L’Assassinat du Pont-Rouge/VII

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L. Hachette et Cie. (p. 51-59).


VII.

Mme Thillard chez Clément.


Tout en Clément était étrange et inexplicable : son mariage, sa manière de vivre, sa préoccupation des jugements d’autrui à l’égard de son aisance, son affectation à en expliquer l’origine, jusqu’au tressaillement qu’il éprouvait dès qu’on sonnait à sa porte. Si Max réussissait à voir de l’exagération dans la perversité dont son ami faisait parade, il ne parvenait pas aussi aisément à se tranquilliser au sujet du mystère qui en imprégnait, pour ainsi dire, les actions et le langage. Il l’avait revu plusieurs fois, et s’était senti plus empêché à l’issue de chaque visite. En d’autres instants, las de conjecturer, il aimait à croire sa pénétration en défaut, et se persuadait qu’il n’y avait pas dans l’histoire de Clément autre chose que les détails bien assez scandaleux déjà que celui-ci en racontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et ses doutes. Se flattant peut-être de voir Clément venir un jour à résipiscence, il n’en parlait même jamais que pour en faire valoir l’heureuse transfiguration. Il eut, à cause de cela, une nouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers.

« Il paraît, dit de Villiers, que vous avez renoué avec lui ?

— Vous ne le reconnaîtriez pas, dit Max, tant il est changé.

— Serait-il malade ? demanda de Villiers d’un ton sarcastique.

— Il est marié, il travaille, il vit tranquille chez lui.

— En voilà pour combien de temps ? continua de Villiers du même ton.

— Ainsi, fit Destroy, votre intolérance ne souffre même pas que vous admettiez le repentir ?

— Des gens de cette espèce ne se repentent jamais !

— Qu’en savez-vous ? répliqua Max sourdement irrité. A cet égard, rien ne m’étonnerait moins que de vous prendre un jour en flagrant délit de contradiction… »

A quelque temps de là, Destroy rencontra Rodolphe qui lui dit :

« Eh bien, le Pactole coule donc décidément chez l’ami Clément ?

— Il est plus heureux, je crois, repartit Max ; est-ce là ce que tu veux dire ?

— Y dîne-t-on bien ?

— Rien n’empêche que tu n’ailles t’assurer de cela par toi-même. »

Max n’avait pu voir Rosalie qu’après avoir été diverses fois chez Clément. A la vue de cette pauvre femme, il n’avait pas été moins frappé de surprise qu’ému de pitié. Rosalie, eu égard à sa nature de blonde, à ses traits fins et réguliers, à son tempérament froid, semblait destinée à conserver longtemps sa jeunesse et sa fraîcheur. Quand, deux années auparavant, elle resplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peut envier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendre Destroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, en quelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu’il fût possible de préciser sa maladie ou seulement son mal. Son œil, autrefois d’un bleu magnifique et d’une limpidité juvénile, était actuellement pâle et s’éteignait ; ses lèvres, dont jadis le rouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes et dessinaient une ligne sans grâce ; ses cheveux s’éclaircissaient et ne suffisaient déjà plus, en plusieurs endroits, à cacher la tête. On songeait à l’oiseau au moment de la mue, au rosier à l’automne, avec cette différence qu’il ne paraissait pas que la pauvre femme dût jamais reprendre des forces et refleurir.

Cependant la visite de Max, qu’elle accueillit avec effusion, eut momentanément sur elle une influence salutaire. Elle sortit de la torpeur où elle était plongée ; son visage s’éclaira de joie, ses lèvres sourirent mélancoliquement, le sang coula sous sa peau avec plus de vivacité. Sa langue aussi se délia pour causer avec son ami, le questionner avec intérêt sur sa position et lui rappeler certains épisodes du passé. « Vous souvenez-vous de ceci, cher Max ; vous souvenez-vous de cela ? » disait-elle. Et sa figure respirait un attendrissement mêlé de regret, et des larmes apparaissaient aux bords de ses paupières. Clément les écoutait d’un air dédaigneux ou les raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parla ensuite de son enfant avec une tendresse passionnée. Son grand regret était de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenter d’en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il était en nourrice à Saint-Germain.

« Un jour, dit-elle à Destroy, nous irons le voir ensemble.

— A la bonne heure, dit Clément ; tâche d’aller mieux ; nous ferons tous les trois cette promenade. »

Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendait incapable de bouger et qui mangeait à peine, avoua bientôt que depuis longtemps elle ne s’était trouvée aussi bien. Elle eut effectivement la force de faire quelques pas et de s’asseoir à table. Son mari en marqua beaucoup de joie ; il dérida son front et laissa glisser de ses lèvres quelques saillies de son ancien répertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-être exceptionnel qu’elle goûtait à la présence de Destroy, épuisa les témoignages de la plus tendre amitié envers lui, et le supplia, dès qu’il pensa à s’en aller, de ne pas tarder à revenir.

« Venez dîner avec nous tous les jours, si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous gênez pas ; ce n’est pas du plaisir, c’est du bonheur que vous nous causerez. »

Clément, avec l’accent de la franchise, confirma pleinement ce que disait sa femme.

A dater de ce moment, Max fit de fréquentes apparitions dans cet intérieur. A dire vrai, sa venue qui, dans le principe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblement de son efficacité. Il crut remarquer que la pauvre femme ne redoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreuses rechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parla à Clément. Celui-ci déplorait son impuissance à y remédier. A cause de sa place, il ne pouvait rester auprès de Rosalie plus qu’il ne faisait. Elle était d’ailleurs trop faible pour qu’il songeât à la conduire soit au théâtre, soit à la promenade. Du moins espérait-il pouvoir prochainement la mettre à même de se distraire sans quitter la maison.

En effet, quelques mois plus tard, ayant touché les premiers bénéfices d’une opération commerciale qu’il détailla minutieusement à son ami, il s’empressa de réaliser le plan qu’il avait lentement mûri dans sa tête. Il loua, rue de Seine, au second d’une maison magnifique, un bel appartement qu’il garnit de meubles neufs, commodes et élégants. Tout en effectuant ces dépenses, il s’accusait de faire des folies et ajoutait qu’au cas de la plus légère déception dans ses entreprises, il pouvait se trouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devant l’énormité du prix d’un piano, malgré son envie immodérée d’en avoir un. Max vint à son aide. Il le mit en rapport avec un facteur qui, à la suite de quelques informations, consentit à lui livrer un excellent instrument en échange de billets payables de trimestre en trimestre.

Clément se préoccupa alors d’une maîtresse de musique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement à Mme Thillard. Son intimité avec cette dernière devenait chaque jour plus étroite ; il en était déjà au moins l’ami le plus aimé. Après s’être concerté avec elle, il la proposa à Clément pour donner des leçons à sa femme.

« Ce n’est pas seulement une bonne musicienne, ajouta-t-il, c’est encore une femme charmante que Rosalie, j’en suis sûr, sera bien aise de connaître. »

Clément fit sur-le-champ une supposition injurieuse à laquelle Max dédaigna de répondre. Il fut ensuite convenu que la protégée de celui-ci viendrait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à raison de cinq francs le cachet.

Les leçons, au début, se succédèrent assez régulièrement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s’appliqua avec fièvre à cette étude et y fit des progrès rapides. Malheureusement, l’état toujours plus chancelant de sa santé la contraignit bientôt de ralentir son zèle, et Mme Thillard ne tarda pas à se trouver fréquemment en présence d’une élève incapable de l’entendre. Les choses en vinrent à ce point que Clément dit à Max : « Deux leçons par semaine fatiguent ma femme, elle n’en prendra plus qu’une. Au lieu de celle du vendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu feras de la musique avec ton amie. Je donnerai à chacun de vous un cachet en échange. » A cause de la gêne dont Clément ne cessait pas de se plaindre, Destroy n’accepta des honoraires que vaincu par la persistance opiniâtre de Clément et de Rosalie.

Mme Thillard consentit volontiers à ces nouveaux arrangements.

De véritables soirées musicales devaient prochainement résulter de ces séances intimes.

Mme Thillard n’avait traité directement dans aucune de ces négociations ; Max, son fondé de pouvoirs, l’avait toujours remplacée, et, par le fait de l’habitude, il ne l’avait encore désignée que sous le prénom de Mme Henriette. Un matin, Clément, devant sa femme, dit à Max qui déjeunait avec eux : « Ah ça ! tu ne nous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne.

— C’est singulier, » répondit Destroy. Il ajouta aussitôt : « Mme Thillard-Ducornet. »

Ce nom fut un coup de foudre pour le mari et la femme ; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui, moins maîtresse d’elle-même, faillit se trouver mal.

« Comment ! s’écria Clément en regardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui a été assassiné ?

— Non, qui s’est noyé, » fit observer Destroy.

Tout à coup, Rosalie, frappant dans ses mains, éclata de rire, mais d’un rire forcé et convulsif, tandis que son mari, l’air hébété, reprenait précipitamment :

« Oui, c’est ce que je voulais dire, noyé. On l’a repêché, si je ne me trompe, dans les filets de Saint-Cloud.

— Est-ce que tu l’as connu ? demanda Max.

— Pardieu ! fit Clément qui recouvra subitement son sang-froid. Juge toi-même si j’ai lieu d’être surpris : Thillard-Ducornet est précisément l’agent de change chez lequel j’ai été garçon de recettes.

— Effectivement, dit Max stupéfait à son tour, la rencontre est on ne peut plus étonnante.

— Et je riais, dit Rosalie, en songeant combien la fortune est drôle. Voici une femme qui jadis n’eût pas voulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd’hui ma maîtresse de piano. »

Destroy, qui ne s’était pas aperçu que Rosalie fût vindicative, ne put, sans étonnement, l’entendre parler ainsi.

« Le fait est, dit Clément enchérissant sur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose de comique. »

Max fut d’avis que, par ménagement pour Mme Thillard, loin d’ébruiter cette circonstance, il fallait la tenir dans le plus profond secret.

« C’est justement ce que j’allais te dire, » répliqua Clément…