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L’Art impressionniste

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L’Art impressionniste
L’Art Moderne9 (p. 57-60).

L’ART IMPRESSIONNISTE

Ne prenez aucun souci des dogmes des écoles et allez droit au cœur.
Sterne

Il n’est guère aisé de définir l’impressionnisme, d’en tracer les limites et d’en particulariser les expressions. Comme toute évolution née d’un cri d’indépendance, d’un geste d’insurrection, il échappe aux théories et méprise les programmes. Il puise sa vie et sa beauté aux sources des spontanéités individuelles, et celles-ci varient à l’infini selon les tempéraments et les influences ethniques.

La dénomination même sous laquelle on le désigne n’a point de signification nette. Elle fut inventée, on le sait, par le Charivari, qui prit prétexte de la légende d’un Coucher de soleil de Claude Monet étiqueté Impression au catalogue de la première exposition organisée chez Nadar, en 1874, pour appeler « Impressionnistes » l’ensemble des exposants. Ceux-ci érigèrent ce vocable en hautaine devise[1].

S’il provoqua une réaction nécessaire contre l’esprit scolastique propagé au xixe siècle par un enseignement basé sur un idéal exclusif, l’impressionnisme renoua les traditions des grandes époques d’art en favorisant l’épanouissement de la libre personnalité de l’artiste. C’est la revendication de cette personnalité, en dehors de tout contrôle académique, — avec l’apport particulier d’une recherche d’effets plus lumineux et l’emploi d’une technique appropriée (usage d’une palette de couleurs pures et division des tons), — qui caractérise, ainsi que l’a dit M. André Mellerio, le grand mouvement dont l’influence a bouleversé la peinture d’aujourd’hui[2]. C’est, aussi, le développement de la sensibilité visuelle. « Les arts optiques relèvent de l’œil et uniquement de l’œil… L’œil le plus digne d’admiration est celui qui est allé le plus loin dans l’évolution de cet organe, et par conséquent la peinture la plus admirable sera non pas celle où il y aura ces chimères d’écoles : « La beauté hellénique », le « coloris vénitien », la « pensée de Cornélius », etc., mais bien celle qui révélera cet œil par le raffiné de ses nuances ou le compliqué de ses lignes[3]. »

Pour exprimer la réalité contemporaine, les peintres impressionnistes se servent d’un métier dont la dissociation des tonalités, qui laisse à chaque couleur sa fraîcheur et sa pureté, est l’élément essentiel. Ils rythment la polychromie et la délinéation de leurs toiles au gré des émotions qu’ils ressentent et arrêtent sur un effet déterminé, fût-il le plus fugitif, leur sensibilité visuelle. Plus spécialement, ils s’efforcent de traduire les impressions que leur suggère la lumière, dont les vibrations subtiles et les jeux mouvants transforment à tout instant la nature. Ils situent les figures et les paysages qu’ils interprètent dans l’atmosphère qui les baigne, en notant minutieusement les relations tonales les plus délicates, les nuances les plus imperceptibles des couleurs et de leurs réactions. Les reflets du jour sur les ombres, la transparence des ciels et la dispersion des nuages, l’irisation des eaux, le frisson des feuillages sont étudiés avec un égal scrupule. À l’expression de la réalité objective ils ont substitué l’idéal d’un poème optique de clarté et d’harmonie, « L’Impressionnisme, a dit M. Gustave Geffroy, c’est une peinture qui va vers le phénoménisme, vers l’apparition et la signification des choses dans l’espace, et qui veut faire tenir la synthèse de ces choses dans l’apparition d’un moment [4].

On s’explique ! difficilement — aujourd’hui que l’évolution est accomplie et l’art impressionniste triomphant — les résistances obstinées, l’hostilité féroce opposées, même par les artistes, à cet art de sincérité, de vérité <et de bonne foi. Comme l’a fait observer M. Camille Mauclair : « Pourquoi, délibérément, un groupe d’hommes s’aviserait-il de faire de la peinture folle, illogique, mauvaise, en y gagnant la raillerie publique, la pauvreté et la stérilité ? Il serait insensé de supposer une telle mystification qui serait avant tout cruelle pour ses auteurs. Le simple bon sens indique donc en eux une conviction, me sincérité, un effort soutenu, et cela seul devait, au nom de la solidarité sacrée de tous ceux qui, par des moyens divers, cherchent à dire leur amour du beau, supprimer les fâcheuses accusations qui furent trop facilement portées contre Manet et ses amis » [5].

L’opposition intraitable des jurys, les sarcasmes de la presse, les protestations furieuses du public, les pamphlets, les caricatures, la campagne haineuse menée contre des artistes fervents et laborieux, tout cela est trop connu et trop récent, hélas ! pour être rappelé. Les mieux trempés en triomphèrent. Quelques-uns moururent. Tous en souffriront cruellement.

Un sculpteur de nos amis nous racontait dernièrement qu’il assista, tout jeune, en compagnie du statuaire Adam Salomon, à l’ouverture du Salon de 1865 où Manet avait exposé l’Olympia. C’était, devant cette toile, une houle d’émeute, un déchaînement de colères, un débordement d’invectives. Salomon dit à haute voix à son compagnon : « Tu verras un jour ce tableau au Louvre. » Aussitôt la foule tourna contre les deux artistes sa fureur. Ils durent fuir pour ne pas être écharpés.

Ce statuaire au nom hébraïque était un prophète ! Mais l’incompréhension des foules demeure identique. Le Balzac de Rodin essuya naguère des bordées d’injures pareilles à celles que souleva jadis le Portrait d’Antonin Proust ou le Bar aux Folies-Bergère. Et l’écho des clameurs que provoqua à Bruxelles, au Salon des XX, l’apparition des œuvres de Claude Monet (on intitula spirituellement « Forêts de plumeaux » ses admirables vues d’Antibes), de Renoir, de Seurat, de Van Gogh, de Cézanne, de Gauguin, est à peine éteint…

On reverra prochainement quelques-unes de ces œuvres, parmi d’autres des mêmes maîtres destinées à fixer, dans un groupement synthétique, un moment de l’éternelle évolution de l’art vers la Beauté.

Peut-être détermineront-elles parmi les visiteurs un examen de conscience… À moins qu’ils préfèrent imiter l’entêtement irréductible de Gérôme, à qui l’on reprochait, l’an dernier, d’avoir, jadis, comme membre du jury, refusé Corot, et qui répondit effrontément : « Je le refuserais encore ! » Ce membre de l’Institut, que la mort vient d’enlever à notre admiration, avait, à défaut de sens esthétique, une logique opiniâtre.

Certes n’est-il guère possible de retracer en une exposition forcément restreinte l’histoire complète de l’Impressionnisme. Comme toute manifestation d’art, quelque neuve qu’elle paraisse, celui-ci a eu ses précurseurs ; ces derniers se rattachent eux-mêmes, par un atavisme parfois imprécis, mais certain, à des maîtres antérieurs… À qui remonter dans la filiation de ceux qui ont fait fructifier le trésor intellectuel des peuples d’occident ?

Puis encore : en combien de rameaux la tige flexible jaillie de la première germination ne s’est-elle point divisée ? Jusqu’à quels parterres éloignés ne distribue-t-elle pas sa fraîcheur ? Quels rejetons ne sont point issus de la souche commune ? Tout l’art d’aujourd’hui s’est éclairci au soleil des luministes de 1874. Ce qui justifie cette boutade de Degas : « On nous fusille, mais on fouille nos poches. »

Le groupe indiscipliné qui, de 1874 à 1881, exposa successivement chez Nadar, chez Durand-Ruel et dans des appartements loués à la semaine rue Le Pelletier, avenue de l’Opéra, rue des Pyramides et rue des Capucines, — étapes héroïques, — comptait, au début, trente artistes, parmi lesquels Claude Monet, Degas, Renoir, cézanne, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Berthe Morisot, auxquels se joignirent, en 1880, Mary Cassatt et Gauguin. D’autres encore, moins notoires, ou qui, — tels Raffaëlli, Forain, Legros, Bracquemond, Lebourg, Boudin, Gustave Colin, Zandomenegui, etc., se spécialisèrent ensuite dans une expression d’art difïérente. Quelques-uns : Caillebolte, Cals, Lépine, Piette, succombèrent pendant la mêlée, en laissant le souvenir de peintres excellemment doués, morts avant l’heure.

Manet combattait de son côté. Tantôt refusé, tantôt admis au Salon, il symbolisait l’émeute et l’insurrection. Sa jeune gloire, faite de témérité et de scandale, rayonnait déjà tandis que Monet et ses amis demeuraient encore dans l’ombre. Et pourtant, il n’est plus contesté aujourd’hui que l’initiateur de la technique impressionniste fut Claude Monet, qui le premier en offrit l’exemple le plus complet. « Mais il est très difficile de déterminer pareilles préséances, et c’est en somme assez inutile. On n’invente pas une technique en un jour. Celle-là est le résultat de longues recherches qui furent communes à Manet, à Monet et à Renoir, et il faut réunir sous le nom collectif d’impressionnistes lui ensemble d’hommes qui, liés d’amitié, firent à la même heure un effort vers l’originalité, à peu près dans le même sens, tout en étant souvent fort différents »[6].

Ce dont le merveilleux tempérament de Monet avait eu l’intuition, ce qu’avant lui Delacroix avait pressenti, Seurat tenta de le formuler avec une volonté consciente. Il entendit interpréter la nature en logiques harmonies de tons et de lignes. Appuyé sur les travaux scientifiques de Chevreul et les découvertes plus récentes de Charles Henry, le Néo-impressionnisme ou Chromo-luminarisme — qui rallia une élite de jeunes peintres parmi lesquels MM. Signac, Van Rysselberghe, Cross, Luce, Dubois-Pillel, Angrand, — s’élança joyeusement à la conquête de la lumière, renouvelant la fable antique.

Sa technique, basée sur la division des tons, ne diffère, en somme, de celle des premiers impressionnistes qu’en ce qu’elle consiste en un agrégat de petits disques colorés et qu’elle est appliquée plus rigoureusement. Les tonalités sont analysées dans leurs éléments constitutifs et appliquées sur la toile de manière à produire une synthèse optique. Le but, qui est de donner à la couleur le plus d’éclat possible, est identique. Mais le moyen employé a singulièrement développé l’expression de la sensation visuelle et enrichi la langue conventionnelle de la peinture.

L’idéal des peintres épris de lumière devait logiquement se pénétrer, chez certains, d’une intellectualité et d’une philosophie supérieures. Ce fut le cas pour M. Maurice Denis, qui s’élève, par une sanctification de la nature, vers les mystiques d’autrefois et touche aux Primitifs. Il s’en est expliqué lui-même : — « Le grand art, qu’on appelle décoratif, des Indous, des Assyriens, des Égyptiens, des Grecs, l’art du Moyen-âge et de la Renaissance, et les œuvres décidément supérieures de l’art moderne, qu’est-ce ? sinon le travestissement des sensations vulgaires — des objets naturels — en icônes sacrées, hermétiques, imposantes[7]. »

Déjà Gauguin avait conçu en Bretagne et dans les solitudes de l’Océanie un art décoratif idéiste et synthétique, d’un symbolisme fruste. « Il y a en lui un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil ; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie par où il crée un art absolument personnel et tout nouveau[8] »

Sa puissante individualité avait rassemblé à Pont-Aven un groupe de peintres, ses amis ou ses disciples, au nombre desquels, — outre Maurice Denis, MM. Émile Bernard, actuellement fixé en Égypte, Paul Sérusier, Léon Fauché, Charles Filiger, Armand Seguin, mort récemment, Jean Verkade, Mogens Ballin, ce dernier moine à Beuron…

Parallèlement, d’autres peintres, rattachés à l’impressionnisme sinon par la technique du moins par une solidarité dans un commun désir d’émancipation, Van Gogh, H. de Toulouse-Lautrec, s’imposaient à l’attention par un art aigu, tranchant, presque corrosif.

Des noms nouveaux ont surgi depuis peu, apportant aux recherches généralisées de la lumière et de la sensation individuelle un apport collectif précieux : Vuillard, le poète des intimités et des atmosphères closes; K.-X. Roussel, qui stylise la nature et y mêle, dans un décor rajeuni, de lointaines réminiscences mythologiques ; Bonnard, peintre sensitif, épris de lignes souples et de silhouettes gracieuses ; d’Espagnat, Léon Valtat, Albert André, Charles Guérin, qui perpétuent avec une vision personnelle les traditions d’un art d’élégance et d’harmonie.

Et combien d’autres on pourrait y ajouter : Vallotton, dont les gravures sur bois ont un caractère définitif, impeccable ; de Lapparent, Laprade, Delcourt, Marcquet, Durenne, encore à peine connus mais dont les œuvres jalonneront l’avenue que parcourt l’art en marche. En rebroussant chemin, on trouverait encoree parmi les noms significatifs : Vignon, Schuffenecker, Anquetin, Gaussou, Lacombe, Guilloux, Maufra, Moret, Lebasque, Loiseau, Wilder…

Dans le choix des peintres appelés à donner au prochain Salon sa signification éducatrice, on s’est borné à ceux qui, depuis Manet et le groupe initial de 1874, ont marqué d’une empreinte particulièrement vigoureuse le chemin parcouru. Le mouvement a ou sa répercussion en Belgique, en Hollande, en Allemagne ; mais il a fallu, en ce premier groupement rétrospectif, se limiter au territoire français. Les aînés seront autant que possible représentés par des œuvres produites aux diverses époques de leur carrière ; les jeunes, par leurs travaux récents.

Malgré les omissions inévitables, cet ensemble proclamera, nous l’espérons, la noble ambition d’hommes qui, négligeant le côté anecdotique de la nature, source de succès faciles, s’attaquèrent résolument à une tâche réputée avant eux irréalisable. On leur rendra cette justice qu’en éclairant les yeux et les palettes ils ont provoqué des émotions inconnues et ouvert de nouveaux horizons à la beauté[9].


  1. Les Hommes d’aujourd’hui, par Georges Lecomte. Vol. III, no 366. Paris, Vanier.
  2. L’Exposition de 1900 et l’Impressionnisme. Paris, H. Floury. 1900.
  3. Jules Laforgue. Mélanges posthumes, L’Art impressionniste, p. 142. Paris, éd. du Mercure de France.
  4. La Vie artistique', IIIe série, p. 8. Paris, E. Dentu. 1894.
  5. L’Impressionnisme. Son histoire, son esthétique, ses maîtres, p. 15. Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne. 1904.
  6. Camille Mauclair, ouvrage cité, p. 47
  7. Notes d’art. Définition du Néo-traditionnisme, par Pierre Louis (pseudonyme de M. Maurice Denis). Art et critique, deuxième année, no 66, citée par M. André Mellerio, Le Mouvement idéaliste en peinture. Paris, H. Floury, 1896.
  8. Octave Mirbeau. PRéface du Catalogue de la vente Paul Gauguin. 1891
  9. Ceux qui voudront étudier de plus près l’évolution qui vient d’être résumée dans ses grandes lignes consulteront utilement, outre les travaux cités, les ouvrages suivants : Théodore Duret, Critique d’avant garde, Paris, Charpentier, 1885. — Georges Lecomte. L’Art impressionniste d’après la collection privée de M. Durand-Ruel, Paris, Chamerot et Renouard, 1892. — Ch.-A. Aurier. Œuvre posthume. L’Impressionnisme. Paris, Ed. du Mercure de France, 1893. — Frantz Jourdain. Les Décorés. Ceux qui ne le sont pas, Paris, Simonis-Empis, 1895.). — Paul Signac. D’Eugène Delacroix au Néo-impressionnisme. Paris, Ed. de la Revue blanche, 1899.