L’Assassin (About)/15

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P. Ollendorff (p. 55-60).

Scène XV


Les Mêmes, MADAME PÉRARD.
MADAME PÉRARD, qui est entrée avec Angélique derrière les gendarmes, est descendue à l’avant-scène gauche ainsi qu’Angélique.

Un duel ici ! chez moi ?… (À Alfred.) Monsieur, je vous en supplie…

LECOINCHEUX.

Ne craignez rien, madame. (À Alfred s’asseyant derrière la table.) Vos nom, prénom et qualités ?

ALFRED.

Mon nom ne fait rien à l’affaire…

MADAME PÉRARD.

Quoi ! monsieur, vous ne pouvez pas dire votre nom ?

ALFRED.

Pardonnez-moi, madame, mon nom n’est pas en mon pouvoir. Il est engagé pour des raisons à moi connues, et que je vous exposerai plus tard, je vous le jure. Disons, si vous voulez, que je l’ai mis au mont de piété pour une vingtaine de mille francs.

MADAME PÉRARD, à part.

Il a des dettes ! Un artiste ! Pauvre garçon !

LECOINCHEUX.

Je sais tous vos noms, car vous en avez plusieurs, Philippe Roquet !

ALFRED.

Puisque vous les savez, pourquoi les demandez-vous ?

LECOINCHEUX.

Votre domicile ?

MADAME PÉRARD.

Eh ! monsieur, laissez cet interrogatoire ridicule qui ne peut vous mener à rien. Vous voyez bien que monsieur a des raisons pour ne pas vous répondre. Je les comprends sans qu’il les dise, moi, je ne suis qu’une femme, et je vous réponds de son innocence.

ALFRED.

Merci, madame, votre confiance ne se trompe pas.

Il va prendre la main de madame Pérard.
LECOINCHEUX, se levant.

Gendarmes, empêchez que l’accusé ne communique avec le dehors. (Les gendarmes viennent prendre Alfred et le ramènent à droite, premier plan, à droite de la table, le brigadier ramène madame Pérard à gauche, en lui disant : (Sans violence, madame, sans violence) ; Lecoincheux se rassied. — À Alfred.) Reconnaissez-vous cette écriture ?

Il lui donne le fragment de billet.
ALFRED.

Oui, monsieur, c’est la mienne. Après ?

LECOINCHEUX.

Après un tel aveu, toutes vos réticences et vos dénégations deviennent inutiles. Philippe Roquet, vous vous appeliez Croquemiche en 1814 ; Bouffe-la-Balle en 1817 ; en 1823 vous avez été condamné sous le nom de Fil-de-Soie ; il y a quatre mois vous avez été écroué à la prison de Rouen, sous le nom de Corbillon.

ALFRED.

Moi ? (À madame Pérard.) Je vous supplie de croire…

LECOINCHEUX.

Vous êtes accusé d’avoir, dans la journée du mardi 11 courant, assassiné l’illustre et malheureux Alfred Ducamp.

ALFRED, part d’un grand éclat de rire et saute en s’appuyant sur la table.

Ah ! ah ! ah ! mais c’est donc vrai ?

LECOINCHEUX.

Cette tenue est indécente et ne peut qu’aggraver votre situation. Avez-vous quelque chose à répondre à l’accusation que j’ai formulée ?

ALFRED.

Moi ! rien qu’un mot. (À part.) Ah ! mais non ! et la vente de mes tableaux ! (Haut.) Attendez quelques jours, et surtout ne vous hâtez point de me faire couper la tête, car vous le regretteriez, ma parole d’honneur.

MADAME PÉRARD.

Ces explications ne vous suffisent pas, monsieur ?

LECOINCHEUX, se lève.

Accusé Corbillon, je ne veux, contre vous, invoquer que vous-même. Écoutez l’aveu tracé par la main qui a commis le crime. Le voici, cet aveu, dont vous avez vous-même reconnu et constaté devant témoins la parfaite authenticité : « J’ai tué Alfred Ducamp. » Il l’a tué ! il a ravi à la France, à l’Europe, à l’humanité, non pas un homme obscur, un modeste travailleur, un ouvrier des champs, mais une gloire de notre pays et, si j’osais le dire, une étoile radieuse de notre ciel artistique ! (Lecoincheux a étendu la main ; Alfred la saisit, et, d’un ton ironique : Merci ! Lecoincheux la secoue d’un air scandalisé.) Et dans quel moment l’a-t-il tué ? Est-ce à la fin d’une carrière longue et remplie, lorsque l’arbre épuisé de sève ne pouvait plus porter de fruits ? Non, il a moissonné dans sa fleur de trente ans cette jeunesse et cette gloire ! Dira-t-on qu’il a épargné à sa victime les tortures lentes de la misère, qui font expier trop souvent à nos artistes les premières lueurs de la célébrité ? Non, car la fortune, qui aime les jeunes gens, suivait Alfred Ducamp dans sa course victorieuse et commençait à dorer les roues de son char triomphal. Une main pieuse a recueilli les moindres ébauches du peintre immortel et la vente de ses derniers coups de pinceau a réalisé en quelques heures le total de cent vingt-sept mille francs !

ALFRED.

Est-ce vrai ? Votre parole d’honneur ?

LECOINCHEUX.

Un total de cent vingt-sept mille francs.

ALFRED.

Mais alors, mon cher monsieur, ma mort passe à l’état de superfluité. Je ressuscite ! Je vis !

Chantant.

Je suis lui-même,
Le grand Alfred Ducamp !

MADAME PÉRARD.

Dieu !

Elle s’évanouit dans les bras du brigadier qui la pose sur le canapé.
ALFRED.

Madame !

LECOINCHEUX, descend au premier plan, milieu, à droite du brigadier.

Brigadier ! prodiguez vos soins à madame Pérard ! (À Alfred.) Quant à vous, n’essayez point de vous parer du nom de votre victime.

ALFRED.

Mais voici mon passe-port ! un peu mouillé, c’est vrai.

LECOINCHEUX.

Les dépouilles de votre victime ! (Ramassant un papier qui est tombé de la poche d’Alfred.) Et ce papier ! il manquait au dossier ! le complément de ses aveux. (Il rapproche les fragments et lit à voix basse.) Diable ! serait-il possible que vous fussiez le grand artiste !

ALFRED.

Grand ; c’est beaucoup dire, mais pour artiste, voilà ! (Il esquisse au crayon une charge de Lecoincheux.) Vous trouvez-vous ressemblant ?

LECOINCHEUX.

Je le garde, monsieur, trop heureux d’emporter ce souvenir d’une maison où ma présence, je le crains, sera désormais superflue.

Il fait passer madame Pérard entre lui et Alfred.
MADAME PÉRARD, lui tendant la main.

Nous sommes assez riches pour nous donner le luxe d’un ami.

LECOINCHEUX, embrassant la main de madame Pérard.

Pardonnez-moi mes vivacités, monsieur ; elles me coûtent assez cher. C’est égal, vous êtes bien heureux d’être tombé sur un magistrat français ! Je connais plus d’un pays où la justice n’aurait pas l’esprit de reconnaître son tort.

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.


FIN