L’Asie-Mineure d’après un voyageur russe
De toutes les provinces de l’empire ottoman, il n’en est aucune qui offre à la science un champ plus fécond d’études neuves et intéressantes, à la poésie et à l’art une source plus abondante d’inspirations que l’Asie-Mineure. Sur ce sol classique, le voyageur ne saurait faire un pas sans être en présence de tout ce qui peut provoquer la méditation et l’étude, agrandir ou charmer l’imagination. Les ruines qu’y a faites l’action du temps ou la main des barbares, et à côté des œuvres de l’homme, presque effacées, les monumens indestructibles de la nature, tout, jusqu’aux noms altérés, mais encore reconnaissables, de ces anciennes cités disparues sans laisser de trace, tout nous rappelle — ici un mythe ou une légende célèbre, là un fait historique mémorable, ailleurs (et en combien de lieux différens!) l’existence d’un foyer actif de civilisation, d’un centre de prospérité commerciale et d’opulence. Dès l’époque la plus reculée, dans l’âge héroïque, les côtes septentrionales de l’Asie-Mineure sont visitées par les Argonautes, marchant vers la Colchide, à la conquête de la toison d’or. Les plaines de la Troade voient les Grecs et les Troyens se livrer pendant dix ans ces combats immortalisés par le plus grand des poètes, le chantre d’Ilion, dont l’Asie-Mineure se glorifie d’avoir été le berceau. Dans les temps historiques, un tableau aussi varié qu’émouvant se déroule à nos yeux sur cette même scène. Dans la Lydie, la dynastie des Mermnades, inaugurée par la merveilleuse et dramatique légende de Gygès, est renversée par Cyrus, et le dernier des souverains de cette dynastie, le riche Crésus, est fait prisonnier dans Sardes, sa capitale, qu’arrosait le Pactole aux flots d’or. À la suite de la révolte de Cyrus le Jeune contre son frère Artaxerxe Mnémon, de sa défaite et de sa mort à Cunaxa, c’est par le nord de l’Asie-Mineure que s’accomplit la retraite des dix mille, dont le récit nous a été traçants par le grand écrivain et l’habile capitaine qui la dirigea. La bataille du Granique dans la Mysie et celle d’Issus en Cilicie ouvrent aux armes victorieuses d’Alexandre l’accès de tout le continent asiatique, et après la mort du conquérant macédonien, c’est dans les plaines de la Phrygie, à Ipsus, que ses lieutenans décident, les armes à la main, du partage définitif de son vaste empire. Plus tard, la péninsule devient le théâtre de la lutte longue et acharnée, que soutint Mithridate contre les Romains, dans laquelle s’illustra Lucullus, et que Pompée eut la gloire de terminer. Sous les successeurs de Constantin, les plus solennelles assemblées du christianisme se réunissent à Nicée, à Éphèse et à Chalcédoine ; la Cappadoce produit la savante école de Césarée et quelques-uns des plus célèbres docteurs de l’église grecque. Plusieurs siècles s’écoulent, et les Turks, sortis des steppes de l’Asie centrale, envahissent de proche en proche l’Asie-Mineure ; ils fondent dans la Lycaonie l’empire d’Iconium, contre lequel viennent tant de fois se heurter les croisés, tandis que, sur les remparts de la chaîne du Taurus, flotte la bannière des princes arméniens de la Cilicie. Après les sultans Seljoukides d’Iconium, succombant sous les coups des Mongols, s’élève la dynastie des sultans ottomans, qui s’établit à Nicée, avant que Constantinople tombe en son pouvoir. Au commencement du XVe siècle, le vainqueur de Sigismond, roi de Hongrie, Bayezid Ilderim (la foudre) est vaincu à son tour par les Tartares, et devient prisonnier du redoutable Timour (Tamerlan) à la bataille d’Ancyre, le dernier des événemens considérables qu’aient enregistrés les annales de l’Asie-Mineure.
Malgré l’attrait des souvenirs historiques, des ruines éloquentes et des richesses naturelles qui appellent l’explorateur sur cette terre privilégiée, elle n’avait été que peu visitée et très imparfaitement étudiée antérieurement au demi-siècle qui vient de s’écouler. Arrêtés sur le seuil par des obstacles impossibles à vaincre, les antiquaires se bornaient à l’exploration des points les plus célèbres du littoral. C’est seulement depuis que la porte est entrée dans la voie des réformes et des progrès et qu’elle a compris qu’il est de sa dignité d’imprimer un sceau d’inviolabilité, d’assurer une assistance efficace aux Européens qui recourent à sa protection, que les missionnaires de la science ont pu pénétrer dans les provinces inexplorées de l’Asie-Mineure, partout du moins où la puissance du sultan peut exercer une action réelle.
Une somme de travaux plus ou moins remarquables a été déjà le fruit de ces investigations contemporaines ; mais, comme le fait remarquer M. de Tchihatchef, l’auteur de l’étude qui nous occupera surtout ici, les préoccupations purement archéologiques dont l’Asie-Mineure a été l’objet ont eu un caractère tellement exclusif, que l’intérêt qu’inspiraient les anciennes cités ne s’est point étendu à l’orographie et à l’hydrographie des localités où elles étaient situées. Les renseignemens, souvent très curieux, disséminés dans les écrits des anciens, des auteurs du moyen âge et surtout des Byzantins, sur la configuration du sol, les montagnes et les cours d’eau, la flore et la faune de la péninsule, n’avaient été recueillis que d’une manière incomplète et sans direction suivie. C’est à ce genre de recherches que M. de Tchihatchef a cru devoir au contraire s’attacher, en les coordonnant avec l’ensemble des observations qu’il a été à même de faire sur l’aspect physique du pays. Quoique ces considérations rétrospectives, qui sont l’archéologie appliquée aux monumens de la nature, ne soient que secondaires dans un livre dont le sujet appartient principalement au domaine des sciences naturelles ou exactes, elles y prennent une place et une importance assez considérables lorsqu’elles servent à résoudre les questions encore litigieuses de la géographie ancienne ; c’est ainsi que la détermination de remplacement des antiques villes d’Héraclée et de Milet, dans l’Ionie, est éclaircie par l’étude des transformations géologiques qui, à une époque comparativement récente, ont produit le lac Akiz-Tchaï, reconnu par M. de Tchihatchef comme un reste du golfe latmique de Strabon. C’est ainsi encore que l’examen des cours d’eau de la Troade, dont la position et le régime hydrographique ont joué un si grand rôle dans les controverses auxquelles a donné lieu la géographie homérique, lui sert à démontrer que le torrent d’Evjilar ne saurait être la source véritable du Mendéré-Sou, le Simoïs de l’Iliade, comme l’ont pensé Lechevalier et les docteurs Hunt et Carlyle, et que cette source se trouve sur le revers du rempart granitique de l’Adjeuldiren-Dagh, prolongation orientale du Kaz-Dagh, l’Ida des anciens, et non sur le Kaz-Dagh même.
L’auteur, qui avait précédemment visité les régions de l’Altaï occidental, à peine rentré en Europe, en 1845, et après avoir fait paraître à Paris la relation de ce voyage, se hâta de se mettre en route pour l’Asie-Mineure. Cette nouvelle pérégrination se présentait à ses yeux, comme il nous l’apprend lui-même, non-seulement avec la perspective d’une œuvre utile à la science par les résultats qu’elle promettait, mais aussi avec le charme d’une tâche sympathique, en le conduisant dans des lieux consacrés par le prestige du plus beau soleil du midi et des plus merveilleux souvenirs du passé.
Cinq années consécutives ont été employées par lui à les parcourir. Doué d’une ardeur et d’une activité infatigables, servies par une constitution des plus robustes, parlant couramment la langue turke et, portant le costume nizam avec assez d’aisance pour pouvoir, au besoin, passer aux yeux des indigènes pour un aga des bachi-bozouks, l’intrépide voyageur est parvenu seul, et sans autre escorte qu’un Tartare et un séis[2], à mener à bonne fin une entreprise qui semblait exiger les efforts réunis d’une association de savans soutenus par la puissante sollicitude et la subvention d’un gouvernement. De retour à Paris pour faire imprimer son livre, il se proposait, aussitôt que la publication en serait terminée, de repartir pour visiter l’extrémité orientale de l’Asie-Mineure, qu’il avait réservée pour une prochaine campagne, lorsque la guerre actuelle, en se prolongeant, est venue le forcer d’ajourner ce projet. Malheureusement il est à craindre, même dans l’hypothèse la plus favorable, celle d’un prompt rétablissement de la paix, que sa nationalité[3], en butte au ressentiment implacable et soupçonneux des populations musulmanes locales, ne lui ferme à jamais l’entrée de la péninsule, et que son travail ne reste inachevé.
Suivons maintenant M. de Tchihatchef sur le terrain où il nous place dans le premier volume qu’il a déjà livré au. public, et, en prenant une idée du relief et de la position topographique, si curieusement accentuée et si pittoresque, de l’Asie-Mineure, essayons de comprendre ce qu’elle fut autrefois et d’entrevoir son avenir; mais avant tout il est nécessaire que nous nous arrêtions un instant à une question de géographie historique qui n’est pas sans intérêt, et qui s’offre à nous dès le début, celle de l’origine du double nom d’Asie-Mineure et d’Anatolie, sous lequel la contrée est désignée aujourd’hui. En consultant les témoignages que nous a transmis l’antiquité, nous voyons que si ces deux dénominations, prises dans le sens particulier qu’elles ont reçu, ne sont pas très anciennes, il n’en est pas de même du nom d’Asie, qui remonte aux âges les plus reculés, et qui, après avoir pris naissance dans la partie occidentale de la péninsule, s’est étendu à mesure que les conquêtes ou le commerce reculèrent les bornes des connaissances géographiques. Sans vouloir reproduire les explications mythologiques ou ethnographiques que les écrivains grecs et latins ont imaginées après coup, et en nous renfermant dans le domaine purement historique, nous dirons que, dès le principe et pendant longtemps, ce nom fut borné à une simple localité. Homère, et plus tard Euripide et Virgile, l’appliquent à la vallée comprise entre le fleuve Caïstre (Kutchuk-Mendéré) et la chaîne du Tmolus. Le premier de ces trois poètes nous dit que « dans la divine Arisbe δῖα Αρίσϐη. ville de la Troade, régnait Asius, fils d’Hyrtacus, accouru au secours de Priam des rives du Selléis. » Suivant Strabon, la Lydie s’appelait jadis Asia. Quelquefois toute la portion de la péninsule à l’ouest du fleuve Halys (Kizil-lrmak) était comprise, comme nous le montre Hérodote, sous l’appellation d’Asie ou d’Asie inférieure, pour la distinguer du reste du monde asiatique, ou Asie supérieure. Lorsque les Romains commencèrent à implanter leur domination dans ces régions par la prise de possession du royaume de Pergame, que leur avait légué le roi Attale, l’Asia, que Varron appelait provincia nestra, avait pour limites celles de ce royaume. Ce premier noyau, augmenté bientôt après de la Lydie, l’Ionie, la Carie, la Mysie-Majeure, la Phrygie et l’Hellespont, composa la province proconsulaire d’Asie, désignation officielle affectée, depuis le commencement de notre ère jusqu’aux empereurs chrétiens, à cette portion de l’Asie-Mineure. Cependant déjà depuis longtemps les Romains avaient franchi l’Halys, et leurs aigles triomphantes avaient pris leur vol jusqu’aux rives de l’Euphrate. Par suite du progrès de leurs armes, le nom d’Asie, généralisé, fut attribué à toute la contrée qui, depuis la mer Egée, s’étend jusqu’à l’Arménie, et adopté dans cette acception par les géographes, qui partagèrent la péninsule en deux grandes divisions, l’Asie en-deçà du Taurus (Asia citerior) et l’Asie au-delà du Taurus (Asia ulterior). Sous l’empereur Théodose le Grand, l’Asia proprement dite, comprenant seulement l’Ionie, l’Éolide et une portion de Ia Troade et de la Lydie, ne figurait dans la division de l’empire que comme une des nombreuses provinces du diocèse d’Asia (diœcesis Asiana).
Quoique ce terme d’Asie-Mineure apparaisse déjà dans Paul Orose, qui vivait au Ve siècle, et dans Jean le Lydien, qui est du VIe, cependant il n’a pour eux que le sens d’une locution explicative et conventionnelle dont l’usage semble être particulier à ces deux auteurs. Ce terme ne se rencontre, avec la valeur d’une expression généralement acceptée et courante, que chez Constantin Porphyrogénète, au Xe siècle. Le texte de cet écrivain a encore cela d’important, qu’il nous révèle l’origine de la seconde des deux dénominations de l’Asie-Mineure, celle d’Anatolie, qui dans la suite est devenue synonyme de la première. Le Thema Anatolicum, l’une des quatorze provinces de l’Asie-Mineure à cette époque, correspondait à la Phrygie, la Lycaonie, la Pamphylie et la Pisidie. Dans les chroniqueurs latins du moyen âge, ces deux dénominations ne reviennent que très rarement; ils les remplacent habituellement par celle de Romanie, c’est-à-dire pays des Romains, comme appartenant à l’empire de Byzance ou de la nouvelle Rome. L’appellation familière aux auteurs orientaux est celle d’Anatolie ou Natolie, ou bien encore pays de Roum, mais avec cette distinction, que cette dernière représente pour eux toute la péninsule, tandis que l’Anatolie n’en est qu’une fraction, composée des provinces occidentales, et correspond à ce que Constantin Porphyrogénète entend par contrée située à l’est de Constantinople[4]. Cette délimitation locale de l’Anatolie se maintint pendant les premiers siècles de l’empire ottoman, et elle fut conservée dans le remaniement que lit, au XVIe siècle, le sultan Soleyman le Grand des circonscriptions territoriales de l’Asie-Mineure. Elle existait encore au temps du célèbre voyageur turk Evliya-Effendi, c’est-à-dire à la fin du XVIIe siècle; mais la division introduite par Soleyman se modifia dans la suite peu à peu, de manière à faire disparaître entièrement de la liste des provinces turkes le nom d’Anatolie. Aujourd’hui ce nom n’est plus pour les musulmans, comme celui d’Asie-Mineure pour les chrétiens, qu’un souvenir qui a perdu sa véritable signification géographique ou politique.
Bornée de trois côtés par la Méditerranée, la mer Ægée, la Propontide et le Pont-Euxin, dont les bassins la séparent à peine des contrées du globe les plus favorisées par la nature, et entourée de cette magnifique ceinture d’îles qui se déroule du sud au nord-ouest, depuis Chypre jusqu’aux îles des Princes, dans la mer de Marmara, la péninsule forme comme un épanouissement du continent asiatique vers l’occident, destiné à mettre en communication cette vaste partie du globe et l’Europe. Ses limites à l’est peuvent être tracée par une ligne tirée obliquement du golfe d’Alexandrette ou Scanderoun (Issicus sinus) au sud jusqu’à Trébisonde vers le nord; mais dans le livre de M. de Tchihatchef, et sur la carte qui l’accompagne, cette ligne ne dépasse point, sur le littoral septentrional, Ordou, village qui est l’antique Cotyora, situé à environ dix-neuf lieues à l’ouest de la ville de Tireboli (Tripoli). Sur la carte de l’auteur des Recherches dans l’Asie-Mineure, le Pont et l’Arménie, M. Hamilton[5], cette limite est encore plus resserrée, puisqu’elle s’arrête à la vallée du Termê-tchaï, le Thermodon, si célèbre par le mythe des Amazones, qui vivaient sur ses bords. Chacun de ces deux savans voyageurs, par un scrupule très louable d’exactitude, a cru ne point devoir élargir son cadre au-delà des régions qu’il lui a été donné d’explorer personnellement. En reculant plus à l’est, au-delà de Trébisonde, et en faisant entrer le pachalik de ce nom dans la circonscription de l’Asie-Mineure, on obtiendrait une démarcation plus naturelle de la péninsule, dont la surface égalerait alors celle de la France. Dans les bornes où la renferme M. de Tchihatchef, sa plus grande longueur, prise depuis les sources de l’Halys jusqu’au cap Baba (Lectum promontorium), sur la côte de la Troade, a une étendue de 214 lieues de 25 au degré; son maximum de largeur est entre le cap Zephyrium, dans la Cilicie-Pétrée, et la ville de Sinope, sur un espace de 123 lieues, et son plus fort rétrécissement entre le lac Kendjez-liman et l’embouchure du Moualitch-tchaï (Rhyndacus), un des affluens de la mer de Marmara, sur une ligne de 83 lieues.
Les divisions politiques actuelles de l’Asie-Mineure, d’après le tableau officiel donné par l’Annuaire (Sal-namé) de l’empire ottoman[6], sont réparties en neuf eïalet ou gouvernemens généraux, dont les dénominations rappellent les noms de quelques-uns des beys turkomans qui héritèrent de la puissance des Seljoukides d’Iconium, et sur la ruine desquels s’éleva l’empire ottoman. Ces eïalet, administrés par des pachas ayant rang de vizir, sont : 1° Kastemonni, qui se compose d’une partie de la Bithynie et de la Paphlagonie; 2° Khodavendighiar ou la province de Brousse, qui correspond à une portion de la Phrygie, de la Bithynie et de la Mysie; 3° Saroukhan, qui s’est formé de fractions détachées de la Mysie, de la Lydie et de l’Ionie; 4° Aïdin, d’une partie de la Lydie, de la Phrygie et de la Carie; 5° Karaman, de la Pisidie, de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie-Pétrée; 6° Adana, qui est la Cilicie-Champêtre; 7° Marasch, qui comprend une partie de l’Arménie-Mineure; 8° Sivas et Bozok ou la Cappadoce; 9° Tharabozoun ou Trébisonde, qui réunit une portion de l’Arménie-Mineure et les provinces du Pont et de la Colchide. Ces neuf gouvernemens se subdivisent en vingt-six elviet ou districts, placés chacun sous la juridiction d’un fonctionnaire qui prend le titre de kaïmokan ou lieutenant du gouverneur général.
Quoiqu’il soit très difficile, pour ne pas dire impossible, dans un pays comme l’empire ottoman, où n’existe encore aucune administration régulière, d’obtenir un calcul statistique tant soit peu exact, cependant on peut assigner approximativement à l’Asie-Mineure une population de douze à treize millions d’habitans. Les uns, comme les Turks, les Arméniens et les Crées, sont sédentaires et occupent les villes ou les misérables keuis (villages) épars sur le territoire de la péninsule ; les autres sont des nomades, hordes de pillards et de féroces bandits que la porte a été jusqu’ici impuissante à soumettre ou à réprimer, et qui sont le fléau et la terreur des populations agricoles. Ces nomades, désignés sous le nom générique, mais assez confus de Kurdes, sont répandus dans le vaste pachalik de Sivas, et transportent leurs tentes des plateaux de Bozok, où ils ont leur campement d’hiver, à l’Ouzounyaïla, vers l’est, qui leur sert « le séjour d’été. Les (haines qui se prolongent du nord-est au sud-ouest de Sivas[7], un peu au-dessous les gorges de l’Anti-Taurus et du Taurus oriental (Ghiaour-Dagh), sont le repaire de tribus turkomanes et d’Arméniens[8], sous la domination de deux chefs redoutés, Katherdji-Oglou et Moustik-Bey, qui, retranchés dans leurs montagnes, bravent impunément l’autorité du pacha d’Adana. Aucun voyageur européen ne saurait y pénétrer, sans s’exposer à être considéré et traité comme un espion des musulmans, et la lacune qui existe sur les cartes les plus récentes et les plus complètes de l’Asie-Mineure, celles de MM. Kiepert, de Berlin, et Tchihatchef, dans les parages de la Cilicie et de la Cataonie avoisinant les cours supérieurs du Seyhoun (Sarus) et du Djeyhoun (Pyramus), prouve l’impossibilité de franchir l’enceinte de ces régions inhospitalières. Ce dernier raconte qu’ayant voulu s’aventurer jusqu’au village arménien de Hadchin, le chef turkoman de cette contrée lui fit intimer l’ordre de la quitter immédiatement, et il dut s’empresser prudemment d’obéir à une injonction qui n’admettait point de réplique. C’est sans doute par une exception due à l’inviolabilité qui entoure en Orient tout ce qui est harem[9] que Mme la princesse Belgiojoso, dans son voyage d’Angora en Syrie à travers l’Asie-Mineure, a trouvé chez Moustik-Bey une hospitalité dont elle racontait ici dernièrement le piquant épisode[10].
Si l’on embrasse d’un coup d’œil la projection de la péninsule asiatique, il est impossible de ne pas être frappé de la différence très marquée qui caractérise la forme de ses côtes, suivant les mers qui les baignent, et ce contraste très remarquable, non-seulement sous l’aspect physique et pittoresque, mais encore pour les conséquences historiques auxquelles il a donné lieu, a été mis en lumière par M. de Tchihatchef avec beaucoup de sagacité. L’extension réelle des développemens littoraux de l’Asie-Mineure, et celle des lignes droites réunissant les points entre lesquels ces développemens sont compris, est à peu près dans le rapport de 1 à 2 sur les côtes sud, nord et nord-ouest, et au moins de 1 à 3 sur celle de l’ouest. Ainsi, dans les trois premières directions, les ondulations du littoral ont plus que le double de la longueur de la ligne droite, tandis que sur le bord occidental elles dépassent cette ligne de plus du triple. En d’autres termes, une longueur totale de quatre cent trente-deux lieues de lignes droites correspond à un développement réel de près de onze cent quatre-vingt-dix-neuf lieues. Les contours littoraux de la France, quoique très accidentés, ne présentent point des sinuosités aussi tranchées. De tous les pays de l’Europe, l’île de la Grande-Bretagne est celui qui sous ce rapport se rapproche le plus de l’Asie-Mineure, qui ne le cède qu’à la péninsule hellénique, dont les lignes côtières offrent à l’œil la plus riche variété, particularité qui, suivant la remarque du savant Heeren, est l’une des causes qui expliquent comment la Grèce l’emporta en puissance et par sa civilisation sur tous les autres peuples de l’antiquité, quoiqu’elle leur fût inférieure par l’étendue de son territoire.
Dans l’Asie-Mineure, les mêmes causes ont produit, dans les âges qui ont précédé le nôtre, un phénomène analogue. Nous avons fait remarquer que, pour la fréquence et le groupement des ondulations, la côte occidentale a l’avantage sur celles du nord et du sud. En effet, les anfractuosités y sont réparties sur toute la ligne de projection, tandis que sur le littoral septentrional et méridional, elles sont concentrées sur quelques points seulement. Si l’on suit la côte occidentale en remontant du cap Cavo Crio (Triopium promontorium), au sud, jusqu’à l’entrée de l’Hellespont, quelle admirable succession de ports, d’anses et de criques qui s’ouvrent à toutes les exigences de la navigation, à tous les besoins du commerce, avec cette rangée d’îles qui, depuis Cos jusqu’à Mitylène et Ténédos, reflètent leur verdoyante parure dans l’azur de ces belles mers, et la Grèce, en face, à l’autre extrémité du bassin de l’Ægée : Noble et heureuse contrée, lorsqu’elle voyait fleurir dans tout leur éclat des cités telles que Guide, Halicarnasse, Milet, Éphèse, Smyrne, Phocée, Sardes, Pergame, Troie! terre féconde en grands hommes, séjour des arts, de la philosophie, illustré par les merveilles que l’industrie et la civilisation la plus raffinée peuvent enfanter!
Dans la Méditerranée, sur la côte méridionale, la Lycie se dessine aussi en contours très accentués, que la nature, aidée par des moyens artificiels, convertirait sans peine en autant de ports excellens. Le commerce y trouverait à s’alimenter des céréales des plaines de la Pisidie et des bois de construction navale que donnent les belles forêts qui couronnent les chaînes de la Lycie et de la Pamphylie. A l’extrémité orientale de la côte sud du golfe d’Alexandrette, au moyen âge, fut l’un des débouchés les plus actifs du commerce européen avec l’Asie. A l’époque où les Franks étaient maîtres de la Syrie, et plus tard, lorsqu’ils ne leur resta de leurs conquêtes d’outre mer que le royaume de Chypre, les navires vénitiens et génois fréquentaient dans ce golfe le port d’Aïas, ou Lajazzo, l’ancienne Ægée, appartenant aux rois arméniens de la Cilicie, et par ce point entretenaient avec l’intérieur de l’Asie-Mineure des relations qui s’étendaient d’un autre côté jusque dans la haute Asie.
Le littoral du nord, à partir de l’embouchure du Bosphore jusqu’à Samsoun (Amisus), n’a que des baies et des golfes plus ou moins ouverts et exposés à l’action des vents. La seule de ces anfractuosités que l’on puisse considérer comme un véritable port est la baie de Batoum, qui offre aux vaisseaux un abri sûr et commode. Malgré cette infériorité, le littoral septentrional de la péninsule est appelé à acquérir dans l’avenir une haute importance commerciale et militaire comme formant une moitié du pourtour de la Mer-Noire. Quels que soient les maîtres futurs de cette mer, toutes les contrées qu’elle baigne doivent tôt ou tard, mais inévitablement, entrer dans la sphère où s’agitent les intérêts positifs et militans de l’humanité, et prendre part au grand mouvement de communications et d’échanges qui tend à s’établir entre le monde oriental et l’Occident. Trébisonde, rattachée déjà à Constantinople par la ligne des bateaux à vapeur du Lloyd autrichien et de la compagnie anglaise de Liverpool, est la voie la plus directe pour pénétrer dans la Perse, et l’Asie centrale. Des avantages immédiats attendent aussi sur cette même côte le commerce européen, lorsque les provinces voisines, cultivées avec soin et intelligence, livreront tous les produits d’un sol fertile, et que la science moderne, exploitant avec les ressources dont elle dispose leurs gisemens métallifères, en arrachera les richesses qui se dérobent encore dans des profondeurs inexplorées.
En s’écartant du littoral de la péninsule pour avancer dans l’intérieur, M. de Tchihatchef nous met d’abord en présence des vastes bassins lacustres dont cette contrée est richement dotée, et qui représentent en lieues métriques une superficie totale de 235 lieues carrées. C’est dans la partie occidentale, et dans celles du centre et du sud, qu’ils sont disséminés, tandis que les zones du nord et de l’est n’en possèdent qu’un très petit nombre, ou d’une dimension comparativement insignifiante. Dans la proximité et à l’ouest d’Isnikmid (Nicomédie), la position du Sabandja-Gheul est remarquable en ce que ce lac semble avoir été creusé par la nature pour rapprocher la mer de Marmara et le Pont-Euxin, en évitant le passage du Bosphore. Les cours d’eau qui le relient d’un côté au golfe de Nicomédie, et de l’autre au Sakaria (Sangarias), qui se déverse dans la Mer-Noire, pourraient être canalisés, de manière à rendre cette voie de communication complète. Déjà, du temps des anciens rois de Bithynie, l’idée de cette jonction s’était présentée. Sous Trajan, Pline le Jeune, gouverneur de cette province, insista fortement pour qu’elle fût mise à exécution. Depuis la domination ottomane, ce même projet, jusqu’alors sans résultat, fut repris à différentes fois, d’abord sous Suleyman le Grand, qui chargea le célèbre Sinan, l’architecte de la belle mosquée Suleymanié, à Constantinople, d’effectuer un nivellement exact de ces localités, et ensuite sous Mourad II, petit-fils de Suleyman, qui fit commencer les travaux, successivement entrepris encore et abandonnés par Mahomet IV, Moustapha III et Osman III.
Dans la série des bassins lacustres de la Phrygie, l’Egherdir-Gheul se distingue par la physionomie éminemment pittoresque que lui donnent les rochers qui l’encadrent de tous côtés, et dont les contours variés sont revêtus d’une végétation splendide qui se reflète dans les ondes du lac en teintes d’un vert foncé. Lorsque du haut du rivage méridional où s’étagent gracieusement les maisons de la ville. d’Egherdir apparaît cette belle nappe d’eau, le spectacle qui s’offre au voyageur rappelle le panorama ravissant que dans des proportions plus vastes l’on découvre de Constantinople, quand de la pointe du Sérail le regard s’étend jusqu’aux iles des Princes, rayonnant dans le lointain. Les îlots verdoyans de Djennada et de Nyss dans l’Egherder-Gheul, en simulant les petits groupes insulaires de la Propontide, achèvent l’illusion.
A l’est, sur les plateaux arides de la Lycaonie, se déploie tout un réseau de lacs aux eaux saumâtres et d’un goût fade et désagréable, ou recouvertes d’efflorescences blanchâtres et saturées à différentes doses de chlorure de sodium ou de sulfates de magnésie et de soude. De tous ces bassins, le plus important comme aussi le plus considérable de l’Asie-Mineure est le Touz-Gheul, le Tatta de Strabon, au nord-est de Konieh (Iconium). Sa plus grande largeur, du sud-ouest au nord-est, est de 11 lieues environ sur une largeur qui varie de 5 à 3 lieues; sa circonférence en a 28, et sa superficie est de 58 lieues carrées. Le sel que l’on retire du Touz-Gheul et des autres dépôts lacustres du pachalik de Sivas doit compter parmi les richesses de l’Asie-Mineure susceptibles d’une exploitation lucrative.
Si jamais la propriété foncière en Turquie subit dans le régime qui en détermine la transmission et la jouissance les réformes qu’elle attend encore, et si elle devient accessible aux étrangers avec toutes les garanties qui en consacrent la possession chez les nations civilisées, nul doute que le courant de l’émigration européenne, qui se porte aujourd’hui vers le Nouveau-Monde, ne reflue en partie vers l’Asie-Mineure. Ses solitudes maintenant stériles reprendront la fécondité et la vie qu’elles eurent autrefois; alors, sur les bords de ses lacs devenus un centre d’attraction pour les populations, se grouperont des villages et des cités, et leurs ondes écorneront, comme celles des lacs de la Suisse et de l’Angleterre, sous les coups pressés de la roue des bateaux à vapeur. Néanmoins cette brillante perspective qu’entrevoit M. de Tchihatchef pour le pays qui a toutes ses prédilections n’apparaît encore au regard que dans un lointain bien obscur.
Les cours d’eau qui arrosent la péninsule sont soumis à des conditions hydrographiques qui ne se retrouvent nulle part ailleurs avec le même caractère de constance et de généralité : c’est d’abord leur peu de profondeur, qui est en moyenne de 2 à 3 mètres, et qui les rend tous plus ou moins impropres à la navigation, et ensuite les sinuosités extrêmement multipliées qu’ils décrivent, et qui pourraient leur faire appliquer à tous ce que le poète dit du Méandre :
Mæander sibimet refluit sæpe ohvius undis.
Leur développement réel, comparé avec celui des lignes droites qui séparent
les sources des embouchures, présente une disproportion vraiment extraordinaire. Ainsi le Kizil-Irmak (l’Halys), qui débouche dans la Mer-Noire, a
en ligne droite 52 lieues sur un parcours de 225, c’est-à-dire presque quintuple; le Sakaria (Sangarius), autre affluent du Pont-Euxin, a en ligne directe 53 lieues et une longueur effective de 146; le rapport est de 12 lieues
sur 46 pour le Doloman-Tchaï (le Kalbis), qui a ses sources dans les parties
élevées de la Lycie, de 60 sur 95 pour le Buyuk-Mendéré (le Méandre), dont
le nom est devenu synonyme, comme on le sait, de tous les corps que l’art
ou la nature recourbe en replis tortueux. Si plusieurs de ces cours d’eau
peuvent, sous le rapport de leur développement, être mis en parallèle avec
quelques-uns des fleuves de l’Europe, ils leur sont très inférieurs quant à
leurs dimensions dans le sens de la largeur comme dans le sens vertical;
mais ce contraste ne ressort nulle part d’une manière plus saillante qu’à
l’égard de L’Angleterre, où les rivières roulent une masse liquide bien supérieure à celle qu’indique le chiffre moyen de la longueur des cours d’eau
européens, et sont dans les meilleures conditions possibles de navigabilité.
Un autre caractère propre aux rivières de l’Asie-Mineure est l’élévation très considérable de leurs sources, qui produit entre leur point de départ et leur embouchure une différence de niveau très sensible. Cette élévation atteint le plus souvent jusqu’à 2,000 mètres. En France, la plupart de nos rivières descendent d’une hauteur ne dépassant point 900 mètres, et même bien au-dessous de ce chiffre. L’Adour est la seule dont la source soit à 1,931 mètres, et il n’y a que le Tarn (1,530 mètres) et l’Allier (1,423 mètres) qui se rapprochent de cette altitude. Il résulte des observations de M. de Tchihatchef, corroborées de celles d’un éminent géologue, M. Élie de Beaumont, que les pentes locales de 30 à 40 mètres sont assez communes dans l’Asie-Mineure, tandis qu’ailleurs elles sont loin de se répéter avec la même fréquence, et n’appartiennent guère qu’aux régions alpestres. Ce n’est que sur les limites extrêmes de leur embouchure que les rivières de la péninsule prennent le caractère d’un cours d’eau de steppe. La rapidité de leur courant, combinée avec la dimension restreinte de leur lit, contribue à produire un effet remarquable, ou les voit charrier une énorme quantité de détritus qui occasionnent des ensablemens et des dépôts sur une échelle vraiment gigantesque. Ce phénomène a aussi pour résultat d’un côté l’accroissement fort appréciable de plusieurs points littoraux, de l’autre l’ensablement du lit de ces rivières, suivi d’un changement dans leur direction, parfois même de leur entière disparition. Il est facile d’apprécier de quelle importance est pour la connaissance de l’histoire et de la géographie anciennes de l’Asie-Mineure cette observation de la marche progressive et des révolutions de la nature. Une foule de témoignages nous apprennent qu’un grand nombre d’îles ont été englobées dans l’enceinte du continent, et que plusieurs rivières, réduites aujourd’hui à l’état de faibles ruisseaux, ont porté dans l’antiquité des flottes de guerre, et étaient encore navigables au moyen âge.
L’inégale répartition des cours d’eau sur la surface de la péninsule asiatique est aussi un fait important à noter. Toute la partie centrale, celle des grands plateaux de la Lycaonie, désignée chez les anciens par l’épithète de axylon ou déboisée, de la Galatie, de la Phrygie, dont une partie était qualifiée de catakekauméné ou brûlée, et de la Cappadoce, se déroule au loin en plaines arides complètement privées d’eau à l’époque des chaleurs estivales, et inhabitables pour l’homme dès qu’il leur retire l’appui de sa main fécondante. Les chroniqueurs des croisades, qui parlent pour la plupart en témoins oculaires du passage des Franks à travers l’Asie-Mineure, nous dépeignent les horribles souffrances auxquelles les chrétiens furent exposés dans l’Isaurie et la Pisidie, où, suivant Guillaume de Tyr, cinq cents personnes expirèrent en un jour dans les angoisses de la soif. Un historien arménien du XIIe siècle, Matthieu d’Édesse, nous retrace le tableau émouvant de la marche pénible de l’armée de Guillaume IX, comte de Poitou, dans ces lieux inhabités, égarée sur les pas perfides des guides que lui avait donnés l’empereur Alexis. « On leur fit parcourir, dit-il, pendant quinze jours des solitudes dépourvues d’eau, où rien ne s’offrait au regard que le désert dans toute son aridité, rien que les âpres rochers des montagnes. L’eau qu’ils trouvaient était blanchâtre, comme si l’on y avait dissous de la chaux, et salée. « Cette dernière circonstance du récit du chroniqueur arménien nous reporte dans la zone des lacs à l’eau saumâtre ou salée, qui s’étend des limites de la Phrygie jusque dans la Lycaonie. C’était en effet le chemin que suivaient les croisés ; dans la suite, l’expérience leur apprit à s’approvisionner d’eau potable pour faire cette traversa.
Il ressort de ces considérations sur le régime hydrographique de l’Asie-Mineure qu’elle manque tout à fait aujourd’hui de ces voies de communication fluviale qui aident si puissamment au commerce et à l’industrie, et que ce régime tend chaque jour à empirer par l’amas énorme des détritus que ses rivières roulent continuellement. Sous l’action de la nature abandonnée, sans direction et sans frein, à ses propres forces, cette accumulation peut considérée comme un mal devenu irrémédiable, lors même qu’à l’apathie et à la négligence des Turks se substituerait dans ces contrées l’activité des peuples de race européenne. Sous le rapport de son système fluvial, on voit que l’Asie-Mineure est assez mal partagée.
La région des plaines, formée d’une suite de bassins séparés par des chaînes de montagnes presque toutes dirigées du nord-ouest au sud-est, constitue le tiers de la superficie de la péninsule; le reste, qui comprend les provinces de l’ouest, du nord et du sud, forme la contrée montagneuse sur laquelle nous allons arrêter un instant nos regards.
Dans la zone méridionale se dresse le massif, si célèbre dans l’antiquité sous le nom de Taurus, auquel s’appuient, comme une extension naturelle dans la direction du nord-est, les contreforts de l’Anti-Taurus. Ce groupe de montagnes embrasse par conséquent les massifs partiels qui remplissent la Lycie, la Pisidie, la Pamphylie, l’Isaurie, la Cilicie-Pétrée, ainsi que la contrée entre la Cilicie-Champêtre et la Cappadoce. Vers l’Orient, M. de Tchihatchef lui assigne pour bornes au nord-ouest les parages de Gurun, 33 lieues environ à l’est de Césarée, au nord le plateau trachytique du système argéen et les grandes plaines lacustres de la Lycaonie.
Dans le langage géographique des anciens, le nom de Taurus a deux significations. L’une est générale et désigne toute la chaîne à laquelle ce nom et quelquefois celui de Caucase étaient appliqués. Prolongée à travers tout le continent asiatique, cette chaîne, comme un rempart immense, le partageait en deux parties, de l’ouest à l’est. L’autre acception, toute spéciale, ne se rapportait qu’à la partie du Taurus qui traverse l’Asie-Mineure.
La première, celle qui était prise dans le sens le plus large, n’était fondée, à vrai dire, que sur l’extrême imperfection des notions géographiques des anciens, et n’avait son origine que dans des fictions ou des généralisations plus ou moins arbitraires. Le même vague, plane sur la seconde, quoique restreinte à une chaîne placée en-deçà des limites de la partie du globe soumise à l’observation directe et positive des anciens, et les auteurs diffèrent tout à fait sur le point de départ de cette chaîne. Strabon en place le commencement soit dans le voisinage de l’île de Rhodes, soit sur le bord occidental du golfe d’Attalia (aujourd’hui Adalia); Tite-Live, Denys le Periégète, Festus Rufus Avienus, dans la Pamphylie; Pline, dans la Lycie, près du golfe Chélidonien; Diodore de Sicile, dans la Cilicie. Procope, qui partage l’opinion du compilateur sicilien, continue le Taurus à travers la Cappadoce et l’Arménie, par-delà l’Ibérie, jusqu’à la porte Caspienne. Au milieu de ces opinions divergentes, M. de Tchihatchef pense que le moyen le plus certain pour fixer la délimitation de la chaîne est la division de la péninsule en Asie citérieure, ou en-deçà du Taurus, et en Asie ultérieure, ou au-delà du Taurus, division qui avait pour base cette chaîne même, et qui a été admise d’une manière plus ou moins explicite par les auteurs les plus accrédités de l’antiquité. D’après ce mode de partage, le Taurus aurait son point austral à l’extrémité occidentale du golfe d’Attalia, sur les confins de la Pamphylie et de la Lycie, en s’étendant tout le long du littoral de la Karamanie jusqu’au golfe d’Alexandrette, et en se soudant à l’Amanus, qui sépare la Cilicie de la Syrie. Au nord, il aboutirait à une ligne commençant à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de la ville d’Attalia, et qui, s’infléchissant vers le nord-est, irait se terminer à l’embouchure de Kizil-lrmak, entre la Paphlagonie et le Pont. Le Taurus comprendrait ainsi toute la largeur de la péninsule, et aurait environ 450 kilomètres de développement du sud au nord. De cette manière, les nombreuses chaînes qui sillonnent les provinces occidentales, le Tmolus, le Missoguis, le Soultan-Dagh, le Mourad-Dagh, l’Imir-Dagh, le Demirdji-Dagh, les montagnes de La Lycie, les chaînes de l’Olympe mysien et de l’Olympe gala tien, etc., seraient exclues du système du Taurus des anciens.
Au moyen âge, ce système cessa de recevoir une appellation générique ; et les auteurs orientaux ne le connaissent plus que sous des dénominations locales. Les chroniqueurs des croisades ne font que rarement usage du terme de Taurus, quoiqu’ils aient eu plus d’une fois l’occasion de le mentionner, puisque dès la première croisade l’armée chrétienne eut à franchir l’Anti-Taurus pour se diriger par la montagne du Diable sur Marasch, dans la Cilicie.
Après avoir étudié dans tous leurs détails les ramifications compliquées du Taurus, M. de Tchihatchef décrit successivement et de proche en proche toutes les chaînes qui, directement ou indirectement, convergent vers ce massif principal, et dont il a vérifié sur tous les points, par de laborieuses ascensions, l’altitude, la direction et les rapports qu’elles ont l’une avec l’autre dans l’ensemble du réseau orographique de l’Asie-Mineure.
L’une des plus curieuses et des plus pénibles de ces ascensions est celle qu’il fit sur l’Ardjis-Dagh (argæus mons), colossale montagne volcanique au sud-est de Césarée, que l’on peut considérer, dans l’état actuel de nos connaissances, comme le point culminant de la péninsule, et qui, avec les massifs qui lui servent de ceinture ou de piédestal, occupe une surface qui n’a pas moins de 70 lieues métriques. Le sommet de l’Ardjis-Dagh, en plongeant dans la région des neiges et des glaces éternelles, se dresse sous la forme d’un cône terminé par deux pics, dont l’un, l’oriental, a des contours assez doux, à la différence du pic occidental, qui est hérissé d’aiguilles et sillonné d’échancrures. Le point le plus élevé auquel il soit possible d’atteindre et auquel parvint le voyageur russe a 3,841 mètres. Ce point marque la hauteur du bord méridional du cratère.
Un phénomène aussi singulier qu’imposant, dont il eut l’occasion d’être témoin, est celui qu’il appelle le réveil de l’Argée, et qui était produit par l’accumulation tout à fait exceptionnelle des neiges tombées cette année (1848). Les blocs qui se détachent continuellement des sommets les plus élevés s’entassent et se fixent dans la neige congelée pendant la nuit ; mais aussitôt que le soleil ramollit le ciment qui les retient captifs, ces blocs s’échappent comme de la bouche d’un mortier, et, répercutés par les rochers qu’ils heurtent sur leur passage, bondissent avec une violence extrême. Rien de plus majestueux, de plus solennel que cette scène. Après un silence qui n’est interrompu dans ces solitudes aériennes par le mouvement d’aucune créature vivante, tout à coup, au premier rayon de l’astre du jour, ces batteries opèrent leur explosion, et l’aube s’annonce par des détonations que suit une grêle de blocs se croisant en tout sens, et décrivant quelquefois des paraboles dans les airs. Malgré la précaution que prit l’intrépide explorateur, d’après ‘avis de ses guides, de se mettre en marche vers la fin de la nuit, il ne put éviter l’honneur dangereux d’assister au lever du géant argéen, et d’essuyer une bonne part, des salves tirées à cette occasion.
Je n’ai point eu à signaler ici la partie capitale des travaux de M. de Tchihatchef sur les montagnes de l’Asie-Mineure, celle à laquelle l’avaient le mieux préparé les études favorites de toute sa vie, je veux dire l’examen de la constitution géologique. Ces recherches se rattachent à l’ensemble de celles qu’il a consacrées à la péninsule entière; elles trouveront leur place dans les autres volumes de cette publication[11]. Pour le moment, il a dû se borner à envisager l’orographie de cette contrée au point de vue purement topographique, et dans les conditions que comportait une description géographique qu’il avait en vue, et que l’on peut considérer comme la plus complète et la plus exacte qui ait encore paru.
Le plan de M. Tchihatchef est vaste; peut-être l’est-il trop pour les forces isolées d’un seul homme, puisqu’il embrasse à la fois tout ce qui est du ressort des sciences physiques ou du domaine des sciences économiques et de l’archéologie, et comporte ainsi les études les plus variées et les plus dissemblables. Jusqu’ici un seul homme s’est rencontré, Alexandre de Humboldt, qui, dans la description des pays qu’il a parcourus ou sur lesquels son génie s’est exercé, ait su allier les ressources d’une vaste érudition à la connaissance la plus approfondie des lois de la nature. Sans aspirer à égaler un pareil modèle, c’est une noble ambition que de chercher à s’en rapprocher, et c’est l’ensemble de l’œuvre de M. de Tchihatchef qui permettra seul de décider jusqu’à quel point il y est parvenu.
E. DULAURIER.
- ↑ Librairie de Gide, rue Bonaparte, 5.
- ↑ Seis, mot arabe qui est passé en turc, et qui signifie l’homme chargé de dresser ou de soigner les chevaux, un palefrenier.
- ↑ M. P. de Tchihatchef est Russe d’origine.
- ↑ De Thematibus orientis et occidentis, lib. II, dans Banduri, imperium orientale, t. Ier, p. 2.
- ↑ Researches in Asia Minor, Pontus and Armenia, by William J. Hamilton, 2 vol. in-8o; Londres 1842.
- ↑ Notice de M. Bianchi sur le premier Annuaire impérial de l’empire ottoman, publié à Constantinople pour l’année de l’hégyre 1268 (1847). Voyez le Journal asiatique, années 1847 et 1848.
- ↑ On peut voir les détails curieux que M. de Tchihatchef a donnés sur ces nomades et sur leur attitude vis-à-vis du gouvernement ottoman dans le travail qu’a publié la Revue, livraisons du 15 mai et 1er juin 1850.
- ↑ Ces Arméniens indépendant sont un reste des anciennes populations du royaume de la Petite-Arménie, qui troussait au temps des croisades et fut détruit par l’un des sultans mamelouks d’Egypte, Melek-el-Aschraf, en 1375. Tandis que le dernier des souverains de ce royaume, Léon de Lusignan, était emmené prisonnier au Caire, d’où il se réfugia, après quelques années de captivité, à la cour de Jean Ier, roi de Castille, et auprès de Charles VI, roi de France, ceux de ses sujets qui purent échapper au glaive des Égyptiens se sauvèrent dans les retraites inaccessibles du Taurus. Quoique chrétiens et vivant dans des villages séparés du campement des Turkomans, ils ne le cèdent en rien à ces derniers pour la férocité et la barbarie. On rapporte que la plupart de leurs prêtres la messe ayant leur fusil chargé à côté d’eux, et si quelque Turk vient à passer dans le voisinage, ils quittent aussitôt l’autel pour lui courir sus. Ce qui rend ce fait très croyable, c’est qu’il n’est pas nouveau dans l’histoire de ce pays. On lit dans les chroniqueurs byzantins que, sous l’empereur Nicéphore-Phocas (963-969), les Sarrasins ayant envahi une bourgade de la Cilicie, le curé du lieu, nommé Themel, qui en ce moment célébrait les saints mystères, descendit brusquement de l’autel au bruit qu’il entendait, et, sans déposer ses vêtemens sacerdotaux, s’arma du marteau qui servait de cloche dans plusieurs églises d’Orient, alla fondre sur les ennemis, blessa, fracassa, assomma tout ce qu’il rencontra, et mit les autres en fuite. Quoiqu’il eût délivré son pays de l’invasion des infidèles, le curé Themel fut censuré et interdit par son évêque ; de dépit il se retira chez les Sarrasins et embrassa la religion de Mahomet. Un de ces Arméniens montagnards faisait un jour très dévotement sa confession ; après avoir débité la kyrielle de ses peccadilles quotidiennes, se résumant en deux mots, piller et tuer, il s’arrête tout court, comme accablé par le souvenir d’une faute si énorme, qu’il n’osait en faire l’aveu. Pressé vivement par le prêtre de décharger sa conscience, il finit par lui dire qu’il lui était arrivé une fois, le mercredi, d’assaisonner ses légumes avec de l’huile ! Il faut savoir en effet que, dans l’église arménienne, l’usage non-seulement de la viande, mais encore du poisson, de l’huile, du vin et de tous les objets de laitage, est défendu le mercredi et le vendredi, qui sont les deux jours d’abstinence de la semaine.
- ↑ Le mot arabe harem signifie tout ce qui est sacré, interdit à l’accès du vulgaire, et par suite l’habitation intime de la famille, ainsi que les femmes et les jeunes enfans, relégués, dans cette partie de la maison.
- ↑ Livraison du 1er mars 1855.
- ↑ En attendant, il y a quelques mots à dire de l’exécution intrinsèque de ce premier volume. L’auteur nous apprend dans son introduction qu’il parcourait l’Angleterre pendant l’impression de son livre, et que les épreuves qui lui étaient envoyées ont été corrigées par lui en chaise de poste ou dans les wagons des chemins de fer. Plus d’une page se ressent de cette continuelle locomotion. Des lapsus qui altèrent des noms propres ou des expressions techniques, ainsi que des fautes typographiques assez nombreuses laissées sans correction, accusent les distractions inséparables d’un travail fait au loin et sur les grands chemins. J’en dirai autant de la carte géographique. Tout en tenant compte des difficultés inhérentes à la gravure d’une grande carte chargée de détails, on ne peut s’empêcher de reconnaître que des erreurs s’y sont glissées qui n’auraient point échappé à une révision faite dans le recueillement du cabinet. Dans une note qui termine un errata très insuffisant, l’auteur fait valoir, pour se justifier, les variations des mots turks transcrits en caractères français; mais outre que ces variations sont ici quelquefois des fautes matérielles d’impression, il y a, ce me semble, un inconvénient grave à admettre dans un corps d’ouvrage une instabilité orthographique perpétuelle, sensible surtout lorsque l’on rapproche la carte du texte qui sert à l’expliquer. Je me serais abstenu d’observations aussi minutieuses, s’il ne s’agissait point d’un livre qui est le résultat de travaux considérables et consciencieux, et exécute avec un luxe qui, sans être exagéré, en rend le prix comparativement assez élevé. Rien de plus facile du reste pour le lecteur que de corriger à la main ces fautes qui sautent aux yeux, en attendant que fauteur lui-même les lasse disparaître d’une seconde édition dont je lui souhaite la bonne fortune de tout mon cœur.