L’Art et la Nature/02

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L’Art et la Nature
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 241-286).
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L'ART ET LA NATURE

DEUXIÈME PARTIE[1].

L’IMAGINATION, SES LOIS, SES MÉTHODES, SES JOIES DANS SON COMMERCE DIRECT AVEC LA NATURE.


VIII

C’est une vérité triviale que les fonctions diverses de notre esprit ne sont pas des facultés particulières et distinctes, qu’il n’y a pas en nous une sensibilité, une mémoire, un jugement, une raison ; que le même moi tour à tour perçoit, s’émeut, se souvient, pense ou raisonne, et le plus souvent, fait tout cela à la fois. Mais si l’on devait s’interdire tous les abus de langage, on ne parlerait plus. Nous savons depuis longtemps que le soleil ne tourne pas autour de la terre, et nous continuons de dire qu’il se lève et qu’il se couche. Pourvu qu’on s’entende, il n’y a pas grand inconvénient à parler de nos facultés comme d’organes différens et séparés. Il y en a moins encore à traiter notre imagination comme une personne. Choses inanimées ou êtres abstraits, elle personnifie tout : c’est son habitude et son plaisir, et nous ne l’empêcherons jamais de se personnifier elle-même.

Une erreur beaucoup plus grave est de la considérer comme une faculté spéciale à certains hommes, comme un superflu, un luxe dont nous n’avons que faire dans notre vie de tous les jours, ou aussi de ne voir en elle qu’une puissance dangereuse, décevante, cause de tous nos troubles et de tous nos désordres. Assurément, elle nous fait faire beaucoup de folies ; mais il faut la comparer au levain : qu’il aigrisse trop, le pain sera malfaisant ; n’en mettez pas, ce ne sera plus du pain. Les fantaisies déréglées gâtent tout, dérangent tout ; mais s’il n’y avait pas en nous ce ferment secret et toujours actif que nous appelons l’imagination, notre pâte ne lèverait pas et nos perceptions, qui demeureraient confuses, les abstractions de notre esprit, qui resteraient informes et inertes, ne pourraient plus servir à la nourriture de notre vie. Cette fonction de notre moi étant absolument nécessaire au jeu normal et journalier de notre existence, un homme incapable de rien imaginer serait inférieur au chien, au lièvre, aux rossignols, dont Buffon disait « qu’ils rêvent, et d’un rêve de rossignol, et qu’on les entend, dans leur sommeil, gazouiller à demi-voix et chanter tout bas. » Nous sommes tous des êtres fatalement imaginatifs, et les hommes ne diffèrent les uns des autres que par le caractère de leur imagination et l’usage qu’ils en font. Ceux qui se qualifient eux-mêmes avec orgueil d’esprits positifs la méprisent et la décrient : ils ont celle qui fait souffrir, ils n’ont pas celle qui rend heureux.

Qu’est-ce donc que l’imagination ? Selon Littré, ce serait « la faculté de voir en quelque sorte les objets qui ne sont plus sous nos yeux. » Cette définition est bien incomplète. Nous n’avons pas seulement la faculté de revoir en imagination les choses absentes, nous pouvons les respirer, les flairer, les ouïr, les toucher. Je songe à des plaines de neige, et j’en sens la fraîcheur ; je pense aux ardeurs du Sahara, et pendant que j’y pense, j’ai chaud. Il ne tient qu’à un gourmand de se représenter si vivement le goût et le parfum d’une truffe que l’eau lui en vienne à la bouche. J’ai connu un vieux musicien allemand qui avait de grands chagrins domestiques et qui s’en consolait en lisant le soir, dans son lit, des partitions d’opéras. Ces notes gravées chantaient : il entendait distinctement la prima donna, le ténor, les frémissemens des violons, les hautbois, les flûtes, l’éclatante fanfare des cuivres, et tour à tour il frissonnait de plaisir ou pleurait d’admiration. Si nous ne pouvions nous représenter les sons par des images, quelle pâture les aveugles-nés donneraient-ils à leur imagination ? Pour eux, la beauté d’une femme, c’est sa voix, et quand l’amour s’en mêle, la douceur de cette voix les accompagne partout Voici des vers d’aveugle-né :


Éclat vibrant, note touchante,
Son timbre en moi vint se graver ;
Elle me plut… elle m’enchante !
Tous ses attraits me font rêver…
Cette voix que j’adore absente
Et dont l’écho suit tous mes pas,
Je la voudrais toujours présente,
Car l’écho ne m’en suffit pas[2].


Nous avons le pouvoir de renouveler par des images toutes nos perceptions, que ce soient nos yeux ou nos oreilles, l’odorat, le goût ou le toucher qui nous les ait fournies. Mais ces images, d’où nous viennent-elles ? Notre imagination les avait créées au préalable en travaillant et façonnant les choses à sa mode, et c’est là son principal office.

Nous nous distinguons de tous les animaux par l’étendue de nos curiosités, par l’intérêt que nous prenons à ce qui se passe autour de nous, à tous les accidens divers de cette grande machine qu’on appelle le monde. En notre qualité d’êtres pensans, nous nous intéressons aux genres, aux espaces, et nous tâchons de nous en faire une idée précise : en tant qu’êtres sensitifs, nous sommes curieux des individus et nous cherchons à nous représenter nettement ce que leur caractère a d’original et de marqué. Tel objet nous plaît ou nous déplaît, nous attire ou nous répugne, nous étonne, nous charme ou nous effraie. Il nous devient intéressant, et, devenus attentifs, nous nous appliquons à l’étudier, non comme des savans qui recherchent le pourquoi des choses, mais comme des observateurs qui aiment à se rendre compte de leurs impressions. Si simple qu’il soit, cet objet est le composé d’une foule de détails ; c’est une confusion à démêler. Parmi ces détails, les uns nous semblent insignifians : ce sont des quantités négligeables, et nous avons bientôt fait de les éliminer. D’autres nous paraissent caractéristiques : nous les retenons, nous les combinons, nous en formons un tout, qui est une image. Si, comme il arrive souvent, ce travail d’analyse et de synthèse est rapide, hâtif, presque instantané, l’image ne sera qu’une ébauche ; mais, esquisse ou tableau, elle sera toujours le sommaire, le résumé de l’objet réduit à sa forme, c’est-à-dire à l’ensemble des qualités par les quelles il fait sur nous une impression particulière. : Pour le minéralogiste, l’or est le plus malléable, le plus ductile de tous les métaux, le plus pesant après le platine ; il a la plus grande affinité pour le mercure et il est dissous par l’acide hydro-chloro-azotique ; pour l’imagination, c’est un corps lourd, d’un jaune luisant, dont l’éclat fascine et qui joue un grand rôle dans les affaires humaines. Pour le botaniste, la rose est la fleur d’un genre-type de la grande famille des plantes dicotylédones et polypétales qu’on appelle les rosacées, et le caractère principal de cette fleur est d’avoir des pistils inadhérens, insérés sur toute la paroi interne du tube du calice. Pour le premier venu, une rose est une fleur qui dit aux yeux et à l’odorat ce qu’aucune autre ne peut leur dire. La rose du botaniste est une idée ; la rose de tout le monde est une image, et le botaniste a sur tout le monde le même genre de supériorité qu’a une idée sur une image ; mais une image a le mérite de procurer au commun des hommes des plaisirs abondans et faciles que ne donnent pas les idées.

Non-seulement nous aimons à nous faire des représentations abrégées et sommaires des objets sensibles ; par un penchant naturel, fatal, nous donnons une forme sensible à nos idées les plus abstraites et il se fait dans notre esprit une transmutation incessante d’idées en images. Quand notre imagination s’exerce sur les choses extérieures, elle les simplifie ; elle n’en garde que l’essentiel et fait abstraction du reste. Par un procédé inverse, quand elle travaille sur nos idées, elle les particularise. Le triangle idéal est une figure qui a trois angles et trois côtés, et c’est tout ; mais il m’est difficile de raisonner sur le triangle sans m’en faire une image qui me le montre, et aussitôt il se détermine ; celui que je vois est rectiligne ou sphérique, rectangle, isocèle, équilatéral ou scalène ; ce n’est plus le triangle, c’est un triangle. Assurément, la plus abstraite de toutes nos idées est celle de l’infini ou de l’être pur. Dans tous les temps, les hommes ont senti le besoin d’imaginer l’infini ; que de formes diverses et particulières ne lui ont-ils pas données ! Roland se le représentait comme un seigneur féodal, et, avant de mourir, il lui tendit son gant. Tel courtisan du grand roi le considérait comme un souverain de l’univers qui ne pouvait être qu’un Louis XIV amplifié, sans péché et sans faiblesse, et peut-être avait-il de la peine à le voir sans perruque. Ce qui chagrine le plus les nègres convertis est qu’ils se font un devoir de se figurer Dieu comme un blanc. Peut-il avoir une autre couleur que le missionnaire qui le prêche ? Si pieux qu’ils soient, il sera pour eux l’éternel étranger.

On a qualifié d’imagination passive celle qui consiste à retenir une impression des objets ; on l’oppose à l’imagination active de l’artiste, qui arrange et combine. Notre imagination n’est jamais passive ; pour nous faire une image des choses, il faut que nous y discernions un tout et des parties, et le rapport de ces parties entre elles et avec le tout ; il faut, en un mot, que nous composions l’objet, et ce travail, bien que l’habitude nous l’ait rendu plus facile, ne laisse pas de nous coûter quelque effort. Il ne suffit point d’avoir des oreilles pour se plaire au chant du merle, ni d’avoir des yeux pour admirer une rose. Toute forme qui nous plaît ou nous intéresse a été dégagée par nous d’une multiplicité de détails, et partant est une création de notre âme secondée par la nature. Que je devienne passif, que mon âme, fatiguée ou distraite, refuse son concours à mes sens, je continue de voir les mêmes objets, des arbres, des rochers, des nuages, la terre et le ciel ; mais le tableau s’est évanoui : cette plaine et ces collines, dépouillées de leur prestige, attendent que le magicien se réveille de son assoupissement et renouvelle le charme, et ce magicien, c’est moi. Supposez un homme absolument dénué d’imagination ; il pourra faire le tour du monde sans y rencontrer ni un paysage, ni une jolie femme.

Les choses étant toujours plus compliquées que l’image que nous nous en formons, le même objet peut nous en fournir plusieurs fort différentes ; tout dépend de la façon de les mettre en perspective et du point de vue où l’on se place. Un planteur, un philanthrope, un peintre visitent ensemble un marché aux esclaves. Ils y voient un beau noir, robuste, bien constitué, mais qui semble sujet à des absences d’esprit : il rêve à la case où il est né et qu’il ne reverra plus. Le planteur lui trouve la figure d’un bon outil, le philanthrope la figure d’un grand malheur, et le peintre se dit : Quel admirable modèle ! Ce même peintre a cru trouver, dans un moulin bien situé et encadré de fraîches verdures, un intéressant sujet de tableau. Il en a fait, à quelques jours d’intervalle, deux croquis. Dans le premier, il avait tout subordonné à la roue, qui lui semblait l’âme de la maison. Dans le second, la roue n’est plus qu’un accessoire. C’est que, la veille, passant par là, il a vu la meunière, qui est une belle blonde, se pencher à sa fenêtre. De ce moment, cette fenêtre est devenue l’objet principal, le centre autour duquel tout gravite. L’intérêt s’est déplacé, ce moulin n’est plus pour lui qu’un endroit habité par une belle meunière, et il le montrera tel qu’il l’a vu. Nous ressemblons tous à ce peintre. De quoi qu’il s’agisse, selon que la meunière est laide ou jolie, les moulins ont pour nous un autre visage.

Notre imagination est la plus subjective de nos facultés ; elle a son caractère, qui est le nôtre, et, comme l’artiste se met dans son œuvre, nous nous mettons dans nos images. Elles varient avec le tour et les habitudes de notre esprit : il y a des yeux, semble-t-il, qui amplifient, qui agrandissent les objets ; il en est qui voient tout en petit et que rien n’étonne ; que, l’un après l’autre, un optimiste et un pessimiste vous peignent le monde tel qu’il se réfléchit dans leur cerveau, vous aurez peine à croire qu’ils habitent le même univers. Elles varient selon les goûts et les occupations. Prêtres, juges d’instruction, soldats, commerçans, instituteurs, chaque état a ses images professionnelles. Si les têtes devenaient transparentes et que vous pussiez comparer entre eux les portraits divers de la même femme se dessinant à la silhouette dans l’imagination de sa couturière, de son coiffeur, de l’avocat qui plaide son procès, de son médecin, de son confesseur et de son amant, vous seriez frappé de leur dissemblance et croiriez avoir affaire à six femmes différentes.

Les images varient encore selon les tempéramens : il y a des cœurs éternellement jeunes, dont les impressions ne se défraîchissent jamais et à qui les choses sont toujours nouvelles ; il y a des sensibilités promptes à se refroidir, à s’user ; il y a des raffinés qui renoncent à se satisfaire : tout leur paraît égal, et, comme le disait celui des orateurs sacrés qui a le mieux connu les passions, « ils courent à un plaisir au sortir d’une pompe lugubre, et voient des mêmes yeux ou un cadavre hideux ou la créature qui les captive. » Elles varient surtout selon les âges. Le jardin où s’est ébattue notre enfance nous semblait un monde ; nous l’avons revu avec des yeux d’homme ; que son immensité nous paraît petite !

Tel vieillard n’a plus la force de se créer des images nouvelles, et ses anciennes images, ayant conservé toute leur vivacité et leur couleur, lui font illusion. Il se persuade que le présent ne vaut pas le passé, que le monde est en décadence. Un vieux poète espagnol se plaignait que tout avait dégénéré ; que, dans sa jeunesse, les jambes des danseuses étaient plus légères, les taureaux plus vaillans. Il n’aurait dû se plaindre que de lui-même et de son imagination affaiblie, émoussée. Mais à mesure que nos jours déclinent, la mémoire s’affaiblit à son tour et les images d’autrefois pâlissent, s’effacent. On ne se livre plus alors à des comparaisons chagrines ; présent, passé, tout se noie dans le gris, et il ne reste plus qu’à se dire avec l’Ecclésiaste que tous les fleuves vont à la mer, que ce qui a été sera, que la vie est un recommencement perpétuel, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que s’il est un temps de naître, il est un temps de mourir. Ce temps est venu, car l’indifférence, c’est la mort. Heureux les hommes qui meurent tout entiers ! Ceux-là conservent jusqu’à la fin et le pouvoir d’imaginer et la mémoire toujours vivante de leurs premières impressions. Mêlant leurs souvenirs à tout ce qui peut leur arriver encore, ils les font servir à l’embellissement de leur arrière-saison. Ils ont dans la tête comme un riche magasin de décors, et, quelque pièce qui se joue dans leur âme, le théâtre n’est jamais nu.

Nouvelles ou anciennes, nos images forment entre elles des associations passagères ou durables, dont les effets sont quelquefois bizarres. Elles reflètent, déteignent les unes sur les autres, marient et assortissent leurs couleurs. On vous a présenté l’autre jour un étranger, avec qui vous avez échangé trois mots ; sa figure vous a paru très ordinaire. On vous raconte sa vie, qui est un roman. En le revoyant, il vous semble que ce visage ordinaire est devenu subitement fort expressif ; vous lisez une histoire dans les yeux de cet homme, vous le voyez à travers son roman. Au siècle dernier, un Anglais, qui avait visité la Valteline, disait à son retour : « Je ne conçois pas que Richelieu ait dépensé tant d’hommes et d’argent pour empêcher ce pays de devenir espagnol. Il est tout petit, et je n’en donnerais pas mille livres sterling. » Lord Chesterfield citait ce mot comme un exemple de mémorable étourderie. « Ce triple sot, disait-il, aurait dû savoir que la Valteline étant la seule voie par où l’Espagne pût communiquer avec les possessions de l’Autriche dans le Tyrol, Richelieu ne devait rien épargner pour l’en chasser à jamais. S’il l’avait su, ce petit pays lui aurait paru fort remarquable. » Chesterfield pensait avec raison que les jugemens de notre esprit, transformés en images, influent sur nos impressions sensibles, et que les imaginations savantes ont des jouissances que ne connaissent pas les ignorans. Un badaud, qui avait fait une partie de plaisir à Montlhéry et déjeuné au pied de la tour, disait : « Eh ! oui, voilà une ruine bien située, mais qui, après tout, ressemble à beaucoup d’autres. » S’il avait connu l’histoire de cette tour, il lui aurait trouvé un air de brigand féodal, il l’aurait vue à travers les exploits de File-Étoupe.

Telles de nos images, quoique fort dissemblables, s’unissent si étroitement ensemble que nous ne pouvons plus les disjoindre. A peine l’une se présente à notre esprit, l’autre apparaît à sa suite, comme une mouche accompagnant sa frégate. Vous vous êtes foulé le pied en traversant une prairie bordée d’acacias en fleur, qui embaumaient l’air. Toutes les fois que vous pensez à votre foulure, vous croyez respirer l’odeur des acacias fleuris, et vous ne pouvez respirer cette odeur sans vous rappeler votre accident. Une femme avait pris la fièvre typhoïde à Naples, où elle passait l’hiver. Elle faillit en mourir. Au premier printemps, dès qu’elle fut transportable, on l’emmena à Sorrente, et dans ce pays délicieux, de jour en jour, elle se sentit ressusciter. Aujourd’hui encore, elle assure qu’elle consentirait volontiers à ravoir sa fièvre pour ravoir sa convalescence. Voulez-vous lui être agréable ? Parlez-lui d’affections typhoïdes : son visage s’illumine, elle revoit Sorrente. Enfin il est des images qui prennent sur nous tant d’empire qu’elles réduisent toutes les autres à l’état de simples accessoires. Violentes, impérieuses, tyranniques, elles s’emparent à ce point de notre âme que, privés de notre liberté de choix, nous ne pouvons plus nous occuper que d’elles seules et que tout nous les montre. Comme l’olive absorbe le sel, comme l’éponge absorbe l’eau, elles absorbent toute notre vie. Elles se mêlent à toutes nos perceptions ; quelles qu’elles soient, nous les retrouvons, malgré nous, dans tout objet qui frappe nos sens, et le monde n’est plus à nos yeux que l’image d’une image. Dans les transports de sa passion, l’homme ne voit dans l’univers que ce qu’il hait ou ce qu’il aime. « Je te porte partout avec moi dans le filet de mes yeux, a dit un Grec malade d’amour. A peine me suis-je assis sur le rivage de la mer, tu émerges du sein des flots. Si je traverse une pelouse, tu surgis du milieu des fleurs. Quand je contemple le ciel étoile, ce ne sont pas les astres, c’est toi qui m’éclaires. Quand je marche le long d’un fleuve, par je ne sais quel enchantement il disparaît soudain, et tu coules à pleins bords dans son lit. » Ici la rêverie confine à l’hallucination. L’image qui nous possède se substitue aux objets eux-mêmes, et nous sommes la dupe de notre fantôme. Toute passion violente est le début d’une folie.


IX

Comme une image épurée, travaillée par la réflexion, tient le milieu entre l’idée claire et nette qu’un homme qui pense se fait des choses et les perceptions confuses dont se contente un enfant, on peut dire, en employant le langage de la vieille psychologie, que notre imagination est une faculté intermédiaire entre notre sensibilité et notre raison, qu’elle les relie l’une à l’autre et nous permet tantôt de raisonner sur nos sensations, tantôt de voir et d’entendre nos pensées. Si nous n’avions pas le pouvoir d’imaginer, nos perceptions ne se transformeraient plus en idées, et nos idées, supposé que nous en eussions encore, n’auraient plus guère d’action sur notre vie.

Ce sont nos images qui le plus souvent décident de notre conduite, de nos sentimens, du choix de notre carrière, de nos antipathies et de nos amitiés, de la façon dont nous comprenons nos intérêts. Que de projets et d’entreprises, que de mariages et de divorces, que d’actes de lâcheté ou de courage, que de dévoûmens et de scélératesses s’expliquent par leurs suggestions secrètes ! Le raisonnement et le calcul sont des méthodes plus sûres, mais plus compliquées, plus laborieuses ; une image, peut-on dire, est une voie abrégée de persuasion, et les procédés expéditifs nous conviennent ; la vie est si courte et les passions courent d’un pas si pressé ! Ce sont des images qui ont inspiré à Napoléon ses plus grandes pensées, ses coups de génie et de profonde politique ; ce furent des images aussi qui le précipitèrent dans les neiges de la Russie, et, après l’avoir ramené de l’île d’Elbe, l’envoyèrent mourir à Sainte-Hélène. Supprimez les images, il n’y aura plus guère dans ce monde d’avares et de prodigues, d’ambitieux et d’intrigans, d’hommes de plaisir et d’hommes d’affaires ; mais peut-être aussi n’y aura-t-il plus de sages. Entrez dans le cabinet d’un ministre, d’un agent de change, dans une étude d’avoué, de notaire, d’huissier, vous trouverez partout des imaginations qui fermentent, se travaillent, s’industrient ou se méprennent. L’homme le plus positif de la terre emploie une partie de ses journées à se créer des images, à les comparer, à les combiner, une partie de ses nuits à les revoir en songe, et la faculté qu’il a de juger des choses sur leurs apparences fait, selon les cas, l’heur ou le malheur de son destin. Qui que nous soyons, notre vie est une imagerie perpétuelle.

D’habitude, l’imagination est en état de vasselage. Elle travaille sous les ordres de notre sensibilité ou de notre entendement. Nos passions, nos intérêts, nos désirs, nos espérances, nos craintes, nos affections, nos pensées la prennent à leur service et la chargent de leur fournir des représentations vives et colorées des objets qui les occupent. Elle fait ce qu’on lui dit de faire, et, selon les ordres qu’on lui donne, elle est, comme les génies des contes arabes, un serviteur utile ou dangereux, une puissance bienfaisante ou funeste.

Nous lui devons de grands bonheurs, nous lui devons aussi de grands ennuis. Elle prolonge indéfiniment la durée de nos félicités et par des jouissances anticipées et par les délices du souvenir. C’est elle qui a inventé tous les petits bonheurs ; elle a l’art de faire quelque chose avec rien. Elle arracha un cri de tendresse à Rousseau en lui montrant une pervenche qui lui rappelait la plus douce saison de sa vie, les caresses d’une voix argentine et les cheveux blonds qu’il avait aimés. Si les liards sont plus amis de la joie que les louis, si les petites filles s’amusent plus longtemps d’une poupée de trois sous que des princesses en porcelaine articulées et parlantes, c’est à elle qu’en revient la gloire. Tous nos bonheurs négatifs sont son ouvrage ; elle adoucit nos chagrins en nous représentant sous des couleurs noires les maux dont nous ne souffrons pas. Mais souvent aussi elle gâte nos plaisirs par l’image exagérée et décevante qu’elle nous en avait tracée d’avance. « C’est singulier, disait le grand physicien Ampère à son fils, en le retrouvant après une longue absence, c’est singulier, j’avais cru que je serais plus content de te revoir. » Si elle embellit nos espérances, exalte nos joies, mêle un peu de gloire à nos occupations les plus obscures, elle accroît nos terreurs, aigrit nos ambitions, exaspère nos rancunes. Massillon parle de pécheurs blanchis par les années, qui se rappellent avec complaisance les amusemens de leur jeunesse « et font revivre par l’erreur de l’imagination tout ce que l’âge et les temps leur ont ôté. » Il en est d’autres dont elle éternise les dégoûts ou les remords. Enfers et paradis, elle a tout vu et nous fait tout voir ; mais il faut convenir qu’elle s’entend mieux à faire hurler les démons qu’à faire chanter les séraphins, et que lorsqu’elle nous peint la béatitude des élus, le bonheur parfait qu’elle nous propose ressemble un peu au parfait ennui.

Elle travaille tour à tour à nous rendre heureux ou malheureux, et tour à tour elle prête son efficace et ardente assistance à nos vices ou à nos vertus. On a dit « que l’amour est l’étoile de la nature brodée par l’imagination ; » on peut en dire autant de la plupart de nos sentimens. Le caractère de nos passions est déterminé par celui des images qui les accompagnent, et si nous savions ce qu’un homme imagine quand il aime et quand il hait, nous saurions exactement ce que vaut cet homme. Caligula, Néron, Domitien, avaient le don de se représenter fortement les choses, saint François d’Assise, saint Vincent-de-Paul, ne l’avaient pas moins ; c’est grâce à leurs images que les uns ont eu le génie de la destruction et les autres le génie de la pauvreté volontaire et de la pitié.

Si, en exaltant leur sensibilité, l’imagination porte les hommes à excéder les bornes de la nature soit dans le bien, soit dans le mal, quand elle se met au service de notre entendement, elle l’aide à trouver la vérité qu’il cherche et souvent aussi à la manquer. On chasse mal avec un chien mal dressé, mais on ne chasse pas sans chien. Tout acte de connaissance est précédé d’un acte d’imagination. Comme le disait Voltaire, avant d’inventer une machine, il faut commencer par se peindre nettement dans l’esprit sa figure, ses propriétés ou ses effets, et il y avait beaucoup d’images dans l’esprit d’Archimède. Sans imagination, un médecin ne pourrait lire dans le corps d’un malade, un politique n’aurait pas le sentiment vif et précis des situations, un naturaliste ne recevrait pas l’impression profonde des objets et n’aurait aucune vue d’ensemble, un historien serait incapable de reconstruire une âme, de pénétrer le secret d’une destinée. Dans les sciences mathématiques elles-mêmes, les images sont nécessaires. Les grandes découvertes sont presque toujours la justification ou la correction d’une hypothèse, et on ne suppose pas sans imaginer. On va à l’erreur par la vérité, on va à la vérité par l’erreur. S’il avait été moins imaginatif, Darwin ne se serait jamais trompé, mais il n’aurait rien découvert. Si Kepler ne s’était fait une conception mystique et imagée de l’harmonie et de la musique des sphères célestes, s’il n’avait cru à l’astrologie comme à Pythagore, il n’eût jamais cherché ses fameuses lois, ni conquis l’immortalité ; mais s’il a laissé à Newton la gloire de trouver le principe de l’attraction universelle, c’est peut-être la faute de ses visions, qui, après lui avoir montré le chemin, l’ont égaré.

Au surplus, ceux qui accusent notre imagination de nous tromper plus souvent qu’elle ne nous éclaire se plaignent en pure perte ; ils ne réussiront jamais à fermer cette grande fabrique d’images qui est en nous. C’est par une loi, par une nécessité de notre nature que nous revêtons d’une forme et la matière opaque de nos perceptions et la matière subtile de nos idées. Jéhovah a bien pu défendre à son peuple de se tailler aucun simulacre des choses qui sont dans les cieux, sur la terre ou dans les eaux ; mais pouvait-il lui interdire de s’en faire des images intérieures ? Il semble qu’en bannissant les arts du temple, les réformateurs du XVIe siècle aient voulu empêcher les fidèles d’imaginer leur Dieu, et pourtant ils leur recommandaient de réciter sans cesse l’oraison dominicale, de répéter chaque jour : « Notre père qui es aux cieux, que ton règne vienne ! » Dans ces dix mots, il y a trois images, et il faut beaucoup d’imagination pour se représenter l’être infini comme un père qui est un roi et qui habite le ciel. Certains athées sont aussi inconséquens que les réformateurs : ils prêtent un visage déplaisant à un Dieu qui n’est pas et ils lui disent des injures. Par une égale inconséquence, les raisonneurs moroses qui déclament contre l’imagination en parlent comme d’une magicienne qui nous abuse ; elle n’est qu’un mode ou une fonction de notre être, et ils en font malgré eux une personne : c’est sa vengeance.

Nous avons vu jusqu’ici l’imagination travailler au service de nos passions ou de notre pensée, nous aider tour à tour à débrouiller nos sentimens, à éclaircir nos conceptions. Mais il arrive par intervalles que, reprenant sa liberté, s’affranchissant de toute dépendance, de tout joug incommode, elle s’émancipe à ne plus travailler que pour son compte. Elle n’a plus alors d’autre loi que son plaisir, et tout ce qui émeut nos sens, notre âme, notre esprit, lui sert à se procurer des joies d’un genre particulier. C’est l’imagination esthétique, la seule dont nous ayons à nous occuper.

Notre existence est une fièvre intermittente ; si les accès n’étaient pas interrompus par des repos, la fatigue de vivre nous tuerait. Or on ne se repose qu’en s’oubliant. Dans le train ordinaire de leur vie, les hommes

…….. N’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.


Et leurs poupées, ce sont leurs affaires, leurs intérêts, leurs ambitions, leurs jalousies, leurs convoitises, leurs craintes. Il y a d’autres soucis plus nobles ; nous avons des problèmes à creuser, des obligations de conscience, des devoirs à remplir ; mais les inquiétudes qui nous honorent ne sont pas celles qui nous font le moins souffrir. Quels que soient nos goûts et nos attache-mens, nous sommes entourés de choses qui nous semblent désirables et que nous ne possédons pas ; d’autres nous gênent et nous voudrions les supprimer ; d’autres sont des dangers dont nous cherchons à nous défendre ; d’autres sont des mystères que nous nous efforçons de pénétrer. Tout nous resserre, nous borne, nous limite, et si notre orgueil était de bonne foi, il conviendrait que notre moi est bien peu de chose et tient une très petite place dans l’univers.

Mais il y a des heures de détente où, nous dérobant à nos appétits, à nos spéculations ou à nos devoirs, nous ne sommes plus des êtres affairés et passionnés, raisonnans et pensans. Affranchis pour un temps de nos préoccupations personnelles, nous ne voyons plus dans les choses des buts, des moyens ou des obstacles. Qu’elles soient ou ne soient pas, peu nous importe ; quand elles seraient de pures apparences, elles nous paraîtraient dignes de notre attention ; ce n’est plus leur réalité qui nous intéresse, c’est leur forme, l’air qu’elles ont, leur caractère et leur façon de l’exprimer. Nous avons cessé d’être des acteurs sur la scène du monde, nous sommes descendus à l’orchestre, et la vie n’est plus pour nous qu’un spectacle ; nous ressemblons à ces comédiens en vacances qui se délectent à voir jouer les autres. Tout en nous est sorti de l’ordre accoutumé ; ce qui commandait obéit, ce qui obéissait commande. Nos sens, notre sensibilité, notre raison elle-même ne sont plus que les auxiliaires de notre imagination, devenue la patronne de la case, et s’emploient à lui fournir des matériaux pour ses plaisirs ou l’aident à ordonner et à varier ses fêtes. Dans ces momens heureux, nous sommes à la fois infiniment curieux de tout et très indifférens sur le fond des choses. Montrez-nous Polichinelle ou Marat, des sites enchanteurs ou des solitudes mornes, un ciel doux ou sombre, des eaux claires ou fangeuses, des voluptés ou des horreurs, des enfers ou des paradis, tout nous sera bon pourvu que les objets aient du caractère et nous inspirent cet intérêt désintéressé qui est le secret du plaisir esthétique. Dans les jours qui suivirent la bataille d’Eylau, Napoléon parcourut chaque matin le champ de carnage ; il reconnaissait les lieux et faisait relever les blessés enfouis dans la neige : « Qu’on se figure, écrivait-il dans le 51e bulletin de la grande armée, sur un espace d’une lieue carrée, neuf ou dix mille cadavres, quatre ou cinq mille chevaux tués, des lignes de sacs russes, des débris de fusils et de sabres, la terre couverte de boulets, d’obus, de munitions, vingt-quatre pièces de canon auprès desquelles on voyait les cadavres des conducteurs tués au moment où ils faisaient des efforts pour les enlever : tout cela avait plus de relief sur un fond de neige. » Ce n’est pas le grand capitaine qui a écrit ce bulletin, c’est un artiste : en visitant le champ de bataille, il avait éprouvé de vives impressions et composé un tableau.

Comme nous l’avons vu, pour qu’un paysage, une scène de la vie humaine produisent sur nous tout leur effet, il faut que notre imagination les travaille, qu’elle prépare sa matière, qu’elle combine, qu’elle compose. Mais elle ne procède pas par des méthodes raisonnées ; elle suit son instinct, son inspiration, et son instinct le plus impérieux la porte à se figurer et à nous persuader que les choses nous ressemblent ou que nous ressemblons aux choses. C’est le premier article de son credo.

Nous débutons tous dans la vie de l’esprit par deux actes de foi. J’admets comme un fait indiscutable l’existence réelle des objets qui m’entourent ; je ne les connais pourtant que par mes sensations, qui ne sont que des modifications de mon être et dont la cause certaine est en moi-même ; mais, comme l’a dit un philosophe, nous ne nous bornons pas à juger que nous avons des sensations ; nous sommes accoutumés de bonne heure à nous en dépouiller pour en revêtir les objets. D’autre part, nous croyons également, sans en avoir de preuve, que ce monde extérieur que nous distinguons de nous-mêmes a de grandes affinités avec nous. L’enfant croit fermement à la réalité de la table contre laquelle il s’est heurté ; mais il croit aussi que, comme lui, elle est capable de vouloir et de souffrir, et il la punit de sa perfidie en lui rendant coup pour coup. C’est qu’il est gouverné par son imagination, et que nous ne pouvons créer aucune image sans y mêler la nôtre, sans y mettre quelque chose de nous et sans transformer ainsi les objets à notre ressemblance.

Notre entendement applique aux choses les formes de notre esprit ; c’est notre moi subjectif avec ses sentimens et ses passions, que notre imagination y retrouve. Après son accident de la rue Ménilmontant, Rousseau perdit longtemps connaissance ; il éprouva, en revenant à lui, une impression délicieuse : « Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. » C’est ce qu’il avait fait toute sa vie, et ce qu’ont fait avant lui et feront à jamais tous les hommes doués de quelque imagination, fut-elle dix fois moins puissante que la sienne. Notre imagination esthétique, c’est sa loi, projette continuellement notre ombre dans l’image des choses et en forme un mélange où nous ne discernons plus ce qui leur appartient et ce qui est à nous.

En vain la raison et la science protestent ; l’imagination les laisse dire. Aussi bien leur a-t-elle imposé longtemps sa méthode et ses visions. Pour l’alchimiste du moyen âge ou de la renaissance, les affinités chimiques étaient des sympathies, les élémens des corps avaient des appétits et des répulsions, des désirs et des répugnances, des amours et des haines, et l’homme ne finissait pas où commençait la nature. Le monde sensible ressemblait à cette forêt enchantée du Tasse, pleine d’apparitions, de nymphes, de démons artificieux, où les arbres entrouvraient leur écorce pour montrer à Tancrède le visage de Clorinde, à Renaud les yeux et la bouche d’Armide. Mais quand Renaud eut brandi son épée, frappé le fantôme, le charme fut soudain levé, les apparitions s’évanouirent ; les arbres ne furent plus que des arbres, où perchaient des oiseaux ignorans et incurieux des affaires humaines, et cette forêt, qui n’était plus qu’une forêt, offrit son bois aux bûcherons. Le Renaud des temps modernes qui désenchanta la nature n’était pas un chevalier, mais un penseur de génie, lequel enseigna que le monde sensible se réduisait à l’étendue et au mouvement, qu’il n’y avait rien de commun entre les corps et les esprits et que les animaux eux-mêmes n’étaient que des machines.

La philosophie, de son propre chef, en a appelé depuis ; elle a rapproché, conjoint de nouveau ce que Descartes avait séparé, et tour à tour elle a matérialisé l’esprit ou spiritualisé la matière. Mais qu’importent à l’imagination les théories des philosophes ? Elle obéit à sa loi, à son penchant, elle est moniste sans le savoir, et éternellement elle projettera sur le monde notre figure et notre ombre.

Il y a en nous un principe de vie, que nous appelons notre âme ; l’imagination vivifie, anime tout. Nous sommes des personnes ; elle personnifie sans cesse les êtres inanimés. Elle nous fait voir dans les forces de la nature des volontés semblables à la nôtre ; elle leur prête des intentions et des sentimens, des affections et des pensées, et nous n’avons qu’à la laisser faire pour nous retrouver partout. Il lui semble que les lignes d’un paysage se cherchent, se poursuivent et que leurs rencontres sont des aventures, qu’une plaine se réjouit quand le brouillard se lève et que la lumière la caresse, qu’il se passe quelque chose entre une eau qui court et les arbres qui la bordent, que les vieux chênes sentent le poids de leurs années, que telle montagne, regardant de haut les affaires de ce monde, se complaît dans son orgueilleuse solitude, que comme les lézards, les rochers de granit prennent avec volupté des bains de soleil, que les boutons de rose ont des désirs et des joies, qu’il leur tarde de s’épanouir et de déployer leur gloire. Comme saint François d’Assise, elle dit aux hirondelles : « Vous êtes mes sœurs ! » au vent et au feu : « Vous êtes mes frères ! » Persuadés par elle, tout dans le monde nous semble fait de notre chair et de notre esprit.

Les habitudes que nous a données notre imagination contribuent à notre bonheur, et nous ne les perdrons jamais. On ne pourrait les changer sans changer aussi la langue que nous parlons, et qui est en partie son œuvre. Certaines métaphores nous sont devenues si familières qu’elles n’en sont plus pour nous ; ce sont des images éteintes par le long usage. Le moins poète des hommes dit qu’une campagne est riante ou sévère, triste ou gaie, qu’un ciel est mélancolique ou serein, que la vigne pleure, qu’il faut hâter des fruits trop paresseux et faire la guerre aux branches gourmandes, que l’aiguille d’une boussole est affolée, que le feu lèche et dévore, que le vent gronde ou soupire, que la terre est en amour ou la mer en fureur. Cette projection de nous-mêmes dans le monde sensible est nécessaire à nos plaisirs esthétiques. Quel charme auraient pour nous les plus beaux paysages, si nous ne pensions y reconnaître certaines scènes de notre vie intérieure, la représentation de certains états de notre âme ? Qui n’a ressenti l’ivresse du premier printemps ? Pour la savourer, nous avons besoin de croire que les arbres qui commencent à feuiller sont en tête comme nous, que les lilas en fleur répandent dans l’air des espérances mêlées à leur parfum, que les oiseaux qui essaient leur chant nous racontent un bonheur semblable à celui que nous pouvons ou connaître ou désirer. « Je ne fais pas, disait le comique latin, comme ces amans qui content leurs misères à la nuit et au jour, au soleil et à la lune ; quant à moi, je pense que nos plaintes humaines les touchent peu, et qu’il ne leur chaut guère de ce que nous voulons ou ne voulons pas. » Tant que nous serons des êtres imaginatifs, nous raisonnerons quelquefois comme ces amans, et nous croirons que nos plaintes sont entendues, que nos joies sont partagées, qu’il y a entre les choses et nous une mutuelle et silencieuse sympathie, qui est le secret de l’univers, après quoi nous nous réveillerons.

Si l’imagination esthétique voit la nature autrement que les naturalistes, le monde physique autrement que les physiciens, elle regarde la vie humaine avec d’autres yeux que les moralistes, non qu’il faille l’accuser d’immoralité ; mais elle est très indulgente, et elle pardonne facilement au vice, pourvu qu’il l’amuse, au crime lui-même, pourvu qu’il lui fournisse des spectacles qui l’étonnent ou l’émeuvent. Quand M. Jourdain eut appris de son maître de philosophie que la morale traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, il ne voulut plus en entendre parler : « Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon saoul, quand il m’en prend envie. » Notre imagination donne raison à M. Jourdain ; si lui-même l’intéresse, lui plaît beaucoup, c’est qu’il est naïvement passionné ou passionnément naïf. Le bien et le mal, la science des devoirs, la règle des mœurs et des actions, elle s’occupe peu de tout cela. Elle ne demande aux hommes que d’avoir du caractère, et elle donne la préférence à ceux qui, bons ou mauvais, sont bien ce qu’ils sont et dont elle peut se tracer des images nettes, vives et frappantes.

Elle a une tout autre humeur, de tout autres goûts que les moralistes. Elle est indifférente à ce qui les émeut, elle se passionne pour ce qu’ils méprisent. Ils lui en veulent de se laisser éblouir par la pourpre et même par le clinquant et l’oripeau ; elle leur défend de toucher à ses plaisirs. Ils vantent les existences unies, réglées et les époques heureuses où règnent l’ordre, la justice et la paix ; elle aime les vies agitées, les entreprises, le vin qui bout dans la cuve et les temps où il se passe quelque chose. Ils maudissent la guerre comme un affreux désordre ; elle leur reproche de vouloir la priver de ses plus beaux spectacles. Ils préfèrent les gens de bien dont personne ne parle aux conquérans qui ravagent le monde ; elle adore les grands hommes, elle fait grâce à leurs déraisons, à leurs fourberies, à leurs violences, elle leur sait un gré infini d’avoir été ce qu’ils étaient, elle estime qu’on n’aurait pu leur ôter leurs défauts sans les gâter, sans faire trou, et si elle a horreur des trous, il y a des taches qui ne lui déplaisent point.

On s’est appliqué mainte fois à lui prouver que la révolution française fut un bouleversement inutile, qu’on aurait pu réformer sans détruire, qu’on aurait dû s’entendre au lieu de s’entre-tuer, que Napoléon fut un fléau, qu’il a arraché à l’agriculture des millions de bras. Supprimez la révolution, le serment du Jeu de paume, la Convention, les volontaires, la Terreur, les folies du Directoire, supprimez Napoléon, son épopée et sa légende, Arcole, Austerlitz, Montmirail, Sainte-Hélène, quel appauvrissement, quel désastre pour l’imagination ! Elle bénit tous les jours le ciel de l’impuissance des moralistes. Si on les chargeait de faire l’histoire, elle sécherait d’ennui, elle périrait de misère.

Ce qui la charme dans l’histoire des grands hommes, c’est que leurs aventures éclatantes nous révèlent avec plus d’évidence la destinée des penchans et des passions, et lorsqu’elle s’occupe des humbles, qu’elle réussit à déchiffrer leurs secrets, c’est encore là ce qui l’intéresse. La morale croirait rabaisser l’homme si elle ne le considérait comme un agent libre, maître et responsable de ses actes, ayant à toute heure la faculté d’option entre le bien et le mal. Quand nous examinons notre passé à la lumière de notre conscience, nous nous persuadons que nous aurions pu disposer autrement de nous-mêmes, éviter nos fautes et nos malheurs, que nous avons toujours conduit le fil de nos affaires, qu’il ne dépendait que de nous de le nouer ou de le rompre. Quand, au contraire, nous repassons notre vie en imagination à la seule fin de nous en faire un tableau, nous la voyons comme un ensemble de bonnes et mauvaises actions, où efforts méritoires et défaillances, prospérités et revers, tout se tient, tout s’enchaîne, et il nous paraît que des puissances mystérieuses s’en sont mêlées, qu’un invisible tisserand a fait courir la navette, que cette toile n’est pas notre ouvrage, qu’en un mot ce n’est pas nous qui avons fait notre vie, que c’est elle qui nous a faits. Notre imagination est instinctivement fataliste ; elle ne goûte que les histoires où, jusqu’au moindre détail, tout est nécessaire, et qui ressemblent à ces images bien composées auxquelles on ne peut rien ôter ni rien ajouter sans leur faire tort. Ennemie de tout ce qui dérange ses combinaisons, de tout ce qui désaccorde ses tableaux, elle ne voit dans le libre arbitre qu’un principe de confusion et d’anarchie, qui met de l’incohérence dans les caractères et en détruit l’unité. Nos vertus comme nos passions sont à ses yeux des forces de la nature, qui, s’entr’aidant tour à tour ou se combattant, décident de notre sort.

C’est ainsi que tantôt elle transforme les choses à notre ressemblance, tantôt elle nous assimile aux choses. Elle prête une âme aux élémens, à la terre comme à l’eau, à l’air comme au feu, et elle tient nos passions pour des puissances élémentaires sur lesquelles nous ne pouvons rien et qui peuvent tout sur nous. Elle attribue aux lis et aux roses des émotions de plaisir ou de chagrin analogues aux nôtres, et elle nous regarde comme des plantes qui verdoient, fleurissent, fructifient et sentent tarir leur sève. Elle n’est pas éloignée de penser que les planètes, qui circulent éternellement autour de leur soleil, sont entraînées dans leur orbite par un enchantement, par un charme, par un espoir qui les possède, et elle considère nos amours comme des forces aussi fatales que la gravitation des astres. Si elle dit que la mer est en furie, elle compare nos propres fureurs au tumulte des vents, à des orages, à des tempêtes ; elle voit des éclairs dans les yeux d’un homme qui se fâche, et quand il parle, elle se figure qu’il tonne. Elle n’admet pas qu’il y ait deux mondes, l’un gouverné par des lois naturelles, l’autre par les lois de l’esprit. La nature et la vie humaine sont pour elle deux formes du même univers, de la même nature. Sans avoir étudié la philosophie, elle croit à l’identité du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, de la pensée et de l’être, et cette croyance est nécessaire à ses plaisirs, car elle ne prend aucun intérêt ni aux corps qu’elle ne réussit pas à animer ni aux idées auxquelles elle ne peut donner un corps : elle n’aime que ce qui vit ou semble vivre.

Dans ces mélanges qu’elle fait de nous et de ce qui n’est pas nous, dans ces relations constantes qu’elle établit entre les phénomènes physiques et les mouvemens ou les puissances de notre âme, elle ne suit en apparence que son caprice. Elle n’a aucun goût pour les méthodes sévères, pour les raisonnemens rigoureux ; elle se contente d’à-peu-près, elle vit de fictions, mais ses fictions l’aident à mieux comprendre l’esprit intime des choses. Quand nous nous figurons que le feu dort ou s’irrite sous la cendre ou qu’un homme a des passions de feu, quand nous nous représentons la lune comme un astre au front d’argent ou que nous admirons les grâces ondoyantes d’une femme, sa voix de cristal ou sa blancheur de lis, ces similitudes imparfaites sont des mensonges, qui expriment des vérités d’impression et de sentiment, les seules dont l’imagination se soucie. Son art consiste à mieux voir un objet en pensant à un autre, et je vois mieux cette femme quand je pense à ce lis, je vois mieux ce lis quand je me souviens de cette femme. La sultane validé, mère d’Achmet III, s’était prise d’une secrète inclination pour Charles XII, qu’elle n’avait jamais vu, mais dont les prouesses lui avaient été racontées par une Juive. Elle ne l’appelait que son lion. « Quand voulez-vous donc, disait-elle au sultan son fils, aider mon lion à dévorer ce tsar ? » Quoique Charles XII n’eût ni griffes ni crinière, cette sultane validé, du fond de son sérail, avait su le voir tel qu’il était. Tallemant des Réaux nous apprend « que l’ardeur avec laquelle Mlle Paulet aimait, son courage, sa fierté, ses yeux vifs et ses cheveux trop dorés, lui avaient valu le surnom de Lionne. » C’était l’imagination qui le lui avait donné, et selon sa coutume, elle avait habillé une vérité en mensonge.

Elle n’a pas d’autre logique que celle de l’inspiration, mais cette logique a ses règles. Quand nous imaginons, les accidens de notre vie, les lieux, les temps, l’état de notre âme, notre santé, nos nerfs, tout influe sur le cours de nos pensées, et selon que notre humeur en décide :

……. Il n’est rien
Qui ne nous soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.


Mais dans ses caprices mêmes, notre imagination se règle sur des principes de convenance et de disconvenance. Ses méthodes ressemblent à des aventures, ses découvertes sont des trouvailles, ses inventions sont souvent fortuites, elles ne sont jamais arbitraires. Les images qu’elle associe, qu’elle combine et qui semblent lui venir spontanément s’appellent les unes les autres par une sorte de nécessité qui nous échappe, comme le son fondamental appelle ses harmoniques. « Le génie, disait Balzac, a pour mission de chercher à travers les hasards du vrai ce qui doit sembler probable à tout le monde. » Notre imagination naturelle n’est pas tenue d’avoir du génie, mais la vraisemblance est sa loi. Le plaisir esthétique, avons-nous dit, s’adresse à l’homme tout entier ; il faut que notre raison y soit partie prenante, et notre raison réprouve et condamne les similitudes forcées, les rapprochemens absurdes ou incongrus, les contrastes cherchés, les fausses couleurs, les images qui dénaturent les objets, en obscurcissent ou en déforment le caractère, simulacres trompeurs, pareils à ces larves grimaçantes que le délire évoque aux regards d’un fiévreux et qui ne sont qu’une traduction grossière ou le travestissement des réalités. Quand nous prêtons aux choses une figure et un langage humains, c’est une grande liberté que nous prenons ; mais il faut que cette figure d’emprunt nous rende leur vraie physionomie, que ce langage leur serve à nous répéter ce qu’elles disent tout bas dans une langue que nous ne parlons point. Le hautbois ne dira jamais ce que disent la flûte et le violon, et tout mêler, c’est tout perdre. L’imagination, pour peu qu’elle sache son métier, met de l’ordre dans son désordre, de la raison dans son apparente folie et s’il lui arrive de nous amuser par des contes de fées, elle s’applique à donner au merveilleux le plus invraisemblable un air de probabilité et de sagesse.

Dans tout ce qu’elle fait, la fortune et l’industrie collaborent, et lorsqu’elle a du talent, elle tire parti des accidens mêmes qui la contrarient, comme le poète trouve des inspirations dans les difficultés et la gêne de la rime. Un travail auquel le hasard préside et qui ne laisse pas d’avoir des règles est ce qu’on appelle un jeu, et voilà justement le caractère distinctif de l’imagination : elle est la seule de nos facultés qui travaille en jouant ou qui se joue en travaillant. Si nous n’avions que des appétits, des sentimens, des passions, des devoirs, des idées, nous garderions à jamais notre sérieux, qu’elle se plaît souvent à démonter. On raconte qu’une mère, occupée à soigner la plus jeune de ses filles dangereusement malade, s’écria dans un accès de désespoir : « Mon Dieu, laissez la-moi et prenez tous mes autres enfans ! » Un de ses gendres s’approcha d’elle et lui dit d’un ton grave : « Madame, les gendres en sont-ils ? » Tout le monde se mit à rire, même cette mère désolée : une image imprévue s’était placée soudain entre sa douleur et le lit où se mourait sa fille et avait fait jouer son esprit.

Notre imagination joue avec elle-même, avec ses images, avec les réalités. La vue que nous avons des choses dépend de ce que nous sommes, le sujet crée l’objet. Le monde est pour l’ambitieux une grande allaire très compliquée, pour l’homme d’appétits un marché où on a peine à trouver ce qu’on cherche, pour le moraliste une école, pour l’ascète une maison de correction, pour le philosophe un ensemble dont les détails sont des moyens servant à une fin qui n’est pas la nôtre. L’imagination détourne les choses de leur fin naturelle et les fait servir à ses plaisirs. Elle joue et prend le monde pour partenaire. Les jeux de la fortune, de la guerre, de la nature, le jeu des physionomies, le jeu des couleurs, de l’ombre et de la lumière, sont des expressions inventées par elle. Qu’elle rencontre dans un bois un corps de bête morte, dont un rayon de soleil, glissant entre les feuillages, semble caresser la pourriture et l’horreur, vous ne l’empêcherez pas de croire que le soleil s’amuse. Que les éblouissans éclairs d’un orage nocturne changent le ciel et la terre en un tableau magique où tout paraît en feu, elle dira que la foudre est un grand artiste. Que les sages se perdent et que les fous prospèrent, que le cœur trouve son supplice où il cherchait sa félicité, elle dira que le sort a ses ironies. Elle ne voit dans tout l’univers que des forces qui se jouent et dont la vraie destination est de charmer nos yeux, d’étonner nos oreilles, d’offrir des spectacles à notre âme.


X

Suivant notre humeur, nous demandons à nos jeux de nous procurer un repos sans ennui, ou une excitation qui ne soit mêlée d’aucune souffrance, ou l’oubli des réalités et cette ivresse heureuse que n’accompagne pas la perte de la raison. Il en va de même des jeux de l’imagination esthétique, et selon le tour qu’elle leur donne et l’effet qu’elle en ressent, nous pouvons la qualifier de contemplative, de sympathique ou de rêveuse. Passons rapidement en revue les diverses sortes de plaisirs que, dans ces trois états, elle peut tirer de son commerce direct avec la nature et avec la vie. C’est dans la pure contemplation qu’elle est le plus passive et qu’elle jouit de son repos comme du meilleur des biens. Les choses qu’elle préfère sont celles qu’elle transforme le plus aisément en images, et l’estime qu’elle en fait est proportionnée à la facilité de son bonheur. Que le hasard la mette en présence d’un objet qui a tout à la fois du caractère et de l’harmonie, elle s’en forme sans effort une image qui la satisfait, et pour le récompenser de sa complaisance, elle le baptise du nom de beau. Qu’est-ce que la beauté ? Un caractère harmonieux, un tout qui semble jouer avec ses parties, un ensemble qui joue avec ses détails. Elle éprouve alors cet étonnement mêlé de joie qu’on appelle l’admiration, auquel succède une quiétude, une tranquillité mêlée de douceur. « Un homme qui préfère les saints mystères aux voluptés, disait Platon, lorsqu’il aperçoit une figure qui lui semble belle, frémit d’abord et ressent quelque chose qui ressemble à de la crainte ; ensuite, à mesure qu’il la contemple, il la révère comme une divinité, et s’il ne craignait de passer pour un homme en délire, il lui sacrifierait comme à la statue d’un dieu. »

Ce n’est pas que le plus bel objet du monde, pour nous paraître tel, ne demande un travail à notre imagination. D’habitude, nous considérons le beau comme une réalité que nous n’avons que la peine de percevoir ; c’est une grande illusion ; à proprement parler, la beauté n’a rien de réel. La lumière est une force de la nature qui agit sur les plantes, bien que les plantes ne la voient pas ; l’électricité agit sur nos nerfs, mais nos nerfs ne la créent point, et les électromètres servent à déterminer la quantité de fluide électrique dont un corps est chargé. Mais il n’en est pas de même de la beauté ; elle n’existe qu’autant qu’elle apparaît, elle n’est qu’une apparence, elle n’a d’être véritable que dans notre âme, et notre âme n’en jouirait jamais si nos sens, heureusement bornés et obtus, étaient assez fins, assez déliés pour percevoir le détail infini des choses. C’est le mot de Voltaire : « Vous ne voyez pas les cavités, les cordes, les inégalités, les exhalaisons de cette peau blanche que vous idolâtrez… Si Paris avait vu la peau d’Hélène telle qu’elle était, il aurait aperçu un réseau gris jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre ; jamais il n’aurait été amoureux d’Hélène. » Voltaire ajoute avec son admirable bon sens, toujours plus profond qu’il n’en a l’air : « La nature nous fait une illusion continuelle ; mais c’est qu’elle nous montre les choses, non comme elles sont, mais comme nous devons les sentir. » Si notre œil était un microscope, aucun tableau ne pourrait le charmer ; décuplez la finesse de notre ouïe, et le chant du rossignol nous fera tomber en syncope. Des sensations trop précises ou trop intenses empêcheraient notre imagination de jouer, et pour qu’un objet quelconque nous semble beau, il faut qu’elle joue, n’ayant pas d’autre façon de travailler.

Certains actes compliqués de notre esprit sont si rapides, si instantanés que nous n’en avons pas conscience. Il semble que pour décider si une femme est laide ou jolie, il nous suffise d’ouvrir les yeux, et cependant notre décision est toujours précédée d’une enquête et pour peu que l’affaire soit douteuse, d’une contre-enquête. Tout d’abord, cette femme imprime dans notre rétine deux images renversées, que nous assemblons et redressons. Puis, par une autre opération non moins mystérieuse, nous faisons de cette image plane et réduite un objet qui a de l’étendue, du relief, de la profondeur, et que nous projetons dans l’espace. Que si notre vision est suivie d’un jugement esthétique, la beauté n’étant qu’une forme, il faut réduire de nouveau l’objet à l’état de pure apparence ; cette seconde image se présente à notre esprit comme un ensemble ; nous étudions le rapport des parties entre elles et avec le tout. Si ce travail est aisé, si cette image a du jeu, si partant elle est conforme à l’idée que je me suis faite de la beauté d’une femme, elle produit en moi un sentiment de plaisir, et dans le cas contraire, un sentiment de déplaisance. Mon impression se réfléchit sur l’objet qui la cause, et je juge que cette femme est jolie ou laide selon que son image a été pour mon imagination contemplative une occasion de joie ou de chagrin. L’habitude aidant, que de choses peuvent se passer en une seconde !

La beauté est le pays des illusions et des mystères. Nous la prenons pour une entité, pour une essence, et elle est un acte ; nous nous figurons qu’elle existe dans les choses, que nous l’y trouvons toute faite, et la vérité est qu’elle se fait devant nous et en nous, et que nous l’aidons à se faire. Nous la prenons aussi pour un type, et elle n’est jamais qu’une exception. Qu’il s’agisse d’un lion, d’un taureau, d’un cheval, d’un chant qui nous plaît, d’une voix qui nous touche, tout objet que nous qualifions de beau, aussi longtemps qu’il nous tient sous le charme, nous apparaît comme l’expression unique, adéquate, achevée d’une espèce. Telle rose, telle femme que j’admire sont pour moi la rose par excellence, l’idée même de la femme qui, sortie de ses limbes, s’est rendue visible. Mais à quelques pas de là, je trouve une autre rose très différente de la première et aussi parfaite, une autre femme aussi belle et aussi femme que celle que je prenais pour la femme, et je découvre qu’il faut des millions de femmes et de roses pour exprimer une idée, que les espèces se réalisent dans l’inépuisable diversité des individus, et que pour me sembler beau, un individu doit joindre à son caractère générique quelque chose de tout particulier qui ne soit qu’à lui. « Si tous les êtres étaient coulés dans le même moule, a dit Bichat, la beauté n’existerait plus. » A quoi un philosophe anglais ajoute que si toutes les femmes étaient des Vénus de Médicis, elles ne nous plairaient pas longtemps. Il nous faudrait de la variété, nous demanderions à ces exemplaires identiques d’une même Vénus de différer entre eux par certains traits distinctifs s’exagérant aux dépens des autres. Lorsqu’un voyageur arrive pour la première fois chez une peuplade africaine dont le type lui est tout nouveau, il voit tous les visages à travers ce type qui l’étonne, les différences individuelles lui échappent, et s’il ne fait que passer, il écrira dans son journal que dans ce triste pays toutes les femmes se ressemblent et sont également laides. Comme le bonheur, la beauté est une comparaison, et pour comparer, il faut distinguer.

Si le beau est toujours relatif, d’où vient l’illusion qui nous fait croire à la beauté absolue ? Pour qu’une chose nous semble belle, il faut que nous y trouvions à la fois du caractère et de l’harmonie. Le caractère est déterminé par la prédominance d’une qualité sur les autres ; on n’est quelque chose qu’à la condition de n’être que ce qu’on est, et pour parler la langue de Spinoza, toute détermination est une limite, une borne, une négation. Mais un caractère harmonieux, si déterminé qu’il soit, n’éveille en nous aucune idée négative. Il s’offre à notre esprit comme un tout, auquel on ne peut rien ajouter parce que rien ne lui manque. Il est complet ; nous n’y apercevons rien de défectueux, nous oublions qu’il se distingue de tout autre autant par les qualités qu’il n’a pas que par celles qu’il a et qu’il a dû acheter par des exclusions et des sacrifices. L’harmonie est l’infini dans le fini. A quelque genre qu’il appartienne, l’être qui me paraît beau se montre à moi comme un individu parfait, ce qui implique contradiction. Voilà pourquoi la beauté nous cause une surprise mêlée de joie ou nous réjouit en nous étonnant, et pourquoi, après nous être étonnés, nos regards se reposent sur elle avec tant de complaisance ; nous nous écrions alors avec l’auteur du Cantique des cantiques : « J’ai vu le pommier au milieu des arbres de la forêt, et j’ai désiré m’asseoir à son ombre. » Nous avons trouvé ce que nous cherchions, un être qui est lui et qui n’est que lui, et qui cependant nous semble parfait. Nous ne cherchons plus rien, car la perfection est notre repos. La beauté est un divin mensonge. Mais qu’importe qu’on nous trompe, pourvu que nous soyons contens ?

Nous le serions plus souvent encore si notre imagination était plus souple, plus prompte à s’apprivoiser avec ses étonnemens, avec les nouveautés qui dérangent ses habitudes. Elle est dans certains cas la plus routinière de nos facultés ; quand elle a pris son pli, elle le garde. Elle apporte dans son esthétique beaucoup d’opinions préconçues, de préjugés superstitieux, et sa timidité nuit quelquefois à ses bonnes fortunes. La beauté humaine n’est assujettie à aucune norme fixe et universelle ; cependant toutes les races dont se compose notre grande famille se sont fait leur formulaire, leur canon.

Les Chinois, les Japonais tiennent beaucoup à l’obliquité des yeux, et on a remarqué qu’ils l’exagèrent encore dans leur peinture ; nous n’aimons pas les yeux obliques, mais après quelques semaines passées au Japon, il nous en coûtera moins de les aimer. — « Demandez à un crapaud, disait Voltaire, ce que c’est que la beauté ; il vous répondra que c’est sa crapaude aux deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. » — Cela suppose que les crapauds ont une imagination contemplative, et il est permis de croire, sans leur faire tort, qu’elle est fort rudimentaire. Les Cafres, qui en ont beaucoup plus, ne regardent avec plaisir que les visages d’un brun chocolat ; l’un d’eux avait pour son malheur le teint si clair qu’il ne trouva pas à se marier. Qu’est-ce que le beau pour un Indien de l’Amérique du Nord ? C’est, nous apprend un voyageur anglais, un visage de pleine lune, des pommettes saillantes, trois ou quatre sillons creusés au travers de chaque joue, un front bas, un gros menton, un nez massif en crochet, une peau bronzée et des seins tombant jusqu’à la ceinture. De petits nègres de la côte orientale de l’Afrique s’écriaient en apercevant Burton : — « Voyez-le ! ne ressemble-t-il pas à un singe blanc ? » — Nous les trouvons absurdes, et souvent nous ne le sommes pas moins. Notre imagination a besoin d’être formée, façonnée, étendue, assouplie par les voyages ; elle arrive alors à comprendre jusqu’à la beauté tongouse, jusqu’à la beauté cafre. Je demandais à un célèbre explorateur s’il y avait de jolies femmes chez les Pahouins : — « Cela dépend, me répondit-il, de la façon de les regarder ; pour un œil connaisseur, il en est d’agréables ; pour un œil plus connaisseur encore, il en est de charmantes. » — Dans tous les pays du monde, certains visages privilégiés ont un caractère très personnel, et ce caractère a de l’harmonie ; en tout lieu, il y a des hommes qui, en apercevant la femme qui leur plaît, se disent dans une langue plus ou moins confuse : — « C’est elle ! c’est la femme ! » — et leur cœur célèbre les grands mystères.

Si nos opinions préconçues nous gênent quelquefois dans nos appréciations de la beauté humaine, en d’autres matières nous avons le jugement plus libre, et pour multiplier nos plaisirs, il suffit de suivre notre instinct, qui nous porte à admirer les choses, quelles qu’elles soient, dont nous pouvons facilement nous faire une image où tout s’accorde et convient. Animaux et plantes, tout ce qui vit parle à notre imagination, et si les pierres elles-mêmes l’intéressent, c’est qu’elle a le pouvoir de les vivifier. Or, la vie suppose un concours, une adaptation d’organes et de moyens à une fin commune, et d’habitude cette convenance des parties et du tout se révèle dans la forme des êtres. Nous avons un penchant naturel à discerner les caractères et les rapports, et comme il y a dans chaque tribu, dans chaque famille des individus privilégiés, en qui ces rapports et ces caractères se manifestent avec plus d’évidence, et qui semblent s’égaler en quelque sorte à l’idée même de leur espèce, nous les admirons comme une aristocratie de la création et nous les appelons beaux. Plus notre imagination s’exerce, se cultive et s’affine, plus elle recule les frontières du royaume de la beauté. Tous les portraits fortement tracés lui plaisent et elle trouve jusque dans les animaux inférieurs et dans les végétaux en sous-ordre des harmonies qui la charment. Nous découvrons que certaines mousses, certains champignons sont aussi admirables dans leur genre que dans le leur certains chênes, certaines roses, que s’il y a de beaux lions, de beaux tigres, de beaux chevaux, de beaux chiens, il y a aussi de beaux serpens, de belles mouches et même de belles araignées. Qu’est-ce qu’une belle araignée ? Ainsi qu’une belle femme, c’est une exception qui nous apparaît comme un type ou une règle.

L’admiration, la joie étonnée et reposante que fait naître en nous la rencontre de la beauté, est accompagnée d’un sentiment de délivrance. Quand notre imagination ne se charge pas d’enchanter nos yeux et nos oreilles, la nature n’est plus pour nous qu’une puissance sévère, très insouciante de notre bonheur et dont les desseins croisent, traversent, contrarient sans cesse les nôtres ; c’est une grande mécanique, gouvernée par des lois inconnues et travaillant avec une mystérieuse obstination à des fins qui nous sont étrangères. Il faut être Bernardin de Saint-Pierre pour supposer qu’elle a des intentions constantes de bienveillance à notre égard, qu’en donnant des feuilles aux arbres elle pensait à nous préparer des éventails, des parapluies et des parasols, qu’avant de faire les cerises et les prunes, elle a pris la mesure de notre bouche, qu’elle a taillé les poires et les pommes pour notre main, qu’elle a divisé par côtes les melons afin que nous puissions les manger en famille, qu’elle a créé le coq pour nous empêcher de dormir trop longtemps, l’alouette « pour inviter les bergères aux danses, » la grive gourmande « pour appeler aux vendanges les rustiques vignerons, » et que si elle a refusé le chant aux oiseaux de marine et de rivières, « c’est qu’il eût été étouffé par le bruit des eaux et que l’oreille humaine n’eût pu en jouir à la distance où ces volatiles vivent de la terre. »

Dans l’habitude de la vie, nous ne croyons rien de tout cela ; mais lorsque, devenus contemplatifs, nous nous trouvons en présence de la beauté, nous sommes tous des Bernardin. Le monde change alors d’aspect, cet étranger prend un visage ami ; nous attribuons à la nature des désirs de nous plaire, nous la croyons occupée de nous procurer des spectacles ; nous nous figurons que le soleil et la lune, les bêtes et les plantes, tout ce qui brille, tout ce qui respire, tout ce qui fleurit a été fait à notre intention. Nous oublions que nous sommes pour beaucoup dans nos plaisirs, que le spectateur crée en partie son spectacle, que les plus beaux paysages sont des combinaisons de notre esprit. La vache, qui, après s’être repue, se couche dans l’herbe et semble rêver, voit ce que je vois, et il n’y a point de paysage pour elle ; je contemple, elle rumine ; nous sommes heureux, elle et moi, mais chacun à sa manière. Bernardin confesse que l’homme est seul attentif aux accens des oiseaux, « que jamais le cerf, qui verse des larmes sur ses propres malheurs, ne soupira à ceux de la plaintive Philomèle. » Darwin assure, à la vérité, que les femelles des lépidoptères sont fort sensibles à l’éclat des couleurs, qu’elles ont une préférence marquée pour ceux de leurs mâles dont les taches sont les plus vives. Jusqu’ici, les femelles des lépidoptères n’ont dit leur secret qu’à Darwin ; d’ailleurs, Darwin lui-même convient que la joie qui accompagne leurs préférences n’est qu’une excitation sexuelle, et le plaisir esthétique est tout autre chose. Il n’y a rien de commun entre la conjonction des désirs et les embrassemens d’une âme contemplative, à qui il suffit de sentir pour posséder.

Il faut rendre justice à la nature. Nous avons tout lieu de croire qu’elle n’a aucun souci de nous être agréable, qu’elle ne fait rien pour l’apparence, pour la montre ; mais, si indifférente qu’elle soit à nos regards comme à nos songes, elle a pour nous des complaisances involontaires. Elle nous aide à prendre le change sur ses intentions, et, comme si elle savait que nous appelons beau ce qui fait jouer notre esprit, elle se prête à nos jeux. Depuis la matière inorganique jusqu’aux régions supérieures des êtres organisés, elle agit par des forces qui, soumises à des règles fixes, ne laissent rien au hasard ; mais ces forces, d’un ordre très différent, coexistent dans le temps et dans l’espace : elles se rencontrent, se modifient les unes les autres, et de leurs actions et réactions réciproques il résulte des combinaisons imprévues, des accidens souvent heureux, dont nous profitons. De quoi servent à la nature les sons et les accidens de lumière ? Nous nous persuadons facilement qu’elle les destine à récréer notre vue et notre ouïe, que les bruits ineffables qui sortent des forêts, le chant des oiseaux, les aubes et les aurores, les crépuscules, les levers et les couchers de soleil, sont des fêtes qu’elle nous donne. Un savant botaniste a soutenu que la fleur est une maladie de la plante. D’un bout du monde à l’autre, toutes les races humaines rendent un culte à cette maladie délicieuse ; c’est, de toutes les religions, la plus universelle. Soit qu’elles nous étonnent par l’intensité de leur éclat, soit qu’elles nous délectent par la musique de leurs couleurs, par la dégradation insensible de leurs teintes, par l’inimitable finesse de leurs nuances, les fleurs nous paraîtront toujours un luxe divin, un merveilleux décor, une joie de la terre. « Fleurir sa maison, disait un Arabe, c’est fleurir son cœur. »

Les étoiles sont les fleurs du ciel, qui, tel qu’il s’offre à nos regards, n’est pas pour nous le ciel ordonné des astronomes. Nous sommes libres d’y voir ce qu’il nous plaît. Les peuples pasteurs de l’Asie croyaient retrouver, dans les splendeurs des nuits, l’image agrandie de leur vie errante ; ils s’obstinaient à chercher des yeux le pâtre invisible qui poussait devant lui son troupeau de mondes à travers les steppes infinis du firmament. Ces nomades, dont les maisons étaient des tentes, adorèrent des dieux vagabonds comme eux, et ils glorifièrent dans leurs pensées la sublime aventure des cieux étoiles. Pour nous, qui ne sommes plus nomades, le ciel est un jardin immense, dont les fleurs, semées à pleines mains, étincellent comme des pierreries. Ces globes lumineux, répandus à profusion dans les profondeurs de l’espace, forment entre eux des assemblages fortuits et chimériques que nous appelons des constellations et qui figurent un grand et un petit chariot, un bouvier, une épée, une lyre, la moitié d’une couronne, la chevelure dénouée d’une reine, un archer qui bande son arc, un scorpion qui fait vibrer son dard, un chasseur sanglé dans son ceinturon, une chèvre escaladant un rocher, un chien vomissant du leu, une poule couvant ses poussins habillés d’or. Tout cela nous apparaît comme une harmonie cachée sous le plus magnifique des désordres, comme le jeu d’une imagination infiniment plus riche que la nôtre, qui s’amuse à étonner, à éblouir notre indigence, et qui, ouvrant à la fois tous ses écrins, en laisse couler au hasard ses diamans, ses rubis et ses perles.

Nous constatons la marche des astres, nous ne la voyons pas. Pour trouver des mouvemens perceptibles à nos sens et qui nous plaisent, il faut redescendre sur la terre. « Dans un être animé, a dit Buffon, la liberté du mouvement fait la belle nature. » Nous avons donné le nom de grâce au plaisir que nous cause tout mouvement si aisé, si libre de toute contrainte, de tout effort et de tout soin qu’il ressemble à un jeu, et la grâce est un succédané de la beauté dont nous faisons tant de cas qu’il nous arrive souvent de le lui préférer. Ici, l’admiration est remplacée par le charme. Une figure que nous trouvons parfaite nous impose et nous étonne comme un type miraculeusement réalisé. Une femme, laide ou jolie, dont les yeux et le sourire disent tout ce qu’ils veulent, ou qui se meut devant nous avec une onduleuse souplesse, nous attire comme le bonheur. Il nous semble qu’elle a une délicieuse facilité à vivre ; elle nous fait oublier que l’existence est un travail : nous sommes tentés de croire qu’être, c’est jouer. Il y a de la grâce dans les ondoiemens d’un champ de blé, dont les épis, remués par la brise, se balancent, se courbent et se redressent, dans la fuite nonchalante de l’ombre portée d’un nuage que le vent promène sur le flanc des collines, dans les détours imprévus d’un ruisseau qui, en suivant son cours sinueux, semble obéir moins à sa pente qu’à son caprice. Ce sont là des jeux illusoires ; mais les sphères les plus élevées de la création nous en offrent de plus réels.

A mesure que la vie se perfectionne, l’importance des individus s’accroît ; il se fait en eux une accumulation de force supérieure à leurs besoins, à la dépense journalière qu’exige l’accomplissement des fonctions de l’espèce. Leur bilan se solde par un excédent de recettes ; toutes leurs dettes acquittées, ils disposent d’un fonds de réserve, et ce fonds leur sert à vivre un peu pour leur propre compte, à jouir d’eux-mêmes, à oublier leurs servitudes ou, si l’on veut, à s’ébattre avec leurs chaînes. Comme l’a remarqué Darwin, rien n’est plus commun que de voir les animaux prendre plaisir à faire un usage inutile de leurs instincts. Les oiseaux de vol facile s’amusent à planer, à glisser dans l’air, comme on se complaît dans l’exercice d’un talent. L’épais cormoran lui-même joue avec le poisson qu’il va manger. Le tisserin, élevé en captivité, se fait un passe-temps de tisser avec art des brins d’herbe entre les barreaux de sa cage. Quand est passée la saison où ils courtisent les femelles, les oiseaux mâles continuent de chanter pour leur propre agrément, et bien habile qui empêcherait un jeune chat de folâtrer avec sa queue ou avec la queue des autres. L’homme insensible aux grâces de la race féline comme à la beauté des fleurs peut être un bon citoyen, un bon père, un ami sûr ; mais son imagination esthétique est pauvre, et, moins libre d’esprit qu’un matou, la vie ne sera jamais pour lui qu’une affaire.

Comme les champs, les vergers, les nuages, les fleuves, les éperviers, les hirondelles et les chats, les âmes ont leurs grâces, et quand elles en ont beaucoup, l’estime qu’elles nous inspirent est mêlée de charme et tient de l’adoration. Quoi qu’on en dise, le bien et le beau sont d’essence fort différente ; c’est la grâce qui les réconcilie et les unit. L’impératif catégorique n’a rien qui réjouisse notre imagination, et la vie sans reproche d’un honnête homme qui s’acquitte de tous ses devoirs par conscience est un spectacle plus édifiant qu’esthétique. Mais il est des âmes à qui tout est facile, à qui rien ne coûte ; elles ont en elles comme une abondance de joie qui se répand jusque sur leurs tourmens, sur leurs sacrifices volontaires ; elles savourent la volupté de souffrir. Ne leur parlez pas de leurs devoirs, elles ne vous comprendraient pas. En se donnant, elles ne songent qu’à se satisfaire ; elles font le bien aussi naturellement que le soleil luit, que les plantes respirent, que les oiseaux volent, que l’eau coule, qu’une source s’épanche, que le ciel se fond en rosée. Ces âmes rares, nous les appelons belles ; cela signifie que leur vertu, qui est un jeu, a la grâce d’un sourire.

Un caractère qui est une harmonie, voilà la beauté ; une harmonie qui est un caractère, voilà la grâce, et il y a comme une liaison, comme une amitié naturelle entre l’imagination contemplative et tout ce qui lui semble beau ou gracieux. En revanche, elle a dans le monde deux ennemis, l’informe, qui manque de caractère, le difforme, qui manque d’harmonie. Mais les circonstances s’y prêtant, elle met ses ennemis à contribution, elle les oblige de fournir à ses plaisirs.

Elle pardonne et s’intéresse à l’informe, pourvu qu’il lui impose par sa grandeur. La beauté est un caractère déterminé, qui nous fait oublier que toute forme est une limite ; l’informe qui a de la grandeur est quelque chose d’indéterminé auquel sa grandeur même donne un caractère. Qu’éprouvons-nous à la vue d’un grand ciel uniformément gris, d’un vaste désert de sable, d’une plaine solitaire et nue, d’une mer immobile, huileuse et plombée, dont l’immensité muette se perd dans un horizon brumeux ? Qu’éprouvons-nous encore en entendant la voix monotone d’un fleuve, le fracas retentissant d’une chute d’eau, l’éternel mugissement d’une cataracte qui étouffe tout autre bruit, réduit au silence tout ce qui voudrait parler autour d’elle ? Notre première impression est un étonnement accompagné de malaise. Notre âme est aux prises avec une force incommensurable ; nous comptons sans avoir notre compte, nous marchons sans avancer, nous cherchons sans trouver le bout ; nous nous sentons très petits, réduits à rien. Mais, par degrés, la grandeur de l’objet se communique au sujet pensant, et après nous avoir déprimés, elle nous exalte. En présence de ce ciel, de cet océan, de ce désert, de ce grand fleuve qui parle éternellement pour dire toujours la même chose, notre imagination se sent bientôt immense comme eux. Nous sommes rentrés en nous-mêmes ; nous nous sommes souvenus que notre raison nous avait fourni depuis longtemps la notion de l’infini et que notre moi lui-même est un infini en puissance. Quiconque a désiré, aimé ou pensé, a compté sans avoir son compte, a cherché sans trouver le bout, et quiconque a regardé dans son âme y a découvert de mystérieuses passions qui ne se laissent pas calculer. Nous familiarisant avec notre surprise, nous nous trouvons les égaux de l’objet souverain qui nous écrasait. Mais, l’instant d’après, nous nous étonnons de nouveau, et tour à tour comprenant et ne comprenant plus, anéantis et sentant notre grandeur, nous nous laissons comme bercer par cette vicissitude, par cette succession rapide d’images contradictoires, et nous avons le plaisir de jouer avec nous-mêmes.

L’impression que produit sur nous un objet informe qui nous frappe par sa grandeur, nous la ressentons devant tous les grands spectacles de la nature et de la vie, devant tout ce qui se présente à nous comme quelque chose d’extraordinaire qui nous dépasse. La beauté nous étonne et nous réjouit, la grâce nous charme, l’extraordinaire nous transporte, nous ravit. Contemplez l’un de ces paysages désordonnés et sans limites qu’on découvre du sommet de certaines montagnes, assistez à l’éruption d’un volcan, ou relisez certains chapitres d’histoire et revivez par l’imagination dans un de ces temps où, sous l’empire d’une passion puissante, un peuple a paru déployer des énergies surhumaines et oser l’impossible, vous éprouverez la même surprise, accompagnée des mêmes réflexions ; vous vous direz : « C’est plus fort que moi, et pourtant c’est moi. » Les grands hommes, qui font comme en se jouant des choses étonnantes, nous dépassent de la tête ; mais, après tout, nous nous retrouvons en eux ; c’est notre sang qui coulait dans leurs veines, ils étaient pétris de la même argile que nous, et tantôt nous les reconnaissons pour nos supérieurs ou nos dieux, tantôt nous les aimons comme nos semblables. Henri Heine parle d’un écolier très modeste, qui ne pouvait lire Plutarque sans regarder en pitié ses pantoufles ; les pieds lui démangeaient, il mourait d’envie d’aller prendre la poste pour devenir, lui aussi, un grand homme.

Le sublime est quelque chose d’extraordinaire qui, à la réflexion, ne nous semble pas miraculeux, une seconde nature qui nous paraît aussi naturelle que la première, ou, pour mieux dire, le sublime, c’est le grand dans le simple, et plus il est simple, plus il nous paraît grand. Nous permettons au beau de se parer, nous voulons que le sublime s’offre à nous dans sa noble nudité ; tout ornement le diminuerait, et son caractère est d’être grand. Il a pour nous le prix d’une rareté ; cependant, sans être jamais commun, il est moins rare que nous ne le pensons. Il nous arrive quelquefois de le rencontrer sans le reconnaître ; il ne fait rien pour attirer sur lui notre attention ; il ne se croit pas remarquable ; comme tout ce qui est vraiment grand, il n’a pas conscience de sa grandeur. Un paysan russe, dont le visage m’est resté dans les yeux, avait été mordu au bras par un loup enragé ; il était venu trop tard chercher sa guérison à Paris. On le transporta à l’Hôtel-Dieu. Ses convulsions étaient si terribles qu’aucune patience d’infirmier n’y pouvait tenir. Une vieille augustine, d’apparence assez vulgaire, se sentit seule de force à se charger de lui. Depuis plus de vingt-quatre heures elle n’avait pas quitté un instant ce possédé, qui, dans ses crises, se jetait sur elle, la bouche ouverte, comme pour la dévorer, et, dans ses courts apaisemens, ployant le genou, lui couvrait les mains de baisers, de bave et d’écume. « Que vous devez être lasse, ma mère ! » lui dis-je. Elle me répondit avec un sourire à la fois très vieux et très jeune : « Vraiment, je suis honteuse de l’être si peu. » Elle était à mille lieues de se douter qu’elle fût sublime, mais je m’en doutais bien.

Les jeux de la lumière peuvent embellir un site ingrat ; il suffit d’un sourire ou d’un mouvement de l’âme pour transformer un visage, et la grâce déguise tout. Le grand roi avait une impatience extrême de savoir comment Mme la dauphine était faite. Il envoya quelqu’un, qui lui dit : « Sire, sauvez le premier coup d’œil, et vous serez fort content. » La dauphine avait non-seulement si bonne grâce, mais de si beaux bras, une si belle taille, une si belle gorge, de si beaux cheveux, qu’il en coûtait peu d’oublier que son front et son nez n’étaient pas proportionnés au reste de son visage. Quelquefois nous sommes contens à moins. L’informe nous déplaît ou nous inquiète ; la difformité nous attriste ou nous répugne, et pourtant nous lui disons par occasion, comme le comte de Rouci à sa fiancée : « Encore que vous soyez bien laide, je ne laisse pas de vous aimer. »

Il nous arrive souvent de traiter de monstre un être dont la conformation est si différente de la nôtre que nous ne pouvons la comprendre, et qu’elle nous paraît un désordre. Si nous considérons ces faux monstres comme des plaisanteries, des jeux de la nature, loin de les regarder avec répugnance, ils nous amusent. C’est l’effet que produit un rhinocéros sur les yeux et l’esprit d’un enfant, et jusque dans sa vieillesse notre imagination a ses enfances. Le naturaliste, qui a reconnu que l’organisation de ces affreux pachydermes est parfaitement adaptée à leur genre de vie, ne leur trouve plus rien de monstrueux, rien qui choque son esthétique professionnelle. Un célèbre voyageur, qui a beaucoup chassé en Afrique, assure qu’il y a pour lui de beaux hippopotames.

Le vrai monstre est un être dont la conformation offre de graves anomalies et nous paraît absolument contraire à l’idée que nous nous faisons de son espèce. Soit par excès, soit par défaut, soit par le renversement de ses parties, il déroge aux lois du type qu’il représente, et partant il nous semble en contradiction avec lui-même ; il ne devrait pas être et il est ; ce n’est plus un jeu de la nature, c’est une erreur. Mais la science nous apprend que les irrégularités elles-mêmes sont soumises à des règles, que l’atrophie d’un organe entraîne toujours après elle l’hypertrophie d’un autre, qu’il y a une harmonie secrète dans ce dérangement. Celle de la beauté résulte de la subordination de l’accessoire à l’essentiel ; dans les monstres, un accessoire devient l’essentiel, le centre autour duquel tout s’ordonne ; cet ordre renversé est encore de l’ordre. Quand la difformité est complète, l’image de cet ordre renversé s’imprime facilement dans notre cerveau, et nous nous réconcilions avec l’objet monstrueux, nous lui faisons grâce ; nous disons : « Il est parfait dans son genre. » La seule chose que nous ne puissions pardonner à la laideur, c’est d’être imparfaite ; elle l’est trop souvent et nous rebute par l’effort qu’elle nous oblige à faire pour découvrir ce qu’elle a de trop et ce qui lui manque, pour démêler l’ordre caché dans son désordre. Je ne sais plus quel roi disait à un de ses bouffons, qui s’était procuré un onguent contre les verrues : « Si tu avais le malheur de devenir moins laid, je ne pourrais plus te regarder. »

En matière de tératologie morale, un monstre est un moi dont le centre s’est déplacé et en qui l’ordre naturel de l’âme humaine est à jamais dérangé : une passion, qui a le caractère d’une fureur, commande en souveraine absolue ; elle décide et règle tout ; c’est elle qui raisonne, et la raison est en délire. Ici encore, notre conscience et notre imagination ne se rencontrent pas dans leurs jugemens. L’une n’est indulgente que pour les petits pécheurs ; l’autre préfère aux dérèglemens timides, aux vices médiocres et incomplets, les perversités déclarées, insolentes dans leurs entreprises, ces âmes noires où tout est d’accord, dont toutes les actions découlent de la même source empoisonnée. Les médecins disent : « J’ai vu ce matin à l’hôpital une belle, une admirable tumeur. » Nous qualifions de belles horreurs des lieux tristes et désolés, où nous ne voudrions pas vivre, mais dont il nous plaît de nous souvenir, et il y a aussi pour nous de beaux crimes et de beaux criminels. Si nous aimons les grands hommes, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer les Caligula, les Richard III, les Cartouche. Un beau monstre est un virtuose de la scélératesse, né pour la destruction et trouvant en lui une merveilleuse facilité à remplir sa destinée. Les belles âmes nous plaisent parce qu’elles ont le génie du bien et qu’elles le font en se jouant ; les beaux monstres nous agréent parce qu’ils sont artistes à leur manière, et, qu’ayant le génie du mal, ils semblent se jouer en le faisant.

Dans le temps où l’on croyait au diable, tout à la fois on en avait grand’peur et on sentait pour lui un irrésistible attrait. Malgré sa queue et ses cornes, n’était-il pas un grand maître, le roi des ténèbres, celui qui n’a qu’à dire, et le crime est accompli ? Il n’est pas de figure sur laquelle les imaginations se soient exercées avec plus d’acharnement et de secrète volupté. « Es-tu mâle ou femelle ? Quelle est ta forme cachée ? » lui demandait un grand docteur. Il répondait : « Je n’ai point de sexe, je n’ai point de visage qui me soit propre ; j’emprunte la figure sous laquelle on désire me voir ; j’aurai constamment la forme de ta pensée. » Et le grand docteur le voyait tour à tour sous l’image d’un vilain bouc, d’un porc, d’un singe, d’un serpent venimeux, d’un lion rugissant ou sous les traits immortellement pâles d’un dieu détrôné qui se venge.


XI

Quoique notre imagination contemplative ne puisse entrer en exercice sans mettre notre âme en mouvement, les émotions qu’elle nous procure sont toujours suivies d’un sentiment de repos. Nous nous absorbons en quelque mesure dans tout objet que nous admirons ou qui nous charme ; nous ne sommes occupés que de lui, il se fait en nous comme une suspension de notre existence personnelle, et tout ce qui nous sort de nous-mêmes nous repose. Dans notre commerce avec la beauté, avec la grâce, avec le sublime, nous ressemblons, pendant quelques minutes au moins, à ces esprits célestes qui voient tout en Dieu et dont la vie n’est plus qu’un regard. Mais le repos n’est pas toujours pour nous le souverain bien. Nous jouons souvent pour nous désennuyer, et c’est ainsi que nous cherchons dans les jeux de notre âme, tantôt un délassement noble, tantôt un remède à nos langueurs, un excitant qui nous exalte sans nous troubler. Cet excitant, notre imagination affective ou sympathique nous le fournit ; elle se charge de réveiller notre vie qui s’endort en nous faisant vivre de la vie des autres.

Le propre de l’imagination sympathique est de s’intéresser moins à l’être qu’au devenir ; elle se sent moins curieuse de la forme essentielle des choses que de leurs modalités, de leurs accidens, de leurs affections, de leurs souffrances. Pour qu’elle nous fasse vivre de la vie des choses, il faut que cette vie soit analogue à la nôtre, et c’est bien ainsi qu’elle la voit. Les forces de la nature sont pour elle des passions qui parlent une langue particulière, qu’elle se flatte de comprendre. Un bel orage lui plaît ; c’est une colère du ciel. Dans le désordre d’une mer démontée et blanche d’écume, elle reconnaît les violences d’une âme qui ne se commande plus. Les fleurs la séduisent par ce qu’il y a d’expressif dans leurs couleurs comme dans leurs attitudes ; elle leur suppose des joies, des tristesses, des modesties, des fiertés. Les animaux la charment par leur candeur ; elle lit dans leurs yeux des pensées toutes pareilles à celles qui hantent notre cerveau, mais plus naïves, plus ingénues. Ils lui peignent l’homme primitif avant qu’il eût inventé les bienséances et les feintes ; on croit honorer les souverains en les traitant de majestés, elle croit rendre justice aux bêtes en leur disant : « Votre humanité m’amuse infiniment. »

L’imagination affective, qui est essentiellement anthropomorphite, a joué un grand rôle dans l’histoire des religions ; elle est le principe même de la mythologie. L’homme, quoi qu’on en dise, n’a jamais adoré le soleil, la lune, la terre, la pluie et le beau temps ; si ses divinités n’avaient pas été des âmes, à quoi bon leur rendre un culte ? La prière et les sacrifices servent à agir sur des volontés terribles, mais muables, à conjurer des colères qu’apaisent les flatteries et les offrandes. L’homme a toujours tenu ses dieux pour des puissances surnaturelles, mais semblables à lui, et auxquelles la nature fournissait un corps. Suivant l’idée qu’il se faisait de lui-même, ils lui apparaissaient tantôt comme le leu qui dévore ou la flamme qui purifie, et il les appelait Baal, Jahveh, Apollon, tantôt comme l’eau qui féconde, et il voyait sortir du fond des marais Astarté ou Aphrodite, mère des voluptés. Il changeait sans cesse, et ses dieux changeaient avec lui ; leurs métamorphoses répondaient aux siennes. À mesure qu’il se civilisait, il sentait davantage le besoin de les civiliser aussi, il apprivoisait leur humeur farouche et leurs goûts cruels, et quand la terre tremblait ou qu’un ouragan fracassait les arbres et brisait les rochers, il disait comme Élie dans la caverne de l’Horeb : « Mon Dieu n’était pas là ; il est dans les sons doux et subtils qui caressent l’oreille. »

De même qu’ils ont toujours façonné le divin à leur image, les peuples, quelles que fussent leurs croyances et leurs mœurs, ont toujours humanisé la nature. Le moyen âge croyait aux esprits élémentaires, aux gnomes, aux pygmées, aux nixes ou aux ondines, qui ne sont que des femmes aquatiques qu’on entend rire dans les ruisseaux, aux sylphes, race aérienne, qui ne sont que des âmes pourvues d’ailes. L’Hindou s’était reconnu dans la bête et dans la plante. La plainte des alcyons, le gazouillement de l’hirondelle, le cri aigu de l’épervier racontaient aux Grecs des destinées tragiques. Les silences mêmes de la nature parlaient à leur imagination : c’étaient les siestes de Pan, qui n’aime pas qu’on le réveille et se venge des indiscrets en les frappant de terreurs paniques. « — Il est défendu, berger, de jouer de la flûte à midi. Nous craignons Pan, quand il se repose des fatigues de la chasse. C’est un dieu irascible, et le fiel amer est toujours près de sa narine. » Quoique Pan et ses colères ne nous fassent plus peur, le profond repos des bois à midi nous étonne, nous intimide, comme une image de certains grands silences de l’âme, aussi sacrés que le sommeil d’un dieu, et bien que nous ne croyions plus aux ondines et aux sylphes, il nous semble par momens que les choses ont comme nous leurs souvenirs, leurs espérances et leurs félicités, que comme nous elles souffrent, gémissent, se lamentent et s’indignent.

S’il est vrai que tout parle dans l’univers, rien n’est plus parlant que le visage de l’homme, et parmi tous les chapitres du grand livre, c’est celui que l’imagination affective lit et relit avec le plus d’agrément. Elle est moins sensible à la beauté des figures qu’au jeu des physionomies. « J’ai perdu l’appétit, disait un imaginatif ; je ne dîne plus en ville que pour me donner le plaisir de déchiffrer des visages, et ceux qui me plaisent le plus sont ceux qui mentent le mieux. » L’infinie diversité des grimaces, les fausses gravités, les fausses tristesses, les gaîtés forcées, le naturel étudié, les modesties d’emprunt, les empressemens trompeurs, les douceurs feintes, les caresses hypocrites et le velouté artificiel du regard, le mensonge des sourires confits, le déguisement des jalousies, les indifférences simulées, il aimait à débrouiller tous ces cas obscurs, à découvrir les dessous de la politique des cœurs, et il rapportait chez lui une collection d’images qui le consolaient de ses mélancolies d’estomac.

« N’êtes-vous point las d’un monde où tout s’agite et où tout se méprend ? » s’écriait un éloquent prédicateur. Notre imagination affective n’en est jamais lasse. Ce monde fallacieux, mais très mouvementé, s’offre à elle comme un grand théâtre, où se joue une pièce à cent actes divers. Qu’est-ce que la vie humaine ? le perpétuel conflit du désir et du destin, un éternel jeu de passions qu’une puissance souveraine et fantasque encourage tour à tour, favorise, traverse ou condamne. Des projets qui n’aboutissent point, des inquiétudes et des espérances également vaines, des mesures savamment concertées qu’un incident déconcerte, de faux sages qui le plus souvent ne savent pas ce qu’ils font, qui tantôt travaillent à leur ruine en travaillant à leur fortune, récoltent des chagrins où ils cherchaient des plaisirs, leur humiliation où ils pensaient trouver leur gloire, tantôt se sauvent miraculeusement par ce qui devait les perdre, vraiment ce spectacle n’est jamais ennuyeux. De fâcheuses ou d’heureuses méprises, voilà le nœud de l’intrigue, et quoique la pièce soit toujours la même, elle est toujours variée. On sème avec crainte ou avec joie, et on ne reconnaît que rarement son blé de semence dans sa moisson.

Pour jouir de la pièce, il faut assister à la représentation en spectateurs désintéressés et recueillis, qui ont quitté pour quelque temps la partie et regardent jouer les autres. C’est ce qui nous arrive quand nous ne vivons plus que par l’imagination. Dans ces momens heureux, l’avare, miraculeusement affranchi de sa passion dominante, s’amuse des lésineries de son voisin et du ridicule qu’elles lui attirent ; le superbe constate avec un rire de parfait contentement que quand l’orgueil arrive, les disgrâces ne sont pas loin ; le voluptueux se divertit des déconvenues du libertin, l’ambitieux des mésaventures de l’ambition ; le philosophe est charmé de voir un sage démentir en un instant les maximes de toute sa vie et s’échauffer pour des misères, s’émouvoir d’une bagatelle, d’une salière renversée, d’un château de cartes qui s’écroule. Ils se trouvent tous dans l’état d’esprit qu’a peint Diderot, quand il disait : « Oh ! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l’on n’y faisait pas un rôle ; si l’on existait, par exemple, dans quelque point de l’espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d’Épicure, bien loin, bien loin, d’où l’on voit ce globe, sur lequel nous trottons si fièrement, gros tout au plus comme une citrouille, et d’où l’on l’observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds qu’on appelle les hommes. » Nous avons sur les dieux sommeillans d’Épicure cet avantage que leur suprême indifférence ne saurait comprendre nos passions ; de temps à autre, ils aperçoivent nos gestes, mais ils entendent mal nos discours, et notre vie a pour eux l’obscurité d’un rébus ou d’une pièce écrite dans une langue qu’ils parlent à peine. Il n’est point de passion que notre âme ne puisse concevoir et ressentir ; elles y sont toutes en germe. Les plus honnêtes gens de la terre ont commis en idée des vols et des meurtres ; les plus paresseux, les plus lâches se sont plus d’une fois couverts de gloire dans leurs songes. Il y a dans tous les hommes un héros et un criminel en puissance ; mais ils meurent pour la plupart sans que la graine ait levé.

Diderot ajoute : « Je ne veux voir les scènes de la vie qu’en petit, afin que celles qui ont un caractère d’atrocité soient réduites à un pouce d’espace et à des acteurs d’une demi-ligne de hauteur, et qu’elles ne m’inspirent plus des sentimens d’horreur ou de douleurs violens. Mais n’est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l’injustice nous cause soit en raison de l’espace et des masses ? J’entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien si ce sont deux atomes qui se blessent ; combien nos sens influent sur notre morale ! » Ils influent aussi, mais autrement sur notre imagination mise au service de nos jouissances esthétiques. Si vous voulez l’amuser, montrez-lui en petit les scènes de la vie ; elle doit les voir en grand pour ressentir des terreurs et des pitiés qui lui soient agréables ou pour connaître, selon l’expression de Racine, « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Tout ce qui nous égaie nous est bon ; mais nous choisissons les malheurs qui doivent nous donner de la joie ; ils ne nous plaisent que s’ils nous paraissent dignes d’être pleures. Les choses ont leur fierté, et les images ont leur gloire, qui se communique à l’âme qu’elles émeuvent. Plus les sujets qu’on lui présente sont grands et nobles, plus les passions qu’ils lui inspirent l’agrandissent, l’ennoblissent elle-même. La sympathie que nous éprouvons pour une action héroïque ou pour les tribulations d’un grand cœur nous flatte ; l’honneur des belles infortunes et des belles morts rejaillit sur ceux qui les admirent en les plaignant ; le miroir réflecteur s’enorgueillit de l’éclat de la lumière qui le frappe et que son obscurité reflète.

« Les combats de coqs me révoltent, disait un journaliste anglais, parce que je n’attache pas assez de prix à la vie et au courage d’un gallinacé pour surmonter ma répugnance à voir couler son sang. » Ce même Anglais avait eu l’occasion d’assister à une bataille, il déclarait que ce spectacle l’avait transporté : la grandeur de l’événement en avait sauvé l’horreur, et il avait vu sans répugnance couler le sang des hommes. Les honorables philanthropes qui travaillent à supprimer la guerre ont notre raison pour eux ; mais l’imagination se passionnera toujours pour les terribles jeux de l’épée ; et il semble qu’en lui promettant la paix perpétuelle, on lui promet un éternel ennui. Qui n’est curieux de parcourir les champs et les collines où le choc de deux armées a décidé du sort d’un empire ? La terre a bu le sang ; vous avez les nerfs assez tranquilles pour contempler à l’aise le vaste échiquier, pour y distinguer la case où par le mouvement imprévu d’une tour, d’un cavalier, d’un simple pion peut-être, le mat fut donné. Ce qui nous réconcilie avec les horreurs de la guerre, ce n’est pas seulement la grandeur des intérêts en jeu ; c’est qu’elle fournit aux hommes l’occasion de montrer tout ce qu’ils valent, tout ce qu’ils sont et de se surpasser eux-mêmes dans le bien comme dans le mal. Les grands hasards sont la source des grandes inspirations, et il se passe des choses étonnantes dans l’âme d’un homme qui a fait le sacrifice de sa vie, comme aussi parfois dans le cœur d’une bête qui se sent mourir. Un jour, à la Plaza de toros de Madrid, je fus témoin d’une scène que je n’oublierai jamais. Après avoir reçu le coup mortel, le taureau, encore debout, embrassa du regard l’immense arène comme pour choisir l’endroit où il tomberait, et bientôt, d’un pas chancelant, il alla s’abattre à côté d’un des chevaux qu’il avait éventrés et sur la poitrine duquel il laissa choir et reposer languissamment sa lourde tête : ce mourant avait fait la paix avec ce mort. Toute l’assistance l’applaudit, le salua par de longues acclamations. Un de mes voisins, à demi fou d’enthousiasme, agitait son chapeau avec fureur et criait à tue-tête : « Il vaut la peine de vivre. Oh ! la belle fin ! »

Selon que nous choisissons de regarder ce monde et les scènes de la vie par le petit ou le gros bout de la lunette, les pièces que nous voyons jouer ici-bas sont pour nous des drames ou des comédies. Ce qui détermine notre choix, ce n’est pas seulement la disposition naturelle de notre esprit, la pente de notre tempérament ; ce sont aussi les conséquences plus ou moins graves des actions et plus encore le caractère des acteurs, déterminé lui-même par la nature des mobiles qui les font agir. Il y a des tragédies bourgeoises représentées sur un très petit théâtre et où le sang ne coule point ; elles n’en sont pas moins tragiques. Il y a des héros obscurs dont l’histoire n’enregistrera jamais le nom ; ils n’en sont pas moins des héros.

Qu’il soit né sur la paille ou dans la pourpre, qu’il habite une chaumière ou un palais, ce qui fait le véritable héros, c’est la générosité de l’âme. Son moi a de la substance, de l’étoffe ; capable de grandes vues et de se gouverner par des principes, il y a de l’impersonnel en lui, il représente quelque chose et son existence intéresse d’autres que lui. S’il était parfait, il n’aurait point d’histoire, ou ses malheurs ne seraient que des accidens, et les infortunes vraiment pathétiques sont toujours les filles d’une faute. Cet homme généreux veut le bien de ses semblables ; mais il mêle à sa magnanimité des faiblesses dangereuses ou à ses nobles intentions une chimère qui l’égaré. Il s’est chargé d’une mission trop lourde pour ses épaules, et il succombe sous son fardeau ; peut-être son orgueil corrompt sa vertu et, croyant travailler pour les autres, il travaille pour lui-même ; peut-être aussi la patience des saints lui manque et il compromet ses entreprises par les fougues d’une volonté qui ne sait pas attendre, ou bien il a dû opter entre deux obligations contraires et celle qu’il a méprisée se venge, ou bien encore il est combattu par deux passions, l’une grande, l’autre égoïste : il sacrifie son honneur à son plaisir, son petit moi triomphe de son grand moi, et cette victoire, qui est une défaite, devient son supplice. Cet homme de bien, sujet à s’égarer, tantôt voit clair en lui-même, tantôt n’y voit que ce qu’il veut voir, et il a affaire à une destinée aussi perfide qu’inexorable, qui nous aveugle sur les suites de nos actions et nous demande compte des événemens comme si nous les avions voulus. En mécanique, reflet est toujours exactement proportionnel à la cause, le choc à la raison composée de la vitesse et de la masse. Ce qui rend tragique la vie humaine, c’est l’effrayante disproportion entre les causes et les résultats et, partant, entre les délits et les peines. Tel crime est moins puni que la faute la plus légère, et il suffit d’une défaillance ou d’un emportement pour attirer sur une noble tête une irrémédiable disgrâce. Ces inégalités blessent notre justice ; mais elles plaisent à notre imagination, parce qu’elles donnent au gouvernement de ce monde un air d’aventure, de fantaisie, et au conflit des passions et du destin le caractère d’un jeu.

Le personnage comique est un être purement subjectif, un moi sans substance et sans valeur. Quoiqu’il ne représente rien, il attribue une importance énorme à sa personne, qui n’en a point. Ce plaisant atome disparaîtrait du monde sans y laisser le moindre vide, et il rapporte tout à lui, il se prend pour l’univers. Le héros est une volonté qui se connaît et que brise une destinée qu’elle n’a pas su voir ; le personnage comique est inconscient : c’est une insignifiance qui s’ignore, une misère qui se rengorge, un néant qui fait la roue. Il n’a pas d’autre occupation que de contenter sa passion dominante ; mais il a l’esprit si court que, toujours malheureux dans le choix de ses moyens, ses méprises finissent par lui attirer de cruels mécomptes, que personne ne plaindra. Poursuivant des fins qui n’intéressent que lui, gouverné par des penchans aveugles dont le secret lui échappe ou par une idée fausse qu’il n’a jamais discutée, c’est une marionnette mue par des ficelles qu’elle n’aperçoit pas et que nous voyons, et la seule fonction utile qu’il puisse remplir est de servir à notre divertissement.

Ce spasme, ce mouvement convulsif, cette contraction saccadée du diaphragme et des muscles faciaux que nous appelons le rire est causée par la surprise que nous ressentons en découvrant soudain un contraste frappant, une disparate, une contradiction sensible entre une apparence et une réalité, un dehors et un dedans, un résultat et une intention, un effet et une cause. Plus ce contraste nous frappe, plus le sentiment que nous en avons est subit, plus aussi notre gaîté est vive. Un mot plaisant qui nous fait rire est un propos qui donne à la raison une apparence d’absurdité ou de folie ; mais ce qui nous amuse encore plus, c’est une folie débitée ou faite de bonne foi par un maître sot qui prend sa sottise pour une raison. En vous promenant, la nuit, dans un jardin, vous croyez apercevoir un fantôme, et le cœur vous bat. Vous êtes brave, vous allez droit au prétendu fantôme ; il se trouve que c’est un drap qu’on avait étendu sur une ficelle pour le faire sécher, et vous riez de vous-même parce qu’il y a une disproportion choquante entre un drap qui sèche et un fantôme qui vous fait peur. Qu'un fat, qui porte beau, vienne à glisser sur le pavé, s'étale à nos yeux sur le trottoir, il nous fera rire comme l'astrologue tombant dans un puits. Sa chute l'avertit subitement de la vanité de ses prétentions, lui démontre que son orgueil qui plane habite un corps soumis, comme celui d'un gueux, à l'humihante loi de la pesanteur. Un sot nous semble comique quand nous découvrons qu'il se croit un homme et qu'il n'est, en vérité, qu'une marionnette ou une machine. La nature, qui n'aime pas à rire, n'a créé, hormis nous, que des êtres qui ne rient pas et qui, pour la plupart, ne sont pas risibles. Les seuls animaux qui nous donnent la comédie sont, avec le chameau et les lamas, certaines espèces de gros volatiles à l'air triste, empêtré. Ils semblent se remuer par ressorts ; comme les sots, à la gaucherie de leur démarche, ils joignent une gravité solennelle, un air d'importance, un sentiment exalté de leur moi. Peut-on voir un marabou sans lui dire : « Ton humanité me divertit ? »

Tels sont les paradoxes de l'imagination sympathique, telles sont les diversités de son humeur. Tantôt elle se plaît à regarder les forces physiques comme des puissances animées et sensibles, tantôt elle s'amuse à considérer l'homme comme un automate qui croit vouloir et penser, et tour à tour elle bannit la mécanique du monde ou elle ne voit dans les âmes que leur machine. L'esclavage des habitudes, des préjugés, des formules, les tics de l'esprit, la monotonie des sentimens et des procédés, les perpétuelles redites d'une passion aussi irréfléchie qu'un instinct, un éternel mouvement de va-et-vient et, de temps à autre, le grincement d'un rouage mal graissé, le cri d'un ressort qui joue mal et se fâche, ainsi se manifeste à nous l'automatisme d'un être intelligent dont le cerveau s'est rouillé et qui cherche toutes ses inspirations dans sa moelle épinière. De même que la machine ne se lasse pas de refaire ce qu'elle a fait, il recommence de plus belle, se répète sans cesse ; il dira vingt fois, comme Géronte : « Maudite galère ! » Plus son machinisme est apparent, plus notre imagination affective se gaudit, et ce qui accroît singulièrement notre joie, c'est de voir de temps à autre un accident fâcheux déranger, démonter une de ces vaniteuses horloges, toujours fières d'elles-mêmes et qui, allant tout de travers, se croient faites pour nous sonner l'heure. Les héros sont en lutte avec le destin ; mais une machine est indigne d'avoir un autre ennemi que l'accident, et quand un avare cache si bien son trésor qu'il le perd, quand un fat s'attire inopinément de cruelles mortifications, quand un matamore, qui ne brave que les faux périls, se rencontre nez à nez avec un danger réel, nous trouvons que sa majesté le hasard met beaucoup d'esprit dans ses jeux. Les incidens tragiques ou comiques de la vie réelle, outre les émotions intéressantes ou agréables qu’ils nous causent, ont pour efïet de nous rendre contens de nous ; c’est une joie qui s’ajoute aux autres. Après nous être ennoblis par notre sympathie pour les malheurs d’une âme généreuse, le destin qui la frappe nous semble, tout compté, tout rabattu, juste dans ses injustices, et notre conscience, en lui donnant raison, a le plaisir flafteur de s’identifier avec le gouvernement du monde. D’autre part, tout ce qui épanouit notre rate chatouille en même temps notre orgueil. L’honmie-machine dont nous rions nous paraît inférieur non-seulement à l’idée qu’il se fait de lui, mais à nous-mêmes ; nous sommes certains d’appartenir à une autre espèce ; en le dégradant, nous nous rehaussons dans notre propre estime ; plus sa sottise, sa folie et son inconsciente servitude nous amusent, plus nous nous sentons libres et raisonnables. Après quoi, dans quelques heures d’ici, rendus à nos affaires et à notre vie personnelle, spectateurs redevenus acteurs, et à notre tour marionnettes de nos passions, nous donnerons des spectacles à notre prochain, et nous serons assez inconsciens pour ne pas nous douter que nous sommes quelquefois, nous aussi, de fort plaisantes machines, car rien n’est plus plaisant qu’un automate qui a des désirs, des frayeurs, des espérances, des tendresses, des haines, et un orgueil démesuré, dont la fortune fait son hochet.


XII

Si la contemplation du beau nous récrée en faisant jouer notre esprit, si notre imagination affective se plaît à considérer la vie comme un jeu terrible ou réjouissant, nous aimons, dans nos rêveries, à jouer avec le monde. Les réalités ne sont plus alors pour nous que ce que nous voulons qu’elles soient ; nous les teignons de notre couleur, nous les approprions à nos convenances, nous disposons d’elles à notre guise. Et pourtant notre vie se passe à sentir des résistances, et il nous semble que la qualité essentielle des choses est d’être résistantes, de contrarier notre vouloir, de nous affliger par leurs refus. Mais quand nous rêvons, rien ne nous résiste plus, rien ne nous gêne, rien ne nous pèse. Un pauvre homme abîmé de dettes, à qui ses créanciers ne laissaient point de repos, disait mélancoliquement : « Dieu bénisse les dominos et celui qui les inventa ! Pendant que je joue, j’oublie qu’il y a des huissiers. » L’imagination rêveuse n’oublie pas seulement qu’il y a des huissiers ; elle ne se souvient plus que le monde est un étranger dont les mœurs ne sont pas les nôtres, dont l’humeur s’accorde rarement avec nos goûts et à qui nous sommes fort indifïérens. Elle se l’assimile, elle se reconnaît en lui ; elle confond ses images avec les choses et les choses avec ses images.

Dans l’état de veille, je suis parce que je pense, et sachant que je suis, je me distingue de tout ce qui n’est pas moi. Dans le sommeil, j’existe sans savoir que j’existe, et il n’y a plus pour ma conscience ni moi ni non-moi. Si je viens à rêver, je me trouve dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille ; je n’ai qu’un sentiment vague de mon existence, et je confonds et les choses et moi-même avec les images que je m’en forme. Tout ce qui arrive de déplaisant ou d’agréable à ces images, je le tiens pour réel, leurs aventures sont les miennes. Il s’ensuit que j’éprouve en songe des joies et des douleurs aussi vives, aussi intenses que dans la veille ; mais elles ne durent qu’un instant, car leur vivacité même me réveille en sursaut, et je recommence à démêler ce qui se passe dans mon esprit de ce qui se passe dans le monde.

Les sens d’un homme endormi qui rêve étant comme morts, il n’a plus de relation avec les réalités que par leurs images conservées qui lui reviennent et qu’il prend pour elles. Il n’en va pas de même d’un songeur éveillé. Si profonde que soit sa rêverie, ses yeux voient, ses oreilles entendent, il communique encore avec les objets, mais il n’en a qu’une perception confuse, car n’étant plus qu’à moitié conscient de lui-même, il ne se distingue qu’à moitié de ce qui l’entoure, et la première condition pour percevoir nettement les choses, c’est de nous en distinguer tout à fait.

Dans l’habitude de la vie, nous sommes ou des animaux travaillés par leurs passions ou des êtres raisonnables et raisonneurs. Mais nos passions comme notre raison ont leurs sommeils, et par intervalles notre âme sensitive reste seule éveillée. Nous ne nous connaissons plus, nous nous sentons ; nous ne connaissons plus les choses, nous sentons qu’elles existent et que nous ne sommes pas seuls dans le monde ; nous ne vivons plus que de la vie de sentiment, nous sentons que nous sentons et nous savourons le charme de sentir. En nous et hors de nous, tout est vague ; notre existence nous apparaît comme un de ces paysages aux teintes fondues, à demi noyées, aux contours délicieusement incertains, aux horizons baignés d’une lumière pâle et vaporeuse. Nos désirs, nos espérances n’ont plus d’objet particulier ; qu’espérons-nous ? que désirons-nous ? tout ou rien. Nous éprouvons une joie diffuse, indéfinie, qui n’est sans doute que l’enchantement d’exister ; cette joie nous exalte comme les fumées du vin, elle nous grise d’oubli, et dans notre ivresse nous ne voyons plus que ce qui nous plaît. Nos douleurs, nos peines ont perdu leur âpreté, tout ce qu’elles avaient d’offensif et de nuisible. Nous sommes tristes et nous ne voudrions pas qu’on nous ôtât notre tristesse ; elle a comme par miracle la douceur d’un fruit mûr, bon à manger.

C’est l’heure de la rêverie ; mais pour qu’elle ait tout son prix, il faut que notre imagination s’en mêle et se charge de donner un corps à ces joies, à ces mélancolies, à ces sensations confuses dont nous jouissons sourdement ; les sons, les formes, les lignes, les couleurs, tout lui sert à cet effet, et comme elle est ingénieuse, elle s’arrange pour qu’il y ait quelque liaison, quelque suite dans la succession des tableaux qu’elle nous présente. Quand nous rêvons en dormant, nous sommes à la merci de nos visions ; elles s’assemblent, se combinent par une sorte de fatalité sur laquelle nous ne pouvons rien. Dans les songes que nous faisons les yeux ouverts, nous demeurons en quelque mesure maîtres de nous et de nos images ; si fortuites qu’elles nous semblent, nous en réglons secrètement les hasards ; nous en écartons tout ce qui pourrait les gâter ou nous troubler, et tour à tour notre rêverie nous gouverne et nous gouvernons notre rêverie ; c’est un jeu de pur hasard, semble-t-il, où nous gagnons toujours. Ainsi rêvait Rousseau, et comme il le disait lui-même : « Ses chères extases, qui l’empêchaient de s’occuper de sa triste situation, lui avaient durant cinquante ans tenu lieu de fortune et de gloire, et sans autre dépense que celle du temps, l’avaient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des hommes. » L’unique ressource de son incurable hypocondrie était cet art consolatif et charmant, dont les impostures nous servent à oublier ce que nous sommes et à nous reposer de nous-mêmes dans la société des fantômes.

Tant que durent nos songeries de dormeurs éveillés, notre personne n’est que l’ombre d’un moi ; mais cette ombre ténue est immense, elle se projette au loin, jusqu’au bout de l’univers ; elle se mêle à tout, et il nous semble que les choses n’ont été faites que pour représenter et multiplier notre image. Il ne nous suffit plus de leur prêter simplement une âme, il faut que cette âme, sœur de la nôtre, lui soit unie intimement par de mystérieuses sympathies. Les plaines, les collines, les arbres, les fleurs, les rochers, tout s’occupe de nous. Les vents et les oiseaux savent notre secret et le racontent dans une langue que nous pouvons seuls comprendre. Le monde entier est un vaste orchestre qui accompagne notre chanson et l’habille des plus magnifiques harmonies. Les choses ne sont plus des choses ; ce sont les témoins attendris de nos joies indéfinissables et des peines qui nous délectent. En quelque lieu que nous promenions nos rêves, nous sentons des regards qui tombent et s’arrêtent sur nous sans nous peser. Les étoiles sont des yeux d’or qui nous voient ; le ciel recueilli dans son repos est un silence infini qui nous écoute. Souvent aussi nous voyons dans tout ce qui nous environne des signes parlans, des symboles de ce qui se passe en nous. Les couleurs, les sons, les parfums ne sont que des emblèmes de nos sentimens ; la nature n’est qu’une figuration de notre âme. Ce lis ne fleurit que pour témoigner par son immaculée blancheur de l’innocence des félicités auxquelles nous aspirons ; cette rose baignée et luisante de pluie nous représente nos bonheurs les plus exquis, ceux qui nous font pleurer ; ces nuages légers, voyageant dans l’azur du ciel, sont nos pensées errantes ; s’il fait obscur dans une touffe de chênes de haute futaie, c’est que par-delà tous nos rêves il y a un inconnu qui nous inquiète, et ce sont nos doutes qui assombrissent les forêts. Un chevalier de la Table-Ronde, apercevant sur la neige une goutte de sang tombée de la blessure d’un héron, crut reconnaître dans cette tache rouge la bouche qu’il aimait, et ne sortit de son extase que lorsque la neige eut fondu. Comme lui, quiconque a une chimère dont il se plaît à rêver en retrouve partout l’image. Levons-nous les yeux, nous la découvrons dans les profondeurs éthérées, vêtue d’or et de pourpre et, sa harpe à la main, présidant à la ronde tournoyante des planètes et des soleils ; si nous regardons courir un ruisseau, une voix nous appelle, et cette voix, c’est la sienne ; si nous contemplons l’océan, nous la reconnaissons dans le sourire infini des flots ; un scarabée d’un vert d’émeraude s’est-il niché, enfoui dans la fleur qu’il adore comme pour s’ensevelir dans son amour, la fleur, c’est elle ; le scarabée, c’est nous. Il y a des momens où le ciel et la terre nous appartiennent ; quoi qu’ils puissent se dire l’un à l’autre, c’est de nous qu’il s’agit : ils se disputent à qui nous fournira les plus riches matériaux pour bâtir à nos rêves des palais d’améthyste, de saphir, d’opale ou de diamant.

Heureux qui est possédé d’une chimère ! Heureux aussi l’homme qui s’est promené quelquefois en imagination sur les bords du Gange et qui, s’étant nourri de la sagesse que prêchent les lotus sacrés, aspire à se délivrer par instans de son moi, à se désapproprier, à goûter les joies des fakirs et le bonheur de n’être rien ! On se le procure sans peine quand on sait rêver. Asseyez-vous sur la grève, laissez la vague qui clapote vous étourdir par degrés de son bruit creux, de sa sourde et monotone cantilène. Chargez-la de bercer vos rêves, et vous n’aurez plus qu’un sentiment obscur, languissant de votre existence. Vos yeux sont restés ouverts, mais vous ne savez plus bien où votre moi finit, où commence le non-moi. Mêlant votre vie à la vie universelle, il n’y a plus rien qui vous limite, qui vous borne, qui vous resserre ; vous êtes en tout et tout est en vous. Vous n’apercevez plus qu’au travers d’un nuage ces rochers, ces buissons fleuris, et en les regardant, vous dites : Nous. La couleur de l’air qui vous enveloppe est celle de votre âme ; le vent qui frémit est le souffle de votre poitrine ; le clapotis qui vous berce est une musique étrange qui sort de vous ; la lumière qui baigne vos yeux, vous ne la distinguez plus de votre regard, c’est lui qui la crée, et pourtant vous n’êtes rien, et votre pensée n’est que la pensée d’une pensée. Le sujet et l’objet se sont confondus ; le monde est un grand tout où vous vous perdez. Ces vagues qui dansent sur la surface de la mer ne font qu’apparaître et disparaître, elles n’ont pas le temps de dire : Moi. Comme elles, vous ne sortez un instant de l’abîme immense que pour vous y replonger, et, selon le mot du poète, ce naufrage vous est doux. Un moment encore, ce grand tout ne sera plus pour vous qu’une vaine apparence, une illusion, un fantôme, un rêve du grand Pan qui dort et qui lui-même ne se distingue plus de ses songes.

Mais si tous les bonheurs sont fugitifs, le plus fugitif de tous, tant que nous vivons, est de s’imaginer qu’on n’est plus. Une mouche qui vous croyait mort vous a frôlé de son aile, vous avez tressailli, le charme est rompu. Le chaos se débrouille ; du sein du gouffre où tout se perd, une vie, qui a votre forme, vient d’émerger ; ce n’est d’abord qu’une vapeur, une fumée ondoyante et légère ; mais d’instant en instant, elle se condense, s’épaissit, prend un corps et un visage ; vous vous êtes retrouvé ; c’en est fait de vos songes, de votre anéantissement béat, de votre absorption voluptueuse dans le grand Pan. Ainsi que vous, le ciel, la terre, la mer, les vagues, les buissons et les mouches, chacun est rentré en soi-même, chacun retourne à ses affaires, et dans ce réveil universel, vous voilà rendu aux huissiers, c’est-à-dire aux soucis que vous causent vos conflits quotidiens avec des réalités dont le caractère essentiel est d’être résistantes et de vous chagriner par leur force d’inertie, qui est, sans doute, un malin vouloir.

Tels sont, pour n’en faire qu’un résumé succinct, les plaisirs que notre imagination, quelque forme qu’il lui convienne de revêtir, goûte dans son commerce direct avec la nature, les joies abondantes et variées qu’elle se procure par ses contemplations, par ses sympathies, par ses rêves. Le beau, le sublime, la grâce, l’informe même et le difforme, les démêlés de la destinée et des passions, les terreurs, les pitiés, le rire, les songes et les extases, elle emploie tout à se rendre heureuse. Elle l’est toujours quand elle réussit à jouer avec elle-même, et que le monde se prête à ses jeux. « L’homme, a dit Schiller, n’est vraiment libre que lorsqu’il joue. » Essayez en vain de soulever un rocher, vous vous sentez esclave ; qu’un enchantement centuple vos forces, et cette pierre qui vous résistait, vous la lancerez où il vous plaira ; vous avez reconquis votre liberté. C’est un miracle que notre imagination opère tous les jours. Le monde est une grande affaire, très épineuse, elle en fait un jeu.

Ici se pose de nouveau la question de savoir à quoi lui servent les arts et à quelle fin elle les a créés. Si chaque homme trouve dans les réalités tous les élémens nécessaires à ses plaisirs esthétiques, pourquoi chaque homme n’est-il pas son propre et unique pourvoyeur ? Qu’a-t-il besoin de peintres, de musiciens, de poètes, pour lui donner des fêtes qu’il peut se donner en les réglant à sa fantaisie ? Pourquoi ne se contente-t-il pas des mélodies que son cœur peut se chanter à lui-même, des tableaux que les choses tracent dans son esprit, des poèmes, des symphonies, des drames, des scènes bouffonnes que l’univers lui fournit ? « Qu’ai-je besoin, disait dans un des romans de Balzac un clerc de notaire au poète Canalis, qu’ai-je besoin d’avoir un paysage de Normandie dans ma chambre, quand je puis l’aller voir très bien réussi par Dieu ? Nous bâtissons dans nos rêves des poèmes plus beaux que l’Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles du Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement forts que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement avec du vrai sang, et non avec de l’encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l’art et du génie — Bravo, Butscha ! s’écria Mme Latournelle. — L’argument du clerc fut reproduit avec esprit par le duc d’Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron. » Si le clerc Butscha, Mme Latournelle et le duc d’Hérouville ont raison, qu’avons-nous affaire de lire Manfred et Don Juan ?

Pour résoudre cette question, il faut examiner s’il n’y a pas du mélange dans les jouissances esthétiques que le monde réel nous procure, si elles ne sont pas souvent laborieuses, incomplètes et troublées, s’il n’arrive jamais à notre imagination de chercher dans la nature quelque chose qu’elle n’y peut trouver. Ce point éclairci, nous saurons du même coup ce que l’art ajoute à notre bonheur, quelles peines ou quels labeurs il nous épargne, de quels mécomptes ou de quels chagrins il nous sauve, et pourquoi l’homme primitif s’avisa de graver sur des os de renne ou de mammouth, avec la pointe d’un silex, des figures d’hommes ou de bêtes, pourquoi il inventa la crécelle et le tambourin, pourquoi, à l’aide d’une calebasse pleine de noyaux, il régala ses oreilles et son âme d’une musique que les oiseaux ne connaissent pas et dont ils n’ont jamais senti le besoin.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Chants et légende de l’aveugle, par Edgar Guilbeau, professeur d’histoire à l’institution nationale des Jeunes Aveugles. Paris, 1891.