L’Art grec - Les marbres d’Égine

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DE
L’ART GREC.

LES MARBRES D’ÉGINE.

I. — LA GLYPTOTHÈQUE DE MUNICH.

La découverte des marbres d’Égine, qui forment la principale richesse de la Glyptothèque de Munich, a ému tous les savans de l’Europe ; les problèmes qu’elle a soulevés, et qui ne vont à rien moins qu’à renouveler toute la théorie de l’art grec, ne sont pas, je pense, une des nouveautés les moins intéressantes qu’on puisse offrir à la curiosité de notre époque. Instituteurs des artistes modernes, les Grecs seront un objet d’enthousiasme et de méditation tant que le sentiment du beau fera battre le cœur des hommes ; et pourtant, on ne peut se le dissimuler, que d’entraînemens aveugles et d’erreurs funestes n’a-t-on pas autorisés par leur exemple ! Si c’est à eux que nous devons la Renaissance, leur influence se trouve aussi dans la décadence qui a suivi ; pour citer des preuves qui soient sous nos yeux, Louis David et M. Ingres, auxquels on a attribué tour à tour, selon les partis, la régénération de l’art et sa déviation, ont tous deux réclamé l’honneur d’être les élèves de la Grèce.

Pourquoi les Grecs ont-ils exercé des influences si opposées ? Pourquoi a-t-on émis des opinions si contradictoires à leur égard ? C’est probablement parce qu’on les a étudiés, en des temps différens, d’une manière toute contraire, et sur des monumens divers. Rien n’est plus fatal que les notions incomplètes ; l’homme abandonné à ses instincts est plus sûr de ne pas se tromper que celui dont les lumières naturelles sont traversées par des connaissances insuffisantes. Les modèles qu’on puise dans le passé veulent être vus à leur place, dans leur époque, entourés de leurs précédens et de leurs conséquences ; si on néglige de les comparer à ce qui s’est fait, avant et après leur création, il est impossible d’avoir une idée juste du point de leur perfection et de la valeur particulière de leur beauté. Winckelmann avait admirablement compris cela ; aussi est-ce sous la forme de l’histoire qu’il a présenté ses théories esthétiques.

Cependant, c’est en son nom et en croyant développer sa thèse, qu’on a émis, au sujet des Grecs, les opinions les plus propres à faire prendre le change sur leur génie. N’ayant vu l’antiquité qu’à Rome, Winckelmann n’a pu admirer que les œuvres de la troisième et de la quatrième époque de l’art, c’est-à-dire celles où la grace l’emporte sur la force et sur la majesté, et qui ont véritablement donné le signal de la décadence. Il est facile néanmoins de se convaincre que son esprit élevé assigna la première place aux productions de la sculpture antique qui lui restèrent inconnues, et dont il eut seulement une intuition sommaire et des témoignages incomplets. Les contours accusés, le dessin dur et ressenti des écoles primitives excitaient en lui un enthousiasme dont son livre offre des marques nombreuses ; et quant à la seconde époque, celle de Phidias et de Scopas, on peut juger de l’estime qu’il en fait, par les noms de grande et sublime école qu’il lui donne. Malheureusement, par l’effet d’une réserve qu’on devrait imiter davantage, il n’a cité pour exemples que les morceaux qu’il avait sous les yeux ; et, comme ceux-ci étaient presque tous du temps de Praxitèle, ses disciples ont cru que c’étaient là les modèles qu’il voulait offrir à l’imitation des modernes. La plupart des académies de l’Europe ont long-temps vécu sur ces fausses idées ; la grace de l’Apollon du Belvédère leur paraissait être la plus haute expression de l’art, et Phidias n’était guère pour elles qu’un sublime inconnu qu’elles adoraient sur la foi de l’antiquité, tout en le soupçonnant au fond de l’ame d’un peu de barbarie.

C’est donc parce qu’elle est incomplète, que l’histoire de Winckelmann a enfanté ces préjugés ; si elle cite Phidias avec les éloges les moins douteux, ce n’est toutefois qu’en passant et en un seul paragraphe, qu’elle essaie de le juger. Les sculptures du Parthénon ne sont même pas citées nominativement dans les trois volumes dont elle est composée. Depuis lors, le cercle de l’observation s’est singulièrement étendu. Les reliefs du Parthénon ont été transportés à Londres ; de là les épreuves de ces admirables fragmens se sont répandues chez les principales nations de l’Europe, que le vol de l’Angleterre avait scandalisées, et dont ses libéralités ont élargi toutes les études. La Grèce elle-même, autrefois inabordable, a été sillonnée dans tous les sens par des savans et par des artistes ; ses golfes et ses îles ont laissé interroger leurs ruines. Ainsi l’archéologie, après s’être mise en possession de l’époque de Phidias, a pu, par un bonheur inattendu, s’emparer encore de l’époque antérieure : la découverte des marbres d’Égine est venue révéler les origines ignorées de l’art grec. C’est aujourd’hui seulement qu’on peut commencer à juger les anciens avec quelque certitude ; c’est aujourd’hui que Winckelmann aurait dû naître.

Déterminer, dans la série des époques de l’art antique, celle qui renferme le plus de germes de grandeur, et qui a produit les ouvrages les plus dignes d’être étudiés, tel est le problème qui s’offre à l’esthétique moderne. Pour arriver à sa solution, il est évident qu’il est d’abord nécessaire de faire une bonne classification de toutes les œuvres qui ont été exécutées dans les différentes périodes de l’antiquité ; cette classification, d’où dépendent la clarté et la justesse des idées qu’on doit se faire de l’art grec, on est en droit de la demander non-seulement aux archéographes qui veulent écrire l’histoire, mais encore aux musées qui en représentent aux yeux un vivant abrégé. On ne saurait trop regretter le désordre déplorable dans lequel se trouvent les antiques de notre cabinet. Tous les temps, tous les débris, les originaux, les copies et les imitations sont confondus dans un pêle-mêle qui n’est pas propre à encourager l’étude, ni à éclaircir les opinions. Il semble qu’on n’ait pensé en les accouplant qu’à une certaine symétrie faite pour le regard et non pour l’esprit. Le même motif matériel a décidé de la distribution des tableaux dans nos galeries de peinture. Les intendans de notre musée devraient enfin songer à réparer l’ignorance de leurs prédécesseurs ; sous le rapport de l’ordre, les autres collections de l’Europe sont d’une supériorité que nous ne pouvons pas tolérer plus long-temps. Certes, l’édifice qui est affecté au British museum ne saurait être comparé au Louvre ; mais dès que vous avez pénétré dans ses vieilles salles informes, vous y trouvez du moins une classification qui double le prix des trésors qu’elles contiennent ; l’Égypte y sert, comme dans l’histoire, d’introduction à la Grèce, et la date des chefs-d’œuvre de celle-ci se lit facilement dans leur succession. On en peut dire autant du musée de Berlin, qui a l’avantage d’avoir été construit par M. Schinckel, et qui passe pour être l’un des mieux classés de l’Europe ; il faut adresser les mêmes éloges à la Glyptothèque de Munich.

Mon dessein n’est pas de présenter une analyse complète de tous les morceaux que renferme cette galerie ; ceux qui les voudront connaître en détail pourront consulter la description que M. L. Schorn en a donnée. Cependant je serai obligé d’en faire un croquis rapide, pour qu’on puisse comprendre toute la valeur des marbres d’Égine.

Douze salles composent le seul étage dont la Glyptothèque est formée. La première est consacrée aux objets de l’art égyptien ; on y voit deux sortes de monumens, ceux qui appartiennent à l’art antique de l’Égypte, et ceux qui ont été imités par les Grecs et par les Romains, après la conquête de ce pays. Parmi les premiers on remarque plusieurs de ces urnes en albâtre oriental, appelées canopes, une statue en basalte noir représentant Hermès Trismégiste, avec la clé du Nil à la main, une statue de Sésostris sous forme de momie, un homme et sa femme, assis sur un double siége à pieds de lion : ce groupe, d’une grande naïveté, donne des indications importantes sur le rôle joué par le naturalisme dans l’art égyptien, que Winckelmann et la plupart de ses successeurs ont presque toujours présenté comme un art de pure convention. Parmi les fragmens de la seconde série, qui sont beaucoup moins curieux, on distingue une statue colossale en rosso antico d’Antinoüs, une statue d’Horus, fils d’Isis, et un petit obélisque, qui ont été imités par les Romains, d’après l’ancien style indigène. On a joint à ces objets plusieurs figures apportées de l’île Java, et considérées comme des produits de l’art indien ; deux d’entre elles ont été désignées sous le nom de Brahma et de Budha.

La salle des Incunables, qui est la seconde, a reçu ce nom parce qu’on y a rangé quelques rares morceaux de l’époque qui est regardée comme le berceau de l’art grec. Le nom d’étrusque, qu’on a donné aussi à cette époque, a été sérieusement contesté, mais il est plus généralement connu. Toutefois ce ne sont pas des vases étrusques qu’on trouve dans cette salle ; on y voit les fragmens d’un char étrusque en bronze découverts en Italie aux environs de Pérouse, un candélabre antique aussi en bronze et de la même époque, avec l’image d’Hercule et celle de Junon, et des bas-reliefs en terre cuite, représentant plusieurs divinités ; ceux-ci pourraient bien n’être que des imitations postérieures.

C’est dans la troisième salle qu’on a placé les marbres d’Égine, qui forment la transition entre l’art appelé étrusque et l’art grec proprement dit. Comme ils sont le principal sujet sur lequel je veux insister, je me contenterai d’ajouter ici qu’ils représentent en quelque sorte le gothique de la Grèce ; puis, pour ne pas laisser oublier le point de vue historique d’après lequel toute la galerie a été classée, je me hâte de passer à la quatrième salle, à laquelle on a donné le nom d’Apollon, parce que son plus bel ornement est une statue de ce dieu. Ce célèbre Apollon Cytharœdus est souvent désigné dans l’ouvrage de Winckelmann sous le nom de Muse du palais Barberini. Ce n’est pas le seul morceau que la Glyptothèque ait enlevé à ce palais, et si l’on joint à ceux qu’elle en a tirés, la magnifique collection romaine du palais Bévilacqua de Vérone, on aura à peu près l’ensemble des monumens qu’il nous reste à signaler dans la Glyptothèque. L’Apollon Cytharœdus est antérieur à la grande époque athénienne ; c’est néanmoins un des marbres qui ont le plus frappé Winckelmann. Dans les Monumens inédits et dans l’Histoire de l’art, il est cité comme un ouvrage sublime, doué d’une grace austère bien préférable, aux yeux de l’auteur, à cette grace attrayante qui fut l’objet de l’émulation des successeurs de Phidias. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à reprendre sur l’époque fixée pour son exécution. Ses formes sont allongées et d’une maigreur adorable qui semble être la dernière expression de l’archaïsme ; ainsi Pérugin a résumé, par des corps d’un élancement gracieux, cette sécheresse des maîtres antérieurs à laquelle Raphaël allait substituer un dessin plus large et plus animé. Winckelmann s’était trompé sur la désignation de cette statue, parce qu’il avait oublié de lui faire l’application d’un principe qu’il avait proclamé lui-même. Les Grecs, voulant personnifier la jeunesse dans Apollon et dans Bacchus, avaient donné à ces deux divinités, qu’ils adoraient souvent dans la même statue, les formes délicates du sexe féminin ; ils les représentaient même avec la coiffure des femmes, ce qui avait déjà fait faire aux archéologues plusieurs confusions que Winckelmann a relevées avec soin. Une épigramme grecque d’Antipater, qui attribuait à Agéladas, maître de Polyclète, une muse portant un barbiton, avait confirmé l’erreur du critique allemand. On a retrouvé dans les peintures d’Herculanum, dans d’autres monumens, dans les convenances même de la figure qui est une statue de temple, assez de preuves pour justifier le changement de nom qu’on lui a fait subir ; mais ce que j’ai de la peine à comprendre, c’est que l’on continue à désigner Agéladas comme l’auteur de ce morceau, après avoir nié la signification qui a seule autorisé Winckelmann à le rapporter à ce maître. Ce point est fort important à éclaircir. Comme nous le verrons dans la suite, l’époque à laquelle appartiennent l’Apollon Cytharœdus et Agéladas est celle que l’esthétique moderne a le plus d’intérêt à étudier. Une urne sépulcrale athénienne en marbre pentélique, un vase en marbre de Paros, une statue de Cérès de date assez incertaine, complètent l’ensemble des fragmens remarquables de la salle d’Apollon.

La salle de Bacchus, qui est la suivante, est presque entièrement réservée aux représentations de la vie ou de l’empire de ce dieu ; et la salle des Niobides, qui vient immédiatement après celle-là, emprunte son nom à deux statues qu’on regarde comme des enfans de Niobé, et qui sont parmi les plus belles choses de la Glyptothèque. Les ouvrages classés dans ces deux salles sont, pour la plupart, de la période où le génie grec réalisa les formes les plus parfaites qui soient sorties des mains de l’homme. Le satyre ivre, que Winckelmann appelle le faune endormi du palais Barberini, est l’œuvre capitale de la salle de Bacchus. Les antiquaires bavarois l’attribuent, je ne sais sur quel fondement, à Scopas ou à Praxitèle, dont les manières bien différentes ne me paraissent pas prêter matière à confusion. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut trouvé à Rome, lorsqu’on déblaya les fossés du château Saint-Ange. L’histoire même de ce château, que l’empereur Adrien avait fait décorer de figures et de colonnades pour lui servir de tombeau, et du haut duquel Bélisaire se défendit plus tard contre les Goths en jetant des statues sur leurs têtes, donne lieu de penser que le faune Barberini est, en effet, de quelqu’un des grands maîtres de la Grèce ; la grace de ses formes et la beauté de son exécution sont de plus sûrs garans de son origine. Des faunes, des silènes, Ino élevant Bacchus, un sarcophage orné d’une bacchanale, un relief représentant les noces de Neptune et d’Amphitrite, se font encore remarquer dans cette salle. Les deux Niobides qui occupent le centre de la suivante, fourniraient matière à de longues observations. Le groupe qui porte le nom de Niobé est un des plus enviables trésors de Florence ; c’était le seul monument complet du style sublime que connût Winckelmann. Il fut attribué par lui et par son époque à Scopas, l’un des plus illustres contemporains de Phidias. Cependant une épigramme de l’anthologie grecque désigne, comme l’auteur de ce groupe, Praxitèle, qui est postérieur à Scopas par sa date et par son style, et qui, en substituant le travail gracieux des détails à la majesté de l’ensemble, donna le signal d’une ère toute nouvelle. Les Niobides de Florence sont si évidemment exempts des recherches minutieuses de l’analyse, que Winckelmann a pu dire que leur beauté ressemble à une idée qui naîtrait, sans le concours des sens, dans un esprit supérieur. Mais déjà il avait remarqué à Rome une tête de Niobé, et plusieurs figures de ses enfans, où les saillies étaient plus arrondies que dans le groupe de Scopas, et qui dénotaient une période subséquente. Praxitèle n’était-il pas l’auteur d’un second groupe de Niobides ? Voilà le problème que Winckelmann a posé. Les Niobides de la Glyptothèque n’appartiennent-ils pas à ce groupe ? C’est la question que j’adresse aux antiquaires de Munich. De beaux bustes d’hommes et de femmes, un torse superbe, un philosophe, dont la tête est malheureusement moderne, une Vénus de Gnide, qu’on croit être une imitation antique de la célèbre Vénus de Praxitèle, telles sont les principales figures qui accompagnent les deux Niobides.

Quand on a traversé la septième et la huitième salles qui, en attendant de nouveaux chefs-d’œuvre, sont décorées des peintures de M. Pierre de Cornélius, on entre dans la salle des Héros, qui est la neuvième. Les statues et les bustes des grands personnages de la Grèce et de Rome, qu’on suppose avoir été exécutés par les artistes grecs, y ont été mis à part. Au milieu de cette salle se trouve une figure qui doit être une imitation antique de notre beau Jason, connu autrefois sous le nom de Cincinnatus. Auprès d’elle on admire la fameuse statue d’Alexandre, celle qui appartenait à la famille Rondini de Rome, et la seule que Winckelmann jugeât authentique. Une statue de l’empereur Néron, dont le marbre pentélique a peut-être été cause qu’on l’a regardée comme une œuvre grecque, de beaux bustes de Démosthène, de Socrate, d’Annibal, ornent encore cette salle.

La suivante, qui est la dixième, et qui porte le nom de salle Romaine, offre une immense multitude de statues et de bustes, qui sont presque tous consacrés aux grandes familles impériales. Il doit y avoir beaucoup de copies dans cette galerie ; parmi les originaux, je n’ai rien remarqué de comparable au portrait d’Auguste que notre musée possède. Mais ce qu’il y a de vraiment intéressant dans la salle romaine de la Glyptothèque, c’est d’y trouver réunis dans un même lieu tous ces grands personnages de l’antiquité qui ont décidé du sort du monde, et de pouvoir lire sur leurs physionomies la trace des passions dont les écrivains de l’antiquité nous ont appris le secret et les résultats.

La onzième salle, qui est très petite, est consacrée aux sculptures colorées, qui signalent principalement l’invasion de l’art égyptien dans l’art grec et dans l’art romain, au temps de leur décadence. Elle contient, outre quelques morceaux de bronze, des statues en marbres variés, parmi lesquels le noir domine. Enfin, la douzième salle, qui est la dernière, et qui est aussi fort restreinte, renferme quelques ouvrages de notre époque ; l’Allemagne et l’Italie du XIXe siècle ont fait les frais de ce cabinet. Deux statues de Canova, Vénus et Pâris, des portraits exécutés par les deux Schadow, par Thorwaldsen et par Ranch, sont les seuls représentans que la sculpture moderne ait dans cet étroit sanctuaire. Si on suit avec plaisir la marche de l’art antique dans la classification bien étudiée des pièces précédentes, on est frappé de la lacune qui se trouve ici dans l’histoire de l’art moderne. Cependant il ne faut pas s’en étonner trop vivement. Ce qui constitue le génie bavarois, ce n’est pas la passion du présent, mais la science du passé ; ce qu’il se propose généralement, c’est bien moins de rendre les idées, les sentimens et la physionomie du temps actuel, que de chercher quelle fut l’expression des siècles écoulés, et de retrouver la fleur des civilisations éteintes. On peut dire qu’il s’est approprié le monument qui était le plus capable de flatter son érudition.

II. — HISTOIRE DES MARBRES D’ÉGINE.

Quand même la Glyptothèque ne renfermerait que les marbres d’Égine, elle serait encore une des plus riches collections de l’Europe. Lorsque M. Pouqueville fit son voyage en Grèce, il descendit à Athènes chez M. Fauvel, qui avait reçu avant lui Châteaubriant et lord Byron ; dans la chambre que l’hospitalité du consul de France lui assigna, se trouvaient les plâtres des statues nouvellement découvertes à Égine. Le voyageur ne leur accorda point une grande attention ; il raconte que M. Fauvel lui dit : « Elles n’ont ni la grace, ni la correction de l’école de Phidias ; c’est de l’hyper-antique, qui n’a que cela pour mérite. Nous avons donné des noms à ces différentes figures ; ainsi vous voyez Patrocle, Ajax, ou tel autre héros qu’on voudra, car la grace de l’archéologie laisse une latitude arbitraire aux conjectures. Mais une chose incontestable, c’est que ceux qui les ont trouvées n’ont pas perdu leur temps. » M. Pouqueville n’a rien ajouté aux paroles de son hôte. Cependant je penserais volontiers, qu’il leur a prêté un ton de légèreté qu’elles n’avaient point. Il est certain que, dans une lettre écrite, sur le même sujet, à M. Barbié du Boccage père, M. Fauvel s’exprimait d’une manière plus sérieuse et plus explicite. M. Quatremère de Quincy, qui eut connaissance de cette lettre, y vit la confirmation de plusieurs idées fort importantes qu’il avait émises, au sein de l’Académie, dès 1806, c’est-à-dire cinq ans avant la découverte des marbres d’Égine. Dans son Jupiter olympien, publié en 1815, il leur donna, grace à ces nouveaux renseignemens, un développement plus complet, et arriva à conclure que plusieurs ouvrages classés par Winckelmann dans le nombre des œuvres étrusques appartenaient, en réalité, au style éginétique. Cette conjecture, qui put paraître d’abord n’être que le renouvellement de la comparaison établie par Quintilien entre les écoles antiques de la Grèce et de l’Italie, est destinée à produire, dans l’histoire de l’art, des résultats auxquels l’illustre secrétaire de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres aurait sans doute attaché son nom, s’il avait pu voir, à cette époque, par ses propres yeux, les marbres qui la lui avaient inspirée.

Le Louvre possède aujourd’hui une épreuve de ces statues qui doivent exciter un intérêt sans cesse croissant, jusqu’à ce que la critique ait dit son dernier mot sur elles. Malheureusement on interdit au public la galerie où cette épreuve est placée entre les fameuses métopes de Sélinonte et la frise du Parthénon qui complètent avec elle l’explication de l’origine et du caractère de l’art grec. Je fais observer que les salles qui renferment les esclaves de Michel-Ange, la Diane de Jean-Goujon, les Graces de Germain Pilon, le Milon de Puget, sont également closes. Par quelle fatalité se fait-il que, dans notre pays, où la sculpture a toujours eu une destinée en quelque sorte privilégiée, on ne puisse jouir librement de la vue des modèles de cet art ? Si on dépensait dans les galeries sculpturales le budget assigné au musée espagnol, on atteindrait, ce me semble, le double but de détourner l’attention des jeunes gens de modèles dont le matérialisme est dangereux, et de la diriger vers les véritables sources de la beauté et du goût. Nos réclamations doivent être entendues des directeurs du musée ; nous savons qu’ils apprécient à leur juste valeur les morceaux dont nous leur demandons une exhibition publique. L’un d’eux, M. de Clarac, dont nous aurons à citer l’opinion à côté des conjectures de l’érudition allemande, a fait graver les statues d’Égine dans la neuvième livraison de son grand ouvrage sur notre musée de sculpture. Le soin extrême qu’il a apporté dans l’exécution de ce travail témoigne de l’importance qu’il attache aux figures qui en sont l’objet.

L’architecte de la banque de Londres, homme doué de toutes les distinctions de l’esprit, M. Cockerell, avait entrepris, en 1811, un voyage pour visiter les monumens de la Grèce et de l’Archipel, de concert avec MM. le baron Haller de Hallerstein, Forster et Linck : arrivés dans l’île d’Égine, ces explorateurs se mirent en devoir de prendre l’élévation du temple de Jupiter panhellénien ; en plaçant leurs jalons, ils découvrirent, cachées à peine sous quelques pieds de terre, dix-sept figures en ronde bosse, marquées d’un cachet particulier ; ils les firent transporter à Rome, où Thorwaldsen les restaura ; c’est là aussi qu’ont été moulées les épreuves que nous possédons à Paris. De Rome, ces statues ont passé à Munich, où le roi Louis, qui n’était encore que prince héréditaire, a fait don à son pays de ce qui était devenu sa propriété. Voilà toute la partie moderne de l’histoire des marbres d’Égine. Essayons de remonter dans le passé, de décrire le lieu qu’ils ornaient, de déterminer l’époque où ils furent façonnés, de préciser leur signification et leur caractère.

III. — HISTOIRE D’ÉGINE. OPINIONS DE M. OTFRIED MUELLER.

Égine est la plus grande des îles de ce golfe carré, qui est terminé au nord par l’Isthme de Corinthe, et qui, baignant à l’orient les côtes de l’Attique, au couchant celles de l’Argolide, s’épanouit au midi de l’archipel des Cyclades ; elle est jetée comme un triangle lumineux au milieu de l’azur de cette mer étroite de Salamine, sur les écueils de laquelle l’Asie tout entière vint se briser. Elle n’a guère que sept lieues de tour ; son diamètre moyen est d’un peu plus de deux lieues. Sur ce petit espace se développa un des peuples les plus précoces et les plus industrieux de l’antiquité.

M. Otfried Mueller, l’auteur de l’histoire des Doriens, a débuté, en 1817, dans la carrière de l’érudition, par un petit livre où il a essayé de reconstituer l’histoire des Éginètes. Cet ouvrage, qui a pour titre Ægineticorum liber, et qui est excessivement rare, abonde en critiques savantes et en points de vue ingénieux ; il est écrit avec un laconisme qui décèle les secrets penchans de l’auteur pour les traditions archaïques ; mais cette qualité même et le grec donc il est hérissé en rendraient la lecture fort difficile dans notre pays. Aussi n’est-il point étonnant qu’il n’y ait pas provoqué de controverse jusqu’à ce jour. Je ne saurais entreprendre d’en faire ni l’analyse, ni la critique ; mais ayant eu le bonheur d’en rencontrer un exemplaire au moment où je pensais avoir terminé l’étude de mon sujet, je peux, sans m’écarter de mon but, faire connaître les principales opinions de cet ouvrage, et en discuter quelques-unes.

C’est non seulement dans l’art, mais encore dans la marine, dans le commerce, dans la guerre, que les Éginètes ont devancé la plupart des peuplades grecques ; ainsi Sienne et Pise, dans le moyen-âge, ont donné le signal de la civilisation de l’Italie et de l’Europe, pour disparaître ensuite et s’ensevelir dans les prospérités de Florence, leur héritière. Partout l’art s’explique par l’histoire, et nous ne pouvons séparer l’un de l’autre, si nous voulons prendre une notion complète de la statuaire des Éginètes.

Œnone était le nom primitif d’Égine. M. Mueller pense qu’il lui avait été donné par les Pélasges ; il ajoute même que Budion, venu des côtes de l’Attique, est le premier fondateur de cette colonie. Mais les traditions d’Égine ne présentent quelque clarté qu’au moment où Éaque devient roi de cette île. Apollodore et les autres mythologues disent qu’il était fils de Jupiter et de la nymphe Égine, fille d’Asope. Asope était le nom de deux fleuves, dont l’un coulait dans la Béotie et l’autre près de Sicyone. L’antiquité elle-même nous a appris que cette fable indique le point d’où la colonie des Éginètes était partie, et qu’elle désigne l’Achaïe comme leur patrie originaire. Il y avait aussi à Égine un torrent qui s’appelait Asope, pour perpétuer ce souvenir. C’était l’habitude des anciens de donner les noms du pays qu’ils quittaient aux lieux vers lesquels ils dirigeaient leurs émigrations ; et la Thessalie, que les Grecs ont regardée comme leur berceau commun, renfermait sans doute en abrégé tous ces types et toutes ces dénominations que ses enfans allèrent répandre ensuite sur les rivages du Péloponèse et de l’Attique, dans les archipels, sur les côtes de l’Asie-Mineure et sur celles de l’Italie. Quel était l’Asope qui avait directement enfanté celui d’Égine ? Était-ce de Sicyone ou de Béotie que venait Éaque ? Cette question est dominée par celle-ci : Qu’étaient-ce que les Achéens ?

M. Mueller a singulièrement modifié ce problème, en signalant un passage de Pindare, poète aussi réfléchi qu’inspiré, et qui semblait posséder une science en quelque sorte sacerdotale sur les origines de la Grèce. Ce passage établit que le véritable époux de la nymphe Égine asopide était Actos, personnage connu dans la mythologie homérique pour être le père de Menœtius, qui était lui-même le père de Patrocle, et le frère ou l’oncle de Pélée, père d’Achille. On en conclut naturellement que Menœtius et Éaque étaient frères, c’est-à-dire que les Achéens de l’île d’Égine et ceux de la Phthie avaient une commune origine. Les Éginètes sont connus sous le nom de Myrmidons aussi bien que les guerriers d’Achille ; ils partageaient également avec eux le nom d’Hellènes, qui, dans les premiers temps, était particulier à ces deux peuples, sortis d’une même souche. On trouve dans Pindare la preuve que le Jupiter panhellénien, dans le temple duquel on a trouvé les marbres qui nous occupent, ne s’est long-temps appelé que Jupiter hellénien. Jupiter est le dieu des Pélasges ; la première colonie qui habita Égine l’y adora ; Éaque, qui y conduisit une seconde colonie, se plaça sous sa protection, et le salua, en échange de l’adoption qu’il lui demanda, du nom d’Hellénien, qui était celui des hommes qui le suivaient. Qu’étaient donc les Hellènes ? Homère nous l’apprend dans le dénombrement des forces de la Grèce :

Μυρμιδόνες δὲ καλεῦντο καὶ Ἕλληνες καὶ Ἀχαιοί.

C’était un petit peuple qui occupait un espace borné dans la Phthiotide, et qu’on appelait aussi Myrmidons. Mais pourquoi Homère leur donne-t-il encore le nom d’Achéens ? Les Achéens étaient-ils un peuple antérieur aux Hellènes, et dont ceux-ci faisaient partie, ou bien, selon une tradition plus généralement reçue, n’étaient-ils, comme les Ioniens, les Éoliens, les Doriens, qu’une portion de la famille d’Hellen ? L’antiquité est à ce sujet pleine de mystère ; elle a laissé le champ libre aux systèmes. Mais ce dont on ne saurait douter, c’est que, les premiers entre les Hellènes, les Achéens soient descendus des montagnes de la Thessalie pour inonder les champs possédés par les Pélasges, lesquels venaient sans doute aussi des mêmes lieux, et différaient peut-être seulement de leurs vainqueurs par une plus longue jouissance des rivages méridionaux de la Grèce. Ce nom d’Achéens, qui devait être prononcé le dernier dans l’histoire des combats de la Grèce libre, est donc inscrit le premier dans celle de sa civilisation. Les Hellènes Achéens se partagèrent en deux troupes : l’une, sous Menœtius, fonda le royaume de Phthie ; l’autre, sous Éaque, colonisa Égine, après s’être probablement arrêtée en d’autres lieux, en Béotie d’abord, à Sicyone ensuite.

Éaque était le plus pieux des princes. M. Mueller l’appelle avec raison le Numa de la Grèce. Quand on avait une contestation à vider, ou une demande à adresser aux dieux par une voix propice, c’était aux pieds d’Éaque qu’on accourait de toutes les vallées et de tous les rivages. Pausanias parle d’une sécheresse, et Ovide d’une peste dont ses prières délivrèrent les Grecs. Sa mémoire fut tellement vénérée, que la religion en fit un des juges de l’enfer ; à lui seul était confié le jugement de tous les Européens que Caron passait dans sa barque. Pausanias, qui vivait sous Marc-Aurèle, avait encore vu à Égine son tombeau renfermé dans une enceinte de marbre sur laquelle étaient représentés les députés de la Grèce délivrée des fléaux par son intercession.

Selon la plupart des mythographes, Éaque eut trois fils, Pélée et Télamon de la nymphe Endéis, Phocus de Psammathée, fille du roi d’Argos. Il me semble que M. Mueller n’a pas tiré tout le parti possible de cette indication. Premièrement, ayant trouvé dans Apollodore que Phérécide prétendait Télamon issu d’Acté, roi de Salamine, et de Glauca, fille de Cychrus, il a rejeté la parenté de ce héros avec Éaque ; c’est sur ce fait qu’il a principalement appuyé son explication des statues d’Égine. Puis il n’a point insisté sur la signification du double mariage d’Éaque. La seconde union, qui rattache ce prince aux rois d’Argos, n’est-elle point l’indice de la nouvelle colonisation d’Égine qui fut faite plus tard par les Doriens de l’Argolide ?

Phocus, jouant au palet avec ses frères, fut tué par Pélée ; Éaque, pour punir ce crime, chassa de son île ses deux fils aînés, qui en furent exclus, eux et leurs descendans, à jamais. Ne faut-il point voir dans cette expulsion l’image de la fuite des Achéens expulsés par l’invasion dorienne ? M. Mueller n’y considère que la réintégration dans leur première patrie des Hellènes dégoûtés de leur colonie. Mais cette supposition s’accorde-t-elle avec les lois naturelles de l’histoire ? Pélée passa en effet en Thessalie, où il retrouva Mencetius, son oncle, et où il partagea son royaume de Phthie ; il fit partie de l’expédition des Argonautes, combattit les Amazones, épousa Téthys et devint le père d’Achille. Le fils de celui-ci, Néoptolème, acheva, après son père, la guerre de Troie et revint fonder le royaume d’Épire. Télamon n’alla point aussi loin que Pélée ; il s’arrêta à Salamine, dont il devint roi ; il fut aussi associé aux exploits des Argonautes, il participa aux travaux d’Hercule, triompha avec lui de Laomédon, roi de Troie, épousa la fille du vaincu et en eut deux fils, Ajax et Teucer. Ajax, le cousin d’Achille, fut, après lui, le plus vaillant des Grecs ; il disputa ses armes à Ulysse, qui lui fut préféré ; furieux alors, il donna le premier exemple de suicide que l’histoire nous ait transmis. Teucer, qui se présenta devant son père sans avoir vengé son frère, n’en fut point reçu et alla conquérir l’île de Chypre.

Ainsi, de ce point imperceptible qui s’appelle Égine, est sortie toute la race des héros qui ont préludé aux grandeurs politiques de la Grèce. Tous ces grands hommes portent le nom général d’Éacides ; leurs images sont déposées dans les temples d’Égine, et ont la réputation de rendre les Éginètes indomptables. La veille de la bataille de Salamine, les Grecs envoient prendre les images des Éacides pour les porter au combat, et les Grecs sont vainqueurs. Je répète que M. Mueller ne donne le nom d’Éacides qu’aux descendans de Pélée ; il exclut de cette glorieuse participation Télamon et ses fils. Philoxène le lyrique avait écrit une généalogie des Éacides qui aurait tranché tous les doutes, mais qui malheureusement est perdue. Cependant on trouve encore dans Pindare des armes pour combattre l’opinion du savant professeur de Gœttingue ; enfin l’antiquité tout entière s’accorda à donner le nom d’Éacide à Miltiade, qui descendait d’Ajax, et dont il faut ajouter le nom à la liste des héros éginètes.

Le nom d’Hercule, qui avait ému les Grecs avant la guerre de Troie, vint encore les agiter après qu’ils se furent rassis à leurs foyers. Les descendans de ce héros, chassé de son pays par un sort commun à tous les bienfaiteurs de l’humanité, voulurent y reconquérir les droits de leur aïeul. Ils allèrent chercher du secours dans cette Thessalie qu’on peut appeler la Scandinavie grecque ; ils y trouvèrent une population rude et religieuse qui avait conservé, au milieu de ses montagnes, avec une austère fidélité, les traditions primitives du génie grec déjà altéré par les Achéens et par les Ioniens dans la vie plus aventureuse des côtes. Des colonies étaient arrivées à Thèbes de la Phénicie ; à Athènes et dans le Péloponèse de l’Égypte. Sur leurs plateaux reculés, les Doriens n’avaient point subi l’influence de la civilisation des peuples étrangers ; ayant les Héraclides à leur tête, ils descendirent de leur solitude, renversèrent sur leur passage les puissances établies et vinrent renouveler en Grèce l’esprit indigène qui s’y énervait : ainsi on nous peint Charlemagne arrachant la France aux torpeurs des Mérovingiens par une nouvelle infusion de sang germain.

M. Mueller indique à peine l’origine et les développemens de l’invasion dorienne ; on sent qu’il réserve déjà avec soin ses richesses pour le grand ouvrage auquel sa réputation est attachée et qui restera, nous le croyons, comme un des plus beaux travaux de notre siècle. Après avoir expliqué avec un rare bonheur, d’après un texte presque insaisissable, une ligue amphictyonique fondée dans la petite île de Calaurie, par toutes les puissances insulaires contre les états intérieurs, il passe aux rapports nouveaux qui s’établirent entre Égine et le Péloponèse à l’époque de la domination des Doriens. Suivant lui, Égine, abandonnée par sa colonie d’Hellènes, reçut volontairement la tutelle d’Épidaure, ville la plus proche, située sur le littoral de l’Argolide. Lorsque les Doriens se furent établis dans le Péloponèse, ils se trouvèrent naturellement les maîtres d’Égine ; ils y transportèrent, dit Pausanias, leur dialecte et leurs mœurs. Ils n’eurent pas besoin d’en détruire les souvenirs, ils les acceptèrent et les absorbèrent avec une aisance qui prouve bien la confraternité de toutes ces tribus qui, à différentes époques, repeuplèrent la Grèce après l’avoir dévastée. Si les Doriens n’avaient point envahi la Grèce, la civilisation dont elle commençait à jouir à l’époque de la guerre de Troie, n’eût pas tardé à porter ses fruits ; mais cette civilisation, au lieu de faire jouer au génie grec le rôle personnel et émancipateur que le siècle de Périclès lui donna, se fût développée sous l’influence sacerdotale de l’Orient, qui avait apporté tout le système de ses croyances, de sa société, de ses sciences et de ses arts sur les rivages pélasgiques. L’invasion dorienne rendit l’esprit hellénique à lui-même, en le forçant à subir une seconde enfance qui dura près de six siècles, et qu’on a appelée avec raison le moyen-âge grec. Bornons-nous à constater l’influence de ce grand évènement sur les destinées d’Égine.

Parmi les successeurs des Héraclides qui avaient conquis le Péloponèse, il faut distinguer Phidon, roi d’Argos, qui vivait 895 ans avant Jésus-Christ, et qui réalisa un instant une puissante monarchie dans la Grèce. Ce chef des Doriens fut même assez fort pour assurer la conquête de la Macédoine à son frère Caranus, qui y fonda la dynastie d’où sortit Alexandre. Ainsi, ces deux frères se partageaient du nord au midi toute l’étendue que les Pélasges et les Achéens avaient autrefois couverte. Phidon voulut affermir par les institutions ce qu’il avait gagné par la guerre ; parmi les établissemens qui remontent à lui, on doit compter la monnaie dont il passe pour l’inventeur, et dont il donna le privilége à Égine. Ceci prouve qu’Égine faisait partie de son empire, et que les arts y étaient déjà cultivés avec succès dès cette époque.

Les Éginètes étaient, en effet, un peuple naturellement ingénieux. M. Mueller fait observer que, dans cette île, le génie dorien prit un développement plus libre et plus vif que partout ailleurs. Les nécessités de la vie insulaire, l’exiguïté de l’espace, l’habitude de traverser la mer pour aller de l’île à Épidaure la métropole, expliquent suffisamment à ses yeux cet essor particulier. Pourquoi ne rien accorder à l’influence des premières colonisations ? Pourquoi ne pas faire mention de la tradition poétique qui concerne les anciens Myrmidons ? Selon elle, Jupiter, à la demande d’Éaque, avait changé les fourmis en hommes pour repeupler l’île désolée par la peste. Ailleurs on trouve que ces durs habitans avaient creusé leur sol ingrat, en avaient retiré la terre, l’avaient jetée sur les pierres qui la recouvraient, et s’étaient logés dans les cavernes doublement utilisées par leur industrie. N’est-ce pas encore à cette circonstance qu’il faut rapporter la tortue qu’on voit sur le plus grand nombre des monnaies éginètes, que M. Mueller n’a point expliquée, et qui pourrait n’être qu’une image de cette vie souterraine et opiniâtre des premiers temps ?

La mer ne fut pas pour Égine une moindre source de prospérité que la terre. Tandis que les autres Grecs n’ont encore que des vaisseaux ronds, les Éginètes possèdent déjà des galères longues, dont les rames sont plus longues aussi, et dont la proue et la poupe sont bien travaillées. Les récifs qui bordent leur île protègent leurs trésors contre les pirates, qui semblent le produit nécessaire de tous ces golfes et de toutes ces plages ; eux seuls savent filer avec habileté parmi leurs écueils ; ainsi cette forteresse sûre, habitée par une race laborieuse, devient bientôt un marché ouvert à tous les étrangers de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe.

Enflés par leurs rapides accroissemens et par le sentiment de leur force, les Éginètes rompent avec Épidaure, la saccagent, et emportent dans leur île les dieux de leur métropole. Cependant ils restent fidèles au génie dorien ; ils gardent les alliances de Lacédémone et de Thèbes, toutes deux achéennes et doriennes tour à tour comme eux ; les premiers peut-être, ils engagent avec la race ionienne de l’Attique cette lutte qui résume toute l’histoire politique de la Grèce. Les Ioniens avaient paru sur le littoral grec bien avant que les Doriens n’y missent le pied, ils avaient partagé avec les Achéens les dépouilles pélasgiques ; ils subirent comme eux l’invasion des Doriens. Fixés dans le Péloponèse avant la venue de ceux-ci, ils en furent chassés par eux ; la plupart émigrèrent vers l’Asie mineure, vers la grande Grèce, dans l’archipel de l’une et de l’autre des deux mers helléniques ; quelques-uns s’arrêtèrent dans l’Attique où leur race avait déjà des établissemens. Sortis de la source commune des Grecs, ils n’étaient probablement comme les Doriens qu’une tribu particulière des Hellènes primitifs de la Thessalie, et rien ne les séparait originairement de ces autres peuples. Cependant il faut qu’ils aient eu un penchant natif à se détacher de leur tronc naturel, et à se revêtir des formes étrangères. Ceux qui avaient primitivement enlevé aux Pélasges la domination de l’Attique s’étaient si bien modelés sur leur esprit, sur leur religion et sur leurs usages, que les historiens, ne distinguant pas les uns des autres, appellent les vainqueurs du nom des vaincus. Frères des Doriens à leur origine, ils devinrent un objet de haine et de mépris pour ces rigoureux conservateurs de l’intégrité primordiale du génie grec. La persévérance des uns, l’indépendance et la curiosité des autres, se développèrent selon leurs lois naturelles ; les querelles antiques, les intérêts opposés, les circonstances, tout se réunit pour faire dégénérer cette dissemblance en une rivalité acharnée. Thèbes avant l’invasion des Perses, Lacédémone après leur défaite, soutinrent, contre Athènes, de longues guerres qui furent le résultat de la dualité profonde de la nation. Dans ces deux occasions, Égine se trouve toujours du parti opposé à celui des Athéniens ; mais avant d’embrasser des passions allumées hors de son sein, sentinelle avancée de l’esprit dorien, elle harcela la ville de Minerve au nom de la supériorité de sa marine, de son industrie et de ses instincts.

La guerre des Perses eut deux phases principales. Pendant la première, Darius n’avait donné à ses lieutenans d’autre commission que celle de châtier la démocratie turbulente des Ioniens. Le génie dorien, essentiellement aristocratique, faisait plus que des vœux pour le succès des ordres du grand roi ; à cette époque, l’oligarchie d’Égine, qui s’appuyait sur la double puissance des traditions et du négoce, et qui avait jusqu’alors réussi à contenir les cinq mille citoyens et les quarante mille esclaves habitués à son joug, conspira ouvertement avec les Perses. Les Athéniens cherchèrent à la vaincre en soulevant la démocratie ; mais l’aristocratie disputa par la férocité le terrain qu’on lui voulait enlever par l’intrigue. On cite, au milieu des massacres qu’elle ordonna, un trait unique dans l’histoire. Un malheureux plébéien s’étant attaché à la porte d’un temple, on scia ses poings pour ne rien faire perdre au droit d’asile, ni à la vengeance de la noblesse. Sparte, où l’antique élément achéen était resté debout à côté de Lacédémone, occupée par l’élément dorien, se prêtait alors à toutes les entreprises d’Athènes contre les Doriens purs de Thèbes, d’Argos et d’Égine, qui excitaient la méfiance universelle des autres Grecs. Aussi un roi spartiate vint-il punir les Éginètes d’avoir tendu les mains aux barbares. Plus tard, lorsque la seconde invasion médique eut encore élevé Athènes et abaissé les autres villes, jadis ses rivales, Sparte ne se souvint plus de leurs rancunes que pour les imiter.

En traversant le Bosphore, Xercès apprit aux Grecs qu’ils étaient tous frères, et qu’il allait être question de leur vie ou de leur mort ; lorsqu’il entra dans le golfe d’Égine, il n’y trouva que des ennemis ; les Doriens et les Ioniens avaient oublié leurs différends, pour sauver leur patrie commune. Ce rapprochement de tous les élémens grecs, joint à l’activité qu’une si grande lutte développa, produisit enfin l’épanouissement complet du génie hellénique. Athènes, qui avait pris l’initiative de la guerre, recueillit aussi les fruits les plus beaux de la paix qui suivit. S’étant placée à la tête des peuples par l’élan d’un admirable instinct, elle eut encore, grace à son génie impressionnable, le bonheur de s’imprégner profondément de cette civilisation dorienne qui s’obstinait sourdement dans ses jalousies ; ainsi elle devint le représentant réel des élémens divers de la nation, et en quelque sorte la lyre par laquelle la Grèce entière devait parler aux générations futures. Cependant les Éginètes avaient joué un rôle important dans la défaite de Xercès. L’immense butin de Salamine avait été transporté et vendu dans leur île. Les dépouilles de Platée, au dire d’Hérodote, les enrichirent encore. Mais l’avidité mercantile qui s’était emparée d’eux les fit bientôt décheoir de ce comble de gloire et de prospérité ; déjà leur ville n’était plus citée que comme le rendez-vous de tous les libertins de la Grèce, qui étaient sûrs d’y trouver meilleure chère et une vie plus opulente que partout ailleurs.

Athènes profita de l’engourdissement de son ancienne rivale, et à l’occasion des premiers dissentimens qui éclatèrent entre l’Attique et le Péloponèse, elle vint mettre le siége devant Égine. Au bout de neuf mois de siége, Égine se rendit, et consentit à détruire ses murailles, à livrer sa marine, à payer un tribut. Vingt-sept ans après cette reddition honteuse, comme la guerre du Péloponèse venait d’éclater, les Éginètes parurent encore redoutables, malgré leur abaissement. Athènes les expulsa de leur île, et les remplaça par une colonie prise dans son sein. Les fugitifs furent accueillis par les Spartiates, qui leur donnèrent un refuge à Tyrée, dans le Péloponèse ; mais ils y furent poursuivis par la haine des Athéniens, qui s’emparèrent de leur nouvel asile, et emmenèrent en captivité tous ceux qu’ils ne laissèrent pas sur la place. Cependant, lorsque la victoire d’Ægos Potamos eut terminé la guerre en faveur du génie dorien, le général lacédémonien Lysander voulut rétablir les Éginètes dans leur île. De ce peuple, autrefois considérable, il ne restait plus qu’un ramassis de misérables et de mendians, errant par toute la Grèce. Une pareille population ne pouvait relever la fortune d’Égine ; elle souilla par ses débauches et par ses pirateries la fin de la puissance dorienne, qui ne semblait avoir triomphé d’Athènes que pour couronner avec éclat son existence qui s’éteignait. Désormais Égine n’eut plus d’autre gloire que d’être le refuge des grands citoyens d’Athènes proscrits par l’inconstance du peuple et par les intrigues des Macédoniens, qui s’apprêtaient à absorber dans une dernière invasion tous les Grecs descendus comme eux de l’Olympe et du Pinde.

IV. — HISTOIRE DE L’ART ÉGINÉTIQUE.

Tous ces faits, déjà si intéressans pour l’histoire générale de la Grèce, vont nous servir à déterminer la signification des marbres d’Égine, et à définir l’originalité de l’art auquel ils appartiennent. Athènes, qui eut sur les autres villes helléniques l’avantage de posséder une littérature complète, et d’être, pour cette raison même, aux yeux du monde, leur représentant et leur interprète, n’a pas toujours été juste envers ses rivales, lorsqu’elle a tracé, par la main de ses écrivains, le tableau de la civilisation grecque. Pour citer un trait qui ait rapport à notre objet, elle a attribué l’invention des arts à Dédale, l’un de ses enfans. Ce personnage, à moitié mythologique, est devenu un grand sujet de doute pour l’érudition moderne ; et M. Mueller a émis l’opinion que le Dédale de Crète, celui qui construisit le fameux labyrinthe, pourrait bien être tout différent du Dédale athénien, qui dès-lors ne jouerait plus qu’un rôle très secondaire dans l’histoire de l’art. Smilis, fils d’Euclide, que Pausanias nomme comme le chef de l’école éginète et comme le contemporain de Dédale, a pris, au contraire, une plus grande importance depuis qu’on a pu reconnaître avec quelque certitude le caractère de ses successeurs. L’art grec, qu’on nous peint sans cesse astreint aux lois de la plus sévère unité, se produisit avec une liberté infinie. C’est ainsi que la seule statuaire prit dès l’origine, selon les lieux, les formes les plus diverses. C’est peut-être à Samos, colonie ionienne, que fut inventée la plastique, ou l’art de pétrir des images avec l’argile ; c’est aussi dans cette île que Théodore et Rœchus fondirent les premières statues de bronze ; c’est en Crète, à ce qu’il paraît, que l’art de sculpter le marbre commença à se développer ; Dippœne et Scyllis, qui fondèrent l’école de Sicyone, étaient des marbriers crétois. À Smilis et à l’école d’Égine qu’il institua, appartient l’honneur d’avoir cultivé spécialement la sculpture sur bois ; et c’est de cette sorte de travail que naquit la toreutique, art essentiellement grec, qui consistait à ciseler des matières précieuses, telles que l’or et l’ivoire, primitivement employées comme ornemens accessoires des statues de bois, et destinées à remplacer ensuite le bois lui-même. Personne n’ignore que le Jupiter olympien de Phidias et la Junon de Polyclète furent les chefs-d’œuvre de ce genre. Dans cet inventaire des origines de l’art hellénique, Athènes n’a rien à revendiquer, et Égine occupe au contraire une place notable.

M. Mueller, d’après les habitudes de l’archéologie allemande, suppose que le nom de Smilis est collectif, et qu’il désigne, non pas un artiste, mais une époque tout entière de l’art ; il fait remonter cette époque avant l’invasion des Doriens, c’est-à-dire à l’établissement des colonies achéennes et helléniques ; il en tire cette conséquence que l’art éginétique était originairement achéen, et il prend soin de le montrer exempt des influences de l’art de l’Égypte et de celui de la Phénicie. Les statues de bois, ou Ξοανα, comme les Grecs le disaient dans un seul mot, furent donc la première expression de l’art purement hellénique ; il me semble important d’ajouter cette observation à celle de M. Otf. Mueller, pour faire entrevoir dès ce moment les rapports que je me propose d’établir entre la sculpture et l’architecture. Le bois est, comme on sait, la première donnée de toutes les constructions grecques ; et voilà que nous le retrouvons aussi aux débuts de la statuaire. M. Otf. Mueller n’a pas, non plus, fait remarquer que la matière employée par les sculpteurs Smilidiens avait imprimé un caractère particulier aux traditions transmises par eux à leurs successeurs ; il a tout mis sur le compte de la religion et du génie local de ces artistes. Cependant il est bien évident qu’une école façonnée au travail du bois ne saurait avoir les mêmes règles que les écoles habituées à opérer sur le grain plus dur des métaux et des minéraux.

Avant la découverte des statues qui sont conservées à la Glyptothèque, on savait positivement qu’il y avait dans l’art grec un style particulier appelé éginétique. Pline l’ancien qui, dans son admirable encyclopédie, a laissé les documens les plus suivis et les plus complets que nous ayons sur la statuaire antique, n’a, il est vrai, transmis aucun renseignement sur ce sujet. Il cite des sculpteurs que nous savons nés à Égine ; mais ce n’est pas lui qui nous apprend qu’ils en sont sortis. Winckelmann s’est trompé lorsqu’il a traduit le fameux passage fratrem Æginetœ fictoris, par les mots : frère d’un artiste éginète. Il a pris, dans ce cas, un nom d’individu pour un nom de race. Cicéron et Quintilien n’en savaient pas plus que Pline sur les origines de l’art grec. C’est Pausanias qui nous a conservé les seuls souvenirs importans qui fixent directement la valeur du style éginétique ; et la mention qu’il en fait est d’autant plus à considérer qu’il vivait dans un temps où les livres des écrivains d’Athènes formaient le fonds de l’éducation, et où les esprits éblouis par la beauté de l’art postérieur n’accordaient plus une attention suffisante à tout ce qui avait précédé Phidias.

Non-seulement Pausanias nomme plusieurs sculpteurs éginètes, mais il parle d’une manière qui leur est propre et dont il retrouve des modèles dans les statues répandues çà et là dans la Grèce. C’est ainsi que dans le temple de Diane Limnotide, sur les confins de l’Arcadie et de la Laconie, il admire une statue en bois d’ébène, « ouvrage, dit-il, dans le style connu sous le nom d’éginétique ; » au pied du Parnasse, à Ambrysse, il rencontre une statue en marbre noir, encore dans le même style. Ce rapprochement est curieux. On voit que les statuaires éginètes étaient si scrupuleux imitateurs des traditions, que lorsque l’usage de sculpter en marbre fut répandu dans toute la Grèce, ils employèrent l’espèce de marbre qui par sa couleur rappelait le plus leurs anciens ouvrages de bois. Du reste, le second fait noté par Pausanias est contraire à l’assertion de M. Mueller, qui présume que le style éginétique ne fut peut-être point appliqué au marbre. Mais le témoignage le plus complet que le voyageur grec nous ait donné au sujet de ce style, est une phrase qui équivaut presque à une définition. En parlant d’une statue d’Hercule qu’il a vue à Érythres, en Ionie, il dit : « Elle ne ressemble ni aux ouvrages qui portent le nom d’Égine, ni à ceux de la plus ancienne école attique ; elle est plutôt dans le style égyptien que dans tout autre ; elle fut apportée de Tyr en Phénicie, sur un radeau. » Ces mots suffisent pour constater que le style éginétique a des rapports éloignés avec l’art égyptien, et des rapports plus voisins avec l’ancien art attique, qui est cependant tout-à-fait indépendant du premier et distinct du second. Dans ces mots je crois lire aussi la condamnation de deux opinions avancées par M. Mueller.

Le savant professeur de Gœttingue pose comme une vérité incontestable que le propre des ouvrages attiques de l’école de Dédale est le changement, et que le caractère de l’école éginétique de Smilis est l’identité. Si on admettait cette proposition, comment pourrait-on concevoir l’intime rapport que Pausanias établit entre la manière de l’ancienne Athènes et celle d’Égine ? Ensuite M. Mueller prétend avoir découvert dans le lexique d’Hésychius une glose qui serait le document le plus précieux qu’on pût fournir dans la matière : Εργα αιγινητιχα, οι συμβεβηχοτες ανδριαντες, (statues éginétiques, figures dont les pieds sont immobiles et parallèles) telle est cette définition qui trancherait les difficultés de notre sujet. Mais, après les recherches les plus minutieuses, nous n’avons rien trouvé de semblable dans l’édition d’Albert, qui est la meilleure qu’on ait donnée d’Hésychius. Que cette glose importante n’ait pas été lue par M. Mueller dans une autre édition d’Hésychius, c’est ce que nous ne saurions ni nier, ni affirmer ; mais qu’en tout cas elle y ait été ajoutée par quelque grammairien des siècles passés, désireux de compléter son auteur, c’est ce qui ne serait pas invraisemblable. Pausanias me fournit une excellente raison pour le penser ; si les statues éginétiques avaient les pieds fixés sur une même ligne, comment aurait-il pu dire qu’elles différaient des statues égyptiennes dont cette immobilité était la véritable marque ? Je touche ici au point le plus délicat de la question ; mais il ne convient pas d’y insister davantage en ce moment.

Ces indications étaient plus que suffisantes pour attirer l’attention des historiens de l’art. Winckelmann a le premier constaté l’existence d’une école éginétique ; sans en déterminer le caractère, il l’a mise sur le même rang que les anciennes écoles de Sicyone et de Corinthe. Nous avons vu que M. Quatremère de Quincy a cherché à lui assigner une plus vaste étendue, en l’assimilant au style étrusque, et en la présentant comme l’exemplaire de toutes les anciennes manières de la Grèce. L’Allemagne du nord et celle du midi ont depuis lors agité ce problème ; elles y ont apporté cette variété immense de connaissances, mais aussi cette indécision qui semblent être le propre de leur érudition. La plupart des savans de la Bavière, M. Thiersch, M. Wagner, l’illustre Schelling lui-même, ont pris part à ce débat ; M. Otfried Mueller a voulu lutter avec eux, au nom de la science du Nord ; je crains qu’il ne les ait combattus sur plusieurs points capitaux que pour l’honneur de son parti. Sur cette question, l’érudition française a été réduite jusqu’à ce jour à des pressentimens que M. Raoul-Rochette a parfaitement résumés dans son Archéologie. L’érudition des Allemands est sans contredit mieux informée et plus profonde ; mais, je dois le dire, parce que je suis fier de le penser, il y a souvent plus de vérité et de précision même dans notre imagination que dans leur science.

Si nous avions conservé les odes des Théandrides, qui étaient la famille des poètes lyriques d’Égine, peut-être connaîtrions-nous les noms des successeurs de Smilis. À l’époque de la guerre des Perses, où les Hellènes semblèrent déposer toutes leurs rivalités pour défendre en commun tous leurs biens et proclamer toutes leurs gloires, les Éginètes reparaissent au premier rang et en grand nombre parmi les autres sculpteurs de la Grèce. C’est d’abord Callon, que, selon les témoignages contradictoires de Pline et de Quintilien, on place, ou avant la bataille de Marathon, ou après celle d’Ægos-Potamos, intervalle immense que ne peut combler la vie d’un seul homme. Ensuite ce sont Glaucias, qui fit les statues de plusieurs athlètes vainqueurs dans les jeux ; Anaxagoras, auteur du Jupiter que les Grecs placèrent à Élis après la bataille de Platée ; Onatas, renommé par une multitude de beaux ouvrages, et qui jouit dans son temps d’une véritable suprématie ; puis, Simon, Ptolichus, Theopropus, Aristonous, Philatimus. Il est assez difficile de fixer la date de quelques-uns de ces derniers ; les premiers paraissent être les contemporains d’Ageladas, le maître de Phidias ; ils vécurent entre la guerre des Perses et celle du Péloponèse.

Tout s’accorde pour faire penser que ces sculpteurs n’imitaient point servilement la manière de Smilis, quoiqu’ils se rattachassent à sa tradition. M. Mueller a une violente suspicion contre eux ; il voit bien qu’ils sont d’Égine, mais il se demande si l’on peut dire que leurs ouvrages appartinssent au style éginétique. Cependant il est forcé de convenir que ses scrupules sont détruits par ce que Quintilien dit de Callon, dont il compare la sculpture rude et archaïque à celle des Étrusques. Alors il conclut que les émules de Callon formèrent dans l’art éginétique une seconde époque, qu’il appelle aussi dernière parce que la plupart d’entre eux survécurent à la catastrophe de leur pays, et qu’il nomme encore grande et sublime en l’assimilant, d’après la classification de Winckelmann, à ce que fut, pendant la génération suivante, l’époque de Phidias pour l’école attique. La suite fera voir ce que nous trouvons à reprendre dans ces deux assertions. Constatons ici un fait de la plus haute importance.

Le plus grand nombre des artistes que nous venons de citer se sont rendus célèbres en exécutant les statues des athlètes couronnés dans les jeux publics. Cette récompense solennelle, décernée par les villes aux vainqueurs, fut, comme on le sait, plus encore que la religion qui se contenta long-temps d’idoles grossières, l’origine de la statuaire grecque, et la cause de ses progrès. Nul peuple ne paraît avoir été plus capable que celui d’Égine de fournir des triomphateurs aux jeux publics et des artistes pour éterniser leur mémoire. Pindare, qui est le meilleur historien de la race dorienne et des Éginètes, a consacré plus de la moitié des odes, qu’il nous a laissées, à des vainqueurs nés dans l’île d’Égine. Pélée avait même inventé des jeux connus sous le nom de pentathle, qui devaient être particuliers aux Éginètes, et que je ne crois pas qu’il faille confondre avec le pancration. Tout le monde conviendra que la vue et le goût de ces exercices en quelque sorte nationaux durent singulièrement influer sur les études et sur la direction des artistes insulaires, comme Lucien les appelle dans un de ses dialogues. Si on ajoute à cette considération que ces artistes reproduisirent très souvent d’une manière expresse la personne des lutteurs, il est difficile de croire que leur art put être complètement fidèle aux traditions nécessairement rigides du religieux Smilis, et encore moins à cette immobilité égyptienne, que Mueller nous donne, d’après Hésychius, comme le type de l’art éginétique. Je remarque encore en passant que les Athéniens ne sont presque jamais mentionnés parmi les vainqueurs des jeux, qu’ils ne cultivaient pas avec ardeur les exercices gymnastiques, et que leurs artistes ne se souciaient pas de représenter des athlètes. Ces notions ne sont guère propres à faire croire qu’il y eût, originairement, dans leur art, comme le dit M. Mueller, plus de mouvement et de variété qu’il n’y en avait dans le style éginétique ; elles prouveraient même le contraire. Mais avant de pousser plus loin cette comparaison et ces recherches, il importe de faire connaître les statues découvertes à Égine par M. Cockerell, et de savoir quels élémens nouveaux elles ont pu apporter pour la solution du problème qui nous intéresse.

V. — DESCRIPTION DU PANHELLÉNION ET DES MARBRES D’ÉGINE.

Les débris du temple de Jupiter panhellénien s’élèvent au nord-est d’Égine, sur le sommet d’une montagne dont les prolongemens fendent la mer, comme ferait une proue dorée, et forment un des trois angles de l’île ; ce sont de belles colonnes doriennes qui se détachent au plus haut du paysage, et qui, dominant les forêts d’amandiers du rivage, les flots au loin déroulés, les montagnes de l’Attique et celles de l’Argolide étagées de chaque côté du golfe, semblent comme une couronne posée par le génie humain sur toutes ces splendeurs de la nature. M. Edgar Quinet nous a appris, dans son voyage en Grèce, qu’assis au pied du Panhellénion, il distinguait le Parthénon à l’extrémité de la perspective ; ainsi ces ruines semblent encore se défier, d’un bout à l’autre de l’horizon, comme les deux rivales dont Jupiter et Minerve étaient autrefois les divinités protectrices. On présume avec raison que les marbres trouvés sous les décombres du Panhellénion faisaient partie des deux frontons de ce temple. La date de ces statues dépend évidemment de celle de l’édifice auquel elles appartiennent.

Lorsque Pausanias visita Égine, on lui dit que le Panhellénion avait été fondé par Éaque. À en croire les habitans, tout ce qui existait dans leur île remontait jusqu’à ce prince ; ainsi c’était lui qui l’avait entourée d’écueils pour la préserver des pirates. Il est certain que Jupiter avait été adoré sur la colline panhellénienne dès les temps les plus reculés, probablement même, comme nous l’avons dit, à l’époque qui précéda l’arrivée de la colonie hellénique d’Éaque. Mais le temple qui s’élevait dans le même endroit au temps de Pausanias, et dont on voit encore les restes, ne saurait avoir été construit au siècle des Pélasges, ni à celui des Achéens. L’architecture en est dorique, et fort éloignée de ce dorique primitif dont on a trouvé des exemples à Corinthe et à Sicyone. Les proportions élégantes, les colonnes plus élancées reposant sur un stylobate plus haut, indiquent une époque d’un goût avancé qui vise déjà plus à la beauté qu’à la force. La construction du Panhellénion a dû précéder de peu d’années celle du Parthénon ; toutes les convenances de l’art et de l’histoire s’accordent pour la placer immédiatement après la guerre des Perses. Le colosse d’or et d’ivoire qui ornait l’intérieur du sanctuaire avait probablement été fait avec le butin de Salamine et de Platée. Le temple, ainsi rebâti sur les fondemens pélasgiques de l’ancien édifice d’Éaque, avait alors changé, selon la conjecture fort admissible de M. Mueller, son nom d’Hellénien pour celui de Panhellénien, qui est, pour ainsi dire, un hommage rendu à la fraternité et à la délivrance de tous les Grecs.

Sur l’objet représenté par les statues qui ornaient les frontons de ce temple, M. Mueller repousse complètement l’opinion des archéologues bavarois. Il y voit la représentation pure et simple des combats récens des Grecs avec les Perses ; les autres y reconnaissent, au contraire, comme M. Fauvel l’avait déjà dit à M. Pouqueville, des évènemens de l’époque héroïque, relatifs aux Éacides, et particulièrement le combat qui eut lieu autour du corps de Patrocle, dans lequel Ajax fut vainqueur, et où Minerve secourut les Grecs. J’écarte tout d’abord la conjecture de M. Mueller par une raison qui me paraît péremptoire. Les Grecs ont-ils jamais représenté un fait contemporain au front d’un monument religieux ? Une telle supposition n’est-elle pas contradictoire non-seulement avec leur esprit, mais avec l’essence même de toute religion ? Les autres objections que j’ai à présenter contre l’hypothèse de M. Mueller ne sauraient être comprises que lorsque j’aurai donné la description des marbres d’Égine.

Examinées dans leur ensemble, ces statues offrent d’abord aux yeux un mouvement extraordinaire d’inflexions, et d’attitudes. Winckelmann, qui a appelé angulaire l’école de Phidias, aurait réservé ce nom pour celle d’Égine, s’il en avait connu les œuvres ; il l’aurait donné d’autant plus justement à celle-ci que l’agitation des figures qu’elle a produites n’exclut pas une certaine raideur causée précisément par la brusque section de leurs lignes. Quant aux personnes qui pourraient penser que l’art grec n’est qu’une dérivation de l’art oriental, elles auraient de longues réflexions à faire sur ces fragmens ; quoiqu’ils appartiennent à une époque voisine de l’invasion présumée des formes immobiles de l’Égypte, ils présentent effectivement plus de turbulence et de vie que les ouvrages qui s’éloignent davantage du temps où les types étrangers ont pu servir de modèle aux artistes grecs. Le second caractère distinctif de ces morceaux, c’est le contraste surprenant de l’imbécillité des têtes avec le beau travail des corps ; le visage semble être la partie traditionnelle, hiératique, inaltérablement reproduite par l’art éginétique. La figure que Smilis et ses successeurs inconnus avaient donnée à leurs statues de bois, leurs descendans semblaient la donner encore aux marbres de Paros ; c’était surtout dans une meilleure imitation des corps que ceux-ci se permettaient de dévier des anciens exemples, et de témoigner de leur propre supériorité. Ils étaient bien obligés, pour accorder l’expression antique des figures avec la nouveauté des corps, d’adoucir un peu les angles des premières, et d’atténuer les arêtes aiguës qui en marquaient les traits et les contours : mais pour que la beauté des corps fît aussi la moitié des concessions nécessaires à l’harmonie de l’ensemble, ils leur avaient conservé une maigreur qui les rapprochait de la sécheresse du visage. L’espèce d’animalité qu’offrent les airs de tête vient-elle de ce que les artistes primitifs avaient eu l’intention de copier la nature, et n’y avaient que grossièrement réussi avec des moyens grossiers, ou bien de ce qu’ils s’étaient forgé un idéal particulier, en rapport avec leurs croyances, et religieusement transmis à leurs successeurs comme un dépôt sacré ? C’est une grave question que nous ne pouvons pas encore résoudre. Quant à la parfaite exécution des corps, il est évident qu’elle est due à un naturalisme prononcé, dont le scrupule va jusqu’à copier les rugosités de la peau. Ainsi le naturalisme de Van-Eyck et d’Hemling s’allie avec une certaine maigreur de formes et avec la sécheresse des contours.

Passons de l’examen général à une analyse plus détaillée. Nous commencerons par le fronton postérieur ou oriental, qui est complet, et nous admettrons, ne fût-ce que pour être plus clair, l’hypothèse des archéographes de Munich.

Au centre du fronton, dans un reculement dont les règles de l’architecture et celles de la sculpture s’accordent à proclamer la nécessité, s’élève Minerve, tenant le bouclier d’une main, la lance de l’autre. Sa tête est couverte d’un casque qui repose sur une chevelure dont les petites boucles sont rangées par étages ; sa robe à longs plis droits et symétriques rappelle le travail antérieur des statues de bois ; ses yeux sont fendus en amandes, légèrement relevés par les coins : comme ceux des autres statues, on les dirait empruntés à l’art chinois ; sur les lèvres, dont les segmens sont minces et durs, et dont les extrémités sont également tirées en haut, s’épanouit un sourire qui erre aussi sur toutes les autres figures ; enfin, comme dans celles-ci, le menton est étroit et aigu. Ainsi que M. Quatremère de Quincy l’avait pressenti, c’est, de la tête aux pieds, une figure semblable à celles qu’on avait jusqu’à ce jour classées parmi les productions de l’art étrusque, et que Winckelmann le premier avait soupçonné pouvoir tout aussi bien appartenir à l’ancien style grec.

Aux pieds de Minerve, et devant elle, sont deux guerriers nus : l’un tombe mourant en arrière, l’autre s’élance et se penche vers lui pour le secourir ; c’est au-dessus et au-delà d’eux qu’apparaît la déesse. Le premier de ces guerriers a reçu le nom de Patrocle ; son casque, qui a quitté sa tête à moitié, laisse voir une grande partie de sa chevelure, pareille à la perruque dont Minerve est affublée ; ses lèvres sourient en rendant l’ame, comme celles des guerriers qui l’entourent. Celui qui le secourt ne porte point de casque sur sa tête bouclée, en sorte qu’il est entièrement nu. L’absence de toute espèce de signe ayant empêché qu’on ne lui donnât un nom historique, on l’a tout simplement appelé un héros.

À gauche, derrière Patrocle, on voit Hector qui vient de le frapper. Il est debout, nu, porte le bouclier d’une main ; de l’autre, qu’il tient haute, il brandissait sans doute le fer qui a tué son ennemi. Sa tête, plus belle que celle des autres, semble indiquer sa supériorité. Son casque laisse aussi voir la partie antérieure de la chevelure bouclée qui lui cache le front. La barbe de son menton lui donne un air plus mâle ; mais comme elle est sensiblement pointue, et qu’à la forme pointue de la barbe Winckelmann a attaché le seul indice à peu près certain qui pût faire distinguer les œuvres de style étrusque de celles de l’ancien style grec, il s’ensuit qu’il est désormais difficile d’établir une différence essentielle entre l’un et l’autre de ces deux arts. Pour faire pendant à Hector, et à droite du héros qui vient au secours de Patrocle, se trouve un autre guerrier, debout comme le fils de Priam, nu comme lui, et comme lui portant la barbe au menton, le casque en tête, le bouclier au bras. C’est ce personnage qui a reçu le nom d’Ajax, fils de Télamon. La manière dont il est opposé à Hector rend cette désignation très vraisemblable.

La dénomination des autres chefs représentés derrière ceux-ci n’est pas aussi facile à justifier. Les deux héros qui suivent immédiatement d’un côté Hector, de l’autre Ajax, sont à genoux ; les carquois suspendus à leur flanc, et une de leurs mains levée à la hauteur de l’œil ne permettent pas de douter que leur autre main ne tint un arc. À la différence des guerriers précédens, qui sont nus, ceux-ci sont vêtus ; leur poitrine est prise dans une casaque collante, leurs jambes sont enfermées dans une sorte de pantalon qui adhère complètement à la peau, et qui descend jusqu’à la cheville. On ne saurait méconnaître à ces traits des archers d’Orient, et c’est là une des raisons sur lesquelles M. Mueller se fonde pour rapporter à la guerre des Perses le sujet de ce fronton. Le vêtement de ces sagittaires est, il est vrai, plutôt phrygien que perse ; mais, Winckelmann l’a dit, les artistes grecs employaient le costume de Phrygie indifféremment à la place de tous les autres costumes étrangers. Les casques de ces deux guerriers ne ressemblent point à ceux des autres ; celui du guerrier qui est placé à droite, derrière Ajax, offre surtout une forme bizarre que sa pointe brisée a permis de prendre pour un bonnet phrygien, et c’est aussi sans doute ce qui a déterminé les antiquaires bavarois à appeler du nom de Pâris l’archer qui en est coiffé. Le guerrier qui lui sert de pendant, et qui est placé derrière Hector, a reçu le nom de Teucer, frère d’Ajax, quoique son costume ne diffère guère de celui de Pâris. Comment expliquer son vêtement ? Est-ce parce que Teucer était roi de Chypre, qu’on le considère comme un Oriental ? ou bien tous les sagittaires étaient-ils nécessairement vêtus ? Mais alors ne vaudrait-il pas mieux supposer qu’en cette place déjà inférieure, les statuaires n’ont voulu représenter que de simples archers ? On pourrait encore faire une autre objection à l’hypothèse des antiquaires de Munich. Homère nous peint Teucer combattant derrière le bouclier de son frère Ajax. Pourquoi donc les sculpteurs auraient-ils placé Pâris derrière celui-ci, et Teucer derrière Hector ? Serait-ce pour mieux exprimer le pêle-mêle de la bataille qui a précipité Hector parmi les Grecs, Ajax parmi les Troyens ?

Teucer et Pâris sont appuyés des deux côtés par deux autres guerriers plus inclinés qu’eux et qui, aussi à genoux, mais pliant l’épaule, au lieu de la renverser en arrière pour tirer la flèche, secondent leur attaque la lance à la main. C’est une rame que M. Mueller aurait voulu qu’on leur donnât, pour rappeler la victoire navale de Salamine ; mais, outre qu’on accorderait peut-être difficilement leur casque avec cette rame, semble-t-il bien naturel de mêler ainsi dans un fronton des rameurs et des archers ? À Munich, on a donné le nom d’Ajax, fils d’Oïlée, au guerrier qui accompagne Teucer, celui d’Énée au guerrier qui suit Pâris. Viennent enfin, aux deux angles extrêmes du fronton, deux guerriers renversés en arrière ; blessés mortellement, ils sont tombés, mais ils ne cessent pas de sourire ; leurs casques s’échappant de leur tête, dans la chute, ont laissé leur chevelure bouclée se déployer en larges nattes jusque sur le milieu de leurs épaules ; ces deux figures, dont la maigreur a quelque chose de plus doux et de plus féminin que celle des autres personnages, n’ont pas reçu de nom particulier. Celle qui est à l’angle gauche est simplement désignée comme un héros blessé ; celle qui est à l’angle opposé, comme un Troyen expirant. Quoique ces deux statues puissent avoir, auprès de certains esprits, le tort d’être profondément marquées d’une manière particulière, elles sont entre les plus admirables morceaux qu’on puisse voir ; elles réunissent la grace à l’austérité, l’harmonie au mouvement ; elles sont le type de cette beauté qui résulte d’une grande quantité de nombres différens ramenés à l’unité par un rapport simple et mystérieux.

Du fronton antérieur ou occidental, il ne reste que quatre figures ; elles sont légèrement plus fortes que celles que je viens de décrire ; elles sont néanmoins encore inférieures à la taille ordinaire de l’homme. C’est à l’inclinaison extrême des frontons doriens, dont l’angle est plus obtus que celui des autres ordres d’architecture, qu’il faut surtout attribuer cette proportion des statues. Les conjectures faites pour désigner ces quatre figures me paraissent excessivement arbitraires ; qu’elles représentent la victoire de Télamon sur Laomédon, c’est ce qu’il n’est ni facile ni, heureusement, important de prouver. Un guerrier nu, debout, portait le casque, le bouclier et probablement la lance, ayant de la barbe au menton, et sur sa figure, indépendamment de la rudesse que lui donnent les arêtes saillantes du style éginétique, une expression indubitable de vieillesse, a pris le nom de Télamon. Un autre guerrier, étendu, penché sur son bouclier, coiffé de son casque, nu aussi, portant la barbe et souriant en tombant, a reçu celui du roi troyen Laomédon. C’est Hercule qu’on a vu dans un sagittaire, agenouillé, bandant son arc comme faisaient les archers du fronton précédent, portant sur sa tête un casque qui a la forme d’une tête de loup assez semblable à celle du Penseroso de Michel-Ange, et qui rappelle les dépouilles sauvages dont le héros thébain avait coutume de se parer. La quatrième figure, qui est de toutes la plus digne d’admiration, est connue sous le nom de héros blessé ; elle est renversée sur le dos, couchée dans son bouclier où elle s’agite encore pour combattre et où sa main élevée en l’air brandissait sans doute une arme inutile. L’unité qui règne dans la divergence multipliée de ses lignes et l’harmonie qui naît sans efforts de l’agitation même de ses membres, devraient être longuement méditées par les artistes qui accusent, de nos jours, le repos absolu de l’art antique, et qui, en cherchant le mouvement, oublient de poursuivre la grace et la beauté.

Indépendamment de ces statues, et avec elles, on a trouvé à Égine deux statuettes qui donnent lieu aux plus curieuses dissertations ; elles sont en tout semblables l’une à l’autre, si ce n’est que leurs draperies sont combinées de manière à ce qu’elles se servent mutuellement de pendant. Toutes deux relèvent de la main leurs longues robes à plis symétriques et verticaux. M. Cockerell, qui a dessiné une restauration du temple de Jupiter Panhellénien, les a placées au sommet de l’angle extérieur du fronton, et il a supposé qu’elles y servaient d’accompagnement à l’αετος qui couronnait tous les ornemens du temple. Les savans allemands ont salué ces deux déesses du nom de Damia et d’Auxhesia. Voilà des divinités qu’on ne trouve guère dans les livres de mythologie répandus dans le public.

Ces deux déesses, dont Hérodote raconte l’histoire fort au long, avec une naïveté charmante, dans son cinquième livre, sont celles qu’Égine enleva à Épidaure, lorsqu’elle se révolta contre sa métropole. Épidaure les avait consacrées pour obtenir la fin d’une sécheresse qui désolait son territoire. L’oracle consulté avait répondu que, pour fléchir la colère des dieux, il fallait façonner deux statues de bois d’olivier. Par une raison qu’il n’est pas facile de démêler, Épidaure fut obligée de demander aux Athéniens le bois destiné à cet usage. Ceux-ci ne le lui accordèrent qu’à la condition qu’elle leur enverrait chaque année des victimes. Lorsque Épidaure eut été dépouillée par Égine de ses divinités, elle cessa de payer le tribut annuel de ses offrandes. Athènes réclama ; Épidaure invoqua la force majeure, et Athènes résolut de reprendre sur les Éginètes les deux statues, qu’elle regardait désormais comme son bien. Elle arma donc une petite flotte, qui arriva de nuit sous les rochers d’Égine. La troupe qui descendit des vaisseaux athéniens arriva sans encombre jusqu’au temple où les deux statues avaient été placées ; lorsqu’elle voulut les arracher de leur base, elle éprouva une résistance insurmontable ; elle les attacha avec des câbles et essaya de les renverser. Mais le ciel se mit à lancer la foudre ; au milieu des éclairs, les deux statues tombèrent à genoux, comme pour supplier leurs ravisseurs. Ces prodiges anéantirent les sacriléges. Un seul homme survécut, monta dans une barque et regagna Athènes ; lorsqu’il arriva au port de Phalère, il y trouva rassemblée une foule de femmes qui lui demandèrent compte de leurs maris ; comme il ne pouvait les leur rendre, elles le tuèrent avec les agrafes de leurs robes. Cela fut cause, ajoute Hérodote, que, depuis ce temps, le vêtement dorien, qui s’attachait sur l’épaule et au côté par des agrafes, fut remplacé, d’après un ordre supérieur, par le costume ionien, dont les manches rendaient les agrafes inutiles.

La diversité et la brièveté des textes qui parlent de ces deux divinités sont cause que M. Mueller n’a pu soulever qu’à demi le voile dont elles sont cachées. Hérodote a écrit leur histoire, selon son habitude, sans chercher à l’approfondir. L’idée qui peut lier le changement du costume des femmes athéniennes au culte des déesses d’Épidaure et d’Égine, semble lui avoir complètement échappé. Faut-il ne voir dans Damia et dans Auxhesia que deux vierges de Crète dont les Trézéniens durent expier le meurtre ? Tout porte, au contraire, à faire croire que c’étaient deux divinités propres au Péloponèse, et qui correspondaient à la Cérès et à la Proserpine de l’Attique, de telle sorte que la rivalité du génie dorien et du génie ionien se poursuivait même parmi les dieux. Quant à l’hypothèse des savans qui donnent les noms de Damia et Auxhesia aux deux statues trouvées parmi les débris du Panhellénion, on voit que la narration d’Hérodote ne la contredit point. Il faut seulement admettre que ces statuettes ne sont que des réductions des deux images dont nous venons de raconter la légende.

Pouvons-nous maintenant préciser la date de tous ces beaux morceaux ? M. Schelling nous paraît avoir émis une opinion inadmissible, lorsqu’il a voulu la fixer à des temps, plus voisins de la guerre de Troie que de celle des Perses. L’architecture du temple et l’histoire entière de l’art grec nous semblent protester contre cette assertion, qui ne conduirait à rien moins qu’à faire penser que le travail du marbre était poussé à la perfection lorsque celui du bois devait être encore à ses commencemens. L’érudition bavaroise a adopté, en définitive, la date proposée par M. Mueller, qui est celle de la guerre médique.

L’érudition française a eu peu d’occasions jusqu’à ce jour de se prononcer sur les marbres d’Égine. M. de Clarac, dans une note d’un livre inédit dont je dois la communication à sa cordiale obligeance, exprime l’opinion que ces morceaux doivent être considérés comme contemporains pour le moins des œuvres de Phidias, s’ils ne leur sont pas postérieurs. C’est à propos de Callon d’Égine, auquel il semble rapporter les statues du Panhellénion, qu’il est conduit à agiter ce problème ; il pense que leur perfection est l’indice d’une époque très avancée de l’art, et que ce qu’il y a d’antique dans leur style est la marque, non pas d’une époque, mais d’une école particulière. Il cite à l’appui de cette opinion la plupart des maîtres allemands qui, vivant du temps de Raphaël, ne continuaient pas moins la vieille chaîne de leurs traditions nationales, de façon à paraître précéder d’un siècle leur illustre contemporain. Il aurait pu trouver au sein même de l’Italie, dans les écoles archaïques de Bologne et de Venise, des exemples plus concluans encore. Tout en admettant une partie de cette argumentation, nous ne croyons pas que l’histoire d’Égine permette de supposer que l’art ait pu élever le Panhellénion ou le décorer après la guerre du Péloponèse. On ne saurait prêter au ramas de malheureux qui repeuplèrent cette île la pensée d’avoir voulu éterniser leur propre souvenir. Les marbres découverts par M. Cockerell appartiennent donc à l’époque que M. Mueller a appelée la seconde période de l’art éginétique, et dont il a établi l’extrême limite à la ruine de l’île, survenue au commencement de la guerre du Péloponèse.

Une remarque qui n’a point été faite me paraît mettre cette date hors de doute. Si Minerve est la déesse particulière d’Athènes, et si Athènes fut la rivale d’Égine, en quel temps supposera-t-on qu’Égine aura mêlé l’image de Minerve à celles des Éacides ? Elle ne pourra avoir donné ce témoignage d’amitié envers Athènes ni avant la guerre des Perses, lorsque la lutte des deux cités était flagrante, ni après l’époque de Cimon, lorsque la haine avait dû s’envenimer encore par le sentiment de la défaite. Ainsi, c’est dans le temps restreint qui s’est écoulé entre la bataille de Salamine et la soumission d’Égine à Athènes qu’il faut placer non-seulement la réédification du temple de Jupiter Panhellénien, mais encore l’exécution des statues de son fronton. La Minerve qui démontre, à mes yeux, l’évidence de cette conjecture, me sert en même temps à repousser celle par laquelle M. Mueller prétend reconnaître dans ces fragmens la représentation de la bataille de Salamine. Si bien réconciliés que les Éginètes fussent alors avec les Athéniens, peut-on penser qu’ayant été proclamés par la Grèce entière comme les plus braves et les plus influens dans cette glorieuse journée, ils aient poussé la modestie jusqu’à rapporter sur le front de leur temple tout l’hommage de la victoire à Minerve, le vivant symbole de leurs rivaux naturels ? Qu’ils aient trouvé un moyen d’en rendre honneur à la fois à Minerve et aux Éacides, c’est ce qui se comprend et ce que l’hypothèse des savans de Munich explique ; mais qu’ils aient oublié les Éacides, qui avaient pourtant décidé du sort de la bataille aux yeux de tous les Hellènes, et qu’ils ne se soient souvenus que de Minerve, c’est ce qu’on ne fera croire à personne. M. Mueller était parti de ce point que Télamon et Ajax n’étaient point des descendans d’Éaque ; ainsi il a été conduit à nier, contre la similitude de tous les monumens de l’art grec, que le fronton du Panhellénion représentât le combat d’Ajax sur le corps de Patrocle.

VI. — NOUVELLE THÉORIE DE L’ART GREC.

Est-ce à dire que l’art éginétique n’ait pas survécu à la ruine d’Égine, qu’il n’ait eu aucune influence sur le développement ultérieur de l’art grec, et qu’il soit demeuré comme une semence originale étouffée dans son germe ? Nous ne le pensons pas. L’opinion s’est répandue parmi les savans d’Angleterre que le nom d’éginétique s’appliquait non-seulement aux œuvres de l’école d’Égine, mais encore à celles de l’école de Sicyone et de l’école de Corinthe. Si on se rangeait à cet avis, on reconnaîtrait une postérité féconde et sans doute assez illustre à l’art né dans les ateliers de la petite île grecque. Mais cet art a eu des conséquences encore plus importantes dont il me semble que quelques-unes sont restées ignorées jusqu’à ce jour. J’essaierai de les exposer, pour montrer comment les marbres de la Glyptothèque ont renouvelé la théorie et l’histoire de l’art grec.

Indépendamment de l’Ægineticorum liber, et de l’Histoire des Doriens, M. Otfried Mueller a publié trois dissertations sur Phidias. La première, qui est relative à la biographie du sculpteur athénien, la troisième, qui fixe d’une manière ingénieuse et définitive la signification du fronton postérieur du Parthénon, ne nous occuperont point ici. La seconde a pour objet de déterminer la valeur de l’œuvre de Phidias ; c’est à celle-ci que nous oserons nous attaquer pour la contredire sur quelques points, pour essayer de la compléter sur quelques autres.

M. Otfried Mueller admet dans cette dissertation plusieurs faits qui me paraissent en contradiction avec quelques-unes des conclusions de son livre sur Égine. Ainsi, par exemple, il affirme que le génie de Phidias a fait franchir d’un seul bond un intervalle immense à l’art athénien, et l’a délivré de la raideur et de l’immobilité qui l’avaient jusqu’alors entravé, pour lui donner une vie nouvelle par l’imitation de la nature. Le savant professeur de Gœttingue pourrait-il concilier cette opinion avec celle qu’il a émise lorsqu’il a dit que contrairement à l’art éginétique, l’art athénien avait pour principe une entière liberté ? L’influence incontestée de l’Égypte sur la primitive civilisation d’Athènes nous faisait déjà douter de la vérité de cette hypothèse. Les preuves que M. Mueller apporte pour attribuer à Phidias l’introduction instantanée du mouvement dans la sculpture athénienne nous confirment dans notre pensée. Le mouvement et l’imitation n’étaient point naturels à l’art attique ; ils lui ont été apportés par des statuaires d’une autre race. Seulement, nous ne pensons pas, comme M. Mueller tendrait à le faire croire, que Phidias ait été, parmi les Athéniens, le premier élève de ces artistes étrangers à l’Attique ; les sculpteurs inconnus qui ont travaillé, sous Cimon, au temple de Thésée, avaient introduit, avant-lui, à Athènes, la discipline exotique, et ceux-ci doivent être comptés comme formant les anneaux intermédiaires de la chaîne qui lie l’ancienne école attique à la nouvelle école athénienne, destinée à diriger désormais le goût de la Grèce.

M. Mueller en convient, Athènes n’a jamais eu l’initiative des grandes inventions de l’esprit grec ; mais elle les a toutes poussées à leur plus haut point de perfection. Ainsi les tréteaux sur lesquels la tragédie a pris naissance, s’étaient long-temps promenés dans le Péloponèse avant d’arriver dans l’Attique ; mais lorsqu’ils eurent touché ce sol où tout prenait une forme naturelle de majesté et d’élégance, ils se changèrent en théâtres sur lesquels Eschyle fit bientôt entendre des accens que ne connut aucune autre littérature de la Grèce. Il faut appliquer à Phidias ce que nous disons d’Eschyle. Sans doute le ciseau de cet artiste immortel fit des emprunts considérables à la peinture que Polygnote avait naturalisée à Athènes sous Cimon, et qui, au dire d’Aristote, avait plus d’expression et de vie que la sculpture du même temps. Phidias, qui commença par être peintre, ou plutôt qui était peintre et sculpteur comme Onatas d’Égine et comme plusieurs autres de ses contemporains, put bien animer ses statues en leur appliquant les procédés familiers à la peinture ; mais il eut d’autres maîtres que Polygnote.

Phidias reçut les leçons de deux artistes différens, d’Hagias d’abord, disciple de l’ancienne école attique, caractérisée bien plus par l’immobilité que par la raideur, ensuite d’Ageladas, qui appartenait à d’autres traditions. Il y a de nombreuses versions sur le nom de ce second maître de Phidias ; Pline l’appelle Geladas ; le scholiaste d’Aristophane le nomme Élidas. Il y avait un Ageladas d’Argos, artiste célèbre, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, maître de Polyclète, que les Grecs ont préféré à Phidias, et de Myron qui partagea avec ces deux grands sculpteurs l’admiration de l’antiquité. M. Otfried Mueller ne doute pas que ce ne soit cet Ageladas qui ait achevé l’éducation de Phidias ; ainsi Phidias, Polyclète et Myron seraient les élèves du même artiste et de la même discipline. On n’a pas encore tiré de ce rapprochement les conséquences que je vais présenter et qui me paraissent décisives non-seulement pour la question spéciale qui nous occupe, mais encore pour la théorie générale de l’art antique.

Ageladas était Argien, c’est-à-dire d’une contrée où la vieille tradition achéenne avait été ravivée par les Doriens. Polyclète était de Sicyone, ville qui, après avoir reçu la race dorienne, avait encore conservé le nom des Achéens. Celui-ci eut lui-même pour élève Canachus de Sicyone que Cicéron nous représente comme faisant des statues raides : Canachi signa rigidiora esse, quàm ut imitentur veritatem. Pausanias dit positivement, comme Winckelmann l’a entrevu, que Canachus imitait la dureté des anciens maîtres. Voilà donc l’élève de l’artiste le plus gracieux de la Grèce, qui dans la plus belle époque de l’art, sans que sa réputation en ait souffert, a affecté, on ne dit pas l’immobilité, mais, ce qui est bien différent, la raideur des formes archaïques. Comment expliquer cette contradiction ? Pour se dispenser de le faire, la plupart des archéologues modernes ont reculé l’époque de l’existence de Canachus. Nous n’imiterons pas ce facile expédient.

Le condisciple de Polyclète et de Phidias, Myron, nous offre des signes encore plus singuliers et en apparence plus inexplicables. Il était né à Éleuthère, ville de Béotie, l’un des pays où le génie dorien avait le plus puissamment marqué son empreinte ; Pausanias l’appelle l’Athénien, parce qu’Athènes lui avait donné le droit de bourgeoisie. Le même auteur raconte qu’il a vu à Égine une statue en bois, de la main de Myron, représentant la déesse Hécate, pour laquelle les habitans industrieux de cette île avaient un culte tout particulier. La préférence accordée par eux à Myron, le choix que Myron avait fait du bois pour façonner cette statue dans un temps où les métaux les plus précieux étaient prodigués par la statuaire, indiquent évidemment une affinité très grande entre la manière de Myron et celle des maîtres éginètes. Myron avait dû fréquenter beaucoup Égine ; nous savons qu’il faisait fondre ses statues de bronze dans cette île, dont les fourneaux étaient renommés dans toute la Grèce propter temperaturam, dit Pline l’ancien. Il semble donc que Myron doive être quelque artiste sacerdotal, fortement attaché aux croyances et aux traditions d’une école religieuse. Cependant nous apprenons par tous les auteurs que Myron s’illustra en faisant des statues d’animaux ; les recueils des poésies antiques sont pleins des éloges donnés aux vaches, aux bœufs, et même aux cigales et aux sauterelles que cet artiste avait sculptés. Comment accorder cette assertion avec la précédente ? L’artiste qui fait une statue archaïque de déesse a-t-il pu descendre jusqu’à pétrir les formes inférieures de la nature animale ? Ici j’invoque un passage de Pausanias, qui a été peu remarqué. En parlant des béliers sauvages de la Sardaigne, il dit qu’ils ressemblent à ceux qu’on voit dans les ouvrages de terre de fabrique éginète. Les Éginètes, ces artistes religieux par excellence, faisaient donc aussi des poteries recherchées qui portaient des figures d’animaux. Quand on a vu leurs médailles, on ne peut douter de la perfection de leurs travaux dans ce genre. Nous avons déjà parlé de la tortue frappée sur la plupart d’entre elles, et qui est d’un coin magnifique. Les plus anciennes sont marquées d’une tête de bélier ou de deux poissons. Pourquoi ont-elles toujours choisi des animaux pour leurs emblèmes ?

Mais nous ne sommes pas au bout des contradictions que présente le talent de Myron ; voici celle qui a arrêté les érudits et les antiquaires, et qui est restée également incompréhensible pour Scaliger et pour Winckelmann ; elle se trouve dans un passage de Pline que nous nous efforçons de traduire aussi littéralement que possible « Myron, le premier, paraît avoir prodigué la variété, plus nombreux dans son faire que Polyclète, et plus soigneux des proportions ; et cependant, amoureux seulement des corps, il n’exprima point les sentimens de l’ame, et ne travailla pas non plus les cheveux et la barbe avec plus de scrupule que les rudes artistes de l’antiquité n’avaient coutume de le faire. « Primus hic multiplicasse varietatem videtur, numerosior in arte quam Polycletus, et in symmetria diligentior ; et ipse tamen corporum tenus curiosus, animi sensus non expressisse, capillum quoque et pubem non emendatius fecisse, quam rudis antiquitas instituisset. » Cette phrase, qui a été une énigme jusqu’ici, a échappé aux critiques qui ont traité la question des marbres d’Égine. Jugez cependant du rapport qu’il y a entre ces marbres et la définition que Pline donne du talent de Myron.

Les statues d’Égine offrent une grande diversité de lignes et de mouvement ; je pense que c’est là ce qu’il faut entendre par le varietatem de Pline. Mais à cette multiplicité, nos modèles joignent le rapport qui lie les nombres dont elle se compose, c’est-à-dire l’harmonie qui unit toutes les inflexions particulières (numerosior in arte) ; quoiqu’on ait remarqué qu’ils ont les bras un peu courts, ils présentent des proportions habilement mesurées (in symmetria diligentior) ; ils ont des corps d’une beauté voisine de la perfection, et des figures où les plus grossiers linéamens sont rendus à peine mobiles par l’imperceptible effort d’un sourire stupide (corporum tenus curiosus, animi sensus non expressisse) ; enfin ils portent les cheveux et la barbe traités dans la manière archaïque, qui, d’après Winckelmann, consistait à faire les cheveux par petites boucles crépées et symétriquement étagées, et la barbe par masse confuse et aiguë (capillum quoque et pubem non emendatius fecisse quam rudis antiquitas instituisset). La similitude est tellement frappante, que je suis étonné que personne n’ait encore attribué à Myron les statues de la Glyptothèque. Il est vrai que Myron était tellement célèbre, que Pausanias n’aurait pas manqué de citer son nom à propos du Panhellénion, si cet artiste y avait en effet travaillé.

Dans notre explication du fragment de Pline, nous avons oublié un mot, celui par lequel il commence : « Primus. » Que veut dire ce mot ? Signifie-t-il que Myron est le premier d’entre tous les Grecs qui ait substitué à l’unité des lignes de la statuaire primitive une variété et un nombre inconnus avant lui ? Mais les auteurs des frontons du Panhellénion avaient donné l’exemple du mouvement bien avant la guerre du Péloponèse, au commencement de laquelle vécut Myron. Aussi tel ne me paraît pas être le sens réel de l’assertion de Pline. N’oublions pas que pour lui et pour Rome entière, comme pour les modernes bien long-temps, Athènes était le centre d’une espèce de monarchie imaginaire de la Grèce. N’oublions pas que, né dans un pays dorien et formé par des maîtres de cette race, Myron vint exercer son art à Athènes, et qu’il y reçut le droit de bourgeoisie. Ces faits ne conduisent-ils pas à penser qu’il faut interpréter la phrase de Pline de la manière suivante : Myron est le premier qui ait montré à Athènes l’exemple d’une variété d’attitudes et de lignes qu’on n’y connaissait pas auparavant ?

Mais alors comment expliquera-t-on le rôle de Phidias, qui, bien qu’il fût le contemporain de Myron, dut fleurir quelques années avant lui ? Les sculptures du Parthénon, qu’on attribue à l’école de Phidias, se divisent en trois parties bien distinctes. Les métopes offrent des traces considérables de l’ancienne école attique, dont le sculpteur de Périclès était obligé d’employer les élèves dans ses travaux. Dans la frise, ces vestiges deviennent moins nombreux ; celui des deux frontons dont on a conservé les débris en est entièrement exempt. Là seulement Phidias paraît avoir déployé toute la nouveauté de ses allures ; toutefois sa liberté n’y dégénère jamais en mouvemens brusques et multipliés ; des inflexions puissantes, mais solennelles et rares, ne justifient qu’imparfaitement le nom d’angulaire, que Winckelmann a donné à cette forme majestueuse. L’imitation de la nature est sans doute le principe nouveau que Phidias a reçu de son maître dorien Agéladas, et qu’il développe de préférence dans ses œuvres ; mais en traduisant la nature, il la soumet encore à certaines habitudes de calme et d’unité qui constituent la véritable tradition léguée par l’Égypte à l’Attique.

Pour appuyer cette théorie, il n’est pas besoin de révoquer en doute ce que les Athéniens nous ont appris sur leur Dédale, auquel ils ont attribué l’honneur d’avoir le premier introduit plus de mouvement et de vie dans les anciennes statues religieuses apportées d’Égypte et de Phénicie. Le contemporain de Smilis peut avoir séparé, des flancs de ses statues, les bras qui y étaient attachés avant lui, il a pu faire avancer leurs pieds hors de la ligne droite, et cependant conserver dans l’attitude cette simplicité et dans les formes distinctes ce type conventionnel qui étaient les caractères intérieurs, si je puis parler ainsi, de l’art égyptien. Prenez, au contraire, un exemple dans la plus haute époque de l’art étrusque ; choisissez une statue dont les bras et les pieds soient liés moins peut-être par le respect d’une tradition étrangère que par la grossièreté et l’ignorance d’un art au début. Ne sentez-vous point déjà dans cette immobilité je ne sais quel principe latent d’activité qui perce à tous les angles, et qui fait que cette figure, ne pouvant encore marcher, aime mieux se tordre, pour ainsi dire, sur elle-même que de rester oisive ? Bientôt le temps et le génie vont la délivrer des chaînes qui lui paraissent si difficiles à supporter ; alors vous ne vous étonnerez plus de ses mouvemens ; quand elle était enchaînée, vous prévoyiez déjà qu’elle allait marcher. Chose plus étonnante encore ! Comme on lisait sa force dans sa contrainte, on lira la raideur de sa captivité dans la vigueur de ses allures nouvelles, de manière qu’elle sera, à travers ses transformations, toujours semblable à elle-même par quelque point important. Où un peuple énergique a posé son empreinte, soyez sûr que vous la verrez se perpétuer et survivre à ses révolutions. C’est Winckelmann lui-même qui a dit le premier, que, dans les peintures sans repos de Michel-Ange, il retrouvait encore les immobiles statues des Étrusques ses ancêtres.

Après avoir établi, contrairement à l’opinion de M. Mueller, que la convention et l’unité sont la loi de l’art attique, et que l’imitation et le mouvement sont celle de la plupart des autres écoles grecques, essayons de comprendre d’où dérive la similitude de celles-ci. Les Doriens étaient une race rude ; leur dialecte, que Pindare avait assoupli à toutes les modulations du rhythme, conserve, même dans les strophes de ce poète, un accent âpre et robuste, particulier aux peuples qui se sont formés sur les plateaux des montagnes. L’Hercule thébain, qui devint la personnification du génie dorien, est le symbole de la force laborieuse, de l’activité pratique. L’industrie qu’exercèrent les Éginètes, la guerre, qui semble avoir été l’état normal de Lacédémone, montrent quelle tendance ces peuples avaient pour la vie positive et militante. Ce qu’il pouvait même y avoir d’épais et de lourd dans le sang de cette race lui donnait une action plus intense et plus immédiate sur la matière. Aussi le talent de ses artistes dut-il se tourner vers les représentations réelles et animées. C’est ainsi qu’au XVe et au XVIe siècle on trouve plus de mouvement et plus de vérité dans l’art des Allemands que dans celui des Italiens, quoique le génie des premiers fût moins vif que celui des seconds. Cette lenteur était cause qu’au lieu d’aspirer à la beauté, les hommes du Nord observaient la nature avec plus de soin, et en exprimaient la variété plus littéralement.

Les Étrusques furent, à n’en pas douter, comme les peuples du Péloponèse, formés du mélange d’une couche pélasgique et de plusieurs couches helléniques. Plus que ceux-ci ils furent exempts de l’influence des colonies phéniciennes et égyptiennes, qui éclairèrent la première barbarie grecque, en lui communiquant leurs dieux et leur commerce. Mais les Doriens, qui avaient conservé au fond de la Thessalie la rudesse des Grecs primitifs, rendirent le Péloponèse égal à l’Étrurie, en y étouffant les germes étrangers. Ainsi la nature dorienne, non plus que la nature étrusque, ne fut autre chose que la nature grecque elle-même dans son originalité sans mélange et dans sa substance essentielle. Cette démonstration nous conduit à un résultat qui n’est pas dénué de grandeur ; elle nous permet de ramener tous les arts grecs à une seule loi.

Déjà l’architecture avait constaté que le dorique était non-seulement le plus ancien de tous les ordres, mais encore le fondement des ordres subséquens, et que son principe était l’imitation des constructions en bois sous lesquelles les Grecs avaient, dans les commencemens, cherché leurs demeures. Quant à l’ordre toscan, tout le monde convient qu’il n’est pas, comme les autres, un ajustement postérieur de l’ordre dorique, mais le développement parallèle de la même donnée. Quoique la plus grande obscurité règne sur la musique grecque, nous savons que le mode dorien, le plus grave de tous, fut le premier consacré. Les modes suivans, avant de recevoir le nom des Ioniens, portaient ceux de phrygien et de lydien, ce qui prouverait qu’ils étaient originairement étrangers à la musique hellénique. Nous pouvons aujourd’hui ranger la sculpture dans la même formule. C’est aux Doriens que revient l’honneur d’avoir mis la Grèce en possession d’une statuaire qui lui soit propre ; partout où ils s’arrêtèrent, ils imposèrent à cet art des principes et des types analogues ; trois îles où leur génie prit un développement précoce, Égine, Rhodes et la Sicile, deux villes de la terre-ferme que leur séjour féconda, Sicyone et Corinthe, devinrent les ateliers principaux de cette sculpture, marquée de leur sceau, et que l’antiquité connut sous le nom d’éginétique ; mais l’Étrurie, qui conserva, comme eux, le primitif esprit grec exempt de l’influence orientale, produisit un art qui se confond avec le leur.

Nous ne voudrions cependant pas faire croire, comme M. Mueller l’a pensé, que l’Orient n’a absolument laissé aucune trace dans l’art éginétique. Les colonies de l’Égypte, de la Phénicie, de la Phrygie, n’auront pas vainement passé sur le sol de la Grèce, et j’imagine volontiers que c’est aux traditions qui remontent à cette source qu’il faut attribuer les têtes des statues du Panhellénion ; sans elles je m’expliquerais difficilement non-seulement la persévérance des artistes à placer des figures convenues sur des corps imités, mais encore l’air bestial de ces visages. Winckelmann a reconnu dans plusieurs statues grecques l’imitation de certaines formes animales ; il a surtout remarqué que le taureau semble avoir servi de modèle à l’Hercule. Les animaux jouent, dans l’histoire de ce personnage, un rôle considérable, dont l’astronomie toute seule ne rend pas raison ; ils apparaissent, comme nous l’avons vu, dans les monnaies et dans les poteries d’Égine ; ils sont aussi un des principaux objets d’étude du sculpteur dorien Myron. On sait que chez les Étrusques la tête d’un Jupiter était formée par une mouche. Tous ces faits ne font-ils pas involontairement penser aux sphinx et aux anubis ? La nature animale avait une haute valeur symbolique dans tout l’Orient ; l’Égypte lui accorda une telle importance, qu’elle mit le plus souvent des têtes d’animaux sur les épaules de ses dieux. Il est naturel de croire que le fondateur de l’école d’Égine, Smilis, qui était antérieur à l’arrivée des Doriens dans le Péloponèse, aura commencé par se conformer à ces exemples ; c’est d’après les têtes bestiales façonnées par lui, que les artistes de la dernière époque de l’art éginétique auront sculpté ces visages, où il n’y a presque rien d’humain. Telle était leur manière de se rattacher aux traditions étrangères et sacrées de leur art.

Mais les corps des statues de la Glyptothèque, qui en sont évidemment la partie principale, attestent une autre origine ; ils sont le côté nouveau, indépendant, national, de l’art éginétique. Les têtes sont un ressouvenir de l’époque où la statuaire, entièrement bornée aux objets religieux, ne taillait que des idoles ; les corps font penser à un temps où l’esprit grec, s’affranchissant des chaînes sacerdotales, tourna toutes ses idées vers les luttes guerrières, et créa ces jeux renommés dont l’art, devenu dès-lors politique, fut chargé d’immortaliser les vainqueurs. Ainsi, dans les marbres d’Égine, on lit toute l’histoire des sources de l’art antique ; la période des dieux et celle des athlètes y sont écrites l’une à côté de l’autre de la manière la plus éclatante. Mais c’est évidemment la dernière qui est l’expression la plus nette du génie grec ; les artistes doriens qui sont les fidèles interprètes de ce système, et qui eurent la mission spéciale de copier les figures et les attitudes des lutteurs, firent de l’imitation et du mouvement les deux conditions fondamentales de la statuaire ; les marbres de la Glyptothèque nous la montrent parvenue à ce point. La physionomie des corps, leur animation, leur réalité, y sont admirables : voilà tout ce que le génie dorien, dans son époque extrême, pouvait faire pour la cause de l’art. Dans les statues du Panhellénion brille, il est vrai, une certaine grace particulière ; elle n’a rien d’efféminé, comme celle que les successeurs de Phidias poursuivirent. Dans sa maigreur, elle conserve quelque chose de sévère qui plaît comme la rigidité mélancolique des peintures du XIVe et du XVe siècle ; mais cette grace dorienne ne constitue point la véritable beauté.

Il était réservé à un sculpteur athénien, à Phidias, de faire subir à l’art réaliste des Doriens la transformation qui devait enfin produire le type complet de l’art grec. Athènes avait plus qu’Égine le sentiment du beau, parce qu’elle avait un plus juste sentiment de l’infini, c’est-à-dire une tradition plus entière de l’Orient et de l’Égypte ; aussi fut-elle destinée à ajouter à l’imitation qui distinguait les ouvrages de sa rivale l’idéal qui leur manquait, et à rappeler leurs mouvemens divergens à une plus harmonieuse unité. C’est Phidias qui opéra cette grande révolution, semblable, sous bien des rapports, à celle que Raphaël accomplit parmi les modernes. Il fit descendre l’infini de l’Orient dans le fini du monde grec. Prêtre, au nom de son génie personnel, dans un temps où la religion était défaillante, il ne vécut que pour créer de nouveaux types divins, dans lesquels il mêla au naturalisme des athlètes doriens une majesté qui le consacra ; il fondit ainsi en un seul résultat les deux élémens qui avaient jusqu’alors coexisté dans la sculpture. Il ne fit, on le sait, qu’une seule figure individuelle, celle de cet enfant dont il écrivit le nom (Παντάρκης καλός) sur le petit doigt du Jupiter olympien, comme pour profaner lui-même le dieu qu’il avait su rendre sublime sans croire à sa divinité. Ayant fait les plus belles images religieuses que le polythéisme ait connues, il put passer aux yeux de ses contemporains et de la postérité pour un contempteur de la religion dont il ne respectait sans doute ni la sainteté ni les anciens symboles ; mais sa mission s’étendait au-delà du cercle borné d’une mythologie transitoire, et s’il le franchissait sans tremblement, c’était pour dérober au ciel une notion plus parfaite de l’idéal humain. Aussi l’époque qui le suivit, et qu’il entraîna par son exemple, fut-elle l’époque des types, comme l’époque qui l’avait précédé, et dans laquelle il avait pris sa base, était celle de l’imitation. Alors les Doriens eux-mêmes, qui ne s’étaient appliqués jusque-là qu’à copier la nature, voulurent l’idéaliser ; mais, fidèles au caractère de leur race, tandis que Phidias réformait les types des dieux, ils composaient ceux des lutteurs qui leur avaient donné le sujet de leurs premières études. Ainsi, Polyclète et Myron, qui partagèrent avec Phidias les leçons d’Ageladas, et qui ressemblèrent plus que lui à leur maître, passent pour les créateurs de l’idéal des cycles gymnastiques et athlétiques.

L’idéal perfectionna l’art grec, mais il ne changea point ses conditions essentielles. Le corps humain qui avait fourni aux Éginètes l’occasion de développer le germe de la sculpture, épuisa aussi presque tout entier le génie des Athéniens. L’homme ne fut pour les artistes des grandes époques qu’un animal plus beau que les autres, et la tête qu’une des parties de cet animal ; elle fut traitée, non pas comme le miroir des passions, mais comme un membre accessoire, semblable aux autres, et destiné seulement à compléter avec eux l’harmonie de l’ensemble. Quand Winckelmann vante la majesté de Phidias, la grandeur de ses attitudes, la beauté hardie de ses lignes, ma raison est d’accord avec son génie ; mais lorsqu’il parle de l’expression de ce sculpteur sublime, je crains qu’il n’attache à ces mots un autre sens que celui qu’on leur donne ordinairement. Il me paraît beaucoup plus vrai de dire, avec M. Mueller, que le contemporain de Périclès donna à ses statues ce que les Grecs appelaient ἦθος, le caractère, c’est-à-dire la manifestation des habitudes générales de l’esprit ; mais c’était bien plus dans le corps que sur le visage qu’il exprimait cette qualité. Quant au pathétique (παθητικόν), que M. Mueller nous présente comme le signe des époques postérieures, le Laocoon, qui en est, de l’aveu de tout le monde, l’exemple le plus frappant, nous servirait au besoin à montrer ce qu’il faut entendre par les passions que l’art antique pouvait exprimer. C’était à l’art moderne qu’il était réservé d’accorder au visage humain toute sa valeur, d’en faire l’objet spécial et suprême des études, et d’en altérer la tranquille surface pour y peindre les désirs, les pensées et les résolutions de l’ame.

Ainsi l’examen des marbres d’Égine nous a amenés, de déductions en déductions, jusqu’à la question la plus intéressante de l’esthétique, à celle de la valeur relative de l’art antique et de l’art moderne. Qu’il nous suffise ici de l’avoir indiquée. Nous devons nous estimer heureux si nous avons montré clairement l’importance de l’étude des origines de l’art antique. Dire sous quelles conditions cet art se forma, c’est désigner les qualités qu’on doit apprécier dans son développement. Si, en effet, on aperçoit nettement que le caractère de l’art grec consiste dans l’application du sentiment de l’infini à l’individualité humaine, dans la transformation du principe de l’imitation par celui de l’idéal, dans le mélange du mouvement et de l’unité, de la force et de la beauté, on déterminera facilement, selon que les unes ou les autres de ces parties constituantes viendront à prédominer ou à s’affaiblir, s’il approche de sa perfection, ou s’il tend vers sa décadence.


H. Fortoul.