L’Art romantique/L’Art philosophique

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L’Art romantiqueCalmann LévyŒuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III (p. 127-137).


VI

L’ART PHILOSOPHIQUE[1]


Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même.

Qu’est-ce que l’art philosophique suivant la conception de Chenavard et de l’école allemande ? C’est un art plastique qui a la prétention de remplacer le livre, c’est-à-dire de rivaliser avec l’imprimerie pour enseigner l’histoire, la morale et la philosophie.

Il y a en effet des époques de l’histoire où l’art plastique est destiné à peindre les archives historiques d’un peuple et ses croyances religieuses.

Mais, depuis plusieurs siècles, il s’est fait dans l’histoire de l’art comme une séparation de plus en plus marquée des pouvoirs, il y a des sujets qui appartiennent à la peinture, d’autres à la musique, d’autres à la littérature.

Est-ce par une fatalité des décadences qu’aujourd’hui chaque art manifeste l’envie d’empiéter sur l’art voisin, et que les peintres introduisent des gammes musicales dans la peinture, les sculpteurs, de la couleur dans la sculpture, les littérateurs, des moyens plastiques dans la littérature, et d’autres artistes, ceux dont nous avons à nous occuper aujourd’hui, une sorte de philosophie encyclopédique dans l’art plastique lui-même ?

Toute bonne sculpture, toute bonne peinture, toute bonne musique, suggère les sentiments et les rêveries qu’elle veut suggérer.

Mais le raisonnement, la déduction, appartiennent au livre.

Ainsi l’art philosophique est un retour vers l’imagerie nécessaire à l’enfance des peuples, et s’il était rigoureusement fidèle à lui-même, il s’astreindrait à juxtaposer autant d’images successives qu’il en est contenu dans une phrase quelconque qu’il voudrait exprimer.

Encore avons-nous le droit de douter que la phrase hiéroglyphique fût plus claire que la phrase typographiée.

Nous étudierons donc l’art philosophique comme une monstruosité où se sont montrés de beaux talents.

Remarquons encore que l’art philosophique suppose une absurdité pour légitimer sa raison d’existence, à savoir l’intelligence du peuple relativement aux beaux-arts.

Plus l’art voudra être philosophiquement clair, plus il se dégradera et remontera vers l’hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l’art se détachera de l’enseignement et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée.

L’Allemagne, comme on le sait et comme il serait facile de le deviner si on ne le savait pas, est le pays qui a le plus donné dans l’erreur de l’art philosophique.

Nous laisserons de côté des sujets bien connus, et par exemple, Overbeck n’étudiant la beauté dans le passé que pour mieux enseigner la religion ; Cornélius et Kaulbach, pour enseigner l’histoire et la philosophie (encore remarquerons-nous que Kaulbach ayant à traiter un sujet purement pittoresque, la Maison des fous, n’a pas pu s’empêcher de le traiter par catégories et, pour ainsi dire, d’une manière aristotélique, tant est indestructible l’antinomie de l’esprit poétique pur et de l’esprit didactique).

Nous nous occuperons aujourd’hui, comme premier échantillon de l’art philosophique, d’un artiste allemand beaucoup moins connu, mais qui, selon nous, était infiniment mieux doué au point de vue de l’art pur, je veux parler de M. Alfred Béthel, mort fou, il y a peu de temps, après avoir illustré une chapelle sur les bords du Rhin, et qui n’est connu à Paris que par huit estampes gravées sur bois dont les deux dernières ont paru à l’Exposition universelle.

Le premier de ses poëmes (nous sommes obligé de nous servir de cette expression en parlant d’une école qui assimile l’art plastique à la pensée écrite) le premier de ses poëmes date de 1848 et est intitulé la Danse des morts en 1848.

C’est un poëme réactionnaire dont le sujet est l’usurpation de tous les pouvoirs et la séduction opérée sur le peuple par la déesse fatale de la mort.

(Description minutieuse de chacune des six planches qui composent le poëme et la traduction exacte des légendes en vers qui les accompagnent. — Analyse du mérite artistique de M. Alfred Béthel, ce qu’il y a d’original en lui (génie de l’allégorie épique à la manière allemande), ce qu’il y a de postiche en lui (imitations des différents maîtres du passé, d’Albert Dürer, d’Holbein, et même de maîtres plus modernes) — de la valeur morale du poëme, caractère satanique et byronien, caractère de désolation.) Ce que je trouve de vraiment original dans le poëme, c’est qu’il se produisit dans un instant où presque toute l’humanité européenne s’était engouée avec bonne foi des sottises de la révolution.

Deux planches se faisant antithèse. La première : Première invasion du choléra à Paris, au bal de l’Opéra. Les masques roides, étendus par terre, caractère hideux d’une pierrette dont les pointes sont en l’air et le masque dénoué ; les musiciens qui se sauvent avec leurs instruments ; allégorie du fléau impassible sur son banc ; caractère généralement macabre de la composition. La seconde, une espèce de bonne mort faisant contraste ; un homme vertueux et paisible est surpris par la mort dans son sommeil ; il est situé dans un lieu haut, un lieu sans doute où il a vécu de longues années ; c’est une chambre dans un clocher d’où l’on aperçoit les champs et un vaste horizon, un lieu fait pour pacifier l’esprit ; le vieux bonhomme est endormi dans un fauteuil grossier, la mort joue un air enchanteur sur le violon. Un grand soleil coupé en deux par la ligne de l’horizon, darde en haut ses rayons géométriques. — C’est la fin d’un beau jour.

Un petit oiseau s’est perché sur le bord de la fenêtre et regarde dans la chambre ; vient-il écouter le violon de la Mort, ou est-ce une allégorie de l’âme prête à s’envoler ?

Il faut, dans la traduction des œuvres d’art philosophiques, apporter une grande minutie et une grande attention ; là les lieux, le décor, les meubles, les ustensiles (voir Hogarth), tout est allégorie, allusion, hiéroglyphes, rébus.

M. Michelet a tenté d’interpréter minutieusement la Mélancholia d’Albert Dürer ; son interprétation est suspecte, relativement à la seringue, particulièrement.

D’ailleurs, même à l’esprit d’un artiste philosophe, les accessoires s’offrent, non pas avec un caractère littéral et précis, mais avec un caractère poétique, vague et confus, et souvent c’est le traducteur qui invente les intentions.




L’art philosophique n’est pas aussi étranger à la nature française qu’on le croirait. La France aime le mythe, la morale, le rébus ; ou, pour mieux dire, pays de raisonnement, elle aime l’effort de l’esprit.

C’est surtout l’école romantique qui a réagi contre ces tendances raisonnables et qui a fait prévaloir la gloire de l’art pur ; et de certaines tendances, particulièrement celles de M. Chenavard, réhabilitation de l’art hiéroglyphique, sont une réaction contre l’école de l’art pour l’art.

Y a-t-il des climats philosophiques comme il y a des climats amoureux ? Venise a pratiqué l’amour de l’art pour l’art ; Lyon est une ville philosophique. Il y a une philosophie lyonnaise, une école de poésie lyonnaise, une école de peinture lyonnaise, et enfin une école de peinture philosophique lyonnaise.

Ville singulière, bigote et marchande, catholique et protestante, pleine de brumes et de charbons, les idées s’y débrouillent difficilement. Tout ce qui vient de Lyon est minutieux, lentement élaboré et craintif ; l’abbé Noireau, Laprade, Soulary, Chenavard, Janmot. On dirait que les cerveaux y sont enchiffrenés. Même dans Soulary je trouve cet esprit de catégorie qui brille surtout dans les travaux de Chenavard et qui se manifeste aussi dans les chansons de Pierre Dupont.

Le cerveau de Chenavard ressemble à la ville de Lyon ; il est brumeux, flugineux, hérissé de pointes, comme la ville de clochers et de fourneaux. Dans ce cerveau les choses ne se mirent pas clairement, elles ne se réfléchissent qu’à travers un milieu de vapeurs.

Chenavard n’est pas peintre ; il méprise ce que nous entendons par peinture. Il serait injuste de lui appliquer la fable de La Fontaine (ils sont trop verts pour des goujats) ; car je crois que, quand bien même Chenavard pourrait peindre avec autant de dextérité que qui que ce soit, il n’en mépriserait pas moins le ragoût et l’agrément de l’art.

Disons tout de suite que Chenavard a une énorme supériorité sur tous les artistes : s’il n’est pas assez animal, ils sont beaucoup trop peu spirituels.

Chenavard sait lire et raisonner, et il est devenu ainsi l’ami de tous les gens qui aiment le raisonnement ; il est remarquablement instruit et possède la pratique de la méditation.

L’amour des bibliothèques s’est manifesté en lui dès sa jeunesse ; accoutumé tout jeune à associer une idée à chaque forme plastique, il n’a jamais fouillé des cartons de gravures ou contemplé des musées de tableaux que comme des répertoires de la pensée humaine générale. Curieux de religions et doué d’un esprit encyclopédique, il devait naturellement aboutir à la conception impartiale d’un système syncrétique.

Quoique lourd et difficile à manœuvrer, son esprit a des séductions dont il sait tirer grand profit, et s’il a longtemps attendu avant de jouer un rôle, croyez bien que ses ambitions, malgré son apparente bonhomie, n’ont jamais été petites.

(Premiers tableaux de Chenavard : — M. de Dreux-Brézé et Mirabeau. — La Convention votant la mort de Louis XVI. Chenavard a bien choisi son moment pour exhiber son système de philosophie historique, exprimé par le crayon).

Divisons ici notre travail en deux parties, dans l’une nous analyserons le mérite intrinsèque de l’artiste doué d’une habileté étonnante de composition et bien plus grande qu’on ne le soupçonnerait, si l’on prenait trop au sérieux le dédain qu’il professe pour les ressources de son art — habileté à dessiner les femmes ; — dans l’autre nous examinerons le mérite que j’appelle extrinsèque, c’est-à-dire le système philosophique.

Nous avons dit qu’il avait bien choisi son moment, c’est-à-dire le lendemain d’une révolution.

(M. Ledru-Rollin — trouble général des esprits, et vive préoccupation publique relativement à la philosophie de l’histoire.)

L’humanité est analogue à l’homme.

Elle a ses âges et ses plaisirs, ses travaux, ses conceptions analogues à ses âges.

(Analyse du calendrier emblématique de Chenavard. — Que tel art appartient à tel âge de l’humanité comme telle passion à tel âge de l’homme.

L’âge de l’homme se divise en enfance, laquelle correspond dans l’humanité à la période historique depuis Adam jusqu’à Babel ; en virilité, laquelle correspond à la période depuis Babel jusqu’à Jésus-Christ, lequel sera considéré comme le zénith de la vie humaine ; en âge moyen, qui correspond depuis Jésus-Christ jusqu’à Napoléon ; et enfin en vieillesse, qui correspond à la période dans laquelle nous entrerons prochainement et dont le commencement est marqué par la suprématie de l’Amérique et de l’industrie.

L’âge total de l’humanité sera de huit mille quatre cents ans.

De quelques opinions particulières de Chenavard. De la supériorité absolue de Périclès.

Bassesse du paysage, — signe de décadence.

La suprématie simultanée de la musique et de l’industrie, — signe de décadence.

Analyse au point de vue de l’art pur de quelques-uns de ses cartons exposés en 1855.)

Ce qui sert à parachever le caractère utopique et de décadence de Chenavard lui-même, c’est qu’il voulait embrigader sous sa direction les artistes comme des ouvriers pour exécuter en grand ses cartons et les colorier d’une manière barbare.

Chenavard est un grand esprit de décadence et il restera comme signe monstrueux du temps.




M. Janmot, lui aussi, est de Lyon.

C’est un esprit religieux et élégiaque, il a dû être marqué jeune par la bigoterie lyonnaise.

Les poëmes de Réthel sont bien charpentés comme poëmes.

Le Calendrier historique de Chenavard est une fantaisie d’une symétrie irréfutable, mais l’Histoire d’une âme[2] est trouble et confuse.

La religiosité qui y est empreinte avait donné à cette série de compositions une grande valeur pour le journalisme clérical, alors qu’elles furent exposées au passage du Saumon ; plus tard nous les avons revues à l’Exposition universelle, où elles furent l’objet d’un auguste dédain.

Une explication en vers a été faite par l’artiste, qui n’a servi qu’à mieux montrer l’indécision de sa conception et qu’à mieux embarrasser l’esprit des spectateurs philosophes auxquels elle s’adressait.

Tout ce que j’ai compris, c’est que ces tableaux représentaient les états successifs de l’âme à différents âges ; cependant, comme il y avait toujours deux êtres en scène, un garçon et une fille, mon esprit s’est fatigué à chercher si la pensée intime du poëme n’était pas l’histoire parallèle de deux jeunes âmes ou l’histoire du double élément mâle et femelle d’une même âme.

Tous ces reproches mis de côté, qui prouvent simplement que M. Janmot n’est pas un cerveau philosophiquement solide, il faut reconnaître qu’au point de vue de l’art pur il y avait dans la composition de ces scènes, et même dans la couleur amère dont elles étaient revêtues, un charme infini et difficile à décrire, quelque chose des douceurs de la solitude, de la sacristie, de l’église et du cloître ; une mysticité inconsciente et enfantine. J’ai senti quelque chose d’analogue devant quelques tableaux de Lesueur et quelques toiles espagnoles.

(Analyse de quelques-uns des sujets, particulièrement la Mauvaise instruction, le Cauchemar, où brillait une remarquable entente du fantastique. Une espèce de promenade mystique des deux jeunes gens sur la montagne, etc., etc.)




Tout esprit profondément sensible et bien doué pour les arts (il ne faut pas confondre la sensibilité de l’imagination avec celle du cœur) sentira comme moi que tout art doit se suffire à lui-même et en même temps rester dans les limites providentielles ; cependant l’homme garde ce privilége de pouvoir toujours développer de grands talents dans un genre faux ou en violant la constitution naturelle de l’art.

Quoique je considère les artistes philosophes comme des hérétiques, je suis arrivé à admirer souvent leurs efforts par un effet de ma raison propre.

Ce qui me paraît surtout constater leur caractère d’hérétique, c’est leur inconséquence ; car ils dessinent très-bien, très-spirituellement, et s’ils étaient logiques dans leur mise en œuvre de l’art assimilé à tout moyen d’enseignement, ils devraient courageusement remonter vers toutes les innombrables et barbares conventions de l’art hiératique.



  1. Cet article, trouvé dans les papiers de l’auteur, n’était évidemment pas prêt pour l’impression. Toutefois, malgré ses lacunes, il nous a paru assez achevé dans les parties principales d’exposition et d’analyse, pour être placé ici. Il complète les études de Charles Baudelaire sur l’art contemporain, en nous livrant ses idées sur un sujet qui le préoccupa longtemps et qui revenait souvent dans ses conversations.
  2. Sujet d’une suite de tableaux de M. Janmot, exposés à Paris en 1851, et dont le Catalogue était accompagné d’un commentaire en vers de la composition de l’artiste lui-même.