L’Art priapique, parodie des deux premiers chants de l’art poétique/00

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A l’enseigne de Boileau Dindonné [Poulet-Malassis] (p. i-xi).

PRÉFACE.


Je suis un être grave sous tous les points de vue.

Mon âge et ma qualité, mon rang et ma figure, ma démarche et mes entours, mes liaisons et l’habit que je porte, tout m’interdit rigoureusement le plaisir de me nommer. Si l’exemple du roi juif qui n’a pas été privé de la qualification de sage pour avoir publié de très-libres gravelures, sans goût, sans but et sans morale, m’a quelquefois ébranlé, l’exemple plus récent de l’excellent Montesquieu m’a décidé à un scrupuleux silence. Ce digne président n’osait avouer ses Lettres persanes, et s’il eut raison, je dois me taire, à fortiori.

Ce n’est pas que j’aie au fond le moindre reproche à me faire. Mais la méchanceté interprétera mon ouvrage et jusqu’à mes intentions, et dans un opuscule d’imagination, on cherchera peut-être des personnalités, comme on prétendit en trouver dans le Télémaque :

Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

Eh ! qui plus que moi doit la craindre ! Jaloux de voir un vieillard traiter aussi bien qu’eux un sujet plus analogue à leur âge qu’au mien, les jeunes gens décrieront mes vers. Les gens de mon âge, plus jaloux encore de voir que j’ai conservé cette activité de tête, signe certain d’une autre activité plus précieuse, chercheront à me dénigrer. Ces derniers iront jusqu’à me reprocher de m’être toujours servi du mot propre, et par une étrange fatalité, ce qui ferait la fortune d’un discours académique servira de prétexte aux zoïles de cet ouvrage.

Ézéchiel cependant n’était pas un sot, et il est incontestable qu’il y a au moins autant de génie dans l’animal à quatre faces, la roue à quatre faces qu’il imagina, que dans un grand nombre de machines modernes qui ne sont pas d’une plus grande utilité.

Eh bien ! cet Ézéchiel se servait du mot propre : voyez notamment son intéressant chapitre 23. Homère depuis et Juvénal, Properce et Tibulle, l’amant de Livie et le caustique Martial, l’auteur anonyme de l’épigramme contre Fulvie, épouse d’Antoine, le philosophe Horace et le sublime Dante, l’original Arioste et le Tasse, J.-B. Rousseau, Piron, Régnier, Voltaire, tous ces grands hommes ont constamment pensé que les périphrases relâchaient le style, qu’il était absurde de s’effaroucher du mot quand on aimait tant la chose : ils ont tous suivi la méthode que j’adopte.

Il m’a paru d’ailleurs qu’une foule de gens préféraient la lecture d’Aloysia ou de la Comtesse d’Olonne à celle de l’Art poétique. Ce n’est, hélas ! que parce qu’ils ne voient dans ce dernier ouvrage que des préceptes de poésie. Rabelais, pour ces gens-là, n’est qu’un conteur extravagant, Apulée qu’un fabuliste. Les malheureux ! le sens apparent de Boileau, le seul que découvre leur esprit obtus, sert d’enveloppe à un sens bien autrement curieux, et je le donne au public comme une trouvaille.

On sait quelle réputation prétendent mériter les antiquaires lorsqu’à force de veilles ils sont parvenus à trouver un sens aux initiales d’une inscription tronquée ou non. Moi, j’interprète en entier un poëme célèbre, et j’attends la critique au dernier chant. Renfermé jusqu’alors dans une modestie imperturbable, qui seule prouve ce que je vaux, je conviens, avec la naïveté des grands hommes, que peu me chaut de l’approbation du public.

L’ingrat ! comment a-t-il accueilli les génies qui ont pris la peine de le servir et de l’éclairer ? celui qui inventa les pastilles à la Richelieu, pour, en incendiant les filles, leur happer leurs pucelages, et cet autre qui imagina ensuite de les leur rendre par le moyen des astringens ; les auteurs vénérables de la Ravaudeuse, de Thérèse philosophe, de l’Erotika biblion, l’admirable inventeur des Fouets d’amour, le créateur des instruments dits godemichets ? Où sont leurs statues, les inscriptions en leur honneur, les monumens enfin qui éternisent leur gloire ? Mes chers contemporains, je vous l’ai déjà dit, je me gausse de vos suffrages comme de vos clameurs. Mais mon âge me donne le droit de vous observer quel risque vous courez à n’avoir pas pour mon opuscule une vénération profonde, et voici comment je raisonne.

Toute langue n’est épurée qu’en proportion directe de la dépravation des mœurs, et elle n’est libre au contraire qu’en raison inverse de cette dépravation. Or, tout est bien dans ce monde, comme le prétend mon vieux camarade le docteur Pangloss, et le bien, selon les optimistes, a sans cesse tendance vers le mieux ; donc les mœurs, qui, quoi qu’on en dise, commencent à présent à s’épurer, seront un jour si chastes, que mon livre deviendra un livre classique, usuel. Ne voyons-nous pas Anacréon, Horace, Virgile même, tous classiques, imprimés de nos jours ad usum Delphini, malgré leurs déclarations ultramontaines à Bathylle, à Ligirinus, à Alexis ? Il est évident que les mœurs s’épurent, puisque les plus spécieuses autorités en faveur du péché de Sodome sont entre les mains de la jeunesse, avec approbation et privilège. Ainsi dans quelque temps mon ouvrage sera donné à lire aux filles par leurs mères, aux nonnes par leurs abbesses, et il deviendra incontestablement une sorte de manuel pour tout le monde.

Supposez à présent qu’en tems et lieu un auteur quelconque trouve dans mon poëme on nouveau sens seulement aussi éloigné de celui que vous y verrez, pauvres taupes, que ce poëme va lui-même vous paraître éloigné de l’Art poétique ; ne concevez-vous pas facilement, par cette approximation, que mon opuscule peut cacher un traité profond de morale, un plan d’éducation nationale, qu’on peut trouver dans mes préceptes les grands principes de la législation, les trésors de la philosophie, le grand art de jouir et la véritable science du bonheur ?

Or, répondez, qui que vous soyez. Pouvez-vous prévoir, en effet, quel jugement la postérité prépare à ma production, et croyez-vous l’enchaîner par le vôtre ? Milton vivant ne trouva pas un imprimeur, et l’Angleterre l’admire ; Homère mendiait, et nous le vénérons. L’illustrissime de Nostredame, vulgairement nommé Nostradamus, était raillé par ses compatriotes, et il a été ensuite démontré aux yeux de tous les badauds de Paris qu’il avait prédit l’abominable procès où Cinq-Mars et de Thou perdirent la tête, qu’il avait prophétisé la révolution Maupeou en 1771. Personne de son temps n’aurait certainement pu penser que tous les événemens futurs seraient prévus dans ses Centuries, et qu’à l’arrivée de chacun d’eux, une nouvelle édition de son livre, dans laquelle se trouverait toujours prédit le fait consommé la veille, assurerait à jamais sa réputation.

Et l’illustre Pierre Larivey et l’inimitable Mathieu Lansberg, ont-ils joui de leur vivant de l’éclatante renommée qu’ils devaient acquérir un jour ?

Les noms de Chapelain, de Saint-Amand, de d’Assouci, de Pelletier et de tant d’autres, en apparence destinés à l’oubli, n’ont-ils pas gagné l’immortalité pour avoir été enchâssés dans les vers à jamais célèbres de Boileau et de Voltaire ?

Qui jamais eût pu prévoir à Rome qu’un polisson, écrivant ses sorties ordurières contre Giton et Tigellin au milieu des crapuleux camarades des Nérons et des Héliogabales, serait regardé par quelques-uns de nos modernes érudits comme un courtisan d’un esprit fin, délicat et profond ?

Environ vers l’an trois mille du monde, au milieu d’un peuple réputé plus éclairé que nous, dans un pays où l’on voit des géants, des pythonisses et des revenants, dans ce pays d’où nous avons tiré, nous qui n’inventons rien, et notre huile de Rheims et nos loges de francs-maçons, se serait-on jamais douté qu’un de ses rois, qui avait pris un ton fort égrillard dans son Cantique des cantiques, en y parlant de notre sainte mère l’Église, sous le nom de la fille de Sion, comme un mousquetaire gris aurait parlé d’une fille d’opéra, mériterait le surnom de sage, et qu’un autre de ses princes qui avait écrit si cruement ses joyeusetés avec sa maîtresse, acquerrait un jour la réputation de prophète ?

Ô réputation, réputation ! qu’es-tu ? Que si j’avais le temps, je ferais une belle et profonde dissertation sur la vanité, l’instabilité des choses humaines, et surtout des réputations. Je montrerais dans l’histoire sainte, à partir d’Adam, d’abord béni de son Créateur, puis maudit par toute sa race, une foule de personnages jugés par la postérité bien autrement qu’ils ne l’étaient de leur vivant : Abraham, regardé de son temps seulement comme un riche ménager, et après sa mort comme un grand patriarche ; Moïse, envoyé du Très-Haut, ayant passé plusieurs fois pour un charlatan chez les Hébreux ; Jésus lui-même traité d’aventurier séditieux par les calotins juifs. Dans l’histoire profane, l’on verrait bien des tyrans tels qu’Auguste, Constantin et Louis XI, préconisés par des auteurs contemporains, et d’excellens princes, tels que Trajan et Julien, cruellement dénigrés par des plumes chrétiennes dans l’Histoire de la philosophie, des sciences et des lettres ; je ferais voir Homère quêtant son pain de ville en ville, Galilée en prison, Descartes expatrié, Jean-Jacques lapidé, Racine sifflé, Pradon applaudi, etc., etc. Mais je sais que mon érudition pourrait me mener trop loin sur l’article de la versatilité des opinions humaines, et je n’ai pas le temps de m’y livrer, car j’écris à la hâte sur des chiffons arrachés de mes mains à mesure que je les ai noircis, et cet empressement de mon imprimeur est pour moi un augure plus favorable que ne furent jamais ceux des trépieds à Delphes, des poulets à Rome, du gui de chêne à Marseille, du Gange dans l’Inde, des nuages en Irlande, du foie des victimes en Grèce, du visage de l’empereur au Japon, des déjections du grand Lama dans le Thibet, et de tant d’autres comme on sait,

Tous éprouvés et tous incontestables.

Je ne donne à présent que les deux premiers chants du poëme, voulant tâter un peu le goût du public avant de continuer de me casser la tête à ces bouts rimés, sorte de travail qui à cause de sa grande difficulté doit rendre mon lecteur indulgent sur les défauts qu’il trouvera dans mes vers. Si cette première partie lui plaît, l’autre paraîtra incessamment dans le même format. Je dois à ma délicatesse de prévenir les acheteurs qu’il sera fait une seconde édition de cet ouvrage bien plus étendue, mais le texte des quatre chants restera pur. Elle ne paraîtra que lorsqu’il sera complété, et elle aura de plus des notes savantes dont mon petit-fils, lieutenant de cavalerie, s’est chargé par amitié pour moi. Ce jeune homme, l’espoir de ma race et rempli de la plus profonde érudition, m’a promis d’élever mon in-octavo aux honneurs de l’in-quarto, grâce à ses annotations françaises, anglaises, hébraïques, grecques, étrusques, italiennes, espagnoles, gothiques, teutones, russes, iroquoises, amalécites et sicambres. C’est alors qu’on verra ce que vaut cet ouvrage, qui sera enrichi en outre d’excellentes gravures déjà dessinées par les plus habiles maîtres. Alors cette production, aussi importante que la Bible polyglotte, épouvantera les critiques qui la toiseront de l’œil, et ce monument d’un savoir gigantesque lavera sans doute aux yeux du siècle futur le siècle présent du reproche de frivolité qu’on lui fait.