L’Article sept et la liberté d’enseignement devant le Sénat
Il y a six mois, la question de la liberté d’enseignement était encore entière. Nous n’avions en face de nous que la personnalité d’un ministre, et nous n’étions qu’à la veille de la lutte. Depuis, les choses ont bien changé d’aspect ; d’une part, au lieu d’un ministre isolé, dans un cabinet qui faisait un peu de nécessité conviction, nous sommes en présence d’un ministère où les opinions de M. Ferry ne risquent plus de trouver un seul contradicteur et qui ne peut manquer d’engager sa responsabilité collective sur le fond même du débat ; d’autre part, deux grandes batailles ont été livrées à la chambre des députés et devant les conseils généraux. Deux grandes manifestations du suffrage universel sont intervenues. Mais, voyez la complication, ces deux manifestations ont donné des résultats diamétralement contraires. Où la chambre s’était prononcée pour le gouvernement, les conseils généraux, en dépit de toutes les sollicitations administratives, se sont élevés avec une rare énergie contre les projets de M. le ministre de l’instruction publique ; en sorte que le plus clair résultat de la campagne entreprise par M. Jules Ferry est d’avoir déjà mis le suffrage universel aux prises avec le suffrage universel : la chambre d’un côté, les conseils généraux de l’autre. Ces deux forces sont désormais dissociées, un dissentiment profond les sépare. Ce que l’amnistie elle-même n’avait pu faire : ébranler la confiance des républicains de raison qui formaient un précieux appoint pour le régime actuel, l’article 7 l’a fait. C’est en effet grâce au concours de ces républicains de raison que les conservateurs ont eu la majorité dans beaucoup de nos assemblées départementales. On n’a pas assez relevé ce point ; il nous semble, quant à nous, bien concluant, en ce qu’il marque, mieux que tous les raisonnemens du monde, le degré de répulsion que la politique inaugurée par M. le ministre de l’instruction publique a rencontré dans toutes les classes et dans tous les partis. Quoi qu’il en soit, tel est le dernier état de la question : la loi Ferry votée par la chambre basse et condamnée par les assemblées départementales ; c’est sous l’impression de ces deux manifestations contradictoires que la cause de la liberté de l’enseignement va se présenter devant la chambre haute.
Pour être complet, nous devrions peut-être encore mentionner l’espèce d’agitation que plusieurs membres du gouvernement ont essayé de provoquer pendant les vacances parlementaires ; mais on nous permettra de négliger ce côté bruyant de la question. Les ovations que M. le ministre de l’instruction publique a rencontrées au cours de ses voyages circulaires, les aubades qui lui ont été données, les toasts qu’il a portés, les applaudissemens qu’il a recueillis, toute cette mise en scène fait sans doute partie des circonstances infimes de la cause ; elle n’est pas la cause elle-même, et c’est plus haut que le débat portera dans le sénat. S’il en était autrement, si les cris jumeaux de : Vive l’article 71 et de : Vive l’amnistie ! si les clameurs des portefaix de Marseille et des anciens électeurs de M. Barodet à Lyon pouvaient exercer une action quelconque sur les déterminations d’un grand corps politique, ce serait à désespérer de la politesse et de l’esprit français ; les gens de bonne compagnie n’auraient plus qu’à céder la place au naturalisme vainqueur sur toute la ligne. Mais, grâce à Dieu, le sénat n’en est pas encore à la théorie du « document humain ; » et dans le procès qu’il va juger, nous doutons qu’il s’attache à de vaines démonstrations. Les seuls documens sérieux sur lesquels puisse se fonder sa décision sont précisément ceux qu’on vient d’indiquer : le vote de la chambre des députés et les vœux émis dans leur dernière session par nos assemblées départementales. Il y a là un terrain de discussion solide et pratique à la fois où nous voudrions, nous aussi, nous établir, afin de corroborer, s’il se peut, nos précédentes observations par l’étude et l’appréciation de faits plus récens.
Il serait puéril et nous n’avons pas, on le pense bien, la prétention de contester la valeur du vote rendu par la chambre des députés. M. le ministre de l’instruction publique a obtenu dans ce premier engagement un succès complet ; ses argumens ont porté, sa parole a été applaudie, enfin il a eu sa loi. Il s’est rencontré dans une chambre française trois cent cinquante membres pour condamner les jésuites dans le même temps qu’ils amnistiaient la commune. Nous n’épiloguerons pas sur un tel chiffre : il est écrasant. Toutefois on nous permettra bien de nous demander si tout est également de bon aloi dans ce vote, et dans la discussion qui l’a préparé ; si les argumens qu’ont fait valoir les adversaires de la liberté d’enseignement sont bien solides, et si la passion n’y a pas eu plus de part que la justice. Il y a là, pour qui veut bien réfléchir et peser, matière à plus d’une remarque intéressante. Les grands discours prononcés par M. le ministre de l’instruction publique dans les séances des 27 et 28 juin dernier nous fourniront notamment une ample moisson.
La thèse ministérielle peut se ramener aux quatre points suivans ; 1° le projet de loi n’excède pas le droit de l’état ; 2° il répond à un péril sérieux ; 3° il est efficace ; 4° il est opportun.
En ce qui concerne le premier point, l’argumentation de M. le ministre de l’instruction publique est d’une grande simplicité. Nous ne sommes pas, a-t-il dit, les adversaires de la liberté d’enseignement ; nous croyons seulement que cette liberté n’est pas un droit naturel, et, lorsque nous l’enlevons aux congrégations non autorisées, nous ne faisons qu’exercer une reprise. Et à l’appui de ce raisonnement, M. le ministre de l’instruction publique cite la constitution de 1848, qui n’a pas inscrit la liberté d’enseignement au chapitre des droits de l’homme, l’opinion de M. Jules Simon en 1848, celle de M. Thiers en 1844. Cela fait, il examine la situation légale des congrégations et n’a pas de peine à démontrer qu’elles sont encore régies par les lois de 1790 et 1792 et par le décret de messidor an XII.
Nous connaissions déjà cette argumentation ; c’est celle même du rapport rédigé à l’appui du projet de loi. M. Ferry n’y a rien ajouté qu’un certain nombre de citations empruntées au répertoire de jurisprudence de Dalloz, et qui ne la rendent ni plus forte, ni moins équivoque. En effet la difficulté n’était point d’établir que la liberté d’enseignement ne constitue pas un droit naturel. Il n’y a que M. de Montalembert qui ait osé soutenir la thèse contraire ; encore n’y a-t-il point persévéré. Le vrai point du débat, c’était de montrer que l’article 7 est conforme aux principes du droit actuel, du droit réel et positif : c’est là ce qu’il eût fallu prouver et c’est là que les textes eussent été vraiment à leur place. Que nous font aujourd’hui les droits de l’homme, et qui attache encore de l’importance aux vaines déclarations qui se trouvent en tête de nos premières constitutions républicaines ? Que nous importe que la constitution de 1848 n’ait pas inscrit la liberté d’enseignement au nombre des droits primordiaux, antérieurs, immanens, comme on voudra, pourvu qu’elle en ait fait un principe de droit public ? Oui ou non, — c’est M. Thiers qui parle, — « la constitution de 1848 a-t-elle proclamé la liberté d’enseignement d’une manière précise et positive ? » Oui ou non, la loi de 1850 a-t-elle réglé les conditions d’exercice de cette liberté ? Oui ou non, le législateur a-t-il voulu en étendre le bénéfice aux congrégations non autorisées ? Oui ou non, l’article 7 en leur interdisant l’enseignement viole-t-il le droit actuel ? Voilà quel était le vrai, l’unique terrain de la discussion. Or ce terrain, M. Jules Ferry l’a complètement déserté. Ses textes, il les emprunte à l’ancien régime ; ses autorités, il les demande à la restauration ou à la monarchie de juillet. N’a de valeur à ses yeux que ce qui est antérieur à 1848 ; tout ce qui suit est nul et non avenu. L’orateur officiel ne fait même pas exception pour M. Thiers : c’est à peine s’il mentionne le rôle décisif et les mémorables déclarations de l’éminent homme d’état dans la discussion de 1850. Il passe également sous silence celles de M. Jules Simon. La pétition Montlosier, l’arrêt de 1826, le rapport de Portalis et les ordonnances de 1828, voilà son domaine, j’allais dire son royaume, car on n’est pas plus monarchique en vérité que M. Ferry.
Nous avons déjà signalé tout ce qu’a de choquant cette évocation de l’ancien régime et de l’ancien droit dans une question de politique présente. Que si maintenant, laissant de côté le droit, nous allons aux faits, que reste-t-il de la thèse ministérielle ? « La liberté des congrégations religieuses n’est pas, dites-vous, inhérente au principe de la liberté d’enseignement. » Est-ce bien sérieusement que M. le ministre de l’instruction publique a pu risquer une pareille affirmation ? Quoi ! vous allez supprimer d’un seul coup 641 établissemens comptant 61,409 jeunes filles et jeunes gens, dont 9,513 boursiers, et vous avez la prétention de ne rien faire de contraire à la liberté. d’enseignement ? Comme si vous ignoriez que les congrégations enseignantes sont seules en état de lutter contre nos trois cents collèges et lycées ; qu’elles seules ont profité de la loi de 1850 pour fonder de grands établissemens rivaux de ceux de l’Université ; que l’enseignement libre laïque est en pleine décadence ; que par suite enfin fermer les maisons des jésuites, des dominicains et des maristes serait en quelque sorte rétablir le monopole universitaire. Si c’est là ce qu’on veut, qu’on le dise donc ; qu’on ait ce courage ; c’est une politique après tout que celle du Culturkampf, elle a ses périls, mais elle a sa grandeur aussi. Seulement, quand on la pratique, il faut le faire au grand jour.
La seconde partie de l’argumentation ministérielle, hâtons-nous de le dire, est plus nette. Ici M. Jules Ferry ne s’attarde plus à de vaines subtilités. Il va droit au but, c’est-à-dire à la société de Jésus. Il nous la montre « redevenue presque aussi puissante qu’elle l’a jamais été, » couvrant la France de ses établissemens, maîtresse à Rome où elle dispose d’un organe important, la Civiltà cattolica et menaçant l’indépendance de l’état par les doctrines qu’elle fait enseigner dans ses écoles. »
Ces écoles, les inspecteurs généraux de l’université les ont visitées, et ils y ont trouvé de mauvais livres, des précis d’histoire « animés d’un esprit d’hostilité contre tout ce qui constitue la tradition de la révolution française, l’état moderne, nos constitutions, nos lois, notre société, » M. le ministre a cité plusieurs extraits de ces livres, des morceaux de choix sur les droits féodaux, l’inquisition, la révocation de l’édit de Nantes et la révolution. La chambre a beaucoup ri des uns et s’est fort indignée des autres. Il est toujours facile de faire rire une chambre française. Nous nous souvenons qu’il y a quelques années, — c’était sous l’empire, et il s’agissait comme aujourd’hui de la liberté d’enseignement, — un illustre prélat, qui en voulait à l’Université, découpa dans les livres de plusieurs de nos professeurs et vint lire à la tribune du sénat un certain nombre de citations qui réjouirent beaucoup la haute assemblée. Il y eut surtout dans le nombre une histoire de singe dont le succès fut prodigieux. Seulement on ne voulut point attacher à ces citations plus d’importance qu’elles n’en méritaient, et les orateurs du gouvernement n’eurent pas de peine à prouver que l’Université ne devait pas être rendue responsable des erreurs et des témérités de quelques-uns de ses membres. La chambre n’a pas suivi cet exemple, elle ne s’est pas souvenue de la maxime : De minimis non curat prœtor, et elle a condamné la compagnie de Jésus sur quelques échantillons de ses livres. Franchement, c’est bien rigoureux, car enfin, à regarder d’un peu près ces livres, sans parti-pris, en critique, nous voyons bien qu’ils contiennent des appréciations erronées, ou tout au moins contestables, mais nous n’y trouvons rien d’immoral ni de factieux.
La féodalité, l’ancien régime, la révolution, n’y sont pas appréciés comme ils le sont en général dans l’Université. Mais est-ce donc un si grand crime, et la république ne peut-elle tolérer un enseignement historique différent de celui qui se donne dans nos lycées ? Une telle prétention n’irait à rien moins, on l’a très heureusement dit, qu’à constituer un état dogmatisant, un état juge de toutes les doctrines philosophiques, littéraires, historiques. Vous voyez d’ici les conséquences de cette belle théorie de gouvernement dans un pays qui change de régime aussi souvent que le nôtre. On a beaucoup attaqué jadis un éminent académicien pour avoir osé dire qu’il y avait deux morales en politique. Combien n’aurions-nous pas eu de morales d’état depuis dix ans, si les doctrines de M. le ministre de l’instruction publique avaient été mises en pratique ? Autant que de premiers ministres. Nous aurions eu la morale d’état de M. Thiers„ puis celle de M. le duc de Broglie, puis celle de M. Dufaure, puis celle de M. Waddington en attendant mieux. M. Jules Ferry ne craint pas ce danger, et dans une métaphore pleine de hardiesse, il s’est demandé s’il n’y avait pas « un certain nombre d’idées arrosées du sang le plus pur et le plus généreux » dont il importât de conserver l’héritage. Nous n’y contredisons pas. Nous trouvons même tout simple et tout légitime qu’un gouvernement tienne la main à ce qu’on n’enseigne dans ses établissemens rien de contraire à ses doctrines et à son principe. Seulement, nous croyons que l’état n’a pas le droit d’exiger des établissemens privés une orthodoxie rigoureuse. En matière historique surtout, il doit être singulièrement prudent et circonspect. Quoi de plus changeant en effet que l’histoire, et quoi de plus contingent que la vérité historique ? Qui peut se flatter de la posséder tout entière et de n’y point apporter ses préjugés ou ses passions ? Il y a vingt ans, on enseignait couramment dans nos collèges une histoire romaine de convention que la critique a depuis complètement renouvelée. De même pour la révolution française, que de préjugés, d’erreurs, les travaux publiés depuis quelques années n’ont-ils pas détruits ? Que reste-t-il par exemple de la légende des volontaires de 1792 après le livre de M. Camille Rousset ? Et de celle des vainqueurs de la Bastille après le livre de M. Taine ? Sans doute, il faut un contrôle, sans doute le gouvernement a le droit et le devoir d’exercer sur les établissemens privés une surveillance active, et de réprimer les abus quand il en trouve. Si la loi de 1850 est insuffisante, qu’il y propose des amendemens ; s’il n’est pas assez armé, qu’il le dise, on ne lui refusera pas les moyens de se faire respecter. Mais qu’il ne sorte pas de son rôle et qu’il n’outrepasse pas son droit, qu’il n’ait pas la prétention de niveler l’enseignement. Nous n’avons plus de religion d’état, n’allons pas, de grâce, y substituer je ne sais quel dogmatisme officiel obligatoire dans toutes les écoles de la république. La liberté d’enseignement comporte une certaine variété de méthodes et de doctrines, et s’il est bon qu’il y ait des établissemens destinés aux fils de ceux qui ont arrosé de leur sang les idées chères à M. Jules Ferry, il est juste après tout qu’il en existe d’autres où des traditions et des souvenirs un peu. différens soient encore en honneur. Il n’y a pas là, quoi qu’on en ait dit, un péril sérieux pour notre unité nationale, et je ne sache pas que les jeunes gens qui ont appris l’histoire dans les livres du révérend père Gazeau[1] aient fait mauvaise figure à l’ennemi, ni fourni beaucoup de chefs à l’émeute. Je ne sache pas qu’ils soient moins bons Français que nos lycéens. Or c’est précisément cela qu’il eût fallu prouver, et tant qu’on ne l’aura pas fait, tant qu’on ne nous aura pas démontré que les quatre-vingt-dix élèves de la rue des Postes morts au champ d’honneur en 1870 étaient de mauvais citoyens, il nous sera tout à fait impossible de prendre au tragique les citations de M. Jules Ferry[2]. En fait d’argument, Coulmiers et Patay valent bien, somme toute, la bulle Unam sanctam et le Syllabus.
Mais laissons ce point et passons au suivant. M. le ministre de l’instruction publique s’est donné beaucoup de peine pour prouver que sa loi serait « efficace » et qu’elle ne porterait néanmoins aucun trouble sérieux « dans les consciences catholiques. »
Efficace ? Matériellement parlant, oui. Il est clair que, si l’article 7 était voté par le sénat, les jésuites ne pourraient transporter à l’étranger les vingt-neuf[3] établissemens d’enseignement secondaire qu’ils possèdent actuellement en France. Les dominicains et les maristes seraient également fort empêchés. Ils réussiraient sans doute à conserver une partie de leur clientèle en fondant de nouvelles maisons sur nos frontières, mais tous leurs élèves ne les suivraient pas. À ce point de vue, M. le ministre de l’instruction publique a donc parfaitement raison. Sa loi porterait un coup très sensible aux congrégations non autorisées.
Il est également dans le vrai lorsqu’il refuse de croire à je ne sais quels travestissemens dont quelques personnes ont pensé que les jésuites notamment pourraient bien s’accommoder. La société de Jésus ne s’est jamais transformée : elle est comme elle est ou elle n’est pas. Mais où M. Jules Ferry se trompe, c’est lorsqu’il conclut de là que sa loi fera reculer l’esprit jésuitique en France, et que l’université, c’est-à-dire l’esprit laïque, en sera fortifié. La force peut primer le droit ; elle ne tue pas l’idée. Considérez ce qui se passe à Paris et dans la plupart de nos grandes villes : les municipalités, pour faire chorus avec le gouvernement, ont entrepris de substituer l’enseignement laïque à l’enseignement congréganiste ; elles ont déclaré la guerre, une guerre impitoyable à ces frères de la doctrine chrétienne, qui depuis deux siècles apprennent l’écriture et le catéchisme aux fils de nos ouvriers. Alors qu’ont fait les populations ? Elles ont suivi les frères dans les écoles libres qu’ils ont fondées, partout où l’école publique leur avait été retirée ; et du jour au lendemain, tous leurs petits enfans leur sont revenus. Il en irait de même des seize mille jeunes gens que vise l’article 7. Les uns, les plus riches, suivraient leurs maîtres en exil ; les autres iraient demander asile aux petits séminaires, beaucoup resteraient dans leurs anciennes maisons presque aussitôt rouvertes que fermées et continueraient leur éducation sous des maîtres laïques de fait, jésuites de tendances et d’idées. Quelques-uns à peine passeraient à l’Université. Voilà tout le bénéfice que l’état retirerait du vote de l’article 7[4]. Est-ce à dire pourtant qu’il n’en résulterait pas un trouble profond dans les consciences et dans les intérêts d’un grand nombre de Français ? Non certes : on ne détruit pas violemment une législation trentenaire, on ne supprime pas du jour au lendemain des établissement considérables, les habitudes et les besoins qui en sont nés ; on ne met pas sur le pavé sept ou huit mille boursiers sans provoquer une grande et légitime émotion. Aussi, dès leur apparition, les projets de M. Ferry ont-ils soulevé dans le pays une agitation que le vote de la chambre a redoublée. Il s’est formé du coup sur le terrain de l’article 7 une opposition formidable au gouvernement de la république. En quelques mois, plus de dix-sept cent mille signatures de protestation ont été réunies. Nous savons bien qu’on a contesté la validité de ces signatures. On a prétendu qu’elles avaient été surprises, extorquées, on les a représentées comme le résultat du dol et de la fraude ; mais on s’est bien gardé de l’établir. On n’a cité qu’un fait qui se serait passé dans une petite commune du Puy-de-Dôme ; encore l’a-t-on complètement dénaturé, nous pourrions le prouver[5].
Du reste, à qui fera-t-on croire que les adversaires de l’article 7 aientpu surprendre la bonne foi de 1,700,000 protestataires ? S’ils se sont remués comme c’était leur droit, s’imagine-t-on que les partisans de la loi soient restés les bras croisés ? Si le presbytère et le château se sont mêlés de l’affaire, pense-t-on que l’administration n’y a point pris part ? La vérité, c’est que des efforts considérables ont été faits des deux côtés, qu’il y a eu lutte, contradiction, qu’on s’est battu, sachant fort bien pourquoi l’on se battait, et qu’on a signé, comme on eût voté, en parfaite connaissance de cause. Bref, on ne nous persuadera pas qu’il n’y ait eu là qu’une agitation superficielle et que les consciences d’un grand nombre de Français ne soient pas singulièrement alarmées. On a pu soutenir cette thèse puérile devant une assemblée complaisante ; ou ne la reproduirait pas impunément dans une autre enceinte.
On aura aussi quelque peine à démontrer devant le sénat qu’il était « opportun » d’ajouter à toutes les difficultés que le gouvernement de la république avait déjà sur les bras la complication d’une guerre religieuse. M. le ministre de l’instruction publique a légèrement glissé sur cette partie de son discours. Il s’est contenté de déclarer sans fausse modestie que l’article 7 était une grande chose et que la république devait profiter de sa jeunesse pour accomplir cette chose. « Attendre ? s’est-il écrié, dans une péroraison pathétique, pourquoi ? Quand serons-nous plus forts, plus puissans ? Quand les partis seront-ils plus vaincus, plus désarmés ? Ils sont à terre, profitons-en pour les écraser ; saisissons l’occasion. » L’argument a paru triomphant, et la chambre a souligné de ses applaudissemens ce franc appel à la force. Nous n’avons pu, quant à nous, nous retenir d’en éprouver une sorte d’humiliation. Eh quoi ! voilà un gouvernement qui se proclame lui-même inattaquable, qui dispose d’une majorité considérable dans la chambre, qui n’a devant lui que des partis abattus, et ce gouvernement n’a qu’une pensée, c’est de porter le coup de grâce à ses adversaires ! Voilà votre courage, et voilà votre générosité ! Encore si votre occasion était bonne, si vous aviez su mettre de votre côté les apparences. Mais non : un. beau matin, sans préparation, sans motif, sans même un prétexte, on déclare la guerre et l’on entre en campagne. De quel droit ? Du droit du plus fort. — A-t-on seulement fait une enquête ? Connaît-on bien le nombre des établissemens qu’on va frapper ? Sait-on quel est le chiffre de leur population ? Point : on n’a pas même ces données élémentaires. En ce qui concerne les maisons des jésuites, on hésite entre vingt-sept et trente et un, quand le chiffre véritable est vingt-neuf. En ce qui concerne la population totale des établissemens dirigés par des congrégations d’hommes non autorisées, on fait une erreur de près du quart pour 1876, et l’on n’a pas l’idée de vérifier si cette erreur en est encore une en 1879. On n’a pas la curiosité de se demander si l’enseignement congréganiste a gagné pu perdu pendant les quatre dernières années. La chose en vaudrait pourtant la peine.
Pour les congrégations non autorisées de femmes, c’est bien pis encore. On n’a pas même ici de données fausses ; on n’en a aucune[6]. Et l’on refuse d’accepter celles des intéressés ; on les récuse, quand il serait si simple de les contrôler. En vérité tout cela n’est guère habile, et l’on demeure confondu de trouver tant d’étourderie jointe à tant d’audace. Voyez en effet où cette politique d’agression nous a déjà menés et ce qu’elle nous réserve encore. Un trouble profond dans le pays et dans l’église, un redoublement des passions révolutionnaires et religieuses, un conflit probable entre les deux chambres, voilà, sans compter l’amnistie, ce qu’en moins de quelques mois nous vaut la politique opportune inaugurée par M. Ferry.
Et maintenant que pèse encore l’argumentation ministérielle ? Quelle conclusion en tirer ? Une seule, et nous l’emprunterons cette fois à M. Ferry lui-même. Nous la trouvons dans ce passage de son discours : « On nous demande pourquoi nous poursuivons les jésuites plutôt que d’autres ? — Nous les poursuivons parce qu’ils sont l’âme de cette milice laïque d’un nouveau genre contre laquelle nous luttons depuis sept ans, qui a été la maîtresse dans l’assemblée nationale. »
On l’avoue donc enfin ! ce n’est pas l’intérêt de l’enseignement, le bien de l’Université qu’on s’est proposé. Que font ces choses à nos politiciens ? Ce qu’il leur fallait avant tout, c’était une loi de représailles, ce qu’ils ont voulu frapper, ce n’est pas tant le présent que le passé. En traduisant les jésuites à la barre de la chambre, c’est le procès du 24 et du 16 mai qu’on a prétendu faire ; en les condamnant, c’est l’assemblée nationale, c’est le maréchal de Mac Mahon, c’est M. le duc de Broglie et ses collègues qu’on a condamnés. On ne les avait pas poursuivis devant le sénat ; on a trouvé plus simple et plus juste de les faire exécuter par les 363.
Il faut savoir gré à M. le ministre de l’instruction publique de nous avoir donné cette interprétation de l’article 7. A vrai dire, nous soupçonnions bien que le 16 mai n’était pas étranger à l’affaire ; mais il n’est pas mauvais que l’aveu en soit tombé de la bouche même de M. Ferry. Ses projets se dessinent mieux ainsi ; l’idée maîtresse en apparaît plus nettement ; nous pouvons en mesurer toute la hauteur. Il nous devient aussi plus facile d’apprécier le vote de la chambre. Rendu par une assemblée juge et partie dans sa propre cause, encore toute chaude des ardeurs d’une lutte électorale sans précédent, il devait nécessairement affecter le caractère d’une revanche et, de fait, c’en est une ; il n’y a pas d’autre nom qui lui convienne.
Il était difficile qu’une matière aussi grave que la liberté d’enseignement laissât les conseils généraux indifférens. La loi leur interdit les vœux politiques, elle ne s’oppose nullement à ce qu’ils discutent les grandes questions sociales. D’ailleurs, à supposer que la loi fût obscure, la jurisprudence était là ; de nombreux précédens l’ont fixée. Depuis 1871, nos assemblées départementales ont pris l’habitude de considérer comme de leur domaine tout ce qui se rapporte à l’instruction publique, et vraiment on ne saurait les en blâmer. C’est bien le moins que, appelées à voter des dépenses souvent considérables pour nos écoles, elles aient voix consultative au chapitre. La prétention n’a rien d’outré ni de séditieux : le gouvernement lui-même, après quelques tergiversations qui n’ont pas laissé d’être plaisantes, a fini par le reconnaître. Il a contenu le zèle de ses préfets qui étaient déjà bravement partis en guerre. A la vérité, ses instructions sont arrivées un peu tard, et il s’en est suivi de singulières cacophonies lors de la session d’avril. Du nord au midi, de l’est à l’ouest, suivant la latitude et le méridien, le langage des représentans de l’administration a varié ; nous avons vu dans le même temps, presque au même moment, tel préfet dire blanc et tel ministre dire noir. Mais ce discord a peu duré, somme toute, et quand la session d’août est venue, hâtons-nous de le dire, il ne s’est pas reproduit. Tout au contraire, à ce moment, il a paru que l’administration mettait autant d’ardeur à provoquer, au sein des conseils généraux, une discussion approfondie des projets de M. le ministre de l’instruction publique qu’elle y avait apporté de retenue dans le principe. Explique qui pourra ce mystère, nous ne nous en chargeons pas. Il nous suffit de constater que les vœux émis par la plupart de nos assemblées départementales constituent dans la pensée du gouvernement lui-même une manifestation parfaitement légale, qu’aucune irrégularité n’entache et dont nous avons par conséquent le droit de nous emparer. Cela posé, voyons ce qu’a été cette manifestation ; tâchons d’en dresser le bilan. Nous avons précisément sous les yeux, pour nous y aider, un travail inédit préparé dans les bureaux du ministère de l’instruction publique et qui n’était pas, au moins quant à présent, destiné à la publicité. On a bien voulu, d’autre part, nous communiquer les résultats d’une enquête très consciencieuse faite pendant les vacances parlementaires auprès des conseils généraux. En puisant à cette double source, nous ne risquerons pas de nous égarer.
D’après la statistique ministérielle, sur 87 conseils généraux, — nous omettons à dessein celui de la Seine, qui relève d’une législation spéciale, — 38 auraient émis des vœux contraires aux projets du gouvernement, 30 en auraient émis de favorables, 8 auraient voté la question préalable ou l’ordre du jour, 7 se seraient abstenus, 1 aurait émis un vœu mixte, 2 (Rhône et Corse) ne s’étaient pas encore prononcés (au 1er septembre), mais l’ont fait depuis, l’un pour, l’autre contre, ce qui porte à 39 le nombre des vœux contraires et à 31 le nombre des vœux favorables. Telles sont les données acceptées par l’administration de l’instruction publique et qu’on n’a pas cru devoir publier, nous ne savons trop pourquoi. Quoi qu’il en soit, on comprendra que nous ne puissions accepter les yeux fermés un tableau qui semble avoir si grand’peur du jour. Nous devons le contrôler et nous assurer qu’il ne contient pas quelque erreur ou tout au moins quelque équivoque.
Sur les deux premiers chiffres, pas d’observations. C’est bien à 39 et 31 qu’ils se portent, et l’écart entre le nombre des vœux favorables et celui des voix contraires est bien de 8. L’addition est parfaitement exacte.
Mais, à côté des conseils généraux qui se sont prononcés dans la forme de vœux, il y a ceux qui ont manifesté leur opinion par le moyen de la question préalable ou de l’ordre du jour, et il y a ceux qui se sont abstenus. La statistique officielle n’en a pas tenu compte ; elle s’est contentée de les placer dans une colonne à part en regard de celle des vœux contraires et des vœux favorables. Elle n’a pas essayé de les classer dans l’une ou l’autre catégorie. Cela n’eût pourtant pas été bien difficile : il n’y fallait qu’un peu d’attention. Voici par exemple le département de l’Aude qui figure à la colonne de question préalable. En effet, le conseil général l’a votée, mais dans quelles conditions ? Un vœu contraire avait été déposé par la droite, et la question préalable était proposée par la gauche. On passe aux voix ; le scrutin donne 15 contre 13. Conclusion : la majorité du conseil général de l’Aude est acquise aux projets de loi du ministre de l’instruction publique. C’est clair, c’est incontestable. Cependant le conseil général de l’Aude ne figure pas à la colonne des vœux favorables. Pourquoi ? C’est qu’en bonne justice et par contre il eût fallu placer dans la colonne opposée les conseils généraux du Lot-et-Garonne, du Puy-de-Dôme, du Cantal, de la Haute-Loire et de l’Oise, qui tous ont exprimé, soit par la question préalable, soit par des ordres du jour, une opinion manifestement contraire aux projets ministériels.
Prenons d’abord le conseil général du Lot-et-Garonne et voyons comment s’y sont passées les choses. Deux membres de la droite déposent un vœu en faveur de la liberté d’enseignement. La question préalable est proposée et votée par 16 voix contre 13. Mais avant de la voter, M. Paye, sénateur, et plusieurs de ses amis appartenant à l’opinion républicaine modérée, font les plus expresses réserves et se déclarent partisans de la liberté d’enseignement « telle que l’avait établie la loi de 1850. »
Dans le Puy-de-Dôme, c’est un député, M. Bardoux, qui fait une déclaration analogue. Le préfet ayant demandé la question préalable sur un vœu de M. de Barante, l’honorable ancien ministre de l’instruction publique a soin de faire remarquer que ce vote n’implique « en aucune façon l’adhésion au fond et l’acceptation du projet de loi Ferry. » Néanmoins la question n’est votée que par 24 voix contre 13 abstentions.
Dans le Cantal, la discussion, après s’être égarée, finit par aboutir au vote d’un ordre du jour pur et simple ; mais ce vote n’intervient qu’à la suite d’un incident bien significatif. Appelé à voter sur un projet de vœu « tendant au rejet de l’article 7 et à l’adoption du reste de la loi, » le conseil s’était prononcé de la façon suivante : sur le premier point, 13 voix pour, 8 voix contre ; sur le second, 7 voix pour, 10 voix contre. Ces chiffres sont concluans. Voici qui est plus explicite encore. « Convaincu que le gouvernement fera tous ses efforts pour concilier la liberté d’enseignement avec ses droits de haute surveillance, passe à l’ordre du jour ; » — « Considérant que le vœu présenté semble prêter aux pouvoirs publics le désir de porter atteinte aux principes de l’autorité paternelle et de la liberté d’enseignement que tout le monde admet et respecte, passe à l’ordre du jour, » ainsi s’expriment les conseils généraux de la Haute-Loire et de l’Oise.
Voilà donc au résumé six conseils généraux qui n’ont pas émis de vœux, mais dont l’opinion n’est pas douteuse. L’un, celui de l’Aude, est favorable ; les cinq autres sont manifestement contraires. En sorte que pour être véridique, ce n’est pas 39 et 31 que la statistique ministérielle aurait dû dire, mais 44 et 32, soit un écart de 12 au lieu de 8.
Mais ce n’est pas tout ; au nombre des vœux émis par les conseils généraux s’en trouve un qui figure à part sous cette ingénieuse rubrique : « vœu mixte. » C’est celui d’Ille-et-Vilaine. Or nous voyons bien en nous reportant au procès verbal de la séance, que le conseil d’Ille-et-Vilaine a émis le vœu « que le gouvernement persévère dans ses justes revendications ; » mais, — il y a un mais, — « que l’article 7 soit repoussé pour laisser pleine et entière liberté aux pères de famille dans le choix des maîtres chargés de l’éducation de leurs enfans. » Franchement, pour qualifier ce vœu de mixte, il faut que l’auteur de la statistique en ait eu grand désir ou qu’il entende bien mal le français. Nous ne pouvons, quant à nous, imaginer que le fait de se prononcer contre l’article 7 soit susceptible de deux interprétations, et nous n’hésitons pas à renvoyer le vœu du conseil général d’Ille-et-Vilaine à la colonne des vœux contraires, qui se trouvent dès lors portés à 45.
Ainsi quarante-cinq et trente-deux, telle est au vrai la proportion des conseils généraux contraires et des conseils généraux favorables aux projets de M. le ministre de l’instruction publique. Encore omettons-nous à dessein d’introduire dans ce relevé certaines données qu’on pourrait contester, quoiqu’elles aient une signification bien claire[7]. Treize voix de majorité contre le gouvernement, tel est le résultat de la campagne poursuivie devant les assemblées départementales par les forces unies de l’administration et de la gauche. Voilà tout ce qu’ont pu tirer d’elles par la persuasion, par la prière et les sollicitations, par leur propre exemple, quinze ministres et sous-secrétaires d’état, quatre-vingt-sept préfets et cinq cents sénateurs ou députés, sans compter toutes les autres influences gouvernementales. Pendant six mois, on a remué ciel et terre pour gagner l’opinion publique, on a dépensé une somme inouïe d’activité, de mouvement, d’industrie, de faconde ; on s’est répandu par toute la France en discours, en objurgations ; on s’est fait tour à tour doux et menaçant, trivial et pathétique. Tant de bavardage et d’agitation n’a servi qu’à montrer l’invincible attachement de ce pays à l’une de ses plus chères libertés. Les conseils généraux ont laissé dire et pérorer, et ils ont voté. Ils ont voté contre les projets de M. Ferry comme le peuple vote dans les grands jours, quand il s’agit de ses intérêts vitaux, sans se prendre au mirage de la fausse éloquence et du faux patriotisme, avec le calme et le ferme propos d’une raison sûre d’elle-même. Ce qu’il y a de plus remarquable en effet dans cette imposante manifestation, c’est moins encore son importance numérique et matérielle que le caractère de résolution dont elle est empreinte. Il faut toujours un certain courage pour se séparer d’un gouvernement, quel qu’il soit, dans une question capitale. Fût-on de l’opposition, souvent on hésite. Mais combien ce courage n’est-il pas plus méritoire quand, au lieu de se rencontrer chez des adversaires, il se trouve chez des amis ! Or sait-on bien qu’à l’heure actuelle il n’y a pas moins de cinquante-cinq conseils généraux dont les majorités sont républicaines. Considérez ce chiffre, il parle plus haut que tous nos argumens, il couvre et domine tout. Fut-il jamais avertissement plus significatif ? Ah ! si nous étions encore au temps du septennat, on pourrait essayer d’atténuer la portée d’un vote rendu par des assemblées « réactionnaires et cléricales, » mais on n’a plus cette ressource aujourd’hui. Ce n’est pas l’ordre moral qui a porté le coup cette fois ; ce sont les partisans du régime actuel. Ce n’est plus une levée de boucliers monarchique, c’est toute une armée que le gouvernement a devant lui, la grande armée des pères de famille insurgés pour la cause du droit et de la liberté de conscience et conduits au combat par leurs chefs naturels.
Ainsi, d’une part un vote de colère et de passion rendu par une assemblée peu maîtresse d’elle-même, et de l’autre une manifestation réfléchie, calculée, sortie des entrailles mêmes du pays, tel est le dernier état de la question, tels sont les précédens sur lesquels le sénat va avoir à se prononcer. Dès lors son jugement n’est-il pas certain, et ne serait-ce pas lui faire injure que de paraître douter de sa justice ? Eut-il jamais plus belle occasion d’exercer ce pouvoir modérateur qui est sa raison d’être et dont il tire toute sa légitimité ? Un conflit s’est élevé ; nous vivions, l’état vivait depuis une trentaine d’années dans une tranquillité relative avec l’église, quand l’étourderie d’un ministre est venue rompre cet accord. Ce conflit a pris des proportions énormes : il agite le pays, divise les familles, inquiète les consciences, surexcite les esprits. Il offre aux adversaires de la république le plus ferme terrain d’opposition qu’ils aient encore eu ; il a mis le pouvoir à la discrétion de l’extrême gauche, il en fait l’émule de ce conseil municipal de Paris qui a trouvé le moyen d’étonner le monde par ses exploits. Enfin, pour terminer par une considération morale, il est né d’une inspiration mauvaise, haineuse. Ceux qui l’ont provoqué n’ont eu souci ni du droit, ni de la justice. Le droit, ils l’ont travesti ; la justice, ils l’outragent. Et le sénat hésiterait ! Non, cela n’est pas possible. Non, il ne sera pas dit qu’une assemblée d’hommes raisonnables, expérimentés, parvenus pour la plupart à cet âge où la prudence, la mesure, le tact, sont en quelque sorte obligatoires, où l’on n’aime pas ce qui est violent parce qu’on sait que la violence ne dure pas, il ne sera pas dit qu’une telle assemblée n’aura pas connu son devoir, ou que, le connaissant, elle ne l’aura pas rempli ; qu’elle pouvait faire cesser un combat détestable et qu’elle ne l’a pas voulu ; qu’elle pouvait arrêter la chambre et le gouvernement dans la voie périlleuse où ils se sont engagés et qu’elle n’a su que les suivre ; qu’elle avait derrière elle la majorité des conseils généraux représentant la majorité des pères de famille et qu’elle n’a pas osé, soutenue par une telle force, opposera des projets ainsi réprouvés un veto résolu. Non, le sénat ne fera pas cela : l’abnégation a ses limites. Il a déjà voté, l’inquiétude sinon la mort dans l’âme, le retour à Paris et l’amnistie partielle. On lui demande aujourd’hui de frapper les jésuites et les dominicains, à lui qui vient de rouvrir les portes de la France aux débris de la commune. On prétend obtenir de sa docilité qu’il épouse une querelle d’Allemand, qu’il adopte et qu’il couvre de son autorité une politique antifrançaise, antinationale, la politique de la révocation de l’édit de Nantes et des dragonnades. Pourquoi ne pas lui demander aussi de signer sa propre abdication et de rédiger son épitaphe ?
Et quelles pauvres raisons invoque-t-on pour le décider ! Quels argumens fait-on valoir ? Des argumens tirés d’un droit public aboli depuis trente ans et quelques mauvaises citations découpées dans un précis d’histoire. Voilà ce qu’on a trouvé de plus fort et de plus concluant contre les congrégations, voilà le crime qu’il faut leur faire expier. On ne s’est pas demandé si d’aventure et par ailleurs elles ne mériteraient pas quelque indulgence. On ne leur a tenu compte ni des neuf mille jeunes filles ou jeunes gens qu’elles élèvent gratuitement, ni des services qu’elles rendent à la civilisation en portant le christianisme et le nom français jusqu’au cœur de l’Afrique et de l’Asie. Qu’importent ces choses à des gens qui ont une vieille rancune à satisfaire et qui sont les plus forts ?
Le sénat n’a pas, lui, de rancune à poursuivre, et c’est avec un libre et ferme esprit qu’il abordera ce débat. On l’a rapetissé, rabaissé, réduit à des proportions misérables ; il faut qu’il l’agrandisse et qu’il le porte à la hauteur où l’avaient élevé la chambre des pairs en 1844 et l’assemblée nationale en 1850. Il faut surtout qu’il le replace sur son véritable terrain : celui de l’éducation et de la pédagogie. Si l’enseignement congréganiste a des lacunes, des faiblesses, l’Université n’a-t-elle pas aussi ses imperfections ? Ne s’est-elle pas attardée plus qu’il ne convenait à de vieilles méthodes ? A-t-elle fait tout ce qu’elle aurait dû, pour conserver son ancienne clientèle aristocratique et bourgeoise ? Donne-t-elle assez de soins au corps et à l’âme des jeunes gens qu’on lui confie ? Enfin n’y aurait-il pas un peu de sa faute dans l’engouement qu’un grand nombre de familles montrent aujourd’hui pour les établissemens congréganistes, et ne serait-ce pas dans une réforme judicieuse, prudente, du régime intérieur de nos collèges qu’il conviendrait de chercher un remède à cet état de choses ? Ce point de vue semble avoir échappé complètement à M. Ferry ; il n’était pourtant pas indigne de fixer son attention, et, sans remonter au delà de 1870, M. le ministre de l’instruction publique l’eût trouvé développé avec beaucoup de compétence dans des publications récentes émanées d’hommes profondément dévoués à l’Université.
M. Michel Bréal, notamment, nous a donné en 1872 un livre dont la conclusion, bien radicale à notre avis, est que nos lycées auraient besoin « d’une réforme profonde. » Et veut-on savoir la curieuse raison qu’il en allègue ? C’est que nous avons conservé dans l’Université, pour l’ordonnance des études, l’organisation des pères. « Quand, dit-il, on se reporte à l’écrit intitulé Ratio studiorum, qui est le premier plan d’études de la compagnie de Jésus, on y découvre à chaque pas de vieilles connaissances. »
La séparation des classes en deux séries, la part essentielle faite au latin, l’abus du discours et du vers latin, la nullité de l’enseignement du grec, le goût des chrestomathies et des Selectœ, les compositions hebdomadaires, l’amour-propre comme principal stimulant des études, les distinctions honorifiques prodiguées aux élèves, la solennité des distributions de prix, enfin l’internat[8], c’est-à-dire l’éducation publique mise au-dessus de l’éducation privée, tout cela nous vient, paraît-il, des jésuites, et tout cela constitue, dans la pensée de notre auteur « une organisation des études qui dès le dernier siècle paraissait aux meilleurs esprits étroite et arriérée. » Ainsi, de l’aveu d’un inspecteur-général de l’Université ; notre système d’études est à réformer de fond en comble. Il a un vice capital, qui est de « subordonner toutes les connaissances à une idée dominante, de ramener l’instruction à l’art d’écrire[9]. » Voilà l’idéal que « nos professeurs ont en vue. » Ce jugement est déjà fort sévère, beaucoup trop sévère à notre avis ; il l’est moins cependant que celui du même écrivain sur le régime intérieur et l’éducation du lycée. Qu’on lise plutôt : « Nos internats sont des créations artificielles où, pour apprendre aux jeunes gens à se conduire, on les prive des libertés les plus simples, un mélange du couvent et de la caserne avec les côtés fâcheux de l’un et de l’autre. » Les proviseurs, « dont l’action devrait être surtout littéraire et morale », sont accablés par la besogne matérielle et administrative. Les censeurs n’ont guère plus de temps, obligés qu’ils sont « de vaquer à leurs ingrates et multiples fonctions. » Ils ne connaissent pas « directement » l’élève. Leurs rapports essentiels avec la jeunesse du lycée se bornent à confirmer les punitions données par le professeur[10]. » Quant au maître d’étude, voici le portrait qu’en trace M. Bréal : « Le maître d’étude est la pièce principale du mécanisme de nos internats. Il est ou devrait être pour l’éducation ce que le professeur est pour l’enseignement. Jour et nuit, à table comme en récréation, à l’étude comme en promenade, c’est à sa garde que les collégiens sont confiés. Pour eux, son esprit, son caractère, ses idées, ses habitudes, ses occupations, auront une importance énorme. Voyons donc ce qu’est ce commensal, ce compagnon et ce directeur.
« Les maîtres d’étude sont généralement soit des jeunes gens qui acceptent de fatigantes et difficiles fonctions pour avoir le loisir de se préparer à un emploi plus relevé, soit des hommes déjà mûris par l’âge et par les déceptions, qui exercent leur état avec le désir, mais non avec l’espérance d’en sortir. Dans le premier cas, on remet les enfans à des personnes sans expérience pédagogique, dont la pensée et l’activité sont tournées vers les examens qui les attendent. Dans l’autre hypothèse, on les confie à des hommes qui, par la seule prolongation de leurs fonctions, donnent d’eux-mêmes une opinion peu favorable. Je ne voudrais rien écrire qui pût être tourné contre ces serviteurs sacrifiés du système universitaire, envers qui le lycée a eu le double tort de ne pas savoir s’en passer et de ne pas les avoir rendus respectables aux élèves ; mais je ne crains pas d’être contredit si j’affirme que l’autorité leur manque pour être les éducateurs que nous cherchons.
« La savante organisation de nos collèges, qui a la prétention de se charger d’élever les générations nouvelles, vient aboutir à un fonctionnaire qui est en lutte sourde avec ses élèves et qui n’en est ni aimé, ni respecté. De là le vide désolant qui règne dans la vie morale du lycée. On a trop souvent dépeint la situation du maître d’étude au milieu de cette population turbulente et malicieuse pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Si quelques-uns opposent à leurs épreuves journalières une inaltérable bonne humeur ou une patience invincible, beaucoup ne songent qu’à s’arranger une vie supportable au milieu de ce purgatoire, fût-ce aux dépens des élèves. Ils croient avoir assez fait quand leur bande d’écoliers se tient bien en rang et garde le silence à l’étude et au dortoir ; pour tenir les enfans à distance, ils adoptent un rôle soit d’indifférence absolue, soit de sécheresse cassante, soit de cérémonieuse ironie, soit d’humeur farouche. Telle est l’éducation dans le pays où ont écrit J.-J. Rousseau et Fénelon. Il n’est question ici ni de confiance, ni d’attachement ; le lycée a remplacé l’éducation par la discipline, et il a réduit l’action du maître sur l’élève à un système de récompenses et de punitions. »
Voilà donc cette pièce essentielle du mécanisme de nos internats : un fonctionnaire sans autorité sur les élèves et qui n’en est le plus souvent ni respecté ni aimé. Comment d’ailleurs en pourrait-il être autrement ? Pour imposer à la jeunesse, rien ne vaut le grade et la considération qui s’attache à des fonctions honorablement rétribuées. Or, à part le baccalauréat, qui ne constitue pas un grade sérieux, combien de nos maîtres surveillans sont-ils gradués et quelle considération veut-on qu’on ait pour des gens misérablement payés ? En 1876, sur 1,597 maîtres ou aspirans répétiteurs appartenant à l’enseignement classique, il n’y en avait que 77 qui fussent licenciés ès-lettres et 35 qui fussent licenciés ès-sciences, et il y en avait 102 qui ne justifiaient d’aucun grade. Dans l’enseignement spécial, sur 143 maîtres il n’y avait pas un seul licencié et l’on ne comptait que 9 bacheliers. Quant aux traitemens, ils ressortaient, dans les lycées de Paris et de Versailles, à 1,500, 1,200 et 800 ; dans ceux des départemens, à 1,200, 1,000 et 700 francs. Il est vrai que depuis un décret les a portés, pour les maîtres répétiteurs pourvus du grade de licencié, à 1,800 et à 1,500 francs, pouvant se monter après cinq années d’exercice à 2,100 et 1,800 francs. Mais ce n’est là qu’une exception, et l’on peut dire hardiment qu’il reste encore bien à faire à l’administration de l’instruction publique pour élever la fonction de maître d’étude à la hauteur d’une carrière.
Encore n’est-ce là qu’un des côtés et le plus petit de la question, Supposez un beaucoup plus grand nombre de maîtres surveillans licenciés, ou candidats sérieux à la licence, car une fois licenciés, ils n’auront rien de plus pressé que de se faire nommer professeurs. Supposez que l’on arrive à leur assurer une situation sortable, trouvera-t-on pour cela du jour au lendemain chez eux le dévoûment professionnel, le désintéressement, la patience qui se rencontrent à un si haut degré chez le préfet des mœurs (prœfectus morwn) des établissemens congréganistes ? M. le ministre de l’instruction publique a fait inspecter plusieurs de ces établissemens, et nous l’en louons fort ; mais comment cette inspection s’est-elle produite ? A la dernière heure et d’une façon précipitée, superficielle. Elle n’a porté que sur les livres, elle a négligé tout le reste. Elle n’a rien voulu connaître ni de l’enseignement, ni des méthodes, ni du système d’éducation, en sorte qu’au lieu d’un rapport d’ensemble et d’une enquête approfondie, sérieuse, la visite inattendue des agens de l’administration dans les collèges des jésuites n’a eu d’autre résultat, — c’était peut-être, il est vrai, le seul auquel on tînt, — que de fournir à M. le ministre de l’instruction publique un choix de citations pour son discours. Il est fâcheux que les choses se soient passées de la sorte. Si MM. les inspecteurs-généraux n’avaient pas été si pressés, peut-être eussent-ils rapporté de leur visite une impression moins défavorable, et nous doutons qu’après les avoir entretenus, M. Jules Ferry fût allé jusqu’à dénoncer les membres de la société de Jésus comme des « corrupteurs » de la jeunesse française.
Nous avons eu récemment, nous aussi, l’occasion de visiter un de ces établissemens : nous étions curieux de voir à l’œuvre et de prendre sur le fait cette jeunesse corrompue et ces maîtres corrupteurs. Nous y avons trouvé, — c’était l’heure de la récréation, — cent cinquante jeunes gens de dix-huit à vingt ans, alertes et vigoureux, qui jouaient dans une vaste cour, les uns aux barres, les autres au ballon et aux quilles, quelques-uns même au croquet. Il n’y en avait pas un seul qui ne prît part à l’un ou à l’autre de ces jeux. Et, au milieu d’eux, les stimulant par son exemple, luttant d’adresse et d’agilité avec les plus forts, le préfet des mœurs, c’est-à-dire le maître surveillant, le visage trempé de sueur et la soutane relevée. Alors, par la pensée, nous nous sommes reporté à l’époque où, dans nos conciliabules de rhétoriciens précoces et blasés, nous passions le temps de nos courtes récréations au fond d’une cour étroite et sombre, tantôt à deviser de choses que nous n’aurions pas dû connaître, tantôt à réformer la société, et nous nous sommes demandé si la sévérité de M. le ministre de l’instruction publique était bien à sa place.
La récréation terminée, on a bien voulu nous montrer les salles d’études. Elles sont vastes, propres et bien aérées. Chaque élève a son pupitre avec un casier dessous pour mettre ses plus gros livres ; rien ne traîne, aucun désordre : quand l’heure sonne, on range tout. Et sur ces pupitres, chose étonnante, pas une inscription, pas un coup de canif ou de couteau.
Les dortoirs. sont beaux, trop beaux peut-être : les parquets en sont cirés ; c’est un luxe que quelques familles trouvent inutile, et peut-être n’ont-elles pas tort. Mais ce qu’elles apprécient fort, c’est la qualité de l’ordinaire. Dans nos lycées, la ration de viande est au maximum de 200 grammes par jour. Chez les pères, les grands ont jusqu’à 360 grammes de viande cuite et désossée ; les petits et les moyens, environ 300 grammes. Ce n’est pas encore la nourriture anglaise, « qui se compose en grande partie d’ale et de rosbif avec addition de farineux en purée et de légumes. verts et qui est pour beaucoup dans la supériorité physique de nos voisins[11], » mais on s’en rapproche autant que possible. Les pères ont aussi beaucoup pris de leur éducation physique aux Anglais, et ils n’en ont pris que le nécessaire. Ils leur ont laissé les exercices purement athlétiques ou de sports tels que la course et le canotage, et leurs jeux savans, tels que le cricket[12]. En revanche ils leur ont emprunté leurs grandes promenades, leurs jeux de boule et leurs exercices de natation, sans compter l’escrime et la gymnastique, qui sont fort cultivées dans leurs maisons, encore qu’elles n’y soient pas obligatoires. Outre les promenades habituelles du dimanche et du jeudi qui durent quatre heures en été, trois heures en hiver, ils ont institué de véritables excursions à la campagne avec déjeuner et dîner en plein air. On part le matin dès l’aube et l’on ne rentre qu’à la nuit, après avoir couru les bois et les champs.
Mais de toutes ces distractions et de tous ces exercices, le plus salutaire encore est celui de la récréation. Dans nos collèges, faute d’espace, on ne joue pas, ou l’on ne joue que dans les basses classes, et encore. Chez les jésuites, les jeux sont obligatoires. Défense de s’asseoir ou de se promener. Qu’on le veuille ou non, il faut courir et se remuer. Le maître est là qui donne l’exemple et qui se fait pour un moment le camarade de ses élèves. Il ne croit pas déroger. Ce n’est pas un fonctionnaire, comme chez nous, c’est un ami plus âgé qu’on aime et qu’on respecte. Et comment ne l’aimerait-on pas ? S’il est entré dans la compagnie, ce n’est pas contraint et forcé ; c’est par goût et par vocation. Très souvent il est de bonne famille, et, s’il était resté du monde, il y eût fait figure. Il portait un beau nom, il avait de la fortune, des alliances, une carrière. Il aurait pu se pousser dans la finance, ou gagner gros dans l’industrie. Il a préféré prendre la soutane, et se consacrer à l’éducation. Sa tâche, il ne la considère pas « comme une servitude ou comme un pis-aller[13], » son rôle est plus important, plus grand, plus élevé que celui du professeur lui-même. En effet, « l’enseignement n’est qu’un moyen, est-il écrit dans le Ratio studiorium, le but final est de porter l’enfant à la connaissance et à l’amour de son Créateur et de son Rédempteur. » Et ailleurs il est encore écrit : « Ce que les jeunes gens doivent surtout puiser dans la discipline de la compagnie, ce sont de bonnes mœurs, » l’instruction ne passe qu’après. Aussi le préfet des mœurs n’est-il en rien inférieur aux professeurs. Ce n’est pas comme chez nous un étudiant en médecine ou en droit qui vient demander le vivre et le couvert à l’Université, ou bien un aspirant professeur qui n’a pas encore pris ses grades ; c’est au contraire un sujet d’élite que le supérieur a distingué parmi ses frères, et qu’il a placé au poste qui exige le plus de dévoûment et de qualités morales. Les jésuites disent volontiers que le père provincial est plus embarrassé pour trouver un bon surveillant que pour trouver un bon professeur de rhétorique. Je le crois sans peine, il y faut peut-être un peu moins de science, mais combien plus de zèle, d’application, de tact ! Faire respecter l’autorité, la discipline, la règle, mieux que cela : les faire aimer, développer dans l’âme des jeunes gens le goût de l’exactitude et du devoir, les y ramener quand ils s’en écartent, et mettre à tout cela, douceur, fermeté, patience, égalité d’humeur et de caractère, quelle tâche ardue, pénible, et quelle variété d’aptitudes une telle tâche ne suppose-t-elle pas dans le même individu ! Elle implique surtout une abnégation qui se rencontre rarement au même degré chez nos maîtres d’étude. Allez donc demander de l’abnégation à des gens qui n’ont aucune vocation particulière et qui se sont faits surveillans comme ils se seraient faits commis, faute de mieux, pour vivre ! Cela n’est guère possible, et la preuve, c’est que tous ceux qui ont étudié d’un peu près cette question capitale des maîtres d’étude, concluent plus ou moins à la suppression de nos internats. M. Bréal ne voudrait « pas que l’Université fermât subitement ses pensionnats, » mais il lui demande « de prendre les mesures nécessaires pour les réduire graduellement ; » Il faudrait d’abord hausser la limite d’âge ; « à moins de cas exceptionnels, aucun enfant au-dessous de douze ans ne devrait être admis dans nos établissemens. » Nos petits collèges, Vanves lui-même, ne trouvent pas grâce aux yeux de ce censeur impitoyable. On vante la beauté de ces maisons situées à la campagne, la grandeur de leurs parcs. C’est un tort : « Plus on rendra les abords de l’internat rians, plus on y engagera les familles, plus on étendra le mal. »
M. Jules Simon n’est pas tout à fait aussi radical, surtout en ce qui concerne nos petits collèges, qu’il apprécie fort. Il ne croit pas qu’on étendît le mal en démolissant ces vieilles et tristes maisons qui servent encore « de geôle à notre jeunesse captive » et en les remplaçant par de belles et vastes maisons situées à quelque distance de Paris, comme Vanves, « ce paradis des écoliers. » Toutefois il incline également à la suppression de l’internat, et toutes ses préférences sont pour le système tutorial. Il voudrait nous voir emprunter ce système à l’Angleterre, où il est appliqué dans beaucoup d’écoles, à Eton, à Harrow, à Rugby. A Eton, « il règne si souverainement que le tuteur efface le professeur ; à Harrow et à Rugby, où le tuteur est l’auxiliaire du professeur et dirige ses pupilles comme le ferait un père diligent et éclairé, il n’a que des avantages sans inconvéniens. » — « Au point de vue matériel, ajoute M. Jules Simon, le tuteur diffère de nos répétiteurs en ce qu’il reçoit son pupille en pension chez lui et lui continue ses soins pendant tout le temps des études. Il en diffère au point de vue moral en ce que le pupille fait complètement partie de la maison et de la famille, s’adresse à son tuteur avec la même confiance, l’écoute avec autant de respect que s’il était son fils. »
Ainsi voilà deux écrivains d’une compétence reconnue, un inspecteur général et un ancien ministre de l’instruction publique, qui s’accordent pour réclamer de profondes réformes dans notre organisation scolaire. Celui-ci la trouve étroite, arriérée, et c’est sous les plus sombres couleurs qu’il nous peint cette vie morale du lycée, dont rien n’égale « le vide désolant ; » l’autre, moins absolu, moins affirmatif, mais non moins sévère au fond, estima que « nos maisons d’éducation ne méritent pas ce titre[14], » et semble désespérer de les amender. Il l’a essayé, rendons-lui cette justice ; il avait eu le courage de signaler le mal[15]. D’autres avant lui l’avaient également tenté. Ils ont trouvé devant eux la routine ou la force des choses, et ils ont été vaincus par elles. On a bien introduit par-ci par-là quelques réformes judicieuses : à Paris notamment, grâce à l’intelligente initiative de certains proviseurs, soutenus par un personnel d’élite, plus d’une amélioration a été réalisée. Les élèves sont un peu moins surchargés de devoirs écrits, on s’est efforcé de développer l’enseignement des langues vivantes et de la géographie ; la gymnastique, rendue obligatoire en 1869, ne figure plus seulement sur les programmes : on s’est enfin décidé à lui faire une petite place entre le thème grec et le vers latin. Mais qu’a-t-on fait d’important sous le rapport de l’éducation morale et physique ? On a donné deux ou trois cents francs de plus à nos maîtres d’étude, et l’on a construit trois ou quatre nouveaux lycées en province, où cela n’était pas nécessaire, au lieu d’augmenter le nombre de ceux de Paris, qui est manifestement insuffisant. Et voilà tout. Au résumé, la grande objection des pères de famille contre l’Université subsiste dans toute sa force. L’Université possède un personnel de professeurs incomparable, et ses études, quelques critiques qu’on puisse leur adresser, défient, dans les lettres au moins, toute comparaison ; — mais elle n’a, sauf de rares exceptions, que de très médiocres maîtres surveillans, et l’éducation proprement dite y est négligée. La seule que nos enfans y reçoivent est celle qu’ils puisent eux-mêmes dans les leçons de leurs professeurs et dans le commerce des grands écrivains. C’est déjà beaucoup sans doute, car l’enseignement n’est pas seulement affaire de gérondif et supin, ou de dates et de faits, et tout ne s’y réduit pas à de simples exercices de style, comme on l’a prétendu. L’Université, grâce à Dieu, vise plus haut, et nous avons connu plus d’un professeur dont les leçons avidement recueillies constituaient de véritables cours de morale en action. Malheureusement, quelque élevé, quelque fécond que soit un tel enseignement, il n’est pas également accessible à toutes les intelligences. S’il suffit aux esprits d’élite, il n’a pas la même action sur les sujets moins bien doués, à plus forte raison sur les natures perverses ou même simplement réfractaires. Il ne saurait, pour celles-là, tenir lieu d’une bonne pédagogie, c’est-à-dire de cette vigilance et de ce redressement de tous les instans que nos maîtres surveillans pratiquent si mal. Qui n’a vingt fois entendu des pères ou des mères adresser à nos lycées cette critique devenue presque banale, et qui ne la trouve un peu justifiée ? Pas n’est besoin pour cela d’avoir médité les livres de M. Bréal ou de M. Jules Simon : il suffit de se souvenir et de comparer.
Or, nous le demandons, si tel est vraiment l’état des choses, s’il est démontré que le régime intérieur de nos lycées est mauvais, s’il est prouvé que nos méthodes d’enseignement sont défectueuses, de quel droit provoque-t-on les chambres à fermer des maisons qui sous un rapport au moins sont supérieures aux nôtres ? La conclusion manque de logique en vérité. On serait venu dire à la tribune : Nous avons de grands efforts à faire pour mettre nos lycées en état de supporter la redoutable concurrence des congrégations enseignantes. Ces congrégations ont fait d’énormes progrès depuis dix ans : le nombre de leurs élèves a presque doublé ; elles ont su gagner la confiance de beaucoup de familles : un parti puissant les soutient et les appuie ; elles ont la vogue, la mode ; elles ont le succès, nos examens le montrent, nos concours le prouvent. Bref, nous sommes menacés, et, si vous ne venez pas à notre secours, il est à craindre que nous ne soyons bientôt tout à fait dépassés. Donnez-nous donc de l’argent, Beaucoup d’argent pour agrandir et restaurer nos vieux lycées, et pour en construire de nouveaux[16]. Louis-le-Grand tombe en ruines ; Saint-Louis n’est qu’une devanture ; on y manque d’air et d’espace, on y étouffe. Ouvrez-nous de larges crédits pour bâtir au Vésinet, à Vincennes, à Choisy-le-Roy, dans toute la banlieue de Paris, des établissemens modèles, comme Vanves, dont le succès est si grand. Les jésuites seuls ont fondé depuis dix ans, douze maisons, et nous l’Université, nous l’état, nous n’en avons pas une de plus à Paris qu’en 1820. — Ah ! si l’on était venu dire ces choses aux chambres, quelle unanimité d’approbation n’eût-on pas rencontrée ! Et si l’on s’était contenté de réclamer en même temps la restitution de la collation des grades à l’état, quelle écrasante majorité n’eût-on pas encore obtenue ! Quelques voix isolées se seraient peut-être élevées pour la forme ; mais elles seraient bien vite retombées sans force et sans écho.
Au lieu de cela, ; qu’a-t-on fait ? On est venu, sans autres preuves que quelques méchantes citations, sans autre enquête qu’une inspection superficielle et sans autre raison que la raison du plus fort invoquée brutalement, dénoncer et flétrir les congrégations. Au lieu d’étudier des réformes que le corps universitaire est le premier à réclamer et de se présenter devant les chambres avec un projet réfléchi, on s’est lancé dans une poétique de violence et d’oppression. On n’essaie pas de lutter contre la concurrence ; on trouve plus simple de la supprimer ; On ne cherche pas à s’amender, on aime mieux proscrire. On est un ministre de l’instruction publique et l’on voudrait d’un seul coup éteindre cent cinquante ou deux cents foyers d’enseignement !
C’est pourquoi nous sommes bien rassuré ; une telle politique a pu trouver une majorité de circonstance et de passion, elle ne prévaudra jamais devant une assemblée calme et posée. Le sénat s’est contenté jusqu’à ce jour d’un rôle modeste. Il aurait pu, dans plus d’une circonstance déjà modérer l’allure un peu vive ides deux autres pouvoirs publics. Il ne l’a pas essayé, soit : que les questions sur lesquelles il se trouvait en dissentiment avec la chambre et le gouvernement ne lui parussent pas assez importantes, soit qu’il voulût mettre de son côté la patience et la modération. Tant de réserve était peut-être excessif ; beaucoup l’ont dit, un plus grand nombre l’a pensé. Tel n’est pas notre avis : si le sénat avait abusé des droits qu’il tient de la constitution, il aurait eu quelque peine à entraîner l’opinion. A l’heure qu’il est, elle le précède, elle l’attend. C’est le 16 mai renversé. Quand le sénat vota la dissolution en 1876, ce fut sans grande conviction ; il eut le sentiment qu’il commettait une faute, et la suite a prouvé qu’il ne se trompait pas. Bien différente est aujourd’hui sa situation : la France a protesté contre les projets de M. Ferry par dix-sept cent mille signatures et par la voix de quarante-cinq conseils généraux. Avec un pareil effectif derrière soi, la haute assemblée peut envisager froidement toutes les éventualités dont on la menace. Quoi qu’il arrive, elle n’a pas à craindre d’aller contre le vœu du pays en se plaçant résolument sur le terrain de la liberté d’enseignement ; Elle est sûre en tout cas d’y rencontrer ceux qui ont encore quelque souci de la justice et du droit, et cela seul importe à son honneur.
ALBERT DURUY.
- ↑ M. le ministre a commis au sujet de ce livre une erreur assez singulière. Il a déclaré (Officiel 6375, 1re col. ) avoir reçu un rapport des inspecteurs où l’ouvrage du R. P. Gazeau figure au nombre des livres en usage dans l’établissement des jésuites de Rennes. Or il n’existe point de collège de jésuites à Rennes.
- ↑ Nous en dirons autant des textes introduits dans ce débat par M. Paul Bert. On peut être un savant distingué, on ne s’improvise pas théologien ; il y faut des aptitudes et des études toutes spéciales, sans lesquelles on risque fort de tout brouiller. C’est un peu ce qui est arrivé à l’honorable député de l’Yonne. Nous pourrions en donner de nombreux exemples, qui nous ont été signalés par un vrai docteur en théologie ; nous nous bornerons aux suivans :
Officiel, page 6214, 2e colonne. M. Paul Bert dit : « Voici comment un jésuite qui en même temps était cardinal a défini le probabilisme, etc. » Or la définition est du père Antoine Terille, qui ne fut jamais cardinal.
Officiel, page 6214, 1re colonne. M. Paul Bert dit en parlant des extraits des assertions : « Ces pièces, nul ne peut dénier leur exactitude, nul ne l’a jamais déniée. » Or, dans une lettre célèbre, Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, a démontré la fausseté de plus de vingt-trois de ces textes et déclaré qu’il lui serait impossible de relever toutes les falsifications dont les assertions sont remplies. Ajoutons que depuis beaucoup d’autres réponses sont venues compléter celle de Mgr de Beaumont.
Officiel, page 6215, 2e colonne. M. Paul Bert donne comme enseignées par l’église les propositions suivantes :
1° Un fils peut souhaiter la mort de son père pour jouir de son héritage.
2° Une mère peut souhaiter la mort de sa fille pour n’être point obligée de la nourrir et de la doter.
3° Il est permis à un fils de se réjouir du meurtre de son père qu’il a commis étant ivre et cela à cause des grands biens qu’il en hérite.
Or ces propositions ont été formellement condamnées par Innocent XI. - ↑ Vingt-neuf et non vingt-sept ou trente et un, comme l’a dit M. Ferry.
- ↑ M. le ministre de l’instruction publique n’est pas de cet avis ; il pense qu’un grand nombre d’élèves des jésuites, des dominicains, des maristes, etc. passeront dans nos lycées, où il assure que la place ne leur manquera pas. En effet, d’après les renseignemens fournis par les recteurs, nos établissemens d’enseignement secondaire pourraient encore recevoir, sans constructions nouvelles, 29,000 jeunes gens. Or l’article 7 n’en atteindrait que 16,000, qui, répartis entre nos 335 collèges ou lycées, font une moyenne de 43 élèves par établissement, soit de cinq ou six élèves par classe. Conclusion : il ne faudrait ni une maison, ni un professeur de plus pour loger et pour instruire les 16,000 jeunes gens qui sont actuellement dans les mains des congrégations non autorisées.
L’argument nous parait médiocre ; pour qu’il eût quelque valeur, il faudrait supposer que les familles des seize mille jeunes gens en question consentiraient à placer leurs enfans dans les maisons que leur désignerait l’administration. Or cela n’est guère admissible. Si l’article 7 était voté, les familles qui se décideraient à confier leurs enfans à l’Université choisiraient naturellement les meilleurs établissemens, ceux qui ont le plus de vogue et de réputation. A Paris, par exemple, ceux de ces jeunes gens qui se destinent à Saint-Cyr iraient de préférence à Saint-Louis, où la classe de mathématiques élémentaires comptait déjà l’an dernier plus de cent élèves. Il n’est donc pas exact de dire qu’il ne faudrait pas un professeur de plus pour que nos collèges fassent en état de recevoir tous les jeunes gens atteints par l’article 7. A moins de traiter ces jeunes gens comme des colis et de les expédier dans toutes les directions, il faudrait nécessairement créer et de nouvelles chaires et de nouvelles maisons pour les admettre. Qui ne sait d’ailleurs que les classes de nos grands lycées sont déjà beaucoup trop nombreuses ? - ↑ Voici le passage du discours de M. Ferry qui a trait à cet incident : « Un fait des plus curieux s’est passé à Eglisolles (Puy-de-Dôme) ; il y a un maire très puissant dans la commune, il a la confiance populaire, et il avait adressé au sénat une pétition conforme à la formule très adroitement obscure du comité. Sa pétition était revêtue de sa signature et de celle de ses cinquante fidèles administrés. Mais, après cet envoi, le maire fut averti, on lui fit comprendre qu’il avait été trompé et qu’il s’agît de jésuites et de l’article 7. Alors le maire, suivi de ses cinquante administrés fidèles, signe une protestation et il m’invite à faire passer l’article 7. »
Qui ne croirait à ce récit que la première pétition ainsi que la dernière n’était revêtue que de cinquante signatures, que toute la commune s’est rétractée ? Or la première pétition portait trois cent quarante-cinq signatures. Donc il en reste encore deux cent quatre-vingt quatorze ; donc la commune ne s’est pas rétractée. - ↑ En effet, la dernière statistique publiée par le ministre de l’instruction publique « ne porte en aucune façon, » ce sont les termes mêmes de M. Ferry, sur les écoles de filles.
- ↑ Nous voulons parler des sept conseils généraux qui se sont abstenus et qui, à l’exception d’un seul, ont des majorités de gauche. Il est évident que l’abstention de ces majorités suppose une hostilité latente contre les projets du gouvernement.
- ↑ M. Bréal fait ici, croyons-nous, erreur. D’après le recensement envoyé à Rome à la fin de 1627, les jésuites élevaient dans la seule province de Paris treize mille cent quatre-vingt-quinze jeunes gens presque tous externes. Il suffirait pour s’en assurer de regarder les bâtimens qui existent encore, le collège de Clermont notamment (Louis-le-Grand), : qui recevait trois mille jeunes gens. Ajoutons que depuis 1870 les jésuites ont fondé huit externats purs : ceux de Lyon, d’Alger, de Lille, de Tours, de Brest, de Marseille, de Dijon et de Saint-Ignace à Paris.
- ↑ Michel Bréal, Quelques Mots sur l’instruction publique, page 158.
- ↑ Voir pages 296 et 297.
- ↑ M. Jules Simon, la Réforme de l’enseignement secondaire.
- ↑ Voir le rapport de MM. Demogeot et Montucci sur l’enseignement secondaire en Angleterre.
- ↑ M. Jules Simon (voir le chapitre du maître d’étude).
- ↑ M. Jules Simon, Réforme de l’enseignement secondaire, page 249.
- ↑ Voir la circulaire du 22 septembre 1872.
- ↑ Nous pourrions ajouter : et pour augmenter les traitemens des professeurs de l’enseignement secondaire, qui sont demeures, au moins à Paris, stationnaires, tandis que les instituteurs et les professeurs de faculté., ont vu leur situation sensiblement améliorée depuis quelques années.