L’Art romantique/Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains/Théodore de Banville

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Réflexions sur quelques-uns de mes contemporainsCalmann LévyŒuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III (p. 365-375).


VII

THÉODORE DE BANVILLE




Théodore de Banville fut célèbre tout jeune. Les Cariatides datent de 1841. Je me souviens qu’on feuilletait avec étonnement ce volume où tant de richesses, un peu confuses, un peu mêlées, se trouvent amoncelées. On se répétait l’âge de l’auteur, et peu de personnes consentaient à admettre une si étonnante précocité. Paris n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui, un tohu-bohu, un Capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu délicats sur la manière de tuer le temps, et absolument rebelles aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, le tout Paris se composait de cette élite d’hommes chargés de façonner l’opinion des autres, et qui, quand un poëte vient à naître, en sont toujours avertis les premiers. Ceux-là saluèrent naturellement l’auteur des Cariatides comme un homme qui avait une longue carrière à fournir. Théodore de Banville apparaissait comme un de ces esprits marqués, pour qui la poésie est la langue la plus facile à parler, et dont la pensée se coule d’elle-même dans un rhythme.

Celles de ses qualités qui se montraient le plus vivement à l’l étaient l’abondance et l’éclat ; mais les nombreuses et involontaires imitations, la variété même du ton, selon que le jeune poëte subissait l’influence de tel ou de tel de ses prédécesseurs, ne servirent pas peu à détourner l’esprit du lecteur de la faculté principale de l’auteur, de celle qui devait plus tard être sa grande originalité, sa gloire, sa marque de fabrique, je veux parler de la certitude dans l’expression lyrique. Je ne nie pas, remarquez-le bien, que les Cariatides ne contiennent quelques-uns de ces admirables morceaux que le poëte pourrait être fier de signer même aujourd’hui ; je veux seulement noter que l’ensemble de l’œuvre, avec son éclat et sa variété, ne révélait pas d’emblée la nature particulière de l’auteur, soit que cette nature ne fût pas encore assez faite, soit que le poëte fût encore placé sous le charme fascinateur de tous les poëtes de la grande époque.

Mais dans les Stalactites (1843-1845) la pensée apparaît plus claire et plus définie ; l’objet de la recherche se fait mieux deviner. La couleur, moins prodiguée, brille cependant d’une lumière plus vive, et le contour de chaque objet découpe une silhouette plus arrêtée. Les Stalactites forment, dans le grandissement du poëte, une phase particulière où l’on dirait qu’il a voulu réagir contre sa primitive faculté d’expansion, trop prodigue, trop indisciplinée. Plusieurs des meilleurs morceaux qui composent ce volume sont très-courts et affectent les élégances contenues de la poterie antique. Toutefois ce n’est que plus tard, après s’être joué dans mille difficultés, dans mille gymnastiques que les vrais amoureux de la Muse peuvent seuls apprécier à leur juste valeur, que le poëte, réunissant dans un accord parfait l’exubérance de sa nature primitive et l’expérience de sa maturité, produira, l’une servant l’autre, des poëmes d’une habileté consommée et d’un charme sui generis, tels que la Malédiction de Vénus, l’Ange mélancolique, et surtout certaines stances sublimes qui ne portent pas de titre, mais qu’on trouvera dans le sixième livre de ses poésies complètes, stances dignes de Ronsard par leur audace, leur élasticité et leur ampleur, et dont le début même est plein de grandiloquence et annonce des bondissements surhumains d’orgueil et de joie :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore,
xxxx Vous tous qui m’aimerez,
Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
xxxx Ô bataillons sacrés !

Mais quel est ce charme mystérieux dont le poëte s’est reconnu lui-même possesseur et qu’il a augmenté jusqu’à en faire une qualité permanente ? Si nous ne pouvons le définir exactement, peut-être trouverons-nous quelques mots pour le décrire, peut-être saurons-nous découvrir d’où il tire en partie son origine.

J’ai dit, je ne sais plus où : « La poésie de Banville représente les belles heures de la vie, c’est-à-dire les heures où l’on se sent heureux de penser et de vivre."

Je lis dans un critique : « Pour deviner l’âme d’un poëte, ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s’y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira l’obsession. »

Si, quand j’ai dit : « Le talent de Banville représente les belles heures de la vie », mes sensations ne m’ont pas trompé (ce qui, d’ailleurs, sera tout à l’heure vérifié), et si je trouve dans ses œuvres un mot qui, par sa fréquente répétition, semble dénoncer un penchant naturel et un dessein déterminé, j’aurai le droit de conclure que ce mot peut servir à caractériser, mieux que tout autre, la nature de son talent, en même temps que les sensations contenues dans les heures de la vie où l’on se sent le mieux vivre.

Ce mot, c’est le mot lyre, qui comporte évidemment pour l’auteur un sens prodigieusement compréhensif. La lyre exprime en effet cet état presque surnaturel, cette intensité de vie où l’âme chante, où elle est contrainte de chanter, comme l’arbre, l’oiseau et la mer. Par un raisonnement, qui a peut-être le tort de rappeler les méthodes mathématiques, j’arrive donc à conclure que, la poésie de Banville suggérant d’abord l’idée des belles heures, puis présentant assidûment aux yeux le mot lyre, et la lyre étant expressément chargée de traduire les belles heures, l’ardente vitalité spirituelle, l’homme hyperbolique, en un mot, le talent de Banville est essentiellement, décidément et volontairement lyrique.

Il y a, en effet, une manière lyrique de sentir. Les hommes les plus disgraciés de la nature, ceux à qui la fortune donne le moins de loisir, ont connu quelquefois ces sortes d’impressions, si riches que l’âme en est comme illuminée, si vives qu’elle en est comme soulevée. Tout l’être intérieur, dans ces merveilleux instants, s’élance en l’air par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute.

Il existe donc aussi nécessairement une manière lyrique de parler, et un monde lyrique, une atmosphère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous participent du caractère affectionné par la lyre.

Tout d’abord constatons que l’hyperbole et l’apostrophe sont des formes de langage qui lui sont non seulement des plus agréables, mais aussi des plus nécessaires, puisque ces formes dérivent naturellement d’un état exagéré de la vitalité. Ensuite, nous observons que tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les choses non pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans les traits principaux, généraux, universels. La lyre fuit volontiers tous les détails dont le roman se régale. L’âme lyrique fait des enjambées vastes comme des synthèses ; l’esprit du romancier se délecte dans l’analyse. C’est cette considération qui sert à nous expliquer quelle commodité et quelle beauté le poëte trouve dans les mythologies et dans les allégories. La mythologie est un dictionnaire d’hiéroglyphes vivants, hiéroglyphes connus de tout le monde. Ici, le paysage est revêtu, comme les figures, d’une magie hyperbolique ; il devient décor. La femme est non seulement un être d’une beauté suprême, comparable à celle d’Ève ou de Vénus ; non seulement, pour exprimer la pureté de ses yeux, le poëte empruntera des comparaisons à tous les objets limpides, éclatants, transparents, à tous les meilleurs réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature (notons en passant la prédilection de Banville, dans ce cas, pour les pierres précieuses), mais encore faudra-t-il doter la femme d’un genre de beauté tel que l’esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde supérieur. Or, je me souviens qu’en trois ou quatre endroits de ses poésies, notre poëte, voulant orner des femmes d’une beauté non comparable et non égalable, dit qu’elles ont des têtes d’enfant. C’est là une espèce de trait de génie particulièrement lyrique, c’est-à-dire amoureux du surhumain. Il est évident que cette expression contient implicitement cette pensée, que le plus beau des visages humains est celui dont l’usage de la vie, passion, colère, péché, angoisse, souci, n’a jamais terni la clarté ni ridé la surface. Tout poëte lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l’Éden perdu. Tout, hommes, paysages, palais, dans le monde lyrique, est pour ainsi dire apothéosé. Or, par suite de l’infaillible logique de la nature, le mot apothéose est un de ceux qui se présentent irrésistiblement sous la plume du poëte quand il a à décrire (et croyez qu’il n’y prend pas un mince plaisir) un mélange de gloire et de lumière. Et, si le poëte lyrique trouve occasion de parler de lui-même, il ne se peindra pas penché sur une table, barbouillant une page blanche d’horribles petits signes noirs, se battant contre la phrase rebelle ou luttant contre l’inintelligence du correcteur d’épreuves, non plus que dans une chambre pauvre, triste ou en désordre ; non plus que, s’il veut apparaître comme mort, il ne se montrera pourrissant sous le linge, dans une caisse de bois. Ce serait mentir. Horreur ! Ce serait contredire la vraie réalité, c’est-à-dire sa propre nature. Le poëte mort ne trouve pas de trop bons serviteurs dans les nymphes, les houris et les anges. Il ne peut se reposer que dans de verdoyants Elysées, ou dans des palais plus beaux et plus profonds que les architectures de vapeur bâties par les soleils couchants.

Mais moi, vêtu de pourpre, en d’éternelles fêtes,
xxxxxxxxxx Dont je prendrai ma part,
Je boirai le nectar au séjour des poëtes,
xxxxxxxxxx À côté de Ronsard.
Là, dans ces lieux, où tout a des splendeurs divines,
xxxxxxxxxx Ondes, lumière, accords,
Nos yeux s’enivreront de formes féminines
xxxxxxxxxx Plus belles que des corps ;
Et tous les deux, parmi des spectacles féeriques
xxxxxxxxxx Qui dureront toujours,
Nous nous raconterons nos batailles lyriques
xxxxxxxxxx Et nos belles amours.

J’aime cela ; je trouve dans cet amour du luxe poussé au delà du tombeau un signe confirmatif de grandeur. Je suis touché des merveilles et des magnificences que le poëte décrète en faveur de quiconque touche la lyre. Je suis heureux de voir poser ainsi, sans ambages, sans modestie, sans ménagements, l’absolue divinisation du poëte, et je jugerais même poëte de mauvais goût celui-là qui, dans cette circonstance, ne serait pas de mon avis. Mais j’avoue que pour oser cette Déclaration des droits du poëte, il faut être absolument lyrique, et peu de gens ont le droit de l’oser.

Mais enfin, direz-vous, si lyrique que soit le poëte, peut-il donc ne jamais descendre des régions éthéréennes, ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nauséabonde niaiserie de la femme, etc ?… Mais si vraiment ! le poëte sait descendre dans la vie ; mais croyez que s’il y consent, ce n’est pas sans but, et qu’il saura tirer profit de son voyage. De la laideur et de la sottise il fera naître un nouveau genre d’enchantements. Mais ici encore sa bouffonnerie conservera quelque chose d’hyperbolique ; l’excès en détruira l’amertume, et la satire, par un miracle résultant de la nature même du poëte, se déchargera de toute sa haine dans une explosion de gaieté, innocente à force d’être carnavalesque.

Même dans la poésie idéale, la Muse peut, sans déroger, frayer avec les vivants. Elle saura ramasser partout une nouvelle parure. Un oripeau moderne peut ajouter une grâce exquise, un mordant nouveau (un piquant, comme on disait autrefois) à sa beauté de déesse. Phèdre en paniers a ravi les esprits les plus délicats de l’Europe ; à plus forte raison, Vénus, qui est immortelle, peut bien, quand elle veut visiter Paris, faire descendre son char dans les bosquets du Luxembourg. D’où tirez-vous le soupçon que cet anachronisme est une infraction aux règles que le poëte s’est imposées, à ce que nous pouvons appeler ses convictions lyriques ? Car peut-on commettre un anachronisme dans l’éternel ?

Pour dire tout ce que nous croyons la vérité, Théodore de Banville doit être considéré comme un original de l’espèce la plus élevée. En effet, si l’on jette un coup d’œil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu’elle est arrivé à un état mixte, d’une nature très-complexe ; le génie plastique, le sens philosophique, l’enthousiasme lyrique, l’esprit humoristique, s’y combinent et s’y mêlent suivant des dosage infiniment variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l’art arabesque, de la philosophie railleuse, de l’esprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles d’une subtilité empruntée à divers arts. Aucuns y pourraient voir peut-être des symptômes de dépravation. Mais c’est là une question que je ne veux pas élucider en ce lieu. Banville seul, je l’ai déjà dit, est purement, naturellement et volontairement lyrique. Il est retourné aux moyens anciens d’expression poétique, les trouvant sans doute tout à fait suffisants et parfaitement adaptés à son but.

Mais ce que je dis du choix des moyens s’applique avec non moins de justesse au choix des sujets, au thème considéré en lui-même. Jusque vers un point assez avancé des temps modernes, l’art, poésie et musique surtout, n’a eu pour but que d’enchanter l’esprit en lui présentant des tableaux de béatitude, faisant contraste avec l’horrible vie de contention et de lutte dans laquelle nous somme plongés.

Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l’un malgré sa prolixité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset ; l’autre, malgré son irritante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le Diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente.

Mais Théodore de Banville refuse de se pencher sur ces marécages de sang, sur ces abîmes de boue. Comme l’art antique, il n’exprime que ce qui est beau, joyeux, noble, grand, rhythmique. Aussi, dans ses œuvres, vous n’entendrez pas les dissonances, les discordances des musiques du sabbat, non plus que les glapissements de l’ironie, cette vengeance du vaincu. Dans ses vers, tout a un air de fête et d’innocence, même la volupté. Sa poésie n’est pas seulement un regret, une nostalgie, elle est même un retour très-volontaire vers l’état paradisiaque. À ce point de vue, nous pouvons donc le considérer comme un original de la nature la plus courageuse. En pleine atmosphère satanique ou romantique, au milieu d’un concert d’imprécations, il a l’audace de chanter la bonté des dieux et d’être un parfait classique. Je veux que ce mot soit entendu ici dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique.