors qu’il s’écria. O Vertu je reconnois que tu n’es qu’un, miserable fantôme &c.

Cette insatiable avidité du cœur de l’homme n’est donc pas un mal. II faloit qu’elle fût, afin que les hommes se trouvassent par là disposés à chercher Dieu.

Or ce que dans l’idée figurée & metaphorique nous apellons un cœur qui a une capacité infinie, un vuide qui ne peut être rempli par les creatures, signifie dans l’idée propre & litterale, une ame qui desire naturellement un bien infini, fi^gui le désire sans bornes, qui ne peuŒpe contente qu’aprés l’avoir obtenu, li donc il est necessaire que le vuide de nôtre cœur ne soit point rempli par les creatures, il est necessaire que nous desirions infiniment ; c’est à dire, que nous nous aymions sans mesure nous mêmes. Car s’aymer, c’cst desirer son bonheur. . .

Et Et certes comme l’on peut dire sans se tromper qu’on n’ayme point la creature, quand on l’ayme sans bornes, parce qu’alors on met la creature sur le trône du Createur, ce qui est l’idolâtrie de l’esprit, qui est la plus dangereuse de toutes, aussi peut-on dire qu’on n’ayme point Dieu comme son Souverain bien, lors qu’on ne conçoit pour luy que des desirs moderés ; car alors on fait descendre Dieu jusqu’à l’état des creatures par Timpieté du cœur, qui n’est pas moins criminelle que son idolâtrie., Soit qu’on regarde Dieu comme son Souverain bien, soit qu’on se le represente comme un être infiniment parfait, toujours est-il certain que rattachement qu’on a pour luy ne doit pas être limité ; & c’est afin que l’homme fût capable en quelque forte de la possession de ce bien infini, que le Createur a mis une espèce, Pinfinité dans ses connoissances & dans ses afsections.

Je fay bien que nôtre nature étant bornée, elle n’est pas capable, à parler exactement, de former des desirs infinis en vehemence : mais si ces desirs ne K 3 sont font infinis en ce sens, ils le sont en un autre ; car il est certain que nôtre ame desire selon toute l’étendúe de ses forces, que si le nombre des esprits necessaires à l’organe pouvoit croître à Vinfini, la vehemence de ses desirs croîtroit aussi à l’infini > & qu’enfin si l’infinité n’est point dans l’aóte, elk est dans la disposition du cœur naturellement insatiable.

J’avoue que si nous nous aymions nous mêmes par raison, nous pourrions concevoir que l’amour de nous mêmes seroit dans une mesure limitée dans nôtre cœur ; car nous ne trouvons point une infinité de raisons dans nôtre «sprit pour nous aymer : mais l’Auteur de la nature dont la sagesse a trouvé qu’il ne faloit point renvoyer les hommes à avoir foin de leur conservation jusqu’à ce qu’ils fûssent Philosophes, a voulu que nous nous, aymaflions par sentiment j ce qui est si vray, qu’il n’est pas même concevable que nous puis fions sentir quelque plaisir & quelque joye sans aymer necessairement ce ibymême, qui en est le sujet. j desorte que

corn comme il y a une infinie varieté & une infinité de dégrés differens dans la joye que nous pouvons goûter, il n’y a point de meſure dans le deſir du bonheur dans laquelle cette joye entre eſſentiellement, ni par conſequent dans l’amour de nous mêmes, qui eſt le principe de ce deſir.

Je demeure d’accord auſſi que ſi l’homme avoit été fait pour être le rival de la Divinité, il ne devroit point s’aymer ſans meſure, parce qu’alors l’amour de ſoy-même entreroit en concurrence avec l’amour divin : mais l’homme ne s’ayme naturellement avec tant de vehemence que pour pouvoir aymer Dieu. La meſure ſans meſure de








l’amour de foy-même & ces desirs qui font comme infinis, font les seuls liens qui l’attachent à Dieu, puis que comme je l’ay déja dit, des desirs moderés ne peuvent lier le cœur de l’homme qu’avec des creatures, & que ce n’est point Dieu qu’on ayme : mais un fantôme qu’on se forme en la place de Dieu, quand on l’ayme mediocrement.

K 4 Aussi Aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous mêmes à l’amour divin, quand celuy-là est bien reglé. Car qu’est-ce que s’aymer soymême comme il faut, c’est aymer D/eu ; & qu’est-ce qu’aymer Dieu, c’est s’aymer soy-même comme il faut. L’amour de Dieu est le bon sens de l’amour de nous même, c’en est l’esprit & la pers ection. Quand l’amour de nous mêmes se tourne vers d’autres objets, il ne merite pas d’être appelle amour, il est plus dangereux que la plus cruelle haine. Mais quand i’amour de nous mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec l’amour divin.

Et certes il n’est rien de si facile que de démontrer invinciblement ce que nos recherches nous ont apris à cet égard. Car à prendre pour exemple les bienheureux qui sans doute ne s’ayment point trop ni trop peu, puis qu’ils font dans un état de pers ection, je demande s’ils peuvent aymer Dieu sans bornes, sans sentir la joye de sa possession, & je demande ensuite si l’on peut sentir de la joye, sans s’aymer soy-même me à proportion du sentiment qu’on en a. :. v,

Qi^on ne s’arréte donc point à ces questions vaines & contradictoires. Les Saints ayment-ils Dieu plus qu’eux mêmes ? j’aymeroisautancqu’on demandat, s’ils s’ayment eux-mêmes plus qu’ils ne s’aiment eux.mêmes. Car ces deux expreflìons ont au fond le même sens} puis que nous avons fait voir qu’aymer Dieu, c’est s’aymer de bon sens, & que n’aymer point Dieu, c’est se haïr soy.même en quelque façon.

Pour montrer que tout ceci n’est qu’un jeu de mots, il faut suposer qu’il y a deux sortes d’amour qu’on peut avoir pour Dieu, un amour d’interêt & un amour de pure amitié, comme parlent les Theologiens. Je veux que ce dernier n’ayt rien à déméler avec l’amour de nous mêmes, comme on le tient communement, mais je demande duquel de ces deux amours vous parlés, lors que vous me demandés, si l’amour que nous avons pour nous mêmes est aussi grand que celuy que nous devons avoir pour Dieu. Si vous enK. f tendes tendes par ce dernier l’amour de pure amitié, qui a pour objet la pers ection connue & rien que cela, je répons que cet amour ne peut se comparer avec l’amour de nous mêmes, qui cil d’une autre nature, puis que comme je \’ay déja dit, nous ne nous aymons point

}>ar raison : mais par sentiment, & que e plaisir corporel ou spirituel nous interesse naturellement à nous aymer nous mêmes, avant même que nous soyons capables de reflexion. Que si par l’amour que nous devons avoir pour Dieu, vous entendes l’amour d’interêt qui s’attache à luy comme à nôtre Souverain bien, vous ne vous appercevés pas que vous opposés une chose à elle même, puis que s’aymer soyBiême & aymer son Souverain bien se confondent ensemble, que ce ne font pas là deux amours : mais un seul amour consideré en deux manieres, (avoir par ïaport à son principe & à son objet.

II paroit donc que le mal n’est pas en ce que nous nous aymons trop, puis que nous pouvons nous aymer tant que nous voudrons, qnand nous nous

aymc aymerons par raport au Souverain bien! mais que le dérèglement consiste en ce que nous nous aymons mal, c’est à dire par raport à de faux objets. ~ L’amour de nous mêmes est inno« cent en iòy. Il est corrompu quand il se tourne vers les creatures, & saint quand il se tourne vers les creatures, & saint quand il se tourne vers Dieu. Suivant cette veue on peut distinguer trois cœurs dans l’homme, lecceurdel’homme, le cœur du pécheur & le cœur du fidelle. Le cœur de l’homme, cest lame entant qu’elle s’ayme naturellement, le cœur du pécheur c’est Tarne entant qu’elle ayme le monde, & le cœur du fidelle c’est l’ame entant qu’elle ayme Dieu. Le cœur naturel entre essentiellement dans les deux autres, & l’amour naturel de nous mêmes, qui est le principe de toutes nos affections, est le mobile que fait agir la grâce ou la corruption, & qui reçoit l’amour de Dieu, ou l’amour du monde. Le cœur de l’homme ayme. Le cœur du mondain ayme la vanjté. Le cœur du fidelle ayme le bien infini & éternel. Le K, 6 pre premier est le cœur de l’homme, le second est le cœur de l’homme qoi perit, & le troisième le cœur de l’homme immortel.

CHAP. VIL

Ou l’on fait voir que l’amour de nous mêmes allume toutes nos autres affeïïions, Ç* ? est le principe gênerai de nos mouvemens. .

Î’Ay dit que l’amour de nous-mêmes est le principe de toutes nos affections naturelles. Car si nous desirons, si nous craignons, si nous esperons, c’est toujours pour l’amour de nous-mêmes.

J’avoue que laffection que nous avons pour les autres, fait quelque.fois naître nos desirs, nos craintes & nos esperances : mais quel est le principe de cette affection, si ce n est l’amour de nous-mêmes ? Considerés bien toutes ressources de nos amitiés, & vous trouve-* rés qu’elles se reduisent à Tinteret, la reconnoissance la proximité, la sympatie & une convenance delicate, que la vertu a avec l’amour de nous-mêmes,

qui qui fait que nous croyons l’aymer pour elle-même, bien que nous aymions en efset pour l’amour de nous, & que tout cela se reduit à l’amour de nous memes.

La proximité tire de là toute la force qu’elle a pour allumer nos affections. Nous aymons nos enfans parce qu’ils font nos enfans, s’ils étoient les enfans d’un autre, ils nous seroient indifferens. Ce n’est donc pas eux que nous aymons : mais la proximité qui nous lie avec eux. l1 est vray que les enfans n’ayment point tant leurs peres que les peres ayment leurs enfans, quoy que ces deux affections paroiffènt fondées sur la même raison de proximité : mais cette différence vient d’ailleurs. Les enfans se voyent mourir en la personne de leurs peres, & les peres au contraire se voyent revivre en la personne de leurs enfans ; or la nature nous inspire l’amour de la vie & la haine de la mort. D’ailleurs les peres voyent en leurs enfans d’autres euxmêmes, mais d’autres eux mêmes soumis & dépendans. Ils se felicitent de les Ji 7 avoir avoir mis au monde. Ils les considère ni avec plaisir, parce qu’ils les considèrent comme leur ouvrage. Ils sont ravis d’avoir des droits sacrés & inviolables sur eux. C’est là leur Magistrature, leur Royauté, leur Empire. Mais le même orgueil qui fait que les peres ayment la superiorité, fait haïr aux enfàns la dépendance. Rien ne nous accab/e tant qu’un bienfait quand il est trop grand, parce qu’il nous assujetit trop. Nous le regardons comme une chaîne delicate, mais forte qui lie nôtre cœur & qui contraint nôtre liberté. C’est le mystere caché dans la maxime connue. Le sang ne remonte jamais. Au reste comme il y a proximité de sang, proximité de prosession, proximité de Religion, proximité de païs &c. il est certain aussi

égard en une infinité de manieres : mais il faut que la proximité ne soit point combatiie par Tinterêt. Car alors celuycy l’emporte infailliblement. Tinterêt va directement à nous. La proximité n’y va que par reflexion. Cela fait que Tinterêt agit toujours avec plus de for

les affections se diversifient à cét

ce ce que la proximité : mais en cela comme en toute autre chose, les circonstances particulières changent beaucoup la proposition generale.

On doit raporter à peu prés à la même source qu’on voit ordinairement, qu’il n’y a point de haine plus violente que celle qui s’allume entre des personnes qui se sont fort aymées. C’est que ces personnes trouvoient de Futilité ou du plaisir à s’aymer. Cela intéressoit l’amour propre. Quand donc elles viennent à changer de sentiment, aux motifs de la hayne se joignent les motifs de l’amour : ils se soulevent & par l’idéc du tort qu’on leur fait, & par celle des plaisirs de l’amitié à laquelle ils renoncent & souffrent par la haine qui s’allume, & par l’arFection qui s’éteint, ce

aui consirme excellemment nôtre syeme, qui nous montre qu’il ne s’allume point daffection dans nôtre cœur independemment de l’amour de vousmêmes.

C’est une pensée dans laquelle nous nous confirmons, en considerant que non seulement la proximité est une

four source d’amitié : mais encore que no* afsections varient selon le degré de la proximité que nous avons avec les personnes qui en sont l’objet. La qualité d’homme que nous portons tous, saie cette bienveillance generale que nous appelions Humanité, bomosum, humam à me nihil alienum put o. 1l est certain que s’il n’y avoit que deux personnes dans le monde, elless’aymcroient avec tendresse : mais cette proximité generale se confondant avec ce nombre infini de relations différentes que nous avons les uns avec les autres, il arrive aussi que cette affection naturelle qu’elle avoit fait naître, se perd dans la foule des passions, que tant d’autres objets produisent dans nôtre cœur. Nous ne voyons point dans nôtre prochain ia qualité d’homme par laquelle U nous ressemble, pendant que nous voyons en luy un rival, un envieux, un homme qui est ennemi de nôtre prosperité, comme nous le sommes de la sienne, un orgueilleux qui n’estime que luy même, un homme qui par ses bonnes qualités attire l’estime & Inattention des -. ...>! autres, autres, & nous jette dans l’oubli, & dans lobscurité ; ou qtìi par les passions est incessamment occupé à nous tendre des pieges, & à entreprendre sur ce qui noBS appartient : mais quand la mort l’a depouille de ces relations odieuscs, alors nous trouvons en luy cette proximité generale qui nous le faisoit aymer ; nous souvenant qu’il étoit homme seulement lors qu’il a cessé de l’être, & voulant bien le mettre au nombre de nos amis, Iors que la mort l’a retranché de la societé des vivans. >.

La proximité de la Nation inspire ordinairement aux hommes une bienveillance, qui ne se fait point sentir à ceux qui habitent dans leur pais, parce que cette proximité s’assoiblit par le nombre de ceux qui la portent, mais qui devient sensible, quand deux ou trois personnes originaires d’un même pais le rencontrent, dans un climat étranger. Alors l’arnour de nous-mêmes qui a besoin d’apuys & de consolations, & qui en trouve en la personne de ceux qu’un pareil interêt & une semblable proximité doit mettre dans la même

dispo disposition, ne manque jamais de faire une attention perpetuelle à cette proximité, si un plus fort motif pris de son interêt ne l’en empéche.

La proximité de Prosession produit presque toujours plus d’adversion que d’amitié par la jalousie qu’elle inspire aux hommes les uns pour les autres : mais celle des Conditions est presque toujours accompagnée de bienveillance. On est surpris que les Grands soient sans compassion pour les hommes du commun, c’est qu’ils les voyent en éloignement, les considerant par les yeux de l’amour propre. Ils ne les prenent nullement pour leurs prochains. Ils sont bien éloignés d’apercevoir cette proximité, ou ce voisinage, eux dont [’esprit & le cœur ne sont occupés que de la distance qui les separe des autres hommes, qui font de cet objet les delices de leur vanité.

Cependant il faut demeurer d’accord, que la proximité du sang l’emporte ordinairement sur toutes les autres. Quoy qu’on dise communément qu’un bon ami vaut mieux que plusieurs parens,

&que & que cela soit veritable en foy, il est

Eourtant certain que naturellement les sommes préfèrent leurs parens à leurs amis, & sur tout dans les occasions importantes j ce qui vient de ce qu’ils considèrent leurs parens comme des amis necessaires qui ne peuvent s’empécher d’être attachés à eux, & leurs amis comine des parens volontaires, qui ne les affectionnent qu’autant qu’il leur plait. Or quoy que i’amitié libre oblige plus que I’amitié necessaire, il est certain qu’elle n’est pourtant pas si considerée de l’amour de nous mêmes, elle peut nous inspirer plus de reconnoissance : mais elle ne sauroit autant toucher nôl tre interêt.

La sermeté barbare que Brutus téi moigne en voyant mourir ses propres ; enfans qu’il fait executer en fa presence, i n’est pas si desinteressée quelle paroit. Le plus excellent des Poetes latins en découvre le motif en ces termes. :

Fine» amor fatrix, Uudumqut immensap’ido.

Mais il n’a pas demeslé toutes les rai

sons Tinteret, qui font l’inhumanitc aparente de ce Romain. Brutus étoit comjme les autres hommes. II s’aymoit luy-même plus que toutes choses. Ses enfans sont coupables d’un crime qui tendoit à perdre Rome : mais beaucoup plus encore à perdre Brutus. Si laffection paternelle excuse les fautes, l’amour propre les aggrave quand il est directement blessé. Sans doute que Rome tût lhonneur de ce que Brutus fit pcaar l’amour de luy-même, que fa patrie accepta le sacrifice qu’il faisoit à son arnour propre ; & qu’il fût cruel par foiblesse plutôt que par magnanimité.

Tinterêt peut tout sur les ames. On se cherche dans l’objet de tous ses attachemens ; & comme il y a diverses fortes interêts ; on peut distinguer auflì diverses sortes d’afsections que l’i nterêt fait naître entre les hommes. Un interêt de volupé fait naître les amitiés galantes. Un interêt J’ambition fait naitre les amitiés politiques. Un intérêt d’or gueil fait naitre les amitiés illustres. Un interêt d’avarice fait naitre les amitiés utiles. Generalement par

• ÌUÍt , lant nous n’aymons les gens qu’autant qu’ils nous font agreables ou utiles. Que s’il arrive que tous ces interêts différens s’unissent pour former les scntimens que nous avons pour une personne, rien n’est comparable à lattachement que nous avons pour elle. — Le vulgaire qui declame ordinairement contre l’amitié interessée ne fait ce qu’il dit. II se trompe en ce qu’il ne connoit generalement parlant qu’une forte d’amitié interessée, qui est celle de lavarice, au lieu qu’il y a autant de fortes d’affections interessées qu’il y a d’objets de cupidité. D’ailleurs il trouve à rédire qu’on ayme les hommes par i interêt, & qu’on les ayme plus fortei ment par ce principe que par tout aui tre ; ne comprenant pas qu’aymer pat, interêt, c’est s’aymer directement soimême, au lieu que les aymer par d’autres principes, c’est s’aymer par detour & par reflexion. II ne s’aperçoit pas que nous trouvons mauvaise l’amitié interessée quand elle est dans le cœur des autres : mais non pas quand elle est dans nôtre cœur. Enfin il s’imagine u, que que c’est être criminel que d’être \ teressé i ne considerant pas que c’est le desinteressement & non pas Tinterêt qui nous perd Si les hommes nous offroient d’assés grans biens pour satisfaits nôtre ame, nous serions bien de les aymer d’un amour d’interêt, & personne ne devroit trouver mauvais que nous préferassions les motifs de cet interêt à ceux de la proximité & de tout autre chose.

La reconnoissance elle même si estimée dans le monde, & si recommandée dans la Morale & dans la Religion, riest

sas plus exempte de ce commerce de amour de nous-mêmes. Car quelle différence y a-t-il au fond entre Tinterêt & la reconnoissance ? c’est que le

{>remier a pour objet le bien avenir, au ieu que la derniere a pour objet le bien passé. La reconnoissance n’est qu’un retour delicat de l’amour de nous mêmes qui se sent obligé : c’est en quelque sorte lelevation de Tinterêt. Nous n’aymons point nôtre bienfaiteur, parce qu’il est aymable. La reconnoiûance, du moins toute seule, ne

va /a pas si loin : nous l’aymons parce qu’U ous a aymés.

Que si l’on veut que nous nous expliquions plus particulièrement dans la : o mparaison qu’on peut faire de la re : onnoiiTance & de Tinterêt à cet égard, nous dirons que laffection que la’reconnoiflànce fait naitre, est plus noble, 8c que celle que Tinterêt produit, est plus forte. La premiere se porte vers. le passé qui est perdu ; au lieu que Tinterêt a pour objet l’avenir, qu’il veut mettre à profit. La reconnoissance ayme même sans esperance : mais Tinterêt espère &’ attend. La reconnoissance ayme le bien pour l’amour de l’intention ; mats Tinterêt ayme l’intention pout l’amour du bien. Enfin les idées du passé qui sont celles de la reconnoissance, se rangent ordinairement parmi les idées usées, abstraites, & qui ne font point lattention la plus forte de nôtre ame j au lieu que les idées du présent qui sont celles de Tinterêt, sont des idées vives, & qui nous interessent trés particulièrement.

II est certain même qu’il y a par cette te raison quelque espèce d’opposition entre l’un & l’autre, ce qui fait que comme tous les hommes sont naturellement interessés, ils sont aussi naturellement ingrats. La mesure de intérêt fait h mesure de Tingratitude, parce quéplus l’ame s’aplique aux idées du présent, plus elle perd de lattachement & de Implication qu’elle devroit avoir pour le passé. Et à cet égard il faut dire de la reconnoissance ce que nous disons du desinteressement, c’est qu’elle consiste fort souvent en exterieur ; & que rarement naît elle dans le cœur de l’homme, à moins que intérêt iuy même ne la fasse naître, ou ne nous en fasse rechercher les apparences, ce qui arrive quelquefois.

CHAP. VIII.

On l’on continue à montrer que Xamour de nous-mêmes fait naître tous nos mou.’ vemens.

LE sentiment vif & réel que nous avons du bien qu’on nous accorde dans le moment que nous l’aquerons, ?.. ne ne manque jamais de produire une sorte de reconnoissance dans nôtre cœur, qui s’efface peu à peu avec le souvenir de.la grâce que nous avons receue, parce que le cœur a quelque repugnan-r ce àpenser souvent aux choses qui nous mettent dans la dépendance ; il n’en est pas de même des graces que nous avons faites aux autres, comme elles nous donnent quelques droits sur leur zele, leur amitié & leur reconnoissance, qu’elles nous soumettent les autres en un mot ; nous y pensons avec plaisir. Ce qut fait que nous avons beaucoup plus de penchant à aymer ceux qui nous sont redevables, que ceux auxquels nous le sommes nous-mêmes. Ceux qui croyent trouver le moyen de s’insinuer dans la faveur des Grans en les obligeant, se trompent assés souvent dans la pensée qu’ils ont là dessus. Car il est certain que le moyen d’en être aymé n’est pas de faire ensorte qu’ils vous ayent de l’obligation ; mais de faire ensorte que vous leur en ayés vous mêmes. Leur orgueil, qui croît par les complaisances que les autres hommes L ont ont pour leur grandeur, s’applaudit de vous avoir fait du bien. Il pense avec plaisir aux obligations que vous luy avés, & dispose par là le cœur à vous aymer : mais il est dangereux de rendre de trop grands services, quand on n’a pas d’autre dessein que de s’insinuer dans les bonnes graces de ceux qu’on oblige. Je tremble pour ce grand service, disoit un Courtisan à un homme illustre, à qui on disoit qu’on n’oublieroit jamais les obligations qu’on luy avoit. Il avoit raison. Il est souvent arrivé que les grandes obligations ont tenu lieu de grandes offenses, & du moins cela arrive toujours, ou lors qu’on ne peut, ou lors qu’on ne veut point les reconnoître.

Te te diray-je Arafat ? U nia trop bien serti ^Augmentant mon pouvoir, U me l’a tout ravi.

Mais quoy que le cœur ayt ses raisons pour oublier les bienfaits qu’il a reçeu, il en a souvent d’autres pour paroitre s’en souvenir. La reconnoissance est une vertu fort estimée. Les apa« rences en font belles & attirent la cou,

sideration ; fìderation ; & un cœur accoutumé à trafiquer des aparences de vertu, à faire, un commerce de vaine gloire aux dépens de la sincerité, en recherchant, non ce qui est estimable en soy : mais ce que les hommes estiment ordinairement, n’a garde de manquer à affecter la reconnoissance, quand il peut surprendre l’estime des hommes par ce moyen. D’ailleurs la reconnoissance sert admirablement aux veiies de Tinterêt, parce qu’elle attire de nouveaux bienfaits. II y a du plaisir, dit-on, à obliger cet homme. II sent le bien qu’on kiy fait. Outre cela par la reconnoissance nous nous mettons en quelque sorte au dessus du bienfait que nous avons receu, quand elle est prompte, active & qu’elle ayme à se faire connoître hautement ; & c’est la politique fine & delicate d’un amour propre éclairé d’éviter le soupçon de Tingratitude, parce que ce vice marque de la bassesse i & qu’il est comme un hommage forcé que nous faisons au bienfaiteur ? Tingratitude qui a de la peine à penser 4 luy, confessant malgré elle, quenous « ; - L % fora sommes dans fa dépendance, & que • nous luy devons plus que nous ne voudrions luy devoir. C’est encore un sentiment ailés naturelà l’homme de montrer qu’il merite le bien qu’on luy fait par la maniere dont il en use envers ceux qui le luy ont fait. Enfin on est bien aise d’être délivré des remors que Tingratitude fait naître dans nôtre cœur, remors plus grands & plus naturels que ceux que nous avons d’avoir manqué de justice ; car encore qu’il soit contre la raison de n’être pòint juste, comme il est contre la raison de n’être point reconnoissant, il est vray neanmoins qu’il est plus contre l’amour de nous-mêmes de n’être point reconnoissant que de n’être point juste, & les remors sont sans doute plus grands, quand ils naissent non seulement de la raison : mais encore de l’amour de vousmêmes qui a esté blessé.

La Simpatie qui est la quatrième source que nous avons marquée de nos affections est de deux ordres. II y a une simpatie de corps &unefimpatiede Tarne. U faut chercher la cause de la

pre Íwemiere dans le temperamment, & cele de la seconde parmi les secrets ressorts qui font agir nôtre cœur. Il est même certain que ce que nous croyons être une fimpatie de temperamment, a quelquefois fa source dans les principes cachés de nôtre cœur. Pourquoy pensés vous que je hais cet homme à une premiere veiïe, quoy qu’il me soit inconnu ? c’est qu’il a quelques traits d’un homme qui m’a offensé, que ces traits frapent mon ame & reveillent une idée de hayne sans que j’y fasse reflexion. Pourquoy au contraire aymeje une personne inconnue dés que je la vois, sans m’informer si elle a du merite, ou si elle n’en a pas > c’est qu’elle a de la conformité ou avec moy, ou avec mes enfans, & mes amis, &en un mot avec quelque personne que j’auray aymée, & que sans que j’y reflechiffe, cette conformité reveille dans mon cœur une affection qui y étoit cachée. Vous voyés donc quelle part a l’amour de nous-mêmes à ces inclinations mysterieuses & cachées, qu’un de nos Poetes d’écrit de cette maniere.

L 3 ilesi 11 est des nctuds secrets, ìl est des fmpatles liant f tir te doux accord les ames assorties &*.

Mais si aprés avoir parlé des sitftpaties corporelles, nous entrions dans Je detail des simpatie spirituelles, nous connoîtrions qu’aymer les gens par simpatie, n’est proprement que cherir la ressemblance qu’ils ont avec nous ; c’est avoir le plaisir de nous aymer en leur personne. C’est un charme pour nôtre cœur de pouvoir dire du bien de nous sans blesser la modestie ; c’est un avantage que nous obtenons, quand nous paroissons] tant estimer ces personnes, que nous aymons, principalement par«e qu’elles nous ressemblent. Nous n’aymons pas seulement ceux à qui la nature donne des conformités avec nous : mais encore ceux qui nous ressemblent par art, & qui tâchent de nous imiter. Favonius imite Caton sans que Caton s’en fâche, tout sage & tout austère qu’il est, & peut être que l’homme du monde le plus celebre pour la roideur & l’incomplaifance, cst alTés foible pour ne pas haïr cette maniere détournée de v . flater flater son amour propre & de le caresser. Ce n’est pas qu’il ne puisse arriver qu’on haïra ceux de qui l’on est mal imité. Personne ne veut être ridicule. On aymeroit mieux être haïssable. Ainsi on ne veut jamais de bien aux copies, dont le ridicule réjalit sur loriginal.

Que fi l’on demande ici pourquoy un brav, e n’ayme pas toujours un brave, & d’où vient qu’un Savant ne rend pas toujours justice à un autre Savant, la réponse est facile, c’est qu’une raison de conformité ne tient point contre une rasson de jalousie & d’interêt & que les rivaux se haïssent à mesure qu’ils fè trouvent de bdnnes qualités. Le cœur, comme nous l’avons déja dit cy dessus, pese futilité & non pas la lumiere, & ce n’est point la raison mais l’amour de nous-mêmes, qui nous determine dans sios affections. II ne faut point excepter de cette regle l’amour que nous avons pour un homme de vertu, duquel on peut dire neanmoins que ceux qui ne luy ressemblent point ne laissent pourtant pas de l’aymer, carie vice rend à cet egard des hommages forL 4 cés cés à la vertu. Ils l’estiment. Ils la respectent. ’.

Qui peBore magno Sftnt, metumque damas, vitio Sublimior omrù ixemptut fàtis, Indignant emque refellit fortunam, dubio quem ntn m turbine rerunt Deprehendet suprema dits, std abire paratum jit plénum viut.&c :’ ï 31’ ; . tiii’i 5.) T» cujus placido postiere in peSiore fedem Blandus honos, hilarifque tamen cum pondere vìrIM Cui nec pigra quies, nec iniqua potentia, nec ff>es Improba ; sed mediui fer honefia & dutcìa iima ìncorrupte fidem 5 nullos que experte tumuitttf j, .. i.l Idem attri facilii cintemptor & optimu Ctindere divitias, oplbsque imminere Lucem. Mac Longum florens animi, nwumque juventa Utacos teqnaresenes & yincereprxftti’ ’•,
Statius lib. 3. Syivar.

Que les hommes s’examinent sur ce portrait ; je suis assuré qu’ils ne sauroient s’empécher d’en aymer Steitimer loriginal, & sor quels principes d’amour propre peut être fondée cette affection, que les hommes ont .naturellement pour ceux-là même à qui ils ne soucient point de ressembler 3 3 H’,

Je répons premierement qu’il y a fort peu de personnes qui ayent lenoncé à la vertu pour jamais ; & qui ne s’imaginent que s’ils ne sont pas vertueux en un temps, ils ne puissent le devenir en un autre. J’ajoute que la vertu est essentiellement aymable à l’amour de nous mêmes, comme le vice luy est. essentiellement haïssable. La raison en est, que le vice est un sacrifice que nous nous faisons des autres à nous mêmet, & la vertu un sacrifice que nous faisons de quelque plaisir, ou de quelque avantage qui nous flattoit, au, bien des autres.

. D’ailleurs il est bon de remarquer que les objets qui agissent sur nôtre ame pnt deux sortes de convenances avec l’amour de nous mêmes, des convenances particulières qui l’interessent & Je remuent vivement, telle est la convenance de Tinterêt, ou d’une amitié reciproque j car comme cette raison d’aymer nous regarde & ne regarde que nous, que c’est moy qui trouve de ïavamage à aymer cet homme, que c’est moy qu’il ayme & non pas autre, il ne faut pas, s’étonner fi cette convenance particuliere m’oblige à avoir pour luy «.lióia Lf un lin attachement particulier : mais il y a outre cela des convenances generales qu’un objet peut avoir avec nôtre cœur, ce qui arrive, ou lors que l’on nous fait du bien, parce qu’on en fait à la societé dont nous faisons partie, ou lors que nous nous sentons obligés par le penchant generai qu’un homme témoigne à faire du bien, parce qu’il n’est pas impossible que nous en soyonsVob}et, ou lors que nous étant accoutumés à ayroer une certaine beneficence, qui est celle qui nous fait du bien à .nous en particulier, nous venons à ayaymer aufiì la beneficence en generai & tous ceux à qui nous en apliquons l’idée.

II faut seulement remarquer que comme les convenances particulières produisent des afsections vives & fortes, les convenances generales comme n’interessent nôtre ame que de soin, ne produisent que des amitiés tiedes & languissantes, qui tienent beaucoup plus de la pureté de Teflime que de l’ârdeur de Fàffectiqn, Toutes les vertus favorisent l’amour de nous mêmes, du moins de cette manière generale. Les portraits les plus beaux que vous puis, fiés faire de la vertu, font pris des se ? — cretes convenances qu’elle a avec nous. Voyés par l’exemple de ces belles ex ? pressions dans la peinture de la vertu que nous avons cy dessus marquée.

Cul nec figra fuies, nec inïqua fottmìtty ..

f : Ces traîts de la vertu sont aymabìes, parce qu’ils flatent l’amour de nous mêmes. En voici qui font naître plutôt nôtre estime que nôtre amour j parce qu’ils font plus desinteressés.

Qui feiîore magna Spem metumque domat, yit’osubllnúor ormù.

La vertu quand elle n’a pas cette con* venance delicate avec l’amour de rious mêmes est estimable : mais nous la rendons plus aymable, quand nous la representons comme interessant nôtre cœur. •, . . .1

• Comment nraymerions nous pas la clemence. Elle est toute preste à nous pardonner nos crimes. La liberalité depouille pour nous faire du bien. Lfius- i milité ne nous dispute rien, elle cede à nos prétentions. : La temperance respecte nôtre honneur & n’en veut point, à nos plaisirs. La Justice désend nos droits & nous rend ce qui nous apartient. La vaillance nous désend. La prudence nous conduit. La moderation nous épargne. La charité nous fait du .bien &c.

Mars si ces vertus font du bien ^ ce n’est pas à moy qu elles le font, je le veux : mais lì vous vous trouviés en d’autres circonstances, elles vous en seroient : mais elles suposent unedispofition à vous en faire, si cela se rencontrent. N’avés vous jamais éprouvé qu’encore que vous n’attendés ni secours ni protection d’une personne riDhe, , vous ne pouvés vous désendre d’a* voir pour elle une secrete consideration, qui naît, non de vôtre esprit qui méprise souvent les qualités de cet homme : mais de l’amour de vous même qui vous fait respecter en luy jusques au simple pouvoir dé vous faire du bien. Que si l’amour de vous mêmes

^ a VQUf vous fait considerer un homme, dont vous êtes assuré que vous ne receverés jamais du bien, seulement parce que vous considerés en luy le pouvoir qu’il a de vous en faire, faut il s’étonner que ce même principe vous fasse aymer un homme, qui par sa vertu est disposé à vous faire du bien, encore que vous sachiés bien qu’il n’en a point le pouvoir.

Disons donc que le cœur à ses abstractions aussi bien que l’esprit, & comme celuy-cy fait definir le bien en general, quoy qu’il peigne plus vivement dans notre imagination de bien particulier, le cœur ayme aussi ces convenances generales que les objets ont avec luy, quoy qu’il soit infiniment plus touché des convenances particulieres, & qu’il ne peut s’empécher de savoir gré à un homme d’être vertueux, à cause de ces raports delicats que la vertu a avec l’amour de nous mêmes. Ce qui ne vous permet pas d’en douter, c’est que vous éprouvés que vous aymés davantage les vertus, à meſure que vous y trouvés plus de raport & de convenance avec vous : nous aimons naturellement plus la clémence que la séverité ; la liberalité que l’œconomie, quoique tout cela soit vertu. Cela ne peut venir, si ce n’est de ce que notre affection n’est point entierement desinteressée & que nous aimons en elle les secrets rapports qu’elle a avec nous.

Au reste, il ne faut point excepter du nombre de ceux qui aiment ainsi les vertus, les gens vicieux & déreglés. Au contraire il est certain que par cela même qu’ils sont vicieux, ils doivent trouver la vertu plus aimable. L’humilité applanit tous les chemins à notre orgueil, elle est donc aimée d’un orgueilleux ; la liberalité donne, elle ne sçauroit donc déplaire à un interessé ; la tempérance vous laisse en possession de vos plaisirs, elle ne peut donc être desagréable à un voluptueux, qui ne veut point de rival ni de concurrent. Auroit-on cru que l’affection que les hommes du monde témoignent avoir pour les gens vertueux, eût une source si mauvaise, & me pardonnera-t-on bien ce paradoxe, si j’avance qu’il arrive souvent que les vices qui sont au-dedans de nous, font l’amour que nous avons pour les vertus des autres ?

Je passe bien plus avant & j’oserai dire que l’amour de nous-mêmes a beaucoup de part aux sentimens les plus épurés que la morale & la religion nous fassent avoir de Dieu. On distingue trois sortes d’amour divin, un amour d’interêt, un amour de reconnoissance, & un amour de pure amitié. L’amour d’interêt se confond avec l’amour de nous-mêmes selon l’idée que tout le monde en a ; l’amour de reconnoissance a encore la même source que celui d’interêt, selon ce que nous avons remarqué ci-dessus ; l’amour de pure amitié semble naître independamment de tout interêt & de tout amour de nous-mêmes. Cependant si vous y regardez de près, vous trouverez qu’il a dans le fonds le même principe que les autres, Car premierement il est remarquable que l’amour de pure amitié ne naît pas tout d’un coup dans l’ame d’un homme à qui l’on fait connoître la Religion. Le premier degré de nôtre sanctification c’est de se détacher du monde. Le second c’est d’aymer Dieu d’un amour d’interét en luy donnant tout son attachement, parce qu’on le considere comme le Souverain bien. Le troisiéme c’est d’avoir pour les bienfaits la reconnoissance qui leur est deüe ; & le dernier enfin c’est d’aymer ses perfections. Il est certain que le premier de ces sentimens dispose au second, le second au troisiéme, le troisiéme au quatriéme. On ne peut guére considerer come il faut, l’effroyable malheur que c’est d’abandonner Dieu, sans desirer sa communion par des motifs pris de son interét. On ne peut aymer Dieu comme le principe de joye & de sa felicité, sans se sentir de la reconnoissance pour les biens qu’on a receus de luy, Il est naturel & comme necessaire que celuy qui ayme Dieu comme son Souverain bien & comme son grand & éternel bienfaiteur, s’aplique avec plaisir à considerer ses perfections adorables, que cette meditation luy donne de la joye, & que par là il vienne à aymer Dieu dàns la veiie de ses vertus. Or comme tout ce qui dispose à ce dernier mouvement qui est le plus noble de tous, est pris de l’amour de nous mêmes, il s’ensuit que la pure amitié dont Dieu même est l’objet, ne naît point tout à fait independemment de ce dernier., .f i

’D’ailleurs lexperience nous aprend qu’entre les vertus de Dieu, nous aymons particulièrement celles qui ont le plus de convenance avec nous. Nous aymons plus fa clemence que fa justice, fa bonté que fa jalousie, sa beneficence que son immensité &c. D’où vient ce* la ? si ce n’est de ce que même çette pu ? re amicié, qui semble n’avoir pour objet que les persections de Dieu, tire fa force principale des raports que ces persections ont avec nous. ; ’j, „ : . ; i . :S’il y ; avoit une pure amitié dans nôtre cœur à l’égard de Dieu, laquelle fût entièrement exempte du commer- ? ce de l’amour de nous mêmes, cette pure amitié ; naîtrait necessairement de lapersection connue, & ne s’éleveroit point de nos autres affections. Com

me me ce ne seroit point l’amour de nous mêmes qui la pouroit faire mourir. Cependant l«s Demons connoislènt les persections de Dieu sans les ay mer. Les hommes connoislent les vertus de Dieu avant leur conversion, & personne n’oseroit dire que dans cet état ils ayent pour luy cette affection, que l’on nomme de pure amitié : il s’ensuit donc qu’il faut autre chose que la pers ection connue pour faire naitre cet amour : que «Il faut autre chose que de la lumiere, il faut donc quelque afsection de nôtre cœur, puis que dans nôtre ame il n’y a que des afsections & des connoissances. On dira peut être qu’il faut afin qu’une ame soit capable de concevoir cet amour de pure amitié, non que l’amour propre la fasse naitre : mais que l’amour propre ne s’y oppose point : mais si la pure amitié nait de la pers ection connue, & s’il ne faut absolument que cela pour la faire naitre, I’opposition de l’amour de nous mêmes est in, utile, comme l’amour de nous mêmes ne peut empécher que Dieu n’ayt des persections, & que ces persections ne

soient soient connues de nôtre ame, il ne peut rien aussi pour empécher k naifsance de cette pure affection.

Pendant que nous regardons Dieu comme nôtre juge, & comme un juge terrible qui nous attend la foudre à la. main, nous pouvons admirer ses persections infinies : mais nous ne saurions concevoir de laffection pour elles. II cst bien certain que si nous pouvions resuser à Dieu cette admiration, nous noys garderions bien de la luy rendre ; car dans cet état où nous le regardons comme nôtre ennemi, nous ne luy rendons que ce que nous ne pouvons luy refuser. Et d’où vient cette necessité Padmirer Dieu, c’est que cette admiration naît uniquement de la pers ection connue. Si donc vous concevés que la pure amitié a precisement la même source que ladmiration ; c’est à dire que c’est la pers ection connue & riea que cela qui la fait naître, il s’ensuit que comme ladmiration, la pure amitié naîtra dans nôtre ame, sans que l’amour de nous mêmes le puisse empêcher.

II ne servira de rien de répondre.va-,

guement guement que c’est la corruption de nôtre cœur qui fait que nous ne sommes pas capables d’aymer Dieu, purement pourl’amour de luy même, quand nous supposons qu’il ne nous ayme pas. C’est se jetter dans les generalités pour éviter les idées distinctes des choses. Car comme la corruption n’empéche pas ladmiration de nôtre ame, étant certain que les Demons qui sont encore plus mechans que nous, admirent Dieu encore qu’ils se çonnoissent l’objet de sa hayne ; cette corruption ne doit pas auilì empécher la pure amitié, si comme Ladmiration, la pure amitié naît de la pers ection connue. . Rien ne confirme davantage cette verité que de voir de quel usage est la foy dans la Religion pendant que les hommes, vivent dans une ignorance, qui leur fait imaginer que Dieu les regarde indiiïeremment, & qu’il ne se soucie point d’eux, ils semblent auilì n’avoir que des scntimens indifferens pour la Divinité, tels étoient les Philosophes du Paganisme. Pendant que les hommes se croyent être l’objet de la hayne de Dieu, ils haïssent horriblement la Divinité ; Les Romains qui avoient déja allumé le seu de leurs sacrifices pour rendre graces à leurs Dieux sur la fausse nouvelle de la convalescence de Germanicus, courent avec sureur dans leurs temples, lors qu’ils apprenant la nouvelle trop veritable de fa mort. Ils trainent leurs Simulacres dans les boues, ils les jettent dans le Tybre, & signalent leur deuil par leur impieté. Tous les hommes semblent être en disposition, ce que les Romains font extérieurement, & la violence que ceux-ci exercent sur les Simulacres est une expression de ce que l’homme voudroit exercer contre Dieu, lors qu’il le croit son ennemi.

Quand l’Evangile vient retentir dans le monde pour la consolation du monde, comme les témoignages de l’amour que Dieu a pour le genre humain éclatent par tout, aussi on voit briller en tous lieux l’amour ardente que les hommes ont pour Dieu ; la foy qui persuade les cœurs de cette immense charité de Dieu est pour cette raison

regar regardée comme la clef de nôtre cœusj & le premier degré de nôtre sanctification, c’est à elle que l’Ecriture attribue nôtre iàlut. C’est q’il ne faut qu’être bien persuadé par la foy de l’amour que DieU a pour nous, pour se sentir diiposé a aymer Dieu. . Au reste on peut dire que comme nos afsections relevent essentiellement de l’amour de nous mêmes, nos haines en dépendent toutes aussi. Nous haïssons Jes autres par interêt, lors qu’ils font nos concurrens dans la recherche des biens du monde. Nous haïssons intemperant qui nous dispute nos plaisirs ; ambitieux qui veut nous prendre te pas dans le chemin de J’avancement ; l’orgueilleux qui nous méprise & nous foule fous les pieds i l’avare qui reserre des richesses qui pourroient venir jusques à nous, l’injuste qui nous opprime. Nous ne haïssons pas seulement ceux qui nous font ainsi tort aótuellement : mais encore ceux qui ont du penchant à nous en faire, quoy que le defaut .occasions ou d’autres causes les empéchent de l’exercer ; nous , . haïssons haïssons jusques au pouvoir qu’on a de nous en fair« ; ce qui fait que la puissance &fautorité attirent presque toûjours des scntimens d’aversion, & comme il y. a bien peu de personnes qui ne trouvent sur leur chemin, ou des gens qui leur font du mal en efset, ou des gens qui ont le dessein de leur en faire, ou d’autres qui leur.en seroient s’ils étoient à portée pour cela, ou que cela peut leur être utile, il faut demeurer d’accord qu’il entre perpetuellement det motifs secrets de hayne dans nôtre cœur3& que rien n’est plus dangereux que les tentations auxquelles nous sommes exposés à cet égard. Aussi peut-on dire que nous sommes fort souvent ennemis les uns des autres iàns en rien savoir. Nous haïssons quelque fois & aymons une même personne, parce que l’amour de nous mêmes la considère par disserens côtés. II arri* ve même que nous haïssons ceux dont nous nous croyons les meilleurs amis, & quelque fois ceux que nous aurions toutes les raisons du monde d’aymen Ce qui nous le inarque, c’est qu’il y a

toû toujours dans les disgrâces qui leur arrivent, quelque chose qui ne nous déplait point. Ce sentiment injuste & dénaturé que nous nous cachons à nous mêmes par oïgueii, vient de ces deux principe6, de cé que nous ne sommes pas l’objet de cette disgrâce, reflexion que l’amour de nous mêmes fait dans un instant&de ce que nous voyons abaisser par là un homme, qui étant homme ne peut manquer d’être nôtre rival & nôtre concurrent à quelque égard ; sentiment qui se change en compassion, lors que la mort ou quelque disgrâce sans retour fait sortir pour jamais cet homme du rang de ceux, qui prétendent aux biens qui font l’objet de nôtre cupidité ; ! 1! ...•> v

—, • Au reste lá haine est une passion turbulente, qui agite l’ame violemment, & dont tous les effets font si sensiUes, qu’il n’y a pas un plus fidele rr.iroir que celuy.là, pour connoître le degré de vehemence qui se trouve dans nos autres affections. Voulés vous connoître combien vous aymés la vaine gloire j car peut-être que. vôtre cœur vous

trom trompe à cet égard, vous n’avés qu’à considérer la violence de la haine que vous concevés pour un homme quv vous a offensé dans lhonneur. C’en est là le degré & la mesure. Vous ne trouverés jamais rien de si ridelle que ce miroir pour découvrir le fond de vôtre cœur. ; Nous haïssons par interêt les personnes, les chosesles paroles. Si nous tremblons rhorreur & de crainte en voyant. un abysme sous nos pas, c’est Limage, de nôtre perte qui se montre, qui cause ce mouvement, & la raison est trop, fbible pour corriger une frayeur, qu’une ; idée trop vive de nôtre destruction nous fait concevoir. II y a bien des gens qui ne peuvent voir répandre lelàng humain sans évanouir. Cei\ là moins une foiblesse du temperament qu’une foi- • blesse du cœur. Tout ce qui leur fait voir les ruines de la nature humaine, menace leur amour propre. Et ce qui ensanglante leur imagination fait entrer ., vivement la mort dans leur ame, & l’admet par le sentiment la où l’on resusoit de la recevoir par la reflexion.

U CHAP. CHAP. IX.

Oii l’on considère les inclinations les plus generales de £ amour de nous mêmes, & premierement le desir du bonheur.

LA premiere inclination de cet amour de nous mêmes, c’est le defir d’être heureux. Je ne say même si ces deux expressions ne signifient pas au fond la même chose fous deux idées. Car qu’est-ce que s’aymcr soy même, fi ce n’est vouloir être heureux, & qu’est-ce que vouloir être heureux, si ce n’est s’aymer soy même. En verité il faudroit bien aymer à subtiliser & à quintes sentier les choses, pour y trouver quelque différence. Comme donc il n’y sauroit avoir du trop dans le desir qu’un homme a d’être heureux, & qu’on a toûjours fait un crime à l’homme de rechercher une fausse felicité & non pas d’aymer avec trop d’ardeur le veritable bonheur, il s’ensuit que nous manquons pour nous aymer mal & non pas pour nous aymer avec excés.

Les hommes quoy qu’on dise, s’accordent dans l’idée, dans le desir & dans

Ic sentiment de la félicité, lors qu’on considère celle-ci en general.

La diversité des sentimens des Philosophes sur la nature du bonheur n’est pas au fond si grande qu’elle paroit d’abord. Leur opinion se reduit à celle d’Épicure, qui faisoit consister essentiellement la felicité dans le plaisir ; ce qui vous paroîtra très raisonnable, pourveu que vous separiés un plaisir pur, noble, delicat, durable, assuré, de la volupté des sens qui a des caractères tout opposés à ceux-là, & que vous distingués entre le bonheur & ses fondemens, ce qu’il a plu aux hommes de Confondre, pour avoir le plaisir de se contredire à la faveur d’un mal entendu. Car quand Boëce definit la felicité, l’absence de tous les maux & la possession de tous les biens, il faut remarquer qu’il definit la felicité entiere & parfaite, & non un bonheur incomplet & défectueux ; & d’ailleurs que c’est définir la felicité par ses fondemens. Labsence des maux est necessaire pour nous empêcher d’être miserables : mais ce n’est pas elle qui nous rend heureux. La possession des biens est le fondement nôtre bonheur : mais ce n’est pas le bonheur même ; car que seroit ce fi les ayant en nôtre puissance, nous n’en avions pas le sentiment ? Ce fol d’Athenes qui croyoit que les vaisseaux qui arrivoient au Pyrée luy apartenoient, goûtoit le bonheur des richesses sans les posseder ; & peut-être que ceux à qui ces vaisseaux apartenoient veritablement, les possedoient sans en avoir de plaisir, empoisonnés par leur insatiable avidité, ou affligés par les inquietudes qui accompagnent infailliblement la posseflìon des biens temporels : ce n’est donc point à parler generalement la possession ; mais le sentiment des biens qu’on possede, qui fait nôtre bonheur.

Ainsi lors qu’Aristote fait consister la felicité dans la connoissance & dans l’amour du Souverain bien, il a aparemment entendu definir le bonheur par ses fondemens. Autrement il se seroit grossierement trompé, puis que si vous separiés le plaisir de cette connoissance & de cet amour, vous verriés qu’il vous faut encore quelque chose pour être . . i :.Jieu heureux, qu’au contraire si par la pensée vous joignés une douleur vive & durable à cette connoissance & à cet amour, vous concevés que nous ne laisserons pas d’être miserables.

Les Stoïciens qui ont cru que le bonheur consistoit dans la posseffion de la sagesse, n’ont pas été si insensés que de s’imaginer qu’il salut separer de l’idée du bonheur, la satisfaction que cette sagesse leur inspiroit. Leur joye venoit de yvresse de leur ame qui aplaudissoit d’une fermeté qu’elle n’avoit point.

lelix qui potuit rerum cognos cert causat, jitqtK metus omnts £r inexorabile fatum, • Subjecit fedibus, stref\tumque jîchtrontis sivtri.

Tous les hommes en generai conviennent necessairement de ce principe, .& je ne say pas pourquoy l’École les fait combattre à cet égard. L’avare ne se repaît que de lesperance de jouir de ses richesses, c’est à dire de sentir le plaisir qu’il y a à les posseder ; il est vray j qu’il n’en use point : mais c’est que son . plaisir est de les reserrer, c’est pour luy M 3 le le sentiment de leur possession. L’ambitieux ne cherche les dignités que par le plaisir d’être élevé au dessus des autres : & le vindicatif ne se vengeroit point, s’il n’esperoit de trouver fa satisfaction dans la vengeance.

U ne faut point opposer à cette maxime qui est certaine, la Morale & la Religion de Jésus-Chrisl. Car JésusChrist n’est point venu pour anéantir la nature : mais pour la perfectioner. II ne nous fait point renoncer à l’amour du plaisir : mais il nous propose des plaisirs plus purs, plus nobles, plus fpirirituels, plus assurés, plus durables, que ceux que le monde nous prometto/t : & lors qu’il definit le bonheur ; c’est ici la vie éternelle de te connoître seul vray Dieu, & celuy que tu as envoyé JésusChrist, il definit la felicité par les sources. Car d’ailleurs il fait bien que la felicité consiste essentiellement dans une joye & des plaisirs ineffables. Car c’est un sestin, un vin nouveau, un fleuve de delices, des torrens de paix & de joye &c. expressions qui sous l’embléme des voluptés temporelles, nous font comprendre prendre les voluptés éternelles du Paradis,

L’idée que les hommes ont du bonheur vient assurement du sentiment que les hommes ont du plaisir. Le vicieux cherche les plaisirs de l’intemperancc, ceux de la vaine gloire, ceux de la vengeance, ceux de l’ambition. Un homme vertueux au contraire cherche les plaisirs de la vertu, comme les plaisics de la moderation, ceux de la beneficence, ceux de la temperance, ceux de la conscience & de la pieté.

Un homme qui prétendrait tellement dessecher la vertu qu’il ne luy laissât aucun sentiment de joye & de plaisir, ne seroit assurement que rebuter nôtre cœur ; & la vertu adroit nôtre estime sans avoir nôtre attachement.

J’avoiie qu’un même plaisir ne plait point à tous. Les uns font pour le plaisir grossier. Les autres pour le plaisir delicat. Les uns pour le plaisir vif j les autres pour le plaisir durable : les uns pour le plaisir des sens & les autres pour le plaisir de l’esprit., les uns pour M 4 le le plaisir de sentiment, & les autres pouf le plaisir de reflexion : mais tous sans exception sont pour le plaisir.

Disons de même que les hommes •conviennent tous dans le desir generai qu’ils ont d’être heureux. Ils peuvent "renoncer à toutes leurs affections : mais ils ne renonceront jamais à cette inclination qui est la source des autres. C’est le bonheur qú’ònt en veiie les pauvres & les riches, les jeunes & les vieux, les avares & les liberaux, les

bonheur c’est le plaisir qui est dans leur idée, plaisir qui.diversifìé en une infinité de manieres ’, fak áuflì la prodigieuse varieté de nos passions & de nos attachemens.

Le dérèglement consiste en ce que les hommes veulent sentir le bonheur avant que dè laquérir. 1ls n’attendent point la raison qui les dirigeroit pour être heureux. Us commencent par vouloir le posseder ; cela veut dire qu’ils ne content que le plaisir qu’ils sentent actuellement. Disciples des sens, ils ne manquent point de gens qui les in irruisent dans l’art des voluptés & qui leur disent.

T^p» est, mlhi crede, Saplentis, dicere vivant. Sera nimis vita est crafiina, vive hodie. Martial, lib. 1. Epig.

II ne faut pas s’étonner que des hommes élevés dans le Paganisme n’ayent point connu d’autre bien que le bien présent, & qu’ils ayent conseillé aux hommes de se hâter de goûter le plaisir qui se présente, de peur de le perdre en le differant : mais il y a quelque chose s’étonnant que ceux qui connoissent l’Eternité, soient capables du même dérèglement.

Le plaisir pour composer nôtre bonheur doit avoir d’autres caractères. Jl doit être premierement spirituel. Un • homme qui goûte le plaisir dans le corps, peut il être heureux, si son ame est remplie dans ce.même moment de remors, de crainte & de tristesse ? En second lieu il doit être durable. Les plaisirs momentanées font plus propres à nous rendre malheureux qu’à faire nôtre felicité j parce que le sentiment en M f dure dure peu, & qu’ils nous laissent un regret durable.

Et certainement la durée est si essentielle au bonheur de l’homme que j’oseray dire, que la felicité même du Paradis seroit peu de chose, s’il étoit possible qu’elle ne durât qu’un instant, & que la felicité du monde seroit quelque chose, s’il étoit possible qu’elle durât toujours. Car la premiere quelque grande qu’elle soit, seroit absorbée par affreuse pensée que nous allons perdre ce qui nous cause une joye infinie, la seconde seroit soutenue par une esperance qui entassant un nombre infini de siecles nous seroit trouver dans la durée des biens ce que nous ne trouverions point dans leur qualité.

Rien n est plus beau dans la speculation que cette description qu’un Poëte Latin fait du bonheur de la vie.

r\es non farta labore, sed reLìEta, 2<{on ìngratus agery ficus perennis, Lit numquam, toga r ara, ment quitta y yirtt ingenux., saluire corput, trudens fimplicUat, pares amlcì, Cnrtìlius fa cl Us, fine arte menfat 7{ox non ebria Jedfilma curù t

«P T^on triftis thorus attamen çudìcut, Saunas mû/àciat brèves tenebras, Qutd fis, ejse .relis, nìhiljue malts, Summum nec mttuas d’tem, me estes. Martial, lib. lo. Epigr.

Mais quoy que cette definition de la felicité paroiise fi raisonnable qu’elle semble dictée par la bouche de la Sagesse elle-même, cependant il ne faut qu’avoir une connoisiance mediocre du cœur de l’homme & de l’état naturel de sa condition, pour voir qu’elle pèche à plusieurs égards.

Premierement elle est* composée de biens qui ne font pas en nôtre puissance pour la plus part, tels font, rcs non

Jalubre corpus, somme qui faciat brevet timbras. Car personne ne peut se donner du bien j & faire que ce bien luy

. vienne de pere en fils, ni rendre ses

champs sertiles, ni s’empêcher d’avoir quelque disserent avec des personnes injustes ; & il ne dépend point de nous de bien dormir, ni d’avoir un corps sain & vigoureux j & cependant il semble M 6 que que la nature elle-même nous aprenne qu’il dépend en quelque sorte de nous, de nous rendre heureux. Car pourquoy auroit elle gravé dans l’ame de tous les hommes le desir du bonheur, s’ils n’étoient point capables de parvenir à cette fin ? mais en cela les hommes se trompent pour ne pas entendre un double langage que la nature leur tient à cet égard. Car d’un côté en leur faisant voir qu’ils sont privés de tant de biens qu’ils desirent naturellement lesquels ne sont pas en leur puissance, elle leur dit bien clairement que le bonheur n’est point en eux mêmes, & de l’autre en leur inspirant le desir du bonheur si naturellement qu’ils ne s’en défont jamais en quelque état qu’ils se trouvent, elle leur aprend qu’ils peuvent neanmoins l’obtenir.

Mars pour revenir à nôtre Poëte, j’ajouteray que cette description de la felicité, n’est point composée d’objets assés nobles. Certainement peu s’en faut qu’elle ne convienne aux bestes, desquelles on peut dire sans se tromper que leurs biens font des biens de succession, cession, & non des richesses aquises par un grand travail, que la terre est pour elles trés secoiide, qu’elles ne manquent point d’habits qui leur font convenables & faits par la main de la nature, que la force, la santé & le sommeil ne leur manquent point, que leur simplicité est prudente, & qu’encore qu’elles ne paroissent pas capables de reflexion, on les voit trés habiles & trés sages dans la sphère des ’objets qu’elles doivent connòître pour leur interêt, c’est à dire pour leur propagation ou pour leur conservation, que leur vie est douce & tranquille, qu’elles vivent far)s chagrin & sans inquietude, que leurs voluptés ne sont point mefiées de soupçons & de jalousie, que les procès rie les tourmentent gueres j & ce qui est plus considerable qu’elles font contentes de leur état, & qu’elles ne desirent, ni ne craignent la mort. Les bestes jouissent donc à peu prés du bonheur que l’on nous represente comme le plus parfait de tous. He! quoy doric est-ce pour nous un si grand malheur de naître capables de raison, quela quáM 7 Uté lité de raisonnable nous empéche de prétendre à celle d’heureux, que le degré de nôtre pers ection fasse le degré de nôtre misère, que les bestes soient heureuses de n’être point hommes, & que les hommes soient miserables de . n’être point bestes ? Certainement il n’y a aucune aparence que cela soit. La nature est trop sage dans toutes les autres choses pour l’être si peu dans ceiie. ci, & à moins que les hommes ne veuillent se dégrader eux mêmes, & nentre prenent de flétrir iexcellencede . leur nature, il faut qu’ils demeurent d’acord qu’il y a un Souverain bien, qui se peut trouver, & qui ne trompe point . nos desirs : mais qui ne se trouve point dans les objets de cette vie, & qui trompera toiìjours nôtre cupidité.

U faut ajouter encore que les plus beaux traits de cette description, que le, Poëte fait de la felicité des hommes, sont contradictoires. Car si l’on est heureux jusqu’au point d’être satisfait de son état & de n’en point desirer un meilleur, comment peut-on ne pas craindre la mort, qui est le terme fa tal de cette felicité ? Et si ce que l’on quitte par la mort, est si peu de chose qu’on ne desire & qu’on ne craint point de mourir, comment est-ce que l’on peut être satisfait de fa condition ? Cet homme parloit bien à son aise. II luy sembloit ne rien dire dans ces vers,

Çuod Jìs, effi télis, nìhïlque malis, Summum nec metuas diem, nec opes.

C’est la pierre Philofophale dans la Morale qu’un homme qui est content de fa condition & qui ne craint point la mort. Outre que ces idées se dé.truisent, elles anéanti sent la nature de J’homme, qui s’ayme neceslairement & .qui s’ayme sans bornes, comme nous l’avons déja veu. U n’ayme point le bonheur avec mediocrité, & par consequent il ne sauroit être content jusqu’à ce qu’il ait obtenu le bien infini. II craint souverainement la misère, & par consequent il ne sauroit cesser de craindre jusqu’à ce qu’il soit assuré de son immortalité.

II est certain encore qu’un des plus grans défauts de la felicité que les hommes mes recherchent, ou de cette volupfe

. aprés laquelle ils courent avec tant d’atdeur, c’est qu’elle est incertaine dans ses fondemens. II dépend de mille causes qui ne sont point en vôtre puissance de .vous la procurer, oude vous l’ôter.Quel fond pouvés vous faire sur la santé d’un corps, que tout menace de ruïne ; & qu’elle tranquilité pouvés vous avoir à cet égard, si fa mort se trouve par tout,

’dans les alimens qui le font vivre, dans l’air qu’il respire ; dans le souffle d’un

malade qu’il voit, dans un insecte qui le pique, dans une infinité de causes secretes que nous ne pouvons ni prévenir ni eviter ? Qui réassurera la possefr sion de mes richesses ? Qui me répondra de la conservation des personnes qui me sont agreables ? Qui mettra à couvert moy & les choses qui n’apartiennent, des accidents si ordinaires dans la societé ?

Le quatrième défaut de cette felicité humaine, c’est que non seulement elle est corruptible : mais encore momentanée. Elle ne dure point autant que nôtre vie, il s’en faut beaucoup.

« "i Lc Le sommeil pendant lequel nous sommes sans sentiment ;, en emporte une bonne partie. Elle ne subsiste point aussi long-temps que cette moitié de nôtre vie que nous passons dans le reveil & dans la reflexion.. Car nous ne sommes pas toujours occupés à goûter le plaisir. Je diray bien davantage, elle ne dure point autant que la présence des objets, qui la faisoient naître. Le plaisir ne dure que dans ce passage qúi dure si peu de la privation à la jouissance. On a quelque joye à aquerir, mais ce plaisir se perd dés qu’on a aquis. Les plus, grands biens du monde quand on îes á possedés deux jours, ne nóus touchent guçre. II semble que lá fálicité a cet égard ne consiste que dans la satisfaction du desir, qui ne vous rend heureux, ni quand il vit, ni quand il est mort : mais dans J’instant qu’il s’éteint. La nature si sage en toutes choses a voulu nous aprendre que ce bien ne doit pas être negligé, puis qu’elle a attachè de la joye à son aquisition : mats elle a voulu nous aprendre que ce bien ne doit point faire laquieicement de ij.i nos nos ames, puis que ce plaisir s’évanouit, presque aussi-tòt que nous commençons de le sentir.

Le cinquième désaut de la felicité que les hommes recherchent, consiste en ce que leur bonheur est toujours mêlé de misère. II ne leur arrive point de bien qui ne soit accompagné d’a• mertume :

Impla fui dulci mille vencna latent.

i. ^ •i ;, ..i n : .) i i
Ovid. lib. 7. Metam.

’Te ne say même comment il arrive que ïa proportion des biens, qui sont attachés à une condition, eitla proportion des maux qui la suivent.

Vt rébus latis par fit menfur* mattrtm. ~’ ’• ; Idem Iib. i. Eleg.

’, . * ’ T ; 1"/ ; . ’’

Le dernier enfin est que cette selicijté ne remplit point nôtre ame. Elle ne •répond point à l’ardeur avec laquelle nous avons desiré des biens temporels ;, de forte que trouvant une extreme disproportion entre le bien que nous avons aquis, ètfárdeur avec laquelle

nous nous l’avons deliré, nous nous trouvons en quelque forte affamés au milieu même de labondance.

Quoy que l’amour de nous mêmes n’ayme point à penser à toutes les choses, qui peuvent luy faire voir la vanité des ses attachemens, il est certain neanmoins qu’il entrevoit tous ces défauts dans la felicité qu’il poursuit. U sent que le plaisir des sens est plûtôt la felicité des bestes que celle de l’homme. II convient qu’un bonheur pour être solide, devroit être durable. II ne nie pas qu’un bonheur assuré ne ftìt préferable à une felicité qui est si incertaine darçs ses fondemens. II sent que pour être heureux, il faudroit que l’homme pAt fixer ce plaisir passager, qui ne se troqve que dans J’instant de lacquisition. fl convient que la veritable felicité dovroit remplir nôtre ame.

La droite raison vaudroit donc, qu’il cherchât d’autres sources de felicité : mais le plaisir présent qui l’interesse & qui seduit l’entendement, en s’attachant à ce qui est agreable plutôt qu’à ce qui est vray, ne luy permet point depren ’dre ce parti. Ses propres illusions le servent, ici à leur ordinaire. Elles viennent prendre la place des qualités qui mantjuent à l’objet. Ne pouvant se faire dans le monde une félicité qui satisfasse fa raison, l’homme se fait à cet égard une raison qui satisfait fa volupté. L’esprit préoccupé donne à ces faux biens un caractère qu’ils n’ont point en eux imêmes ; & c’est ici sur tout qu’il faut •admirer Tascendant prodigieux que le cœur a sur l’esprit. Car déguiser des : verités abstraites & speculatives, ce n’est ; rien : mais déguiser des verités de sen•timent & d’experience, c’est là ce qui •nous montre mieux que toute autre : chose la force de nôtre corruption, & c’est ce que nous allons voir en dévelopant un des plus cachés mysteres de l’amour propre.

, ’ C H A P. X.
0« l’on considère les illusions que tamour D propre se sait, pour corriger les défauts qu’il trouve dans le bonheur qu’il recherche.

—•J L’amour L’Amour propre sentant que la felicité mondaine est trop groffiere. pour satisfaire nôtre esprit, & qu’en effet un bonheur qu’il n’y a que le corps, qui sente, ne doit point satisfaire nôtre ame. II cherche à spiritualiser les. voluptés corporelles pour nous tromper, en nous montrant qu’elles satisfonfr également l’ame & le corps. C’est pour ? cela qu’il a plu à l’amour propre d’attacher à cette felicité grossiere & charnelle la delicatesse des sentimens, l’estime de l’esprit, & quelque fois les devoirs même de la Religion, en la concevant spirituelle, glorieuse & sacrée., Car pour le premier qui ne s’étonneroit en voyant ce prodigieux nombre de pensées, de sentimens, de fictions, d’écrits, histoires que la volupté des sens a fait inventer. Assemblés tous les livres qui ont jamais été faits sur la Morale, qui est la Science de bien vivre, & comparés les avec ceux qui ont été faits sur les plaisirs de l’intemperan* ce & les actions qui en dépendent* Vous trouverés qu’il n’y à point de comparaison à faire entre l’un & l’autre.

A con A considérer ces actions sous leur forme naturelle, elles ont une bassesse qui rebute nôtre orgueil, laquelle consiste dans la conformité vile & abjecte qu’elles nous font avoir avec les autres animaux. Que faloit il faire pour les élever & pour les rendre dignes de Thomiste ? il faloit les spiritualiser, les donflër pour objet à la delicatesse de l’esprit, en faire une matiere de beaux sentimens, inventer là dessus des jeux Fimagination, les tourner agreablement par l’éloquence & par la poésie ; & enfin occuper éternellement toutes les facultés & toutes les lumieres de l’ame ráisonable à faire entrer agreablement dans une ame orgueilleuse des plaisirs que goûtoit un corps voluptueux. Je parle ici selon le préjugé du vulgaire ; car le corps en foy n’a point de sentiment. C’est pour cela que l’amour propre a encore attaché de l’estime aux plus honteux abaissemens de la nature humaine. L’orgueil & la volupté font deux passions qui bien qu’elles viennent d’une même source -, qui est l’amour propre, ne laissent pourtant point d’a

voir voir quelque chose d’opposé. La volupté nous fait descendre, au lieu que l’orgueil veut nous élever. La premiere nous fait porter l’image des bestes, & la seconde limage du Demon, Aussi ces deux pallions se combattent elles fort souvent dans nôtre cœur ; mais ce combat ne peut être agreable à un cœur qui voudroit conserver l’un & l’autre, & qui est presque également sensible au plaisir & à la gloire. II faut les mettre d’acord, & pour cela il fait de deux choses l’une, où il transporte la volupté dans l’orgueil, ou il transporte l’orgueil dans la volupté, s’il m’est permis de m’exprimer de la forte. Renoncant au plaisir des sens, il cherchera un plus grand plaisir à aquerir del’estijne, ainsi voila la volupté dédommagée ; ou prenant la resolution de se satisfaire du côté du plaisir des sens, il attachera de l’estime à la volupté > ainsi voila l’orgueil consolé de ses pertes.

S’il n’y avoit eu qu’un seul homme dans cette disposition il n’auroit pas facilement reussi dans son dessein : mais par malheur les hommes se ressemblant,

ils ils s’entendent ; & comme ils ont un penchant semblable, ils s’acordent sans peine à le consacrer. • C’est un ragoût pour le plaisir qui le tend beaucoup plus exquis que la gloire, que limagination déreglée des hommes y a attaché : mais l’assaisonement est encore bien meilleur, lors qu’on re

f ; arcie ce plaisir, comme un plaisir que a Religion ordonne. Une semme debauchée qui pouvoit persuader dans le Paganisme, qu’elle faisoit Tinclination d’un Dieu, trouvoit dans intemperance des plaisirs bien plus sensibles ; & un devot qui se divertit, ou qui se venge sous des prétextes sacrés trouve dans la volupté un sel plus piquant & plus agreable que la volupte même.

Ainsi on peut distinguer deux parties dans la felicité humaine dont nous parlons, une partie grossiere & sensible qui en est comme le corps j & une partie plus déliée & plus delicate, que : nous. nommerons son esprit. Il est certain que comme tous les sentimens de plaisir & de joye que nous avons dans le monde grossissent le corps dfecette felicité jtou2ii tes tes les illusions que l’amour propre nous fait sur ce sujet, pour nous la faire paroître ou raisonnable, ou glorieuse, ou sacrée, tous les faux discours des hommes, qui parlent éternellement des objets de Jeur cupidité, toutes les mauvaises idées de J’éducation, qui à cet égard nous trompe en une infinité de manieres, toutes les mauvaises lectures, toutes les études qui s’écartent de la pieté, mille préjugés, mille maximes faussement établies servent a en augmenter l’esprit, & à faire entrer cette vaine felicité dans la plus haute partie de nôtre ame par l’estime, comme elle étoit déja entrée dans la plus basse-pac le sentiment.

C’est ainsi que l’amour propre prend ses mesures contre le premier défaut qu’il entrevois dans fa prétendue felicité, Mais ce n’est pas en cela seulement qu’elle se trouve defectueuse. Elle est encore si mêlée qu’elle nous rend plûtôt miserables que heureux, & c’est en cela que l’amour propre ayme encore à se faire illusion. Car aprehendant que la forte attention que nous serons i ’N fus sur les défauts des biens du monde, sui Jes incommodités & sur les miseres qui les accompagnent, ne nous desabuse à cet égard, il détourne nôtre consideration de tout ce qui est le plus capable de nous faire sentir cette mjsere, qui accompagne les biens du monde. La thosc est un peu difficile ; car comment se mettre au dessus des preuves de sendillent ì mais cela n’empêche point que nous n’y reussissions par lextrême desir que nous avons de nous tromper agreablement.

Pour bien ; comprendre cela, il faut savoir que commeleprescntquelque doux qu’il nous paroisse, & quelque inclination que nous ayons de sacrifier tout pour luy, paroit neanmoins trop court & trop borné à une ame, qui ayme à s’étendre & à s’agrandir par imagination, elle fait entrer presque toujours le passé & l’avenir dans l’idée de nôtre condition ; non le passé & l’avenir tels qu’ils font dans la verité : mais le passé & l’avenir tels que nôtre ame les souhaite. Nôtre état nous paroit donc un amas de biens qui nous suivent & qui nous précedent. Parle souvenir des plaisirs que nous avons eûs, nous nous rendons le passé présent, & par les idées des biens que nous esperons d’avoir dans le monde, nous anticipons sur l’avenir. Si nous portions sur toutes ces différences du temps une veiie droite, nous trouverions dans le passé ce que nous trouvons dans le présent, c’est à dire des biens mêlés de beaucoup lamertume. Car le bien que nous avons, possedé n’a pas été plus pur que celuy que nous possedons, & celuy qué nous possederons n’est pas different de celuy que nous avons possedé : mais comme l’ame n’ayme à penser qu’à ce qui Iuy plait, il arrive qu’elle retient les idées da bien qu’elle a possedé, parce que ces idées font agreables, & qu’elle perd les idées du mal qui a été mêlé à ce bien, parce que ces idées ont quelque chose de triste, à moins que le mal passé nous tenant défor mais lieu de bien, parce que nous en sommes delivrés, il nc peigne aussi une idée agreable dans nôtre esprit. A l’égard de l’avenir, nous ne le connoissons, que par J’elperance.

N a, Q* Or lesperance a le bien pour objet SL point du tout le mal. Le passé & l’avenir, dont l’un n’est plus & l’autre h’est pas encore, tenant un grand espace dans notre imagination & representant toujours avec ce qu’ils ont agreable & jamais avec ce qu’ils ont de facheux, il ne faut pas s’étonner, s’il se forme peu à peu une idée lumineuse de nôtre bonheur, qui a bien de la peine à être detruite par le sentiment de nôtre misère. Nos joyes passées subsistent encore. Les aplaudissemens dont on a recompensé nôtre merite nous paroissent réellement présens, parce que l’orgueil les a vivement peints dans nôtre imagination. Et que scroit-ce si nous pouvions ajouter tels avantages que nous n’avons pas encore à ceux que nous possedons déja, & si nous obtenions la fortune de ceux qui font l’objet de nôtre envie. Ainsi par un second dérèglement de nôtre imagination qui a la même source que le premier, nous nous faisons une idée de ces biens, qui étant en la puissance d’autruy font devenus des objets de nôtre cupidité,

une une idée agreable &flateuse, parce que voyons ce qu’ils ont de brillant, & que nous ne pouvons voir toutes les peines qui les accompagnent. De forte que l’idée de nôtre état, & l’idée de l’état des autres hommes ; les images agreables du passé, mille esperances qui ont pour objet certain les incertitudes de l’avenir frapant nôtre esprit incessamment, au lieu que les maux de l’avenir ne se font sentir que de temps en temps, il ne faut pas s’étonner si l’ame s’enyvre, & si mille experiences ne peuvent la faire revenir de ses illusions. : Cet aveuglement va jusqu’à oser regarder quelque-fois cette felicité de chair & de sang comme ayant des fondemens assurés. Nous avons une preuve de cette verité dans le langage de cet homme que le fils de Dieu represente comme se repaissant des idées certaines d’un bonheur qui devoitluy être bientôc ravi. Mon ame, disoit-il, mange & bois, fais bonne chere. Nom avons des biens amajfës pour plusieurs années. C’est ainsi qu’il parle lors qu’il entend une voix terrible qui luy dit. Insensé ton ame te c.. N 3 sera sera redemandée cette propre nuit ; & alors les biens que tu avois amajj’és, à qw feront-Us ?

Mais enfin l’homme n’est point si aveugle qu’il n’entre voyel afin de cette felicité dont il est comme enchanté, il fait que le monde ne sera pas toujours son bonheur, puis qu’il est composé d’objets corruptibles, & il n’ignore pas qu’il ne sera pas toujours en état de goûter les plaisirs du monde, puisqu’il n’est pas immortel. Au défaut de cette perpetuité de sentiment qu’il nesauroit obtenir, il cherche à perpetuer fa memoire. II fauve ainsi ce qu’il peut du naufrage : mais ce qu’il fauve ne merite pas le foin qu’il en prend. Car qu’estce que la gloire de l’homme aprés fa mort ? C’est dit un Ancien, un bon vent aprés le naufrage 5 & certes rien n’est plus vain que tous les moyens que l’amour propre a inventés pour perpetuer fa gloire. Les urnes, les tombeaux, les Pyramides, les Mausolées, les theatres, les temples, les villes baties à la memoire des hommes illustres, la poesie & l’éloquence, l’art des Peintres & . • des des Sculpteurs occupes à conserver quelques idées de leur vertu ou quelques traits de leur visage, ne peuvent éviter la destinée des choses corruptif bles, & comme ces choses ne peuvent se perpetuer elles mêmes, elles font incapables s’éterniser ceux qu’elles ont pour objet. Ce ne seroit là que perpetuer les ombres, & comment perpetuer oient-ils le sentiment ?

’’2^0/ qiuxjtte florulmus, sed flos fuit ille caducut.

!’

Je ne say si l’on seroit plus dé raisonable, quand par l’essort de ses desirs on viendroit à douter de fa mortalité, qu’on l’est lors que par la seduction de son cœur on cherche une si vaine in> mortalité. Je say bien que personne ne nie serieusement qu’il ne doive mourir : mais je ne say aussi si personne se dit serieusement à soy-même qu’il moura. Car quoy que ces deux termes ayent un trop veritable raport, personne ne les veut unir, & si on les regarde, c’est assurement dans une vue qui les déta<che l’un de l’autre. Nous considerons la mort iàns nous considérer, nous nous N 4 con considerons sans considérer la mort : mais nous n’aymons pas à nous representer par l’idée de la more 5 & rien au monde, qu’on en croye ce qu’on voudra, n’est plus rare ni plus penible à nôtre cœur, que rassemblage de ces deux idées l’est dans nôtre imagination.

Ce n’est pas tout encore. L’amour propre entre pend en quelque forte de fixer le plaisir que aquisition des biens temporels nous donne. C’est dans ce dessein qu’il cherche de jouir souvent du bien qu’il possede, soit par la pensée en se representant le plus souvent &ie plus vivement qu’il luy est possible, quels font les avantages qu’il a aquis par là, soit en cherchant de nouvelles manieres de goûter le plaisir auquel il «’est accoutumé. Ce fut une grande extravagance à Caligula de proposer de faire son cheval Consul, &de le faire emmener devant le Senat révêtu desor nemens Consulaires, & les faisseaux de verges marchant devant luy : mais cette extravagance qui blesse tant l’esprit, avoit ses plaisirs pour un cœur, qui étant accoutume à JU puissance souvev .. raine, ràine, & ne la sentant presque plus, trouva le moyen de luy donner un ait de nouveauté par la singularité de ses goûts & la bizarrerie de ses caprices. Caligula dans fa folie avoit le plaisir de voir par là combien les autres hommes luy étoient soiìmis.

Enfin l’amour propre qui sembleroit devoir être desabusé de l’idée excessive qu’il a conceu des biens temporels, lors qu’il voit le vuide qu’ils laissent dans nôtre cœur, se fait encore illusion à cet égard. Car voyant qu’il ne peut être heureux par cette mesure de biens temporels qu’il a aquis, il se préoccupe de la pensée qu’il trouvera dans la quantité, le bonheur qu’il ne trouve point dans la qualité de ces avantages. Ainsi un homme riche qui devroit se desabuser de la vanité des richesses par lexperience qu’il en fait, se persuade qu’il sera heureux, lors qu’il sera plus riche qu’il n’est A présent ; & comme les degrés de la prosperité temporelle ne sont point limités, il ne faut pas s’étonner si dans quelque état qu’il se trouve, il forme toujours de nouveaux desirs. ; . .^N.f., ; . :: !....«* Et parce que nôtre ame entrevois que les avantages du monde sont moins Considerables par leur être réel que par leur être imaginaire, elle a j’adresse de se tromper encore sur ce sujet, elle cherche l’estime des autres, & de passer pour heureuse dans l’esprit de la multitude, pour se servir ensuite de cette estime à se tromper ellemême, & se persuader son bonheur sur la foy de ceux qui ne nous connoissent point. C’est un agreable objet à un Grand de se voir suivi par une foule avide & interessée de gens, qui marquent assés par leurs tmpressemens l’état qu’ils font de la grandeur. Cela luy persuade qu’il ne s’est point trompe dans la pensée qu’il a eu qu’il seroit heureux par ce qui l’éJevroit au dessus des autres hommes ; & fi lexperience interieure qu’il fait de son état ne s’accorde point avec cette pensée, il suspend ces tristes réflexions île son esprit, & il se dit à luy même, que tant de personnes qui l’estiment heureux, peuvent se tromper, & il se resout d’être satisfait de fa condition depit de tout le sentiment & de toutes les experiences de fa misère. Te Je say bien neanmoins qu’il arrive souvent que les hommes rebutés par quelque danger ou par quelque disgrace présente, qui fait une vive & profonde impreiîìon dans leur cœur, se dégoûtent de leur condition & portent envie à celle des autres : mais ce dégoût 11e dure pas bien long.temps. ll se dissi passe avec l’objet qui l’a fait naître ; & comme les idées agreables prenent ensuite la place des trilles idées qui a* voient frapé nôtre ame, & l’avoient comme blessée entrant impetueusement dans nôtre esprit, alors nous ne voyons que le beau de nôtre condition ; & nous reprenons nos premiers desseins. C’est ce qu’un des plus agreables esprits du siecle d’Auguste a exprimé avec beaucoup de naïveté & de grâce dans une de

ces Odes. j

• «

Quî fit Meecenas, ut nemo ouam fibi forum, Se u ratio dtderit, feu fors obsteerit, il/a Contentât vivat, iaudet diverfafejuentet ? O fortu nati Mercatores, gravit annis Contra Mercator, navem jaBantiòus aufiris : Mtment, cita mttrt renit, aut victoria Uta.

N 6 AS*’ jtgrkiUm Ittudat juris, Ugttmqu, fer’uat

Suh galli can tu consuhor ubi ostia puljìu.

iUe datis vadièus, <p, rure extra&us in urbem tfl%

Solos fitlices yiventcs clatr.at in urée.

Et certainement ii ne fandroit pas s’étonner beaucoup que la condition des autres parûc ordinairement plus heureuse que la nôtre à nôtre amour propre, puis que nous sentons nos maux & ne sentons point les leurs, & que leurs biens se montrent à nous sans mélange, . parce que nous ne voyons que le dehors de leur condition. Mais enfin que ce soit l’idée des avantages temporels que nous possedons, ou rimage des biens que les autres poiïedent qui nous préoccupe si avantageusement «n faveur des biens du monde, il est certain que nous en avons une idée excessive, & que c’est là ce que les hommes regardent ordinairement comme Souverain bien.

Car pour cela il n’est pas necestaire que nôtre esprit juge expressement & distinctement que le monde estleSouverain bien y ni que nôtre bouche prononce ces mêmes paroles. L’homme est naturellement trop glorieux pour .aymer à penser ou à dire des absurdités trop sensibles, mais il ayme assés le monde pour le dire du cœur, s’il ne le dit point de l’esprit. . .

Mais il sera bon de continuer à considérer les inclinations les plus generales de. nôtre cœur, qui coulent de l’amour que nous avons pour nous mêmes. Car il nous sera facile de con* noître les ruisseaux, quand nous aurons bien découvert les sources. .« . .

~- ..." CHAP. XL ..a

Oà Ton cbntiniïe à considérer ter inclinât 1 r tiom generates de ï amour de nous mi, mes, du desir de la perfeQion.,

3T Es deux biens generaux que l’homme souhaite naturellement font le bonheur & la pers ection : mais il ne les souhaite qu’avec quelque subordination & quelque dépendance. Gar il ne souhaite point le bonheur, pour la perfection : mais il souhaite la pers ection poUr le bonheur.

L’homme ne sauroit être bien satisi\ : 1 N 7 fait fait pendant qu’il conserve l’idée de ses défauts. C’est ce qui l’oblige à se les aiguiser autant qu’il luy est possible & à s’en défaire, à moins qu’en renoncai* à ses défauts, il ne renonce à quelque forte de plaisir dans lequel il fait consister son bonheur.

. U est vray que comme l’esprit juge toujours en faveur des attachemens do cœur, il nous trome souvent en confondant les vices avec les vertus, les défauts avec les persections. En Ethiopie les belles personnes sont les plus noires, en Eucope & dans le reste du monde sont les plus blanches ; il n’ety peut être passi faciie qu’on s’imagine de décider, qui sont ceux qui se trompent. II en est ainsi des qualités de l’ame. La vivacité qui fait une grandë partie du merite le plus éclatant en certains pais, passe en d’autres pour un défaut trés essentiel.’

• Et certainement rien p’est plus difficile cme de fa«e ce juste discernement des défauts d’avec les persections au milieu des tenebres & des préjugés qui suw Vent noué corruption. Ene suffit point pour cela de consulter lopinion publique. Car les hommes s’accordent souvent à consacrer les foiblesses qui leur sont communes, & quand ils conviennent dans un penchant ils le jugent presque toujours digne d’estime ou du moins de suport. II y a des pais où yvrognerie passe pour le vice d’un mal honéte homme j & d’autres où l’on Ic regarde comme un défaut à la mode, & qui ne fait point un tort essentiel. .

II n’y aura donc point de mal que les hommes suspendent leur jugement sur ce qui s’apelle vice & vertu, pers ection & impersection jusqu’à ce qu’ils ayent eu le temps de consulter les veiiesdifc tinctes de leur esprit, òu la Religion qui est encore une voye plus abregée de connoître ses veritables devoirs.

Or pour nous ayder à faire ce diP« cernementjil faut remarquer qu’il y a cette différence entre Dieu & la creature, qu’il n’y a que Dieu qui possede toutes les persections ; de forte que l’on puisse affirmer qu’il a tout ce qui peuÉ être connu comme un bien, ou qui me-i rite quelque eltioie^ue s’il ael’a point formellement, il l’a eminemment. C’est à dire qu’il a ces qualités ou des persections plus grandes encore, qui répondent à ces qualités.

Mais pour la creature, elle ne peut prétendre qu’à posseder les persections qui font dettes à son espèce. II n’est pas necessaire qu’un Cerf ait des ailes, c’est assés qu’il ayt la vitesse en partage. Les oiseaux n’ont que faire de nageoires, il suffit qu’ils ayent des aîles pour voler.. r Or en ceci les hommes manquent doublement, en ce qu’ils prétendent avoir les persections, qui ne font nullement dettes à leur espèce, & en ce qu’ils renoncent à celles qui leur apartienent & qui assortissent leurs persections essentielles ; car ils donnent à leur corps ce qui ne luy apartient pas, & ôtent à leur ame ce qui luy apartient. x Ils veulent perpetuer & répandre le premier. Ils cherchent à luy procurer une espèce d’éternité dont il n’est point capable, & une espèce de grandeur, 00 fi vous voulés immensité, qui ne sauroit luy convenir.

Mais les hommes manquent encore. rM d’avart, davantage pour ne vouloir point ren-, trer eux mêmes, ni considérer ce qu’ils font naturellement. Comme ils s’imaginent faussement que la qualité d’homme n’enferme que bassesse & que misère, ils ne cherchent guere les persections qui sont deiies a cette qualité generale : mais ils aspirent à sortir de cette commune condition par le secours des biens étrangers, & des relations extérieures qui les distinguent.

Ils ne cherchent plus les persections deiies à l’homme : mais les persections deiies à un Magistrat, à un Artisan, à un Savant, à un Bourgeois, à un Gentilhomme, à un grand Seigneur, & on ne fait plus consister son honneur dans ce qui peut persectionner la nature humaine & enrichir l’esprit, cette essence immortelle, la vive expreflìon de laDi., vinité : mais dans ce qui peut nous faire reussir & exceller dans nôtre prosession quelque basse qu’elle soit en soy, ou nous faire remplir dignement dans ia societé la place, ou nous nous trouvons par les circonstances de nôtre vie. . De là il s’ensuit que les hommes ne i.......j con considèrent les qualités & ne les traitent de persections ou de défauts, que selon le raport qu’elles ont à l’état où ils se supposent, & dans lequel l’amour propre & J’orgueil les fixent pour se élire estimer. Un Savant de prosession ne se pique point de bravoure. Un brave se pique rarement de savoir. Dite» au premier qu’il manque de courage, il n’en sera que rire. Faites ce reproche au second, vous le remplisses de fureur ; C’est que le savoir n’est point dû à un homme de guerre, & que la valeur nò ne lest point à un Savant. Cela doit s’entendre lors que l’amour propre se fixe l’un dans la place de Savant & l’autre dans celle de brave ; car il arrive asfés souvent qu’un homme afsecte par orgueil de paroître ce qu’on appeJIe omnk borna, & alors la maxime change avec la suposition.

On ne sauroit dire combien de faux préjugés naissent de cette source. Tinjustice, la débauche, la sureur trouvenc par là le moyen de se consacrer elles mêmes. Le larcin ordinaire ne s’unit point avec U fortune.&l’étatd’un par

ticulier ticulier qui se voit pendre ou rompre pour l’avoir commis ; c’est donc un dé* faut & même un défaut lâche & honteux : mais les grands larcins comme la conquéte des villes & des provinces assortissent extérieurement la grandeur d’un Potentat, ce sont donc des entreprises heroïques. II y a de rhorreur ÔC de Tinfamie attachées au meurtre ordinaire, qui est sujet à la rigeur des loix, & qui par consequent ne s’unit point avec Tinterêt des particuliers que ces loix retienent dans le devoir : mais une guerre injuste qui enserme une infinité de meurtres, & de brigandages n’est, iì elle est heureuse, qu’un objet d’esti* me & d’admiration.

II ne faut point dire ici comme quelques- uns, que les injustices se consacrent par leur grandeur, & que l’excés du crime en fait la gloire. II y a auroit de l’excés dans cette pensée : mais on peut dire que cette bizarre inégalité de de nos préjugés sur les mêmes choses vient de habitude que nous nous sommes faite de ne juger des qualités, que par le raport qu’elles ont avec l’etat de ceux.qui les possèdent. Úne

Une semme est des honorée pour avoir été seduite, & celuy qui est l’auteur de cette seduction, en fait le motif de sa vanité. II y a assurement bien de extravagance dans ce préjugé : cependant ce désordre de nos jugemens est fondé sur la maxime que nous avons établie. On conçoit dans le monde que les hommes ont mille endroits pour se faire valoir. Toutes les sources de la gloire leur font ouvertes. Une semme est bornée à cet égard. Elle ne peut ni gouverner les Etats, ni commander les armées, ni reiislìr dans les arts, & dans les sciences, du moins ordinairement & les exemples du contraire font trop rares pour tirer à consequence : mais elle peut être honnête semme, c’est pourquoy rien ne fait plus d’honneur à une semme que la chasteté. L’Empire de la beauté qui dans le monde fait austì lhonneur des semmes, ne sauroit faire celuy d’un homme qui est naturellement destiné à autre chose qu’à se faire aymer. II arrive même quelque fois qu’un vice bien placé passe pour une grande vertu, & qu’une vertu mal placée passe pour un très grand défaut. La prodigalité sied bien à Alexander qui maître du monde en possede les tresors. Pœconomie convient à Hannibal qui ne fait subsister ses armées que par miracle, ensermé comme il est de tous côtés en Italie. La cruauté même qui luy siéroit mal en un autre temps, convient à l’état où il se trouve. •

Au reste comme il arrive que le bon sens, la prudence, la probité, l’exactitude à tenir fa parole &c. font des qualités qui conviennent à toute forte d’états & de conditions, il ne faut pas s’étonner si presque tous les hommes s’en piquent également. Ils ne recherchent

Íoint ces vertus comme étant dignes de homme : mais comme assortissent fort bien l’état où ils se trouvent, & convenant à leurs interêts. 1 Ils cherchent à avoir effectivement du jugement c ?î de la prudence, parce que c’est la realité & non les simples aparences de ces vertus qui leur est utile : mais ils se contentent ordinairement de paroître gens de probité, parce

que que les aparences de la bonne foy leur sont plus utiles, comme ils s’imaginent, que la veritable possession de cette vertu.

On a raison de haïr l’hypocrisie & de «emporter contre cette imposture du vice, qui semble vouloir imposer à Dieu & aux hommes par un trafic execrable si’aparences .& de dehors étudiés : mais il faut avouer les choses comme elles font, l’hypocrisie est un vice qui paroit, commun à tous les hommes. Ils s’étu•dient tous à paroître dans le jour qui .peut leur être le plus avanta gueux. • C’est une erreur de s’imaginer qu’il .n’y ayt que des hypocrites de devotion, •il y a des hypocrites d’honneur, de sermeté, de bravoure, de liberalité. Et on en voit plus qui se contrefont dans le .monde, qu’il n’y en a qui veulent in> poser dans l’Église.

C’est quelque chose de curieux que : de voir deux personnes qui font cognoiflance, ou qui entrent en commerce, se prendre mutuellement pour les dupes l’un de l’autre, & ne rien dire ni rien faire, qui ne parte du dessein de se tromper. per. On afsecte de la politesse, de la corn : plaisance, de la probité, de lhonneur par delà même ce qu’on en croit avoir.

Touc cela vient assurement d’une .veiie trop bornée de l’amour propre, & pour sortir d’erreur, il faut pour ainsi .dire retourner sur ses pas, chercher l’homme que l’on a voulu éviter, & prenant pour pers ection non ce qui nou$ distingue : mais ce qui assortit cette égalité naturelle de pers ection & d’excellence, que nous avons avec les .autres .hommes, nous considérer non pas en nous mêmes : mais en Dieu.

Les perfections deiies à l’homme jnortel font peu de chose : mais celles de l’homme immortel font toutes dignes d’admiration. II n’a que faire Phypocrisie ; pour se contrefaire aux yeux des hommes : il n’à qu’à renoncer aux mensonges de son orgueil, aux vains préjugés du monde & aux voiles, qui luy dérobent la veiie de luy même, pour se trouver au dessus même de ladmiration.

Il n’y a point jusqu’aux passions de f homme qui ne se çhangent en persections, sections, lors qu’elles ont leur juste étendúe dans l’homme immortel ; & fi vous y prenés garde, vous trouverés que la bassesse que l’on conçoit dans ces ïentimens de nôtre ame, vient des bornes trdp étroites que la cupidité & l’amour propre leur avoient données. Donnés à i’ame tout son essor. Laissés la agir dans son étendue, & vous trouVerés que c’est une divine sphère, qui s’augmente toujours à mesure qu’elle iaproche de Dieu.

CHAP. XII. ;

Ou l’on traite des vices generaux qui coulent de l’amour propres premierement de la volupté.

ÎL y a trois biens qui attachent principalement l’amour propre. Le premier qui se fait sentir & desirer pour l’amour de luy-même : mais qui ne se fait point sentir par luy-même ; c’est le plaisir, & le dernier qui ne se fait ni sentir ni desirer par luy-même, & n’a .qu’une bonté de moyen, pour parler avec récoie. Ce sont les richesses. Tout i ceia êesa est enserme dans la division connue du bien en agréable, honnéte &utile. A quoy il faut ajouter un quatrième bien qui semble ensermer tous ceux là, savoir les dignités, lesquelles selon, l’idée que les hommes en ont, font un composé de plaisir, de gloire & de secours pour passer la vie commodement. ’•> ; >’ ? { *!, ’, >, ’ tnJ L’amour du plaisir est naturel, ce!uy, de lestime est legitime, le désir s’aquerir des richesses n’a en foy rien de criminel : mais tous ces penchans commencent à porter le nom de vices, dési qu’ils cessent d’être dirigés par la raison.

L’amour propre s’attachant au plaisir contre la raison se nomme volupté. L’àmour propre consideré dans l’ámour mal reglé de l’estime, porte le nom d’or gueil. L’amour propre ayant pour óbjet les richesses, & les desirant avec, une passion excessive s’apelle avarice. Enfin l’amour propre se portant vers les. dignités avec une passion qui choque la raison 8c la justice se nomme ambition : mais comme les biens du.mondff »U O se se réduisent au plaisir & à la gloire, Jes déreglemens les plus generaux de lamour propre se réduisent aussi à la volupté & à l’orgueil, dont l’examen terminera nos recherches pour le présent.

•Le plaisir peut être consideré par raport à l’homme qui a ce sentiment par raport à la societé, & par raport à Die».. Car il est certain qu’il est necessaire à cesittois égafdjs. C’est parles plaisirs que, l’Auteur de la nature a interessé nôtre ame dans la conservation de nôtre corps. Nous oublierions à reiterer L’usage des alimens, s’ils n’avoient un goût agreable. C’est le plaisir qui nous fait entrer en commerce les uns avec les autres, soit dans la societé ceconomique, soit dans la societé civile, puis que c’est à ce sentiment qu’on doit l’union des hommes & même la propagation du genre humain. Enfin c’est ce plaisir que nous trouvons à aymer Dieu & à en être aymés, à esperer ses biens, à recevoir ses graces, & à avoir des sentimens de fa paix & de son amour, qui fait que nous avons commerce ayecluy. ..i, ;, ., . : t tua i, O De De là il s’ensuit que lc plaiiir est criminel lors qu’il est opposé au bien de l’homme qui en a le sentiment, ou à celuy de la societé, ou au commerce que nous ckvons avoir avec Dieu.

On doit mettre dans le premier rang ces voluptés empoisonnées qui font acheter aux hommes par des plaiiirs d’un instant de longues douleurs. Comme la bonté de Dieu paroit manisestement sn ce qu’il a attaché des scntimens de : plaisir aux alimens, & aux autres choses qui se raportent naturellement à la : onfervation de nôtre corps, fa justice "e rend aussi trés sensible dans ce rigou- • : eux fleau de incontinence. Mais ce l’est pas seulement la volupté qui afflige le corps que nous devons regarder : omme étant contraire à l’homme. Sious devons faire le même jugement le celle qui affoiblit, ou qui trouble .’esprit.,

On doit encore regarder le plaisir : omme criminel lors qu’il va ou à deruire la societé, ou à en troubler l’orIre. Telles font ces voluptés qui sont fondées sur la, mauvaise foy &sur l’inO 3 fidelité. fidelité, qui établissent dans la societé h contusion de race & d’enfans, & quï font suivies de soupçons, de défiances, & fort souvent de meurtres & attentats sur les loix les plus sacrées & les plus inviolables de la nature. . Enfin on doit regarder comme un plaisir criminel, le plaiiir que Dieu désend soit par sa loy naturelle qu’il a donnée à tous les hommes, soit par urie loy positive, comme aussi le plaisir qui affoiblit, suspend ou détruit le commerce que nous avons avec celuy, ea nous rendant trop attachés aux creatures.

Sur ce principe il n’est point difficile de voir, quel jugement nous devons faire de toutes les espèces différentes de la volupté i ni d’en examiner tous les caractères. En generai comme la nature * établi que la corruption des meilleures choses est toujours la pire, il est ctrtain aussi que plus une forte de plaisir est necessaire & importante à l’homme dans son usage naturel & bien reglé, plits aussi le mauvais usage de ce plaiiìr est dangereux & criminel.

La

• La volupté des yeux, de l’odorat & & de Pouïe est peut.être la moindre de toutes ; parce qu’on ne détruit point son être, qu’on ne fait tort à personne, & qu’on n’offense point Dieu generalement parlant, lors qu’on voit des objets agreablesjou qu’on flaire des odeurs exquises, ou qu’on entend des concerts melodieux, je dis generalement parlantj parce qu’il y a une infinité de circonstances qui peuvent rendre ces plaisirs criminels quelque innocens qu’ils paroifsent en eux mêmes. Un homme est criminel d’avoir la passion des spectacles, des senteurs ou de la musique, ior9 qu’il neglige par là ses affaires, ou qu’il oublie de remplir les devoirs de la société, ou enfin lors que l’usage continuel de ces plaisirs le détourne du commerce spirituel qu’il doit avoir avec Dieu, sans conter qu’il y a plusieurs especes de. volupté bien dangereuses qui font toutes cachées dans cette premiere. On croit quelque fois ne chercher que le plaisir de la veiie dans ses beaux parterres & dans ses magnifiques maisons : & on y cherche le plaisir de l’orO 3 gueil gueil & de l’ambition, se disant à peu prés ce que ce Roy des Aiïiriens disoit <sans son cœur superbe : N’est-ce point, ici Babihne, la grande Cité que s ay bâtie par te pouvoir de ma force.

il est ailé de concevoir que la volupté qui consiste dans les excés de la bonne chere est beaucoup plus criminelle que celle dont nous venons deparier. Elle ruine la santé de l’homme. Elle abaiise l’esprit le rapellant de ces hautes & sublimes contemplations pour lesquelles il est naturellement fait, à des scntimens : qui l’attachent bassement aux tables comme aux sources de son bonheur.

jttqut djfigìt hum! dhînie fanicu/am aura.

Mais le plaisir de la bonne chere consideré en gcneral^n’eiì pas à beaucoup prés si criminel que celuy de Tyvrognerie, qui non seulement ruine la santé & abaisse l’esprit : mais qui trouble nôtre raison & nous prive pendant un certain temps du glorieux caraérere de creatures raisonnables. Par cette dangereuse volupté l’homme met sa raison en engagement, & se rend responsable «, ’’ de de toutes les fautes que cette perte peut luy faiïe commettre ; desorte que comine il n’en est point dont cette perte ne peut être suivie, il n’y a point de vicè âussi qui ne soit en quelque sorte compris dans yvrognerie. . ^Lá volupté de l’amour ne produit pas des désordres tout à fait si sensibles : mais cependant on ne peut point dire qu’elle soit d’une consequence moins âangefreuse. L’amour est une espèce if yvresse pour l’esprit & le cœur d’une personne, qui s’abandonne à cette passion ; c’est l’yvrelse de l’ame comme l’autre est yvresse du corps.

Le premier tombe dans une extravagance qui frape les yeux de tout le monde, & le dernier extravague quoy qu’il paroisse avoir l’usage de la raison. D’ail ? i«urs le premier renonce seulement á l’usage de k raison ; au lieu que celuycy renonce à son esprit & à son cœur en même temps. J’avoue neanmoins que jusqu’ici le dérèglement del’yvrog.i nerie est beaucoup plus sensible & peutêtre plus grand en effet.

Mais quand vous venés à considère ?

O 4 ces g20 !•L’À RT ?.D, B : $«•.. " ?

ces deux paslions dans l’ôppositio/i qu’elles ont au bien de la societé & au commerce que nous devons avoir avec Dieu, vous trouvés que l’amour déreglé est en quelque forte plus criminel que l’y vrognerie, parce que celle-ci ne nous cause qurun désordre passager ; au lieu que celui-là est suivi d’un dereglement durable. L’amour est d’ailleurs plus souvent une source Thomicide .que le vin. L’y vrognerie est sinceré : mai» l’amour est composé essentiellement Tartifice & infidelité. Enfin yvrognerie est uoe courte sureur qui nous ôte à Diçu pour jious faire être à nos passions : maisl’amour illicite est une idolâtrie,

L’amour propre ne s’attache pas seulement à la recherche des voluptés corporelles : mais il les mêle en une infinité de manieres * qui en.Tchaussem le gtffit & en aúgmenteûiHeisentirnent La plus part des arts sont des ministres de la volupté, occupés à mêler les couleurs póui- le plaisir de la veiie : les odeurs ôtles essences pour plaire à lodorat, les instrumens, les tons & les sons agreables & harmonieux pour fla. ; . u ter ter J’oreille. On faic des mélanges voluptueux de couleurs, de sons, d’odeurs ; on s’en sert pour rehausser le plaisir de la bonne chere, & on employe celle-cy avec tous ces autres objets agreables pour accompagner les plaisirs encore plus criminels. Et ce plaisir des sens eît fi considerable aux hommes que lors qu’ils veulent se faire eitimer & considérer les uns les autres, ils cherchent le moyen de fkter les sens de ceux qui les aprochent. Ils ayment les parures riches & brillantes pour plaire aux yeux, les essences pour flater l’odorat, d’avoir la voix belle, ou de savoir jouër des instrumens pour donner du plaisir à J’oreille. Tout cela entre dans l’estime que les hommes ont les uns pour les autres. On confond les voluptés avec les persections, & lexcellence ne se trouve que dans ce qui nous divertit.

Quoy que cette volupté paroisse d’autant plus criminelle qu’elle occupe davantage nôtre ame, & d’autant plus dangereuse qu’elle est plus commune entre les hommes, j’avoue neanmoins que je ne fuis point du sentiment de O f ceux, ceux, qui par des subtilités & des speculations rafinées semblent vouloir nous contester l’usage legitime & naturel des creatures, & qui s’imaginent ou que tous les plaisirs font criminels, ou qu’on n’en peut goûter aucun sans crime à moins qu’on n’ayt l’intention expresse dans ce moment de le raporter à la gloire de Dieu. II y a de l’excés dans cette pensée, y ayant une infinité occasions où nous prenons des divertissemens honnêtes sans que nous y trouvions aucun r.iport avec la gloire de Dieu. Il suffit donc que nous en usions avec reconnoissance & aclions de graces ponr le Creatur, sans vouloir spiritualiièr & consacrer des choses qui ne font point susceptibles de ce rafinement.

CHAP. XIII.

Où l’on continué a considérer les divers <arafteres de la volupté.

LA plupart des hommes ne reconnoissent qu’une sorte de volupté qui est celle des sens, ils reduisent tout

à l in à intemperance corporelle, & ils né s’aperçoivent point qu’il y a dans le cœur de l’homme autant de sortes différentes de volupté qu’il y a espèces de plaisir dont il peut abuser, & autant espèces différentes de plaisir qu’il y a de pallions qui agitent son ame.

Lavarice qui lèmble ie vouloir priver des plaisirs les plus innocens, & n’adopter en leur place que les travaux, les fatigues, les craintes & les inquietudes à fa volupté qui la dédommage des douceurs auxquelles elle renonce. Populm me fibilat, dit cet avare dont Hor race nous fait le portrait, at ego mihi phudo ipse domudum contempor nummos in arca. Ce qu’est factu elle jouissance des biens temporels à l’égard des autres hommes, cela même est le pouvoir d’en jouir à l’égard de celuy.cy. i Mais comme il y a des passions plus criminelles les unes que les autres, il y a aussi une forte de volupté spirituelle qui est particulièrement dangereuse. Ón peut la réduire à trsn«esp.e<îes j qui font la volupté de la haine & de la vengeance, celle de l’orgueil & de fambiO 6 tton, tion, celle de incredulité & de l’impietc. > •> ! ? i. ’0’.. 1 Cest une volupté d’or gueil que de se plaire à s’aproprier ou des biens qui ne nous apartienent pas, ou des qualités <qui sont en nous : mais qui ne sont point nôtres, ou une gloire que nous devons Taporter à Dieu & non point à nous. Comme l’ame trouve une espèce de douleur à se dépouiller de son honneur pour en revêtir un autre, ce qui fait les, repugnances secretes qu’elle a pour rhumilité, elle trouve auflì une espèce de plaisir bien sensible à dépouiller les autres de cette gloire pour s’en revêtir «Itemême. • ’, :, ’«’’, .r ; c.v

On s’étonne avec raison que le peuple Romain trouvât quelque sorte de plaisir dans les div.vertissemens sanglans du Cirque, lors qu’il voyoit des Gladiateurs s’égorger en fa presence pour sa recreation : on peut regarder ce plaiiìr barbare comme une volupté J’ambition & de vaine gloire. Les Romains oublioient que ces combatáns étoient des hommes pour se souvenir uniquement qu’ils étoient leurs esclaves, Cé toit flater leur ambition que de leur faire voir que les hommes n’étoient faits que pour leur divertissement.

ll y a une volupté de haine & de vengeance, qui consiste dans la joye que nous donnent les disgrâces des autres hommes. C’est un assreux plaisir que celuy qui se nourrit des larmes que les autres répandent. Cependant vous trouveres si vous y regardés de prés, que ce plaisir ne fait pas la moindre partie des agrémens des hommes du monde. Le degré de ce plaisir suit le degré de la haine qui l’a fait naître. C’est pourquoy un Poëte de nôtre temps qui a assés bien connu le cœur de l’homme, exprime l’excés de la haine par l’excés du plaisir.

......., i

Tuiflay-je de mes jeux y tolr tomber la foudre i, soir ces maisons en cendres & tes lauriers enptudri^ soir le dernier Romain à son dernier soupir Moy seule en hre cause & mourir de ptaifin

L’incredulité se fortifie du plaisir de toutes les autres pallions qui attaquent la Religion, & se plaisent à nourrir des doutes favorables à leurs déreglemens ;

O 7 &l’im & l’impité qui semble commettre le mal .pour lc mal même & sans en trouver aucun avantage, ne laisse pas d’avoir ses plaisirs secrets d’autant plus dangereux que l’ame se les cache à elle même dans J’instant qu’elle les goûte le mieux.

1l arrive souvent qu’un interêt de vanité nous fait manquer de reverence pour l’Être supreme. Nous voulons nous montrer redoutables aux hommes, en paroissant ne craindre point Die*— Nous blasphe mons contre le ciel pour menacer la terre.

Mais ce n’est pourtant point le sel qui assaissorine principalement l’impteté. LTiomme haït naturellement Dieu, parce qu’il haïe la dependance qui le soumet à son empire, & la loy qui borne ses desirs. Cette haine de la Divinité ’demeure cachée daris le cœur des hommes, ou la foiblesse & la craindte la tiennent couverte sans que même la raison s’en aperçoive le plus souvent. Cette haine cachée fait trouver un plaisir secret dans ce qui brave la divinité. Les hommes ay ment les élévations d’esprit /prit qui abaissent ce qu’ils regardent tomme leurs Dieux.

V.Elrix causa Diii fUcuìt, sed ti’fia CatottU

Il dédaigne de voir le Ciel qui le trahit.

Tout cela à paru brave, parce qu’il étoit impie.

Je ne m’opposeray point trop au sentiment de ceux qui ont dit que la crainte est la premiere source de la superstition pourveu qu’on joigne la haine à ia crainte, comme elles le font fort souvent dans le cœur de l’homme, étant difficile que les hommes ne haïssent uni peu ce qu’ils craignent beaucoup. Il est certain que la superstition ne seroit pas si commune dans le monde, car ordinairement elle est remplie d’une extravagance qui n’est pas humaine, • si les hommes ne donnoient par le plaisir dans ce qu’ils ne peuvent recevoir par raison, & ce plaisir consiste dans la secrete satisfaction qu’ils ont à voir abaisser la Divinité. Les Payens ne trouvoient pas seulement un plaisir d’or gueil à élever leshomrn.es jusqu’au rang des Dieux, ils trouvoient encore un plaisir de haine & Timpieté à abaisser les Dieux jusqu’au rang des hommes ; & peut être même qu’ils ne liiòient point avec tant de plaisir les fables de leurs Poetes qui leur aprenoient que des hommes avoien.t été faits immortels, que celles qui seign oient que les Dieux avoient été bleues ou défaits par les armes des hommes.

Desorte que qui sonneroit bien le cœur de l’homme, trouveroit que la superstition &Timpieté ne font point aussi opposées que l’on s’imagine, & qu’elles se trovent reunies dans cette haine secrete de Dieu, qui suit l’état de nôtre corruption, & dont nous ne gueris sons que par la grâce.

Comme l’orgueil & la haine de Dieu s’unissent pour former cette vaste volupté que nous cherchons dans la superstition, & cette volupté affreuse que nous trouvons dans Timpieté} l’orgueil & la haine s’unissent aussi pour faire le plaisir de la malignité, de la medisance & de la calomnie.

Nous y trouvons un plaisir de vaine gîòjre. Car on médit souvent des autres pour se louer soy-même indirectement. Il n’y a point d’homme au monde qui ne se louât ouvertement s’il l’osoit ; mais comme il craint de se faire tort en manquant de modestie, il est obligé d’avoir recours à des voyes adroites & ingenieuses, & de faire remarquer son merite sans attirer le reproche d’une trop grande vanité. II n’ose se loiier ouvertement : maisjl espere qu’en parlant des autres, il se peindra d’une maniere indirecte, qu’en témoignant de rhorreur pour une mechante action, il té, moignera combien sa vertu le rend incapable de la commettre j & que plus U blâmera ks vices des autres, plus il montrera qu’il en est exempt, & sera faire attention aux vertus opposées qu’il possede. Un.amour propre.groslier & sans politique tirejuy même cette consequence en disant, pour moy, bienque j’aye de grans défauts t je peux me vanter de n’avoir pas celuy.là : mais un amour propre habile & prudent est meilleur ménager de fa modestie, ôt cache souyent sa medisance, mais beau...... • .... «"P coup plus lé destein qu’il a en médisant.

. Mais outre cet interêt d’or gueil qui nous fait trouver du plaisir à médire, il y a encore un interêt de haine qui nous met dans cette disposition. Nous regardons les autres hommes comme nos ennemis, pârce que nous les considerons comme nos concurrens dans la recherche des biens temporels. Vous trouverés toûjours du plaisir à les voir jibaisser, pendant que vous les considererés comme vous pouvant disputer quelque chose : mais des que cette opposition cesse, le plaisir que vous trouvies dans leur abaissement cesse aussi, delà vient que la médisance a pour objet les vivans & rarement les morts.

II est facile de juger aprés cela que le plaisir de la conversation n’est point •un plaisir aussi innocent que le vulgaire s’imagine. Les choses indifferentes nous ennuyent ; celles qui nous interessent nous donnent ou un plaisir d’or gueil, ou un plaisir de haine, ou un plaisir J’ambition, ou le plaisir de quelque autre passion qui ne sera guere moins criminelle. Com Corame il y á une volupté de conversation, il y a aussi une volupté de pensées qui a la même source que U premiere. Elle naît de ce que nôtre cœur préoccupé de certaines passions, n’a de plaisir qu’en pensant à certains objets, & pour cet effet suspend toutes nos autres réflexions & toutes nos autres pensées. TeJ est le plaisir d’un atnant qui oublie toutes choses pour penser à l’objet de son amour. II trouve dans ses contemplations amoureuses une forte de la volupté qui se détruit par la passion, parce que le plaisir \., de la pensée cede à celui du sentiment.

On s’imagine communement que les distractions qui font si ordinaires à ceutf qui prient Dieu, ou qui s’aquitent des autres devoirs de la Religion, font les •moindres que l’on puiflè commettre : mais òn changeroit d’opinion, si l’on vouloit bien en examiner la source. Car enfin ces distractions ne viennent que du trop grand plaiiir que nous donnent les idées des choses temporelles, & de ce que pour ainsi dire, nous vouions retenir par la volupté de la pensée les objets du monde, qui nous échapens par la suspension de nos voluptés de sentiments .

Nous cherchons par tout le plaisir comme les abeilles cherchent les fleurs qui font leur nourriture, & comme celles-ci trouvent quelque fois ce qu’elles .cherchent dans des lieux sales & marécageux, il nous arrive assés souvent de trouver une espèce de volupté dans les affaires, les perils, les travaux & xjuelque-fois même dans laffliction, pourvu qu’elle ne soit pas extreme. U y a une volupté qu’on pourroit nommer justement la volupté des plaintes & des larmes. On se plait à regreter des personnes illustres, la gloire de ceux qu’on regrete signalant en quelque sorte ceux qui s’affligent de leur perte. On trouve du plaisir à éterniser sa douleur. On croit donner des marques de la sermeté de son ame par une inconsolable affliction. Enfin on est bien aise de faire remarquer la grandeur de fa perte, croyant interesser la compassion des autres à faire reflexion sur ce qu’on vaut.

Enfin nous trouvons une espèce de î.i’ volup volupté jusques dans la paresse qui même assés souvent nous fait renoncer à toutes les autres. Elle naît d’une certaine mollesse qui nous fait haïr la inoindre douleur & la moindre incommodité. Car cherchant le plaiiir paf tout, nous nous accoutumons à penses itvec plaisir, à parler avec plaisir, à agir ávec plaisir, à chercher les societés qui jious donnent du plaisir, & à suïrenfini toutes les occupations qui ne nous donnent point du plaisir. D’où il arrive que la moindre incommodité nous desespere, étant contre cette forte accoutumance, & suspendant le sentiment de tant de sortes de voluptés différentes, dont l’idée est toujours présente à hôtrésouvenir.

Qu^on ne cherche donc point de la sermeté & de la constance dans des ames voluptueuses. Elles peuvent affecter par orgueil de la force pour iòxite^ nir les disgrâces : mais il est certaia qu’elles ne se défont jamais de leur foifclesse qu’en se dé faisant de la volupté.

Au reste la volupté corporelle est plus sensible que la volupté spirituelle r « ’J 4 mais mais celle-ci paroit plus criminelle que l’autre. Car la volupté de l’orgueil est une volupté sacrilège, qui dérobe à Pieu lhonneur qui luy apartient en s’approprient tout ; la volupté de la haine est une volupté barbare & meurtriere, qui ne se plaie que dans la desolation & dans les i’armes, & la volupté de incredulité de la superstition est comme nous lavons deja fait voir, une volupté impie qui se nourrit de tout ce qui semble abaisser ou anéantir la Divinité. . Cela nous fait voir premierement que la volupté est auflì generale que nôtre corruption, étant certain que les hommes qui ne s’abandonnent point à une forte de volupté, ne manquent guere d’être les esclaves d’une autrè\ II Emporte peu par exemple de se désendre contre la volupté des sens, lors qu’on s’abandonne à celle de l’esprit qui est plus criminelle & plus dangereuse que celle-là.

On peut conclurre en second lieu avec beaucoup de raison, qu’il est impossible de se guerir de ce vice par des motifs purement temporels. Car quand

vous vous allegucrés à un voluptueux les considerations de lhonneur, de la bienseance ; de son interêt & de son établissement dans le monde, vous pourrés peut-être bien lobliger à préferer les. plaisirs de l’orgueil &de l’ambition au plaisir des sens : mais vous ne serés par là que le faire passer d’un vice à un autre. ., , ,

Pour trouver des motifs capables de luy faire abandonner la volupté en tous : sens & en toutes manieres, il faut le mettre en état de se passer s’il est necessaire, de tous les plaisirs qu’il trouve, dans le monde ; & poUr cela il faut luy faire faire reflexion que ces plaisirs passent & qu’il dure éternellement.,

II est certain que ; la volupté a quel-, que chose d’assés raisonable dans les. principes d’un homme qui perit. Car n’est-il pas naturel à un homme qui ne fera pas long-temps en état de goûter, lé plaisir, de le rechercher pendant qu’il en est temps. C’est la morale qu’Ho-, race debite agreablement.

jKfcesntama brtik fëtmyttM wehotrt ioneatu. Si l’homme renser moit toutes ses esperances & toutes ses prétensions dans Cette vie, il y auroit de la verité & de h raison dans ces maximes : mais comme l’homme doit être après fa mort, la lumiere naturelle-nous enseigne qu’il doit auiîì aspirer à des plaisirs éternels, que la Religion luy fait fi heureusement connoître.

~ Auflï peut-on dire que l’homme imrfiorteljc’est à dire comme nous l’avons déja expliqué ailleurs, l’homme qui se croit éternel, & qui agit par ce princi

ìe desir qu’il a de se faire un bonheur qui ne finisse jamais. Il est impossible qu’il deviene esclave du plaisir des sens, qu’il îsafr&iefr •q’ù.é l’Kù’teur de la nature employé., comme un simple motif pour nous interesser dans la conservation, ou dans la propagation du corps. Il ne fàit’ point. consister son Souverain bien dans lé plaififïêtfè applaudi par «ne societé d’hommes^mortelsf, non plus qu’un homme raisonnable ne sera pas consister sa ; gloire dans la Jouange d’un homme’quiï he doit voir qù’uti

sans peine à la volupté par moment. La vengeance n’a pour luy aucuns charmes. À peine regarde-t-il comme ses ennemis les personnes qui ne luy font qu’un préjudice temporel ; II ne supporte point impatiemment les courtes dépendances de cette vie, & ne trouve pas auflì par consequent une criminelle volupté dans tout ce qui luy aiîbjetit les autres ; regardent fa condn tion comme un état provisionel & peu durable, qui merite peu ses foins & son attention. En un mot l’homme immort tel n’a que des passions fort moderées •pour les objets de cette vie, & comme le plaisir qu’il a dans le monde est proportionné au degré de lattachement qu’il a pour ces objets, il est aisé de concevoir que la situation où il se trouve, le met au dessus d&la volupuá . En quoy certainement on peut dire qu’il ne perd rien, étant dédommagé avantageusement par ce commerce d’amour, de reconnoissance, de zele, de joye & de consolation qu’il a avec Dieuj qui par le sentiment de ses saintes & ineffables delices l’élevc au dessus de nos tristes ôc.empoisonnées.voluptés,

P Oa On ne se défait donc point de la volupté ni par orgueil, ni par interêt, ni par vengeance, ni par ambition, comme l’on s’imagine communement. L’homme qui se renserme dans les courtes limites de cette vie sera voluptueux quoy qu’il fasse. Que les Philosophes Payens nous debitent tant de beaux préceptes de vertu qu’il leur plaira ; qu’ils nous donnent tant de remedes que bon leur semblera contre intemperance, on admirera leurs maximes par le secret raport qu’elles ont avec nôtre dignité naturelle, dont nous avons une connoissance consuse : mais on ne se sentira point disposé à les pratiquer, qu’autant qu’on sera convaincu de son éternité.

CHAP. XIV.

Ou l’on traite des dèreglemem generaux de lamour propre, S particulièrement l’orgueil.

LE plaisir & la gloire sont les deux biens generaux qui assaisonnent tous les autres. Us en font comme l’esprit & le sel} difserens en cela comme

nous plaisir se fait aymer & desirer pour l’amour de luy même, au lieu que la gloire ne se fait sentir que par le plaisir qui m’accompagne.

Mais bien que nous ne sentions la gloire que par le plaisir qui m’accompagne, je ne fay si l’on ne peut point dire qu’on la desire pour elle même. Du moins est il certain qu’il n’est pas facile de trouver la premiere & plus ancienne raison pour laquelle nous aymonsà être estimés., On ne se satisfait point là dessus en disant que nous desirons l’estime des autres à cause du plaisir qui y est attaché : car comme ce plaisir est un plaisir de reflexion, la difficulté subsiste, puis qu’il reste toujours à savoir pourquoy cette estime qui est quelque chose déranger & d’éloigné à nôtre égard, fait nôtre satisfaction.

On ne reiissit pas mieux en alleguant Futilité de la gloire, car bien quel’estime que nous aquerons nous serve à nous faire reussir dans nos desseins, 8i nous procure divers avantages dans la

le sôcieté, il y a des circonstances ou cette supposition ne sauroit avoir de lieu. Quelle utilité pouvoient envisager Mutius, Leonidas, Codrus, Curtius & tous ces autres Heros qui ont donné leur vie pour aquerir de Thonneur ì qu’elle utilité pouvoient ils envisager dans ce fìcrifice qu’ils faisoient à leur orgueil de tous leurs biens & d’eux-mêmes ^cìi par qu’el interêt ces semmes Indiennes qui se font brûler aprés la mort de leurs maris, cherchent elles en dépit même des loix & des remontrances. une estillîe à laquelle elles ne survivent point ?

Quelqu’un a dit sur ce sujet que l’aîTïour propre nourrit avec complaisance une idée de nos persecttions, qui est comme son idole, ne pouvant souffrir ce qui choque cette idée, comme le mépris & .les injures, & recherchant au contraire avec passion tout ce qui la flate & qui la grossit, comme l’estime & les louanges. Sur ce principe, lutilité de la gloire consisteroit en ce que l’estime que les autres font de nous confirme la bonne opinion que nous en aVons nòus mêmes : mais ce qui nous

mon montre que ce n’est point là Tunique ni même la principale source de l’amoqr de l’estime, est qu’il arrive presque toûjours que les hommes font plus d’état du merite aparent qui leur aquiert l’ei lime des autres, que du merite réel qui attire leur propre estime, ou si vous .voulés, qu’ils ayment mieux avoir des ; défauts qu’on estime, que des bonnes •qualités qu’on n’estime point dans le monde, & qu’il y a d’ailleurs une infinité de personnes qui cherchent à iè faire considérer par des qualités qu’ils savent bien qu’ils n’ont pas, ce qui détruit la pensée, qu’ils ayent recours à •une estime étrangère pour confirmer les bons sentimens qu’ils ont d’eux mêmes.

II n’y auroit pas plus de fondement à s’imaginer qu’on ne desire l’estime, que parce qu’on veut se distinguer & s’élever au dessus des autres. C’est expliquer la cause par l’esset. Ce n’est point parce qu’on veut se distinguer .qu’on cherche l’estime : mais c’est parce qu’on veut être estimé, qu’on cherche à se distinguer en sortant de la fouP 3 le & de lobscurité où l’on se trouvoit

au-paravant.

Enfin on ne peut point dire que l’amour de I’estime dans son idée generale vienne de cette idolâtrie de l’amour propre, qui fait que nous cherchons à être éternels & immenses comme Dieu, nous faisant une éternité imaginaire dans le souvenir des hommes pour nous sauver du naufrage du temps & nous perpetuer malgré luy, & tâchant de nous étendre & remplir le BiOndeen occupant J esprit des hommes de nòs actions & de nôtre grandeur. Si c’étoit là l’unique source de l’amour de I’estime, il s’ensuivroit qu’on ne pourroit desirer I’estime des autres innocemment, ni par consequent avoir pour Tinfamie qu’une horreur criminelle, ce qui est contre la raison.

Qu’on cherche tant qu’on voudra les sources de cette inclination, je suis persuadé qu’on n’en trouvera la raison que dans la sagesse du Createur. Car comme Dieu se sert de l’amour du plaisir pour conserver nôtre corps, pour en faire la propagation, pour nous unir les, . « uns uns avec les autres, pour nous rendre sensibles au bien & à la conservation de la societé dans laquelle nous nous trouvons, il n’y a point de doute aussi que fa sagesse ne se serve de l’amour de l’eitime, pour nous désendre des abaissemens de la volupté, & faire que nous nous portions aux aérions honnétes & louables, qui convienent si bien à la dignité de nôtre nature, & en même temps pour nous unir mieux les uns avec les autres.

Cette précaution n’anroit point été nécessaire, si la raison de l’homme eût agi seule en luy & independemment du sentiment ; car cette raison pouvoit luy montrer l’honnête, & même le luy faire préferer à agreable : mais parce que cette raison est partiale & juge souvent en faveur du plaisir, attachant lhonneur & la bienseance à ce qui luy plait ; il a plu à la sagesse duCreateur, de nous donner pour juge de nos actions non seulement nôtre raison, qui se laisse corrompre par la volupté ; mais encore la raison des autres hommes, qui n’est pas si facilement séduite.

P 4 C’est C’est donc parce que l’Auteur de h nature a voulu que la raison des autres hommes fût nôtre loy, & nôtre juge en quelque forte à l’égard de l’honnëteté morale & des bienséances de la nature raisonnable, que Dieu nous à formés avec un desir naturel de nous faire estimer des autres, desir qui assurement précede les réflexions de nôtre espritCar bien que lutilité, le plaisir, Tenvie de trouver des conformations à la bonne opinion de soy-même &c. puissent satisfaire l’amour de l’estime, nous avons fait voir qu’ils ne la produisent pas.

Et ici noús pourrions distinguer trois mondes que la sagesse du Createur a fonde sur trois inclinations naturelles. Le monde animal, le monde raisonnable, & le monde religieux. Le premier est une société de personnes unies par le sentiment, le second est une société de personnes unies par l’estime, & le troisième une societé de personnes unies par la Religion naturelle. Le premier a pour principe l’amour du plaisir, le second r cond l’amour de l’estime & le troisième la conscience. Tous ces trois principes sont naturels, & il n’en faut chercher la raison que .dans la sagesse du Createur. Le premier de ces trois.mondes se raporte au .second, 4e second au troisième, & Je troisième au.dernier. II y a donc cette subordination dans ces choses, que l’estime regle l’amour du plaisir & que la Religion doit regler l’amour de l’estime ; & cette subordination n’est pas moins naturelle que ces inclinations.

On peut en effet attribuer à la nature l’amour du plaisir : mais on ne doit .point mettre sur son conte les débordemens de la volupté. On peut dire que ’l’amour de l’estime est naturelle ; mais ’il ne faut pas croire que les extravagances & les fureurs de l’orgueil sortent du sein de la nature. On peut attribuer à celle.ci la crainte de Dieu &, .l’amour de la vertu-rmais il ne faut pas ~luy : donner pour appanage toutes’ les superstitions, qu’il a plu aux hommes •d’entet sur .les prineipes’de la nature ; 6c par consequent il est necessaire $.quel’»P 5 : rnour mour du plaisir, celle de l’estime, & h

conscience ayent naturellement leur

loy, leurs regles & leurs limites. Mais

ìl sera bon de s’arrêter à l’amour de l’es

time.

CHAP. XV.

Ou l’on examine tous les déregle memens qui entrent dans la composition de (orgueil.

IL semble que jusqu’ici on n’ayt point trop bien connu l’orgueil, & cela sans doute pour n’en avoir point bien distingué tontes les parties, & n’en avoir pas assés soigneusement examiné tous les caractères.

L’orgueil en generai peut se reduire à cinq branches principales3quisontl’a- 1 mour de l’eitime, la présomption, la! Vanité, l’ambition & la fierté. Car quoy | que les hommes ayent accoutumé de confondre ces termes, & de s’en servir indifféremment pour signifier une même chose j il est certain que ces expressions ont des significations un peu différentes*

., t L’amour L’amour de l’estime est legitime & naturel en soy, comme nous l’avons dé. ja remarqué : mais il est vicieux & dé. reglé quand il va dans l’excés. C’est ici le dérèglement le plus generai de l’orgueil. Car lors qu’on desire avec excés l’estime, il est naturel qu’on cherche en soy-même des qualités estimables, & que lors qu’on n’en a point, on s’en donne par la complaisance que limagination a pour les penchans du cœur. D’où naît la présomption. D’ailleurs cet amour immoderé de l’estime fait qu’on tâche de le faire valoir par toute forte endroits, & qu’au défaut des veritables sources de la gloire, on se fait estimer par des choses qui ne font point estimables j ou qui ne le sont que dans nôtre imagination, voila ce qui fait proprement nôtre vanité ; car cette expression originaire signifie lc vuide des objets, où nous cherchons faussement de l’estime, & qui sont de mauvaises sources de gloire. De cet amour excessif de l’estime naît en troisième lieu l’envie que nous avons de nous élever au dessus des autres, persuadés que nous ne P 6 pou pouvons attirer la consideration des hommes avec un peu d’éclat, pendant que nous sommes confondus avec ia foule. C’est ce qui produit l’ambition. Enfin le desir que nous avons de paroître en nous distinguant des autres, nous les fait mépriser, cherchant à les abaisser pour nous tirer du pair d’avec eux. C’est de là que naît la fierté.

Tous les déreglemens de lbrgueil se reduisant àTamour excessif de l’estime, comme à leur premier principe, nous ne pouvons considérer ce dernier avec trop de soin. Les deux défauts generaux de ce penchant font l’excés & le déreglemens. Le premier consiste en ce que nous aymons trop l’estime, & le second en ce que nous aymons la fausse estime comme l’estime veritable.

Pour comprendre ce que c’est que ’i’excés de l’amour de l’estime, il fauc considérer le dessein que Dieu a eudors • qu’il a m i s ce penchant dans nôtre cœur. ’3l nous l’a’ donné pour la conservation de nôtre corps, pour le bien de la societé, & pour l’exercice de la vertu. Je dis pour la conservation de nôtre corps ;

puis puis que l’amour de l’estime nous désend des débordemens de la volupté corporelle, qui causeroient bien-tôt nôtre mort. Car qui doute que le defir que nous avons de nous faire estimer les uns des autres, ne soit un puissant motif pour nous desendre de cet abandon de débauche & de sensualité vers lequel nous entraîne l’amour du plaisir, & qui est si funeste même à nôtre corps., II a mis ce penchant en nous pour Je bien de la societé ; car c’est ce desir de

. nous faire estimer les uns des autres, qui nous rend civils & complaisans, obligeans & honnêtes, qui nous fait aymer la bienseance & la douceur du commerce ; & qui ne sait d’ailleurs que c’est à ce desir naturel de la gloire que nows devons les beaux arts, les sciences les

w plus sublimes, les gouvernemens les plus sages, & les gouvernemens les plias

. justes, & en generai presque tout ce -qu’il y a Vadmirable dans la societé ? 1 Qu’on ne s’imagine point que c’est nô. tre corruption & nôtre cupidité, qti

ont fait ce grand bien aux hommes. Les sages instr.uólionsdeT.Auteur, deJa P 7 natu nature y ont sans doute leur bonne part. Enfin il est certain que le dessein de Dieu a été de nous porter aux actions honnétes & louables, en nous donnant pour juge de nôtre conduite non seulement nôtre raison, qui souvent se laisse corrompre par la volupté : mais en

. core la raison des autes hommes qui ne

, font pas fi partiaux pour nous que nous le sommes nous mêmes. En effet non peut considérer Dieu comme l’Auteur

cie la societé, ou comme l’Auteur de la Religion. Comme l’Auteur de la societé, il a voulu faire entrer les hommes en commerce les uns avec les autres pendant quelque temps j & dans cette

. veiie il leur a donné les penchans qui

. étoient necessaires pour le bien & la conservation de cette societé. L’amour du plaisir & celuy de l’estime sont de ce nombre. Ce dernier fait les vertus humaines, qui ne doivent pas être dé

. criées autant qu’on les décrie ordinairement. Car si elles ne servent pas au salut éternel, elles sont destinees au

. bien de la societé temporelle j elles partent du dessein de l’Auteur de la creatu

— :.’ .« \ rej re ; elles font partie de son plan ; l’arnour de l’estime étant le moyen dont il se sert pour perseòtionner la societé, comme l’amour du plaisir est desliné à la former. Pour la Religion elle a des veues plus sublimes ; car elle entre. prend de diriger l’homme vers le bien éternel & infini.

De la il s’enfuit que l’amour de l’estime est excessif, premierement lors qu’il tend à détruire le corps au lieu de le conserver, en second lieu lors qu’il va à troubler le bien & l’ordre de la societé au lieu de le maintenir, & enfin lors qu’il, nous fait violer les loix de la vertu au lieu de nous la faire pratiquer.

On trouve un bel exemple du premier dans la sureur des duels. C’est à mon avis un point d’honneur bien extravagant que celuy, qui veut qu’on ayxne la gloire & qu’on méprise la vie, qui en est le fondement & en quelque sens la fin, comme nous avons déja veu. A quoy me servira l’estime des hommes lors que je ne seray plus en état de jouir de ma reputation ? Cet honneur n’est lien que par la vie.. La vie est quelque

chose. . chose même sans cet honneur ; &Dieu . luy même a trouvé bon de nous faire, connoître par fa conduite, que celle-là j est plus estimable que celuy-cy. Car il . ne nous fait aymer lhonneur que par

. un endroit qui est celuy de la gloire, & i il nous fait aymer la vie parle plaisirs

par la gloire en même temps.

Que fi l’on répond ici que ce n’est . point tant l’amour de l’estime que h crainte du mépris, qui fait que l’on s’expose à la mort pour se vanger d’un outrage qu’on a receu, & qu’il est naturel à un homme d’honneur de ne-pouvoir, vivre accablé dinfamie ? on né satisfait point par cette réponse, parce que com-me c’est une foibleise de ne point pouvoir suporter la douleur, c’en est une qui n’est, pas moindre de ne pouvoir souffrir le mépris, sur tout le mepris injuste & qu’on n’a point merité.

— Au fond nous trouvons que l’amour de l’estime paroit déreglé à tous égards •’dans cet exemple. Car c’est aymer trop l’estime, c’est aymer l’estime fausse, & c’est l’aymer plus que fa vie, & par consequent .plus qufrja.consorvauonide son

corps, c’orps, plus que la societé à laquelle on :•• ôte un membre ou plusieurs membres

par la sureur de ces infâmes combats, . & enfin plus que la vertu ; puis que

c’est l’aymer plus que l’humanité, que : -ta justice, que la chanté & que la mo ; deration.

fi Je fay que lors qu’il s’agit de donner ion sang pour le bien de la sorieté, com•me pour le service du Prince, qui repre ; sente cette derniere & en a les droits entre ses mains, il ne faut point balancer .un moment à exposer sa vie : mais ce i .n’est point alors l’estime, c’est la vertu t qu’on préfere à fa vie. On suit le dessein de l’Auteur de la nature, on se con ; forme à son plan & à ses volontés, puis î lque celuy qui nous à faits, nous a faits ; jdans la subordination & dans la dépene, dance. Tout le mal vient de ce que les .hommes ne connoissent pas bien lhonneur & l’ayment sans le connoître. Ils .n’en ont qu’une idée confuse que l’érducation, les exemples & le jugement des autres changent incessamment. Lhonneur enserme trois choses dans .son idée ordinaire. C’est un sentiment de son excellence. C’est un amour de son devoir, & c’est un desir d’être estimé. II faut qu’un homme d’honneur se sente de la vertu & du merite, & que par consequent il se trouve choqué du mépris qu’on a pour luy. II faut qu’il ayme ses devoirs jusqu’à s’exposer aux plus grans dangers pour les remplir, & il faut qu’il ayme i’estime du monde raisonnable, & qu’il tâche de la meriter.

Cette idée generale est juste : mais Implication que les hommes en font est fausse ordinairement. Car ils manquent pour ne faire point d’attention à leur vray merite, qui est bien plus grand qu’ils ne s’imaginent, pour ne pas avoir l’idée de leurs devoirs, qui vont plus loin qu’ils ne pensent, & pour ne savoir point discerner la fausse estime de l’estime veritable, qui est celle à laquelle ils doivent aspirer.

, Je ne say pourtant, si dans leur dérèglement les hommes n’ont pas je ne say quel sentiment consus de leur dignité naturelle, qui se joignant à leurs faux préjugés d’estime & de gloire mondaine, ne, fait Timpatience, ou plucôt la sureur avec laquelle ils reçoivent les outrages qu’on leur fait. Un homme d’un merite auslì bas & aussi méprisable qu’est celuy de l’homme qui perit, quel qu’il soit, trouveroit-il une si grande • horreur dans rabaissement ? Et se fâcheroit-il avec tant d’excés d’être rendu au néant qui le suit de tous côtés ? Non, il y a dans l’homme un instinct, qui n’avertit perpetuellement de ce qu’il est, & qui le rend sensible à tout ce qui choque l’idée qu’il a de ses persections.

Au reste il est certain que cette gloire à laquelle nous aspirons, enserme plusieurs scntimens différens qui la composent. On en distingue quatre, qui sont l’estime, la consideration, lerespeéì, & ladmiration. L’estime est le tribut qu’on rend aux qualités propres & au rnerite personnel. La consideration a pour objet non seulement le merite de la personne : mais aussi les qualités extérieures, comme la naissance, les richesses, la reputation, la puissance, le credit, & generalement tous les avantages qui font la différence des conditions & la .distinction des personnes dans la socie.té. Le respect n’est qu’une grande consideration, & l’admiraion qu’une grande estime. La gloire la plus belle ou du moins la plus propre consiste dans l’eitime & dans ladmiration : niais la gloir .re la plus sensible &la plus marquée est’ celle qui consiste dans la consideration, & dans le respeót. La raison en est, que .tout le monde n’est pas en état de discerner un homme qui a du merite da^ec un autre qui n’en a point ; au lieu que chacun peut distinguer un grand, Seigneur d’une personne du commun.

1l est certain qu’il n’y a point d’hom«ne au monde, à qui on ne doive ces sentimens, quand on considère son excellence & fa dignité naturelle. On doit de l’estime & de ladmiration aux persections qu’il a plu à Dieu d’accorder à l’homme. On doit de la consideration & du respect au rang que Dieu luy fait tenir dans l’Univers : mais cette gloire se originaire de l’homme à été obscurcie, & comme effacée par le peché ; & ici nous ne pouvons que nous ne considerions avec surprise le prodigieux dé••, > regle reglement de l’homme corrompu, lors que nous voyons que son orgueil com-i mence pour aisi dire, où fa gloire finit* que son humilité finit là où commence fa veritable bassesse.

C’est quelque chose Vadmirable de voir les hommes occupés à se faire des civilités, & à encenser les uns les au" tres, pendant qu’ils font également dignes d’un oprobre éternel,

II ne faut pas s’en étonner, Dieu qui1 à voulu conserver la societé même aprés la corruption des hommes, n’a point dû. nous ôter cette inclination naturelle, que nous avons à être estimés des autres, &qui fait comme nous l’avons déja dit, la pers ection du commerce que nous avons avec eux.

’II ne faut conter pour rien l’exemple1 de ces Philosophes, qu’on a veu mépriser l’estime des autres hommes jusqu’à’ s’estimer mal-heureux, lors qu’il leur atrivoit de se lattirer. Peut.être que ces heros en humilité ne méprisoient point tant la gloire en essat, qu’ils paroissòient la mépriser aux yeux des hommes. Ciceron dit que de tous ceux qui

avoient avoient fait des livres sur le mépris de la gloire, aucun n’avoit oublié d’y mettre son nom. C’est une politique d’or gueil d’aller à la gloire en luy tournant le dos. Quand un homme fait prosession de vouloir être estimé, il trouve sur son chemin une infinité d’en vieux & de rivaux, qui faisant attention à son dessein, luy chicanent d’autant plus leur estime propre, & tâchent d’autant plus de luy ôter l’estime des autres, qu’il la souhaite avec plus d’ardeur : mais quand un homme paroit mépriser cette estime du monde, qui est ambitionnée de tant de personnes, alors comme il sort volontairement du rang de ceux qui y aspirent, on le considère avec complaisance, on ayme son desinteressement, & on voudroit comme luy faire accepter par force, ce qu’il fait semblant de résuser. Gloria, dit S. Augustin, sequitur fugientetn.

D’ailleurs il y a eu de tout temps une espèce de contestation entre le merite & la fortune, pour savoir lequel des deux auroit le pas dans le chemin de la gloire. Les Grans du monde sonc

en en possession des honneurs les plus édatans par le privilege de la fortune, qui attire ordinairement les empressemens de la multitude.

Les Philosophes soûtenant les droits de la vertu & de la sagesse contre la fortune, ont fait un parti de gens ligués, pour ainsi dire, contre la grandeur ; ne la pouvant obtenir ils ont pris le parti de la mépriser. Ils ont paru rénoncer à la cupidité qui nous fait courir aprés ceux qui distribuent lesbiens de la fortune, de peur que leur empressement ne fût un aveu tacite de leur inferiorité ; & parce que le grand nombre les condamnoit par fa conduite interessée, ils ont pris le parti de mépriser l’estime du vulgaire ; mais faites les changer d’état, ils changeront de sentiment.

Au relie le dérèglement vient principalement de ce que nous pensons tellement à nous faire estimer des hommes, que nous ne pensons point à nous faire approuver de Dieu. Ce n’est pas que lapprobation de Dieu ne nous paroisse au fond plus prétieuse que I’estime des hommes, mais c’est que pour

aque aquerir l’estime des hommes, il n’est point necessaire que nôtre cœur soit changé, il suffit.que nous nous déguU fions aux yeux des autres, au lieu que nous ne pouvons nous faire approuver de Dieu, qu’en changeant le fond de nôtre cœur. Or c’est une petite entreprise pour nôtre amour propre de se contrefaire : mais c’en est une extremement difficile de vouloir serieusement être autre qu’on n’est.

CHAP. XVI.

Ou l’on considère le second dérèglement de l’orgueil.

LE desir excessiv que nous avons de nous faire estimer des autres hommes, fait que nous desirons avec passion d’avoir des qualités estimables, & que nous craignons extremement d’avoir des défauts ; qui nous fassent tort dans l’esprit des hommes, ou de nous trahir nous mêmes en ne donnant point une opinion assés avantageuse de nous. Or comme on se persuade ce qu’on desire, & ce qu’on craint trop fortement, il arrive que nous venons à concevoir une trop bonne opinion de nous-mêmes, ou à tomber dans une excessive défiance de nous. Le premier de ces deux défauts s’apelle presomption. Le second timidité. Ces deux défauts qui semblent opposés vienent tous deux d’une même source, ou plûtôt ils ne sont qu’un même défaut sous deux formes différentes. La présomption est un orgueil confitant ; & la timidité un orgueil qui craint de se trahir. Nous avons du penchant à l’un ou à l’autre selon la diversité de nôtre temperamment. Le sang fait ordinairement qu’on se persuade ce qui est avantageux. C’est le principe de la confiance. La melancolie fait qu’on croit tout ce qu’on apprehende. Elle fait naître nos défiances : mais & défiance & confiance tout est enté sur l’orgueil, puis que tout vient de l’amour excessif de l’estime, qui est lc plus ancien de ses déreglemens. • Tout le monde croit qu’un présomptueux s’estime trop : mais nous croyons pouvoir dire contre le sentiment de tout le monde, qu’il ne s’estime pas af ses ; & qu’il manque pá"r un excés de bassesse & non par un excés délégation disproportionnée à ce qu’il est. II ne s’aperçoit point en esset, qu’il y a en Juy une plus grande excellence, que celle qui fait lattention de fa vanité & que l e merite de l’homme qui perit est peu de chose, comparé au merite de l’homme immortel.

r II ne faut pas s’étonner neanmoins qu’il ayme miçux se considérer par raport au temps que par raport à l’éternité, puis que dans la premiere de ces •«deux veues, il usurpe la gloire de Dieu, en s’attribuant tout, & rien à l’Être supreme, au lieu que dans’lá veiïe de leternité, il est obligé de se dépouiller de toute sa gloire pour la raporter à Dieu ; étrange aveuglement qui ne luy permet point de reconnoître qu’il n’y a point d’autre bonheur veritable, que celuy qui se confond avec la gloire de Dieu.

— J’avoue cependant qu’on peut s’estimer trop en un sens ; & qu’il est même ordinaire de voir des personnes qui ont des préten fions immoderées pour ia gloire humaine. II ne faut pour en

demeu demeurer d’accord, que se souvenir de ce qu’on a déja dij„ que l’amour de l’estime a été gravé dans nôtre cœur par raport à.la societé. Car de là il s’ensuit que raisonnablement ceux là ont plus de part à cétrè gïoire extérieure, qur font plus de bien á la societé, & qui font plus considerables au public, soit par leurs services, soit par leurs charges, soit par leminence du rang auquel l’a providence peut avoir attaché la domination. Les Grans ont raison de prétendre aux hommages, puis que tout cela se mesure par raport à la societé : inais ils seroient bien vains & bien peu1 raisonnables, s’ils pensoient que le fond interieur de leur merite fût de là plu9 grand que celuy des autres hommes, & s.’ils ne reconnoissent, que c’est ici une préference d’ordre & non pas une pré-, serence d’excellence. Car encore un coup les avantages de l’homme qui perit, ne sont rien, comparés à ceux de l’homme qui ne perit point, & il s’en faut beaucoup que toute la societé temporelle des nommes avec ses divers gouvernemens, fa puissance, ses dignii tés &c. ne pese autant que l’immorta

lité d’un seul homme.

CHAP. XVII.

Du troisième dérèglement qui compose notre orgueil, qui est là vanité.

L’Amour excessif de l’estime ne nous trompe pas seulement, en nous persuadant que nous avons des bonnes qualités, que.nous n’avons pas en effet : mais aussi en nous faisant prendre pour des sources de gloire, ou des biens efiimables, ou des objets qui ne le font en aucune façon. : . -i

Le terme de vanité est consacré par l’usage à representer également la disposition d’un homme qui s’attribue des qualités qu’il a, & celle d’un homme qui tâche de se faire honneur par de faux avantages : mais ici nous le rétreignons à cette derniere signification, qui est celle qui a plus de raport avec lorigine de Texpression.

il semble que l’homme soit devenu vain depuis qu’il a perdu les sources de fa veritable gloire, en perdant cet état z^i de de sainteté & de bonheur où Dieu l’avoit placé. Car ne pouvant renoncer au desir de se faire estimer, & ne trouvant rien estimable en luy depuis le péché, ou plutôt n’osant plus jetter une veue fixe & des regards assurés sur luy même, depuis qu’il se trouve coupable de tant de crimes & l’objet de la ven. geance de Dieu, il faut bien qu’il se répande au déhors, & qu’il cherche à se faire honneur, en se revétant des choses extérieures : & en cela les hommes convienent d’autant plus volontiers, qu’ils se trouvent naturellement auflì nuds Sc aussi pauvres les uns que les autres.

Je trouve que la condition des hommes à cet égard ne ressemle point mal à celle d’un Monarque depouillé de ses trésors, qui tâche de donner cours à la monnoye de cuivre, n’en ayant plus d’or ni d’argent.

— C’est ce qui nous paroîtra, si nous considerons que les sources de la gloire parmi les hommes, se reduisent, ou à des choses indifferentes à cet égard, ou si vous voulés, qui ne sont susceptibles ni de blâme ni louange, ou à des

cho choses ridicules, & qui bien loin de nous faire veritablement honneur, sont trés propres à marquer nôtre abaissement, ou à des choses criminelles, & qui par consequent ne peuvent être que honteuses en elles-mêmes, ou enfin à des choses qui tirent toute leur pers ection & leur gloire du raport qu’elles ont avec nos foiblesses & nos défauts.

Je mets au premier rang les richesses. Quoy qu ?elles n’ayent rien de méprisable, elles n’ont aúflì rien de glorieux en elles-mêmes.

Nôtre cupidité avide & interessée ne s’informe jamais de la source, ni de l’usage des richesses qu’elle voit entre les mains des autres. Jl luy suffit qu’ils font riches pour avoir sts premiers hommages ; & quoy qu’elle ne profite point actuellement : de : kurs richesses ; elle ne laisse point de les respecter par la possibilité qu’il y a qu’elle en profitera un jour. .-, .. j Mais s’il plaisoit à nôtre cœur de pasi fer de l’idée consuse à l’idée distincte, il seroit surpris assés souvent de extravagance de ses sentimens j car comme il L.9 n’est n’est point essentiel à un homme d’être riche, & qu’il faut qu’il y ayt quelque cause qui luy donne du bien, il trouveroit souvent qu’il estime un homme, parce que son pere a été un scelerat, ou parce qu’il a été luy même un fripon ; & que lors qu’il rend ses hommages exterieurs à la richesse, il faliie le larçin, ou encense à infidelité & à finjustice.

« II est vray que ce n’est point là son intention : il suit sa cupidité pliuôt que sa raison : mais un homme à qui vous faites la cour t est-il obligé de corriger par toutes ces distinctions la bassesse de vôtre procedé, & de separer ce que vôtre interêt luy donne, de ce que vôtre raison luy donneroit, si elle se consultoit elle-même. Non, non^il reçoit ’Vos respects exterieurs, comme un tribut que vous rendés à son excellence. Comme vôtre avidité vous a trompés, son orgueil aussi ne manque point de luy faire illusion. Si ses richesses n’augmentent point son merite, elles augmentent lopinion qu’il en a, en augmentant vôtre Qpmplaisance. II prend Qj|. tout tout au pied de la lettre & ne manque point à s’agrandir interieurement de ce que vous luy donnés, pendant que vous ne vous enrichessés guere de ce qu’il vous donne.

Ce n’est pas qu’on ne peut trouver quelque chose dans les richesses, qui semble les rendre un objet d’estime à nos yeux, comme il y a quelque chose dans la pauvreté qui semble la rendre un objet de mépris ; & cela à mon avis c’est que les prie mieres nous aquierent une espèce de puissance, qui nous éleve au dessus des autres, & fait que nous pouvons facilement nous passer d’eux ; au lieu que la pauvreté nous rrîet dans un état de necessité & de foiblesse, qui fait que nous ne pouvons nous passer des autrfs : mais en cela on peut dire que l’opulence n’est glorieuse que par nôtre ambition, & que la pauvreté n’est honteuse que par nôtre orgueil.

On ne veut pourtant point approuver par là le procedé de ceux, qui ne sauroient souffrir qu’il y ayt des personnes que Dieu benisse, sans se déchaîner contre eux. On les tourne de tous

les les côtés. On examine leurs défauts avec foin. On ne leur pardonne rien. Certainement si l’estime que les hommes ont pour la richesse vient de l’amour propre, ce mépris qu’on affecte d’avoir pour les personnes riches, est toujours une marque de l’envie ; & cette envie est elle même extremement honteuse. Au fond la dependance de Tinterêt vaut encore mieux que celle de l’envie ; & l’on fait mieux de ceder volontairement à ceux de qui l’on attend du bien, que de se mettre au dessous d’eux, & leur faire comme un hommage forcé par le déplaisir qu’on a de leur prosperité qu’on envid -1

On ne doit estimer les richesses que selon le bon ou le mauvais usage qu’on en fait : c’est de la même maniere que nous voudrions que l’on considerât la naissance, fautorité & les dignités.Toutes ces choses mettent les hommes dans l’engagement de faire des actions louables. Si vous remplisses les devoirs auxquels elles vous engagent, elles devienent des foures de gloire pour vous ; fi vous répondes, mal à la loy qu’elles vous vous imposent, elles ne servent qu’à

vous couvrir dinfamie.

Ceux qui éiant parvenus à quelque degré de prosperité éclatante, s’eny vrent de leur grandeur, ne rafinent guere ert sentimens de vaine gloire ; une moderation aparente qui sembleroit dire qu’ils font au dessus des choses qui les élevent, ne leur seroit. elle pas bien plus d’honneur que cette tìerté mal entendue, qui laisse croire qu’ils font au dessous de leur fortune, puis qu’ils savent si peu la soutenir ? Cela est d’autant plus surprenant que ce n’est pas seulement à ceux qui ne sont point assés éclairés pour connoître le tort que ce procedé leur fait, qu’il arrive de se méconnoître : mais aussi à ceux qui savent parfaitement cette verité..La raison enest, que les hommes quand ils parvienent à quelque dignité, changent de place m ii eure ment, s’il est permis de parler là, l’orgueil Jes plaçant dans un j. plus élevé que celuy qu’ils occupe auparavant. L’espri’ leur c

seiller de faire sembl enir d.

une même ailier e, er p o

let leur gloire une égalité d’ame, qui les empêche de remarquer les accroissemens de leur fortune ; comme les hommes se conduisent beaucoup plus par le sentiment du cœur, que par le sentiment du cœur, que par les lumieres de l’esprit > il arrive qu’insensiblement ils oublient les desseins rafinés de leur vanités suivent le penchant qu’ils ont à profiter de tous leurs avantages. Ceux qui ont vieilli dans la grandeur, ou qui font nés dans l’éclat d’une fortune élevée, ne sont pas tout à fait si sujets à ces éblouïssemens de vaine gloire ; parce que leur ame accoutumée à se voir au dessus des autres, n’est plus si atten>tive à faire remarquer la différence qui les distingue d’eux : mais il ne faut point s’imaginer avec le vulgaire, que ces personnes ayent plus Phumilité & de modestie que les autres. Ils feroient paroître la même insolence, s’ils aprehendoient comme ceux là, qu’on ne remarquât pas assés leur éUvation. Ori doit leur.honnêteté à une opinion confirmée, & qu’ils croyent incontestable de Jeur supériorités afin que vous n’en 96 dou doutiés pas, vous verrés ces mêmes hommes qúi font si honnêtes envers ceux qui sont extremement au dessous d’eux, fiers & insuportables lors qu’ils ont à faire à des gens, qui aprochent de leur condition. Cela vient assurement de ce que les civilités qu’ils font aux personnes quì leur sont beaucoup inférieures, leur paroissent sans consequence. Ils font assurés qu’on ne prendra point leurs civilités au pied de la lettre ; & ils peuvent aquerir la reputation Phonnêteté sans faire tort à leur rang : mais il n’en est pas de même quand ils ont à faire à des hommes, qui peuvent entrer dans quelque espèce de comparaison avec eux ; comme éloignément qui les separe de ces derniers n’est pas fort grand, leur orgueil chere à l’augmenter autant qu’il luy est possible, & leur fait faire mille choses qui ne font ni raisonnables ni naturelles, pour faire remarquer à tout le monde ce qu’ils ont peur qu’on ne remarque pas assés. i, II y a une sorte d’avantages temporels que nous prenons pour des soif• • ces ces de gloire, quoy qu’en eux-mêmes & separés de l’uiàge que les hommes en font, ils ne meritent ni estime ni louange ; mais il faut ajoûter à cela que l’homme se fait fort souvent valoir pac des endroits, qui le rendent ridicule.

Je ne veux pas seulement parler ici ïïe ceux, qui affectent d’avoir des qualités qu’ils n’ont pas, quoy que ce soit cela, qui fait proprement ce qu’on apelle des gens ridicules, ou des originaux : les hommes donnent cette qualité à qui bon leur semble, & rient aux depens de qui il leur plait : peut-être que s’il y avoit un ordre de creatures raisonnables exemptes de nos défauts ils trouveroient que le ridicule de la nature humaine n’est point si borné que nous nous imaginons. L’homme consideré dans ses persections naturelles, est assurement un ouvrage de Dieu trés digne d’admiration : mais c’est parce qu’il est admirable en un sens, & qu’il se trouve ridicule en un autre ; Y a-t-il rien par exemple de plus mal assorti avec nôtre dignité naturelle, que la vanité qui a pour objet le luxe des habits, (^7 & & n’est-ce pas quelque chose de plus ridicule que tout ce qui fait rire les hommes, que la broderie & la dorure entrent dans la raison formelle de l’estime ; qu’un homme bien vêtu soit moins contredit qu’un autre ; qu’une ame immortelle donne son estime & fa consideration à des chevaux, à des équipages, à des ameublemens, à des. livrées &c. & que la parure du corps ayt en •partage la gloire qui nous paroit être ja plus brillante parure de nos ames. Ciceron s’en moque. 1l apelle un homme qui oublioit la gloire de fa prosession pour s’attacher à cette ridicule vanité. V’vt indicendis caufis biné vestitus : mais il ne devoit pas tant se moquer d’un homme qui suivoit le préjugé commun, que.des hommes en generai, à qui on peut reprocher que leur difete de gloire est fi grande, qu’ils en cherchent jusque dans ce qui par fa premiere destination devoit servir à couvrir leur honte & leur nudité., L’adresse à dançer, dont il y á des gens qui se piquent serieusement, est une de ces qualités, qui nous rendroit ">- ridi ridicules, fi nous voulions nous considérer dans cette haute & sublime situation, où la nature & la Religion nous mettent. Une ame immortelle qui dançe & qui faute, est un objet également affreux & risible.

Je say que ce ridicule ne paroit point, parce qu’il est trop generai. Les hommes ne rient jamais d’eux-mêmes ; & par consequent ils font peu frapcs de cc ridicule universel, qu’on peut reprocher a tous, ou du moins au plus grand nombre : mais leur préjugé ne change point la nature des choses, & le mauvais assortiment de leurs actions avec leur dignité naturelle, pour être caché à leur imagination, n’en est pas moins veritable.

’. Ce qu’il y a de plus facheux est que les hommes ne se sont pas seulement valoir par des endroits qui les rendroient ridicules, s’ils pouvoient les considérer comme il faut ; mais qu’ils cherchent à se faire estimer par des cri-r mes. •"• •> ’•’ j

Nous l’avons déja dit ailleurs, on a attaché de Topprobre aux crimes mal

’, > heu heureux, & de l’estime aux crimes qui reus lissent. On méprise dans un particulier le larçin & le brigandage, qui le conduisent à la potence : mais on ayme dans un Potentat les grans larçins & les injustices éclatantes, qui les conduisent à l’Empire du naonde.

La vieille Rome est un exemple fameux de cette verité. Elle sut dans fa naifsance une colonie de voleurs, qui y chercherent Timpunité de leurs crimes. Elle sut dans la fuite une République de brigans, qui étendirent leurs injustices par tout la terre. Tandis que ces voleurs ne font que détroussez les passans, bannir d’un petit coin de la terre la paix & la sureté publique, & s’enrichir aux depens de quelques personnes qu’ils trouvent sur leur chemin on ne leur donne point des noms fort honnétes, & ils ne prétendent pas même à la gloire : mais seulement à Timpunité : mais auflì-tôt qu’à la faveur d’une prosperité éclatante, ils se voyent «n état de dépouiller des nations entieres, & d’illustrer leur injustice & leur fureur, en traînant à leur char des. Prm-’, ces ces & des Souverains ; il n’est plus question Pimpunité, ils prétendent a la gloire ; ils osent non seulement justifier leurs fameux larcins : mais ils les consacrent. Ils assemblent pour ainsi dire, lunivers dans la pompe de leurs triomphes, pour étaler le succès de leurs Crimes. Et ils ouvrent leurs temples, comrne s’ils vouloient rendre le Ciel complice de leurs brigandages & de leur sureur.

II y a d’ailleurs un nombre infini de choses, que les hommes n’estiment que par le raport qu’elles ont avec quel, qu’une de leurs foiblesses. La volupté leur fait quelquefois trouver de lhonneur dans la débauche. Les riches sont redevables à là cupidité des pauvres de la consideration qu’ils trouvent dans l« monde. La puissance tire son prix en partie d’un certain pouvoir de faire ce * qu’on veut, qui est le plus dangereux présent qui puisse jamais être fait aux hommes. Les honneurs & les dignités tirent leur principal éclat de nôtre ambition : & ainsi on peut dire à coup sur, que la plupart des choses ne font glorieuses, que parce que nous sommes déreglés, . ?

CHAP. XVIII.

Où ton continue à examiner les caraUerci

\’., àe ta vanité des hommes.

LA vanité paroit assés dans toutes ces choses, sans que nous soyons trop en peine de l’y trouver. Car quel aveuglement n’est-ce point à l’homme de se faire valoir par des avantages, qui ne composent point le merite de sa personne, & par des choses qui ne font susceptibles en soy, ni d’estime ni de mépris, ou des choses qui nous rendent ridicules, en montrant l’extréme disproportion qu’il y a entre ce que nous sommes, & ce que nous devrions être, ou •, enfin par des choses criminelles, & > par consequent essentiellement honteuses.

Mais il semble bien d’abord que l’on puisse faire un autre jugement des qualités de l’ame, qui se réduisent aux qualités intellectuelles qui apartienent à l’entendement, ou aux vertus morales • J qui <jni apartienent au cœur, puis que les unes & les autres entrent en quelque forte dans la composition de l’homme, & font ce qu’on appelle le merite personnel, .c

. . Cependant quand on.considérera les choses de prés, on trouvera qu’il s’en faut beaucoup, que ce ne soient là d’aussi veritables sources de gloire, qu’on se j’imagine communement. Quand on accorderoit aux Philosophes, qui.ont choisi ce genre d’avantages pour sefan re eslimer, qu’il y a quelque chose de plus pur dans leur gloire prétendue que dans celle que la fortune & les préju* gés du vulgaire attachent aux biens exteneurs, on ne laissera point de les convaincre de vanité, & peut-être qu’au fond, ils ne paraîtront guere plus raisonnables que le relie des hommes’ ; .. ;

Les qualités, naturelles font la memoire, i’esprit, & le jugement. Les qualités aquises sont, ou les sciences, ou les arts, & en generai les connoissances d’experience, ou de speculation qui ornent nôtre esprit, en luy faisant connoître ce qu’il ne connoissoit point auparavant j vant ; ou qui servent à l’usage de h

vie.’ I ..’ ..

La memoire est quasi contée pour rien en matiere de vaine gloire. Les hommes ne prétendent point que ce folHà un fort grand endroit pour se faire valoir ; ce qui le marque, c’est qu’ils croyent pouvoir se vanter d’avoir U memoire bonne sans trop manquer de modestie, & qu’ils ne craignent point de se faire tort en reconnoissant qu’ils l’ont mauvaise. II en faut raporter la cause à ce qu’y ayant dans l’homme deux sortes de facultés, des facultés inférieures ÔC subalternes, & des facultés qui dirigent & qui dominent, nous faisons naturellement plus d’état des facultés qui dominent, que des facultés qui servent, telle est la memoire, qui ne fait que fournir des memoires à l’entendement. D’ailleurs nous avons ouï dire qu’il y a divers apartemens dans l’esprit de l’homme, & que quand on agrandit les uns, on ne manque guere d’étresir les autres j c’est pourquoy on croit qu’en manquant de memoire, on paroîtra avoir de l’esprit & du jugei .../ ment. ment. En generai il est certain qu’on n’avoue ses défauts que ou pour s’aquerir par le merite de cet aveu une gloire, qu’on estime encore plus que la qualiré qu’on avoue n’avoir pas, ou pour appaiier l’orgueil des autres par une humilité aparente, & les obliger par un desinteressement artificieux à nous rendre la justice qui nous est deiïe. •. .•, ,

Les hommes se piqúeut d’esprit au-. tant qu’ils se piquent peu de memoire ; cela paroit & par la sensibilité qu’ils témoignent, lors qu’on leur reproche qu’ils en manquent, & par les delicates précautions que leur modestie prend, pour montrer qu’ils en font sans s’en qiquer. Un homme qui diroit, j’ay beaucoup d’esprit, seroit insu portablé aux autres. II ne diroit pourtant que ce qu’il pense ordinairement. Mais il faut déguiser ses pensées, & tâcher m’obtenir une louange à laquelle on fait semblant de ne pas aspirer.

On est sans doute assés redevable à cette espèce de vanité, puis qu’on luy doit beaucoup agreables, productions,

sans sens conter Je plaisir qu’on prend à la conservation des personnes, qui agistent ou qui parlent par ce motif, mais quelquefois auflì cette vanité devient desagreable & fatiguante... . . ; . j P où vient habitude qu’on a pris de contredire dans la conversation, si ce n’est d’une envie secrete qu’on a de persuader qu’on a plus de lumiere que les autres, & qu’on entend mieux qu’eux les choses dont on parle, ou du moins d’une forte persuasion qu’on en a soymême. On contredit ceux qui prenent ^ascendant dans la conversation plus volontiers que les autres, parce que par orgueil on ne peut souffrir l’orgueil de ceux qui se croyent plus éclairés que les autres. On contredira plus volontiers dans une compagnie nombreuse, où l’on a plusieurs témoins de ce qu’on dit, que lors qu’on est tête à tête avec une personne, avec laquelle on ne peut entrer en contestation sans desavantage, parce qu’elle seroit juge & partie en même temps. Et il arrive auflì qu’on contredit, quand on n’a pas grand chose à dire, car quand on ne peut témoigi . Jt ner ner de l’esprit, on tachç.du moins de s’opposer à la gloire de ceux qui cher ; - ; chent d’en faire paroître.’

C’est à ce même principe que nous raportons la liberté que se donnent, la pltìpart des hommes, de condamner lai conduite de leurs superieurs. Én cela ij y a sans doute de finjustice, parce qu’on juge de ce qu’on ne connoit point, & qu’on ne peut connoître, n’eilant pas possible que des particuliers qui ne font point entrés dans le conseil de ceux qui les gouvernent, sachent si çe n’est fort imparfaitement, les rai-, ipns que ces derniers ont de faire cç qu’ils font. J’ajoute qu’il y a de Taveuglement, parce qu’il est ordinaire de voir que ceux-là même qui s’érigent en juge : & en censeurs des actions de lueurs maîtres, font des fautes pitoya-, bles, dés qu’ils sont appelles eux-mêmes à quelque employ pareil ; & comment ne seroient-ils point de fautes, , puis qu’ils ne savent pas former un ju-. gement droit & juste sur tout ce qu’ils, voycnt ; la grande regle pour le commun des hommes étant qu’on a toû

• jours’ jours tort, lofs qu’on est malheureux, & qu’on est toujouFs digne d’estime 8c de louange, lors qu’on est favorisé de la fortune.

. Qui ne sait cependant qu’il y a une habileté malheureuse, qu’on confond avec lignorance, & une ignorance heureuse qui obtient la gloire de rhabileté. Te diray bien davantage & je soûtìendray hardiment, qu’il y a peu de grans événemens qui soient dûs à la prudence des hommes. C’est le concours des circonstances qui fait le bonheur des grandes actions, il y a des Heros de fortune, fi j’ose m’exprimer ainsi, & qui sont même en plus grand nombre que les Heros de merite.

Au reste l’esprit pris pour cette vivacité Fimagination, qui nous fait concevoir les choses avec feu, & nous les fait produire avec facilité, a une espece d’incompatabilité avec le jugement. II arrive rarement que ces imaginations impé tueuses ne nous précipitent au lieu de nous diriger. Ce font de fausses lueurs, qui nous conduisent vers des précipices. L’esprit pour le definir en un . i • mot. mot, est en la main des passions un instrument à faire de grandes fautes. « Je ne dis point la même chose du jugement, qui est sans doute de toutes les qualités intellectueles la plus estimable. On se trompe assurement, lors qu’on attribue à l’esprit les grandes choses. Ce n’est point l’esprit, mais le jugement qui gouverne les Etats, qui discipline les armées, qui excelle dans les negociations, qui reiissit dans les arts & dans les sciences : mais pour ne pas faire combatre deux qualités qui ne font nullement opposées, il faut dire que l’esprit est la pers ection du jugement, & le jugement à son tour la pers ection de i’esprit ; avec cette différence pourtant, que le jugement sans l’esprit est quelque chose, au lieu que l’esprit sans le jugement vaut beaucoup moins que rien.

Ce qui trompe la plupart des hommes, c’est qu’ils imaginent sur un préjugé populaire, que l’esprit est rare, & que le bon sens est fort commun ; 5î c’est justement tout le contraire. L’esprit qui imagine, qui invente, qui rafine R même, même, & qui subtilise en toutes choses est assés commun : mais le bon sens, qui compare, qui examine, qui pese, qui considère les tenans & les aboutissans des choses, & ne se détermine que quand il a de bonnes raisons de se déterminer, est la chose du monde la plus rare.

Presque tous les hommes ont de l’esprit. Il n’y a point de passion même qui ne leur en inspire, & il n’est point jusqu’au vin qui ne leur donne quelquefois de la vivacité : mais il n’y a presque point d’homme quine manque de jugement, puis qu’il n’y en a presque point, qui fasse le discernement de ce qui luy est veritablement utile d’avec ce qui ne luy importe point. Ils peuvent avoir du bon sens dans le choix des moyens qu’ils employent ; mais ils n’en ont point dans celuy de la fin qu’ils se proposent.

. Comme dans le monde même la vivacité fait les étourdis, & le jugement les personnes veritablement habiles, il ne faut pas s’étonner fi l’on trouve dans la Religion que le bon sens croit &

que que l’esprit est incredule. C’est que le dernier se détermine sur les moindres aparences sans rien attendre, au lieu que le jugement compare & examine toutes choses avant que de se détcrmw ner.

Les hommes doctes ont en vain taché de faire venerer le savoir par Tinterêt qu’ils ont à faire respecter ce qui les distingue des autres. Je ne say si en attirant la vaine approbation du vulgaire, ils ont bien trouvé le secret de se sa* tais faire eux-mêmes. Si cela est, il faut que la vanité soit vernie au secours de la science. Car je vous prie que profitent la plupart des choses, que nous àprenons à un homme qui est fait pour ^Eternité ? Qujest-ce que les sciences humaines nous aprenent ? des mots, des éti mologies, des dattes, des faits qui ne nous regardent plus, ou qui ne servent qu’à montrer que nous les savons, des questions vaines, ou ridicules, ou dangereuses, des speculations sans fin, une infinité de fictions & de mensonges, & presque rien qui nous soit utile, & dont nôtre ame puisse se nourrir. Comment est-ce d’ailleurs que la plupart des hommes connoissent ces choies d’une maniere si trouble & si confuse, que ces prétendues connoissances ne servent ?|U’à les jetter dans légalement 3 U ne aut qu’avoir des idées confuses des choses & beaucoup de vanité, pour être perpetuellement dans l’erreur ; & il est certain que l’érudition ordinaire donne l’une & l’autre. Car il n’est pas possible de donner quelque distinction à des connoissances qu’on entasse en si grand nombre ; & il arrive presque toujours qu’on s’enfle par aquisition de ce tenebreux butin, comme si l’on avoit lieu de se feliciter s’aquerir de nouveaux

(>réjugés & de nouvelles erreurs ; & si abondance des connoissances, qui empéche la justesse & la droiture de l’esprit, valoit autant que leur clarté & leur distinction, qui produit un effet tout opposé. En cela on profite de Terreur du vulgaire, qui a accoûtumé de confondre ces choses : mais ni Ton n’impose aux gens veritablement habiles & éclairés, ni l’on n’a lieu d’être trop satisfait de soy-même. Ceux-là

même même qui savent mieux ce qu’ils savent, qui joignent les qualites naturelles aux aquiscs, & qui se font accoutumés à épurer par l’exactitude d’une meditation appliquée les connoissances, qui embrouillent le cerveau des autres par leur contusion, ne remportent pas au fond un plus grand fruit de leurs études, que de connoître combien les connoissances de l’homme font bornées. Ils se trouvent environnés pac tout d’abymes impenetrables. Ils ne sauroient faire un pas sans trouver une difficulté. Le nombre de leurs connoissances distinctes est petit ; encore ces connoissances font elles comme ensevelies dans un nombre presque infini de préjugés & d’erreurs, dont il faut les separer} & ce qu’il y a de plus facheux encore, c’est que si les connoissances de ce caractère éclairent l’esprit plus que les autres, on ne voit point qu’elles, servent davantage, du moins pour lordinaire, à la satisfaction du cœur. II y en a, dit un Ancien, qui connoijsent simplement pour cormoître. C’est teffet d’une curiosité inutile. U j en a qui R 3 ’aqme aquierent du connaissances pour aquerir àes honneurs ou des richesses, c’est un honteux trafic ; enfin U y en a qui savent pour faire paroître leur savoir, c’est l’effet d’une grande vanité. Enfin on peut dire que la science ordinaire est inutile dans la nature, dangereuse assés souvent dans b societé, pernicieuse dans le cœur, & presque toujors mortelle dans la Religion. Elle est inutile dans la nature, vous poùvés raisonner sur la cause des orages & des maladies, sur la nature du temps & sur la certitude de la mort : mais vous ne içauries éviter rien de tout cela. Elle est souvent dangereuse dans la societé, puis qu’elle y excite des troubles & des désordres. De là vient qu’Auguste dans le plan de la politique qu’il laissa à ses successeurs, vouloit qu’on bannit les Philosophes de la République, parce que l’enyvremënt de leur sagesse prétendue avoit accoutumé de leur faire mépriser fautorité. Elle est dangereuse dans le cœur, puis qu’elle nous coute presque toujours nôtre humilité, & mortelle dans la Religion, parce qu’elle s’érige en juge de la Re~

valauon, valation, & veut nous faire connoître par nous mêmes ce que la foy n’aperçoit que sur le témoignage de Dieu.

Les incredules triomphent de ce qu’on voit rarement des gens d’une érudition extremement distinguée, croire ce que le vulgaire croit à regard des mysteres de la Religion. Qu’ils ne s’y trompent pas j fobjection n’est point si forte qu’ils s’imaginent. Car un Savant n’est pour définir exactement, qu’un homme qui a plus d’erreurs & de préjugés que les autres hommes, & des préjugés d’autant plus dangereux, qu’il est plus éloigné de les connaître par les préventions de son orgueil1. Sa grandIt lecture luy fournit les materiaux de ses erreurs, en luy fournissant des idées consuses, & fa grande vanité leur donne la forme, en chane eant les idées confuses en idées distinctes, & ses moindres conjectures en autant de demonstrations.

II n’apartient qu’à l’homme immortel d’ôter tous ces défauts à la science ordinaire. Car s’en servant dans les veugs de l’éternité, on peut dire qu’il R 4 con consacre les plus petites connoissances en les dirigeant à une si grande fin, que la moderation qui est dans les mouvemens de son cœur, laisse une grande distinction dans ses idées ; qu’il n’entasse point les connoissances : mais qu’il les choisit j qu’il ne trafique point pour le temps de ce qu’il peut faire servir à étemité ; que son cœur ne s’enfle point par la science : mais que la science tire tà perseélion du raport qu’elle a avec les veues & les mouvemens sublimes de ion cœur ; que fa lumiere au lieu de troubler la societé, en procure le bien & la paix rar les veues de cette societé eternelle que nous devons avoir avec Dieu ; & qu’enfin il ne fait point consister i’honneur & la pers ection de son esprit dans independance, qui s’élevant au dessus de la Revelation de Dieu, l’asfujetit aux préjugés des hommes, ou aux illusions de iz propre vanité ; mais qu’il croit avoir tout connu, quand il a connu ce qu’il a plu à Dieu de luy enseigner pour son bien.

II nous resteroit à nous faire valoir par les vertus humaines^omme le cou->, . rage, " rage, intrepidité, la force, la liberalité, la magnanimité : mais ce lèroit mal connoître le cœur de l’homme, que de les prendre pour de veritables sources de gloire. Nous ne voudrions point dire qu’elles vinssent toujours de l’excés de la corruption : mais nous ne voudrions pas auflì les ériger en de veritables sources d’estime.

Car enfin qu’est-ce que la vertu dans ce sens ? c’est un sacrifice des moindres passions aux plus grandes ; c’est immoler à l’orgueil & à l’amour de la gloire ses autres affections., ; La liberalité n’est, comme on I’a deja remarqué, qu’un commerce de l’amour propre, qui prefere la gloire de donner à tout ce qu’elle donne. La constance qu’une ostentation vaine de la force de son ame, &un desir de paroître au dessus de la mauvaise fortune. L’intrepidité qu’un art de cacher sa crainte, ou de se dérober à sa propre foiblesse. La magnanimité qu’une envie de faire paroître des sentimens élevés.

L’amour de la patrie qui à fait le plus beau caractère des anciens Heros, n’étoit qu’un chemin caché que leur amour propre prenoit, pour aller à la consideration, à la gloire & aux dignités. Quelquefois auflì c’étoit une ambition déguisée sous des noms honorables & reverés. La vengeance de Ciceron, l’ambition d’Auguste, Tinterêt de Lucullus eussent été mal receus des Romains, s’ils avoient paru sous leur véritable forme, il faloit leur donner pour prétexte l’astiour de la patrie. II y a eu aussi des occasions, où les hommes ayant quelque sentiment consus de leur Excellences cherchant la grandeur naturelle, se tournoient de tous côtés pour donner à leurs actions & à leur conduite une fin digne de ce qu’ils sentoient de leurs persections : mais manquant de direction, ils se tournent vers de faux objets, Brutus encense à la vertu, & s’en repent. Caton sacrifie à la patrie, & ne prend pas garde que fous Je beau nom île la patrie qu’il adore, il travaille pour Une societé de brigans & usurpateurs ; & que si l’idée consuse du public luy est glorieuse, l’idée distincte doit le couvrir de cons usion. En En un mot il y a dans les vertus humaines une fauiïcté qui faute auxyeux de tout le monde, & qui empêche qu’on ne puisse les estimer sans extravagance. Encore y a-t-il un peu plus de bonne foy dansl’injustice de ces autres Heros, que le crime ennoblit, que finjustice illustre & rend celebres. Ils se sacrifient tous, comme si tout Ieurapartenoit. Alexandre est un expression vivante de ce dérèglement. De la maniere dont ce Prince surieux agit, on diroit qu’il prétend que toutes choses ayent été faites pour son plaisir & pour fa gloire, & que le genre humain n’ayt point d’autre usage que de servir à sa cupidité. Il embrase les cités. II ravage les Provinces. II renverse les trônes, & fait des puissances le jouet da la sienne comme si les nations n’étoient qu’un peu de poussiere devant iuy Peut-on souffrir qu’un homme se fasse à luy même des sacrifices qu’il auroit horreur d’offrir au plus grand de ses Dieux ?

R 6 CHAP. CHAP. XIX.

Ves deux derniers caraïïeres de Forgaeil, qui font l ambition & le mépris du prochain.

L’Amour excessif de lèstime produit un autre dérèglement, qui est ï ambition, parce que la passion trop violente que nous avons de nous faire considérer des autres T nous fait aipirer à tout ee qui peut nous faire paroître sur un théatre eminent. Pendant tjue nous sommes confondus avee k foule, les autres partagent avec nous les regards du public, U faut nous tiler de leur compagnie pour attirer lattention. Nôtre superiorité demande pour nous des préferences de consideration & d’estime, c’est ce qui nous la fait ambitionner.

Chacun se pique ©exceller dans fa profession quelque mediocre qu’elle îoit r & cela non pas parce qu’on ayme lexcellence pour lexcellence même : mais parce qu’ònveut être plus, consideré que les autres. Ceux qui s exposent à h guerre n/ayment point les

grands grands perils : mais la gloire distinguée.

Mais parce que la distinction, quf vient du merite & des actions peut être, ou cachée, ou sujete à contestation, ou n’être pas exposée à la veúe de tout le monde, nôtre cœur ambitionne avec paslion une autre espèce délégation qui est incontestable & reconnue de chacun, c’est celle de la gran-, deur, des dignités & de la puissance, selon la remarque que nous en avons déja faite. .,

L’amour propre est particulièrement flaté, lors qu’il voit que ceux qu’il craig.T noit comme ses rivaux de vaine gloire, luy font la cour, & se mettent eux mêmes dans fa dépendance. Il est enchanté de la puillànce.qui les luy tòûmet> & les ayme d’autant plus qu’il ne craint plus leur concurrence i mais le même sentiment d’or gueil, qui nous fait aymer ceux qui ibnt soumis à nôtre ems pire, fait haïr à ces derniers la neceâité, qui les met dans nôtre dépendance, & leur donne de si grandes tentations de nous haïr, qu’il n’y a qu’une éminente R.7’ &hie & heroïque vertu de nôtre.part, qui

puisse les forcer à cacher leur malignité.

Enfin la même raison qui fait que nous cherchons à nous élever au dessus des autres, pour n’être plus dans une obscurité & dans une cons usion, qui nous empêche d’être remarqués, nous inspire le penchant que nous avons à mépriser le prochain. Nous ne nous contentons point de nous mettre sur la pointe des pieds pour paroître plus grands que les autres ; nous tâchons encore ou de les faire tomber, ou de les abaisser pour paroître plus grands par leur abaissement., .

On ne doit pas seulement raporter à nôtre malignité le plaisir, que nous donnent la satyre & la comedie. On doit encore l’attribûer à nôtre orgueil. Nous sommes ravis de voir abaisser les 1 autre ?. C’est autant de personnes qui sortent du rang de ceux qui peuvent aspirer à la gloire avec nous : nous prenons sur tôut plaisir à les voir tourner en ridicules, parce qu’il n’y a pas Rabaissement guere plus grand que celuyci, ni qui fou plus sens retour, les hommes mes ayant honte d’estimer ceux dont ilsse sont premierement moqués.

D’où vient que les hommes qui ne rient jamais de voir tomber une pierre 011 un cheval, ne peuvent presque s’en empêcher, lors qu’ils voyent tomber un homme, puis que l’un n’est sans doute pas plus ridicule que l’autre : c’est qu’il n’y a rien dans nôtre cœur qui nous interesse dans la cheute d’une beste, au lieu qu’il y a en nous quelque chose qui nous interesse tellement dans Rabaissement des autres hommes, qu’il1 n’est point jusqu’à l’image de cet abaiP sèment qui ne nous fasse plaisir. On croit toujours rire innocemment, & l’on ne rit presque jamais sans crime.

C’est ce même penchant qui fait que nous avons pour nôtre prochain ce mépris, qui se nomme insolence, hauteur, ou fierté, selon qu’il a pour objet nos superieurs, nos inferieurs, ou nos égaux. Nous chercôns â abaisser davan* tage ceux qui font au dessous de nous* croiant nous élever à mesure qu’ils descendent plus bas ; ou à faire tort à nos égaux, pour nous ôtex du pair avec eux, ou même à ravaler no : superieurs, parce qu’ils nous font ombre par leur grandeur. Nôtre orgueil se trahit visiblement en ceci. Car si les autres font un objet de mépris, pourquoy ambitionnons nous leur eitime ? ou fi leuc estime est digne de faire la plus forte paflìon de nos ames, comment pouvons nous le mépriser ? Ne seroit-ce point que le mépris du prochain est plûcôt affecté que veritable. Nous entre voyons fa grandeur, puis que son estime nous paroit d’un fi grand prix : mais nous faisons tous nos efforts pour la cacher, afin de nous faire honneur à nous mêmes. De là naissent les medisances, Ies ealomnies, les louanges empoisonnées^ la (atyre., la malignité & l’en vie, II est vrayque celle-çi se cache avec un foire extreme, parce qu’elle est un aveu forcé que nous faisons du merite, ou du bonheur des autres, & un hommage forcé que nous leur rendons.

De tous les sentimens d’or gueil, le mépris du prochain est le plus dangereux > pajçe que c’est ceiuy qui va le

plus plus directement contre le bien de la societé, qui est la fin à laquelle se rapor- ; te par l’intention de la nature l’amour de I’estime, c’est aussi ce qui rend les hommes plus haïssables, r Lors que nous voyons deux hommes dont l’un fait paroître de la vanité & de la présomption ; & l’autre té», moigne ne pouvoir souffrir cet orgueil, on peut conter hardiment que le dernier est entaché plus dangereusement de ce défaut que non pas l’autre. Car ce n’est que parce qu’il a de l’orgueil qu’ils aperçoit de l’orgueil de l’autre, & d’ailleurs c’est un effet moins criminel de l’orgueil de présumer trop de spy même que s’abaisser le prochain.

La présomption & la confiance sont une espèce d’yvressc pour nôtre ame : mais la haine, l’envie, la malignité en font comme la sureur.

L’envie est un sentiment implacable. Vous pouvés }py imposer silence par• vos bienfaits & par vôtre honnêteté :, mais vous ne fìechirés point. Elle vivra autant que subsistera vôtre merite. On vous pardonnera les derniers outrages ges qu’on aura receu de vous ; & da moins le temps en effacera le souvenir : mais on ne vous pardonnera jamais vos bonnes qualités.

L’envie & la flaterie sont deux défauts tout à fait opposées. La premiere fait paroître un mépris apparent pour les autres, qui cache une estime effective. Car l’envie dans le fortd est un sentiment qui fait honneur. Elle ne se porte que vers ce qu’elle estime. Elle vit par le merite, & ne meurt qu’avec luy ; au lieu que la flaterie cache fous une estime apparente un mépris trés veritable, puis qu’elle ne naît que sur la supposition de la foiblesse de celuy qui n’est l’objet. Auslì peut-on dire qu’il y a des satyres qui louent beaucoup, & des panegyriques fort outrageux. Alexandre ne voit point dans Tes enyvre mens de fa vanité, que la roideur Maeedoniene luy fait plus d’honneur que l’idolâtrie des Perses, il est cependant bien obligé à ses amis de ce qu’ils ne veulent point se moquer de luy.

II est facile de juger par tout ce que nous avons dit cy-dessus, combien l’or

gueil gueil est un défaut odieux & haïssable, Gàr tous ses déreglemens font trés criminels. L’amour excessif de l’estime nous fait faire un renversement de la nature elle même, en changeant la fin en moyens & les moyens en fin. Car puis que l’amour de l’estime non plus que l’amour du plaisir n’est qu’un moyen, dont Dieu se sert pour nous porter à la verru & au bien de la societé, ’, n’est-il pas contre la nature que les hommes agissent, comme s’ils n’estoient dans ce monde que pour être estimés î la présomption nous aveugle pour ne1 pas connoître ce qui est veritablement estimable en nous ; étant certain que ce que nous sommes est infiniment au dessus de ce que nous croyons être, & que nos veritables persections meritent bien mieux lattention de nôtre ame, que ces qualités imaginaires que nous nous vantons faussement de posseder. La vanité qui s’attache à defausses sources de gloire, nous fait perdre de veiie les veritables & solides fondemens de lhonneur, qui font la pieté & la crainte de Dieu. Le mépris que nous avons ì. ..i pour pour nôtre prochain est un mépris qut réjalit necessairement sur nous mêmes, puis que nous ne sommes guere différens des bêtes, s’il est vray que nous soyons si.différens des autres, & que les distinctions de l’orgueil détruisent toutes les idées de .nôtre dignité naturelle.

Mais outre ces défauts, il y en a un plus caché dans l’orgueil, qui est le plus grand de tous ; c’est qu’il nous fait usurper la gloire de Dieu même. Nos persections font des talens que Dieu nous confie pour les faire valoir. Le profit qui en résulte, c’est la gloire que nous devons luy raporter comme étant son bien : mais l’orgueil, cet injuste, ou plutôt ce sacrilège qui dérobe tout, ne respecte pas plus les droits de Dieu, que ceux des hommes. Tous les égards qu’il a pour la Divinité c’eiì qu’il n’ose avouer les injustices qu’il luy fait, & qu’il a tant rhorreur pour ses sacrilèges, qu’il n’oscroit les mettre au jour, ni en rendre la raison complice. . On peut conclurre de tout ce que nous avons.dit sur çe sujet, que l’orgueil

r. :. t auiii aossi bien que la corruption en generai, est à peu prés égal dans tous les hommes du monde. Dans les uns il se maniseste davantage ; dans les autres il est plus caché. Tous ne pensent pas également à se faire estimer, parce qu’il y en a beaucoup à qui la pauvreté donne des occupations plus pressantes : mais je ne fay fi l’on ne peut point dire qu’ils ont tous le même penchant.pourTcstime ; que cette inclination peut être cachée & que le sentiment en peut être suspendu ; mais qu’elle est a peu prés la même dans tous les hommes, ou plûtôt qu’il n’y a de différence que celle que la grâce y met. II se peut que quelques uns seront paroître plus de présomption que les autres : mais l’orgueil n’est pas moins dans la timidité & dans ces ombrages pointilleux d’un homme qui craint toujours, ou de se faire tort, ou que les autres ne luy en fassent, qu’il l’csl dans la présomption même.

On voit des gens qui paroissent civils & honnétes à l’égard des autres : mais ils chercheront de leur prendre le

pas pas dans le chemin de la gloire ; l’honnêteté extérieure n’étant à vray dire, qu’une apparente préference que nous raisons des autres à nous-mêmes, pour cacher la préference effective que nous faisons de nous-mêmes à tout le monde. Enfin il y en a qui sont maîtres d’eux-mêmes, quand on les loué : mais qui ne le sont point du tout, quand on les blâme. La modestie tient bon contre les impressions de la flatcrie : mais elle se découcerteparlesimpreflionsde s’outrage. L’orgueil se rend maître de sa joye & de sa satisfaction : mais il ne peut commander a fa douleur & à son ressentiment. Enfin on en voit qui semblent s’élever au dessus de l’estime des autres hommes, & qui seroient même ce semble fâchés d’avoir lapprobation du public, mais penetrés les motifs de ce chagrin Philosophe, & vous trouveres que l’orgueil y a fa bonne part. Un homme rempli de lopinion de son merite trouve souvent que les hommes ne luy rendent pas la justice qui luy est dûë. II faudroit voir le genre humain à genoux devant luy, pour luy ôter ûl mau mauvaise humeur, & s’il n’est point adoré, le voilà Misantrope.

On voit enfin par là que l’orgueil vit de Terreur des autres, & des illusions qu’il se fait à luy même. II a établi je ne say combien de fausses maximes dans le monde sur lesquelles tout le monde raisonne, comme sur des principes veritables, à la faveur desquelles il tâche de faire valoir sesr prétensions. Qison ne s’imagine point qu’on puisse détruire ces préjugés en les combattant directement par la raison. Les hommes conservent ces erreurs malgré le bon sens, qui leur aprend ce qu’estes ont insensé, parce que c’est de la disposition de leur cœur qu’elles viennent. Pour les guerir de ces illusions, il faut moderer l’amour excessif de l’estime qui regne dans leur cœur, & il n’y a point d’autre moyen de détruire ce dernier, que de tourner leur ame vers le bien éternel & infini, qui est Dieu, l’unique source de nôtre bonheur & dé nôtre gloire.

Ce font là les réflexions que nous avions à faire sur nos penchans & nos déreglemens les plus generaux, en attendant que nous fassions des découvertes plus particulières dans la science du .cœur, qui est fi belle, fi importante & si digne de nôtre application en toutes manieres : Dieu veuille benir par fa grâce celles que nous pouvons avoir .. faites dans cet écrit, & les faire

reiistìr a fa gloire & à nôr :. :• tre salut éternel. — Amen.