L’Atelier d’Ingres/Chapitre X

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G. Charpentier (p. 116-126).


X

ENVOIS À L’EXPOSITION.


Quelques années s’étaient écoulées depuis l’ouverture de l’atelier.

Après des études suivies avec une grande assiduité par la grande majorité des élèves, le moment vint où chacun sentit le besoin d’essayer ses forces. Les anciens commençaient à déserter l’atelier pour travailler au dehors, et cherchaient à mettre à profit, dans des tableaux ou des portraits, les conseils du maître.

L’atelier n’en continuait pas moins à prospérer, et c’est même à l’époque où les vieux s’émancipèrent que les plus célèbres des élèves de M. Ingres firent leur entrée chez lui. Les Flandrin, Lehmann, Chassériau, allié à ma famille et que je présentai au maître, donnèrent bien vite de grandes espérances.

J’allais quelquefois passer une semaine à travailler avec eux, mais je ne peux cependant pas me dire leur camarade ; ce que j’ai toujours été, c’est leur ami et leur admirateur.

Hippolyte Flandrin se préparait à concourir, ainsi que Lavoine, un des élèves les mieux doués de l’atelier, mais qui cessa tout à coup de produire ou de bien faire, je ne saurais dire pourquoi. Son début à l’École avait été très-remarquable ; il n’obtint pourtant, à la grande colère de M. Ingres, que le second prix. Je ne veux pas voir dans cette injustice réelle la cause de son découragement ou de son abstention : ce serait croire à une faiblesse que son talent n’aurait pas pu faire soupçonner.

J’ai conservé peu de souvenirs, à cause de la rareté de mes visites à l’atelier, de l’époque où ces jeunes gens commencèrent leur brillante carrière. Je n’ai pu suivre leurs travaux que plus tard, mais alors comme tout le monde.

Je me souviens par exemple du talent tout particulier de Paul Flandrin à dessiner des charges très-spirituelles, ce qui ne l’a pas empêché plus tard de prendre à côté de son frère une place des plus honorables dans le genre du paysage de style, maintenu longtemps à une si grande hauteur par Édouard Bertin, Aligny, Desgoffes, et si peu cultivé aujourd’hui. Il avait couvert les murs de l’atelier des portraits de tous les élèves de ce temps-là, et rien n’était amusant comme d’entendre M. Ingres les corriger gravement, et faire sentir qu’une charge doit être le caractère principal et saisi en quelques coups de crayon d’une tête ou d’un objet quelconque. Il en critiquait quelques-unes, qu’il ne trouvait que des portraits enlaidis.

Une circonstance rendit encore moins fréquentes mes visites à l’atelier. Je fis, en 1829, un voyage en Grèce, attaché à la Commission scientifique de Morée, et la fièvre que j’en rapportai me mit à peu près hors d’état de travailler pendant toute une année.

Cet épisode de ma vie a eu, je le crois, quelque influence sur mon avenir ; mais j’étais malheureusement trop jeune pour profiter avec fruit de tout ce qui me passait devant les yeux. Je ne m’étais pas exercé à faire rapidement un croquis de paysage, je n’avais pas encore vu les admirables dessins de Bertin. Néanmoins ce beau pays m’a laissé de bien vives impressions, et les hommes distingués qui composaient la Commission ajoutèrent beaucoup au charme et a l’intérêt de ce premier voyage.

Lorsque je fus à peu près rétabli, je me mis, comme mes autres camarades, à un travail sérieux en vue de l’Exposition.

Sturler composait, de grandeur naturelle, deux figures de lutteurs d’une originalité et d’une vigueur de dessin remarquables ; il prenait encore modèle alors. La pensée de ce tableau lui était venue pendant un voyage que nous fîmes ensemble dans le Midi : nous avions assisté à Nîmes, dans les Arènes, au spectacle d’une lutte d’hommes qui le frappa vivement ; il s’empressa à son retour de mettre à exécution ce projet, qui allait à son talent un peu sauvage et énergique. Ce tableau restera, j’en suis sûr, comme une œuvre très-remarquable.

Ziegler ébauchait sa jolie étude de Giotto, gâtée malheureusement par une exécution trop à l’effet, mais dont la pose et l’idée sont charmantes.

Je n’avais pas des visées si hautes. Je commençai quelques portraits, que j’avais la prétention d’envoyer au Salon. Il ne nous manquait plus que cet échelon à monter pour nous croire enfin des artistes. Comme un débutant n’inspire pas grande confiance, et qu’il lui est presque impossible de trouver une victime qui ose se livrer à son inexpérience, je me mis tout simplement à faire mon portrait, sûr d’avoir au moins un modèle complaisant et toujours sous la main.

Pendant que j’y travaillais, j’eus un bonheur inespéré. Une jeune femme charmante me fit offrir, par l’entremise d’un de mes amis, qui probablement avait exagéré mes mérites, la somme de quinze louis pour faire son portrait. Je l’aurais fait pour rien, je crois même que j’aurais payé, si j’avais pu, pour le faire ; aussi fus-je ébloui.

Cette personne était plus élégante que jolie ; mais sa tête blonde, un peu effacée, que j’entourai de tons clairs, convenait tout à fait à mes goûts pour la peinture des maîtres primitifs.

Enfin, un jour, le portrait achevé, je pris ma toile sous mon bras, et, non sans une bien grande émotion, je la portai chez M. Ingres.

J’arrive à une époque de ma carrière où mes rapports avec M. Ingres, sans rien perdre, de ma part, de la soumission et du respect qui lui étaient dus, vont devenir, de son côté, un peu plus tendus, et quelquefois sévères. Tous ceux qui me connaissent peuvent me rendre cette justice que mon admiration, ma reconnaissance, je dirais mon culte pour M. Ingres, ne se sont jamais démentis un seul instant. J’ai toujours excusé et compris même tout ce qui, de sa part, aurait pu paraître un peu excessif et tant soit peu injuste. Mais il a toujours été, pour moi, tellement au-dessus de nous tous… et des autres, que je ne me suis jamais trouvé le droit de me plaindre.

Comme il peut être intéressant de connaître sous toutes ses faces un homme de cette supériorité, je me décide donc à ne pas cacher quelques faiblesses de cette nature si puissante, si indomptable quand il s’agissait de son art, si privée de logique, si éloignée quelquefois du sens commun, lorsque l’art n’était plus en jeu. Il eut toute sa vie les qualités et les défauts d’un enfant, sensible, ému pour bien peu de chose, ignorant absolument la vie et ses exigences. Il paraissait souvent n’avoir pas conscience du mal qu’il pouvait faire. Aussi, je le répète, quand on avait vu comme moi au fond de cette organisation incomplète et dirigée uniquement d’un seul côté, la plainte devenait impossible et inutile.

Le matin où je portai, bien ému, mon portrait chez M. Ingres, qui demeurait alors à l’Institut, je fus introduit dans un petit cabinet donnant sur la cour, et dont les murs était couverts de merveilles : des études, un portrait à la mine de plomb de madame Ingres, jeune et portant un chapeau à la mode du temps, fort bizarre, mais quel dessin ! une répétition en petit de l’Odalisque assise de dos sur le coin d’un lit, la plus belle de ses odalisques, et, ce qui me causa un certain étonnement, la gravure du Coucher de Vanloo. Plus tard, une conversation qui eut lieu à Rome me confirma dans l’opinion que M. Ingres était beaucoup moins exclusif qu’on ne pensait.

J’étais là, entouré de ces belles choses et occupé à placer mon portrait dans son jour, autant que possible, quand la porte s’ouvrit. M. Ingres vint à moi, et, après une poignée de main, se retourna du côté où j’avais placé mon ouvrage, le regarda quelques instants, — des heures pour moi, — et me dit enfin :

« Eh bien !… c’est charmant… tout à fait naïf et vrai… les mains… (et en se baissant il approchait les siennes du portrait et faisait le mouvement de modeler)… dessinées parfaitement… Mais… c’est un peu plat… ça manque de demi-teintes… J’ai fait de la peinture comme ça… Maintenant je fais tourner… On veut que ça tourne… Je me moque pas mal que ça tourne… Enfin !… prenez garde… on ne comprendra pas… Décidément, plus de relief… »

Madame Ingres passait dans le corridor : « Ma bonne, viens donc voir un portrait d’Amaury… »

Elle entra, regarda et dit :

« Tiens, est-ce que c’est fini ? »

M. Ingres se retourna vers moi, et d’un ton sérieux : « Vous voyez… c’est que ça ne tourne pas, je vous l’ai bien dit. »

Et puis, comme pour faire revenir sa femme sur son impression : « Regarde donc les mains, lui dit-il, en appelant l’éloge.

— C’est égal, ça n’a pas l’air fini. » Et elle retourna à son ménage.

« Eh bien ! vous voyez, me dit M. Ingres, ce jugement est celui qu’en portera le public… Attachez-vous à un modelé plus accentué, sans en perdre la finesse… Malgré tout, je suis content. Bon courage ! »

Je revins chez moi bien heureux, et tout à fait décidé à affronter le jugement du public, après celui que venait de rendre M. Ingres.

L’ouverture de l’Exposition arriva enfin, et je commençai, je l’avoue, à perdre beaucoup de mon assurance.

C’était un jour bien solennel ; depuis, il a perdu de son importance et de son intérêt. Le jury, composé exclusivement à cette époque des membres de l’Institut, gardait sur ses décisions un silence presque complet ; le directeur du Musée exagérait encore cette réserve, et ce n’était qu’au moment de l’ouverture, et dans le livret seulement, qu’on apprenait son sort.

Les portes du Louvre étaient, bien avant l’heure, assaillies par une foule presque entièrement composée d’artistes que des déjeuners plus ou moins copieux rendaient ce jour-là encore plus bruyants et plus animés.

Onze heures sonnaient enfin ; la grande porte s’ouvrait lentement, et cette masse de jeunes gens s’engouffrait dans le vestibule, escaladant le bel escalier de Percier, mais alors dans un silence que le moment suprême expliquait suffisamment.

Il faut être peintre, avoir subi cette épreuve de l’Exposition, pour comprendre l’impression étrange que vous produit votre œuvre au milieu de toutes les toiles qui l’entourent.

C’est d’abord, comme dimensions, un changement incroyable ; ce qui, dans l’atelier, paraissait grand, ou du moins assez important, devient au Salon un point imperceptible qu’on a beaucoup de peine à découvrir. Quant au mérite de l’ouvrage, celui du moins qu’on avait cru y trouver chez soi, il a disparu complétement, et l’on n’a plus devant les yeux qu’une chose affreuse qu’on voudrait faire enlever à l’instant, si l’on en avait le droit. Tous les tableaux de vos confrères vous paraissent au contraire réussis de tous points, et l’on a un moment d’éblouissement et d’admiration.

Dans un récit que me fit un jour M. Ingres de son arrivée à Paris, l’année où il apporta pour l’exposition son Vœu de Louis XIII et un assez grand nombre de tableaux de chevalet, il exprima, à mon grand étonnement, la sensation dont je viens de parler.

« Vous savez, me disait-il, que jusqu’à cette époque, j’avais rencontré peu de bienveillance de la part du public et des critiques ; chaque fois mes tableaux me revenaient du Salon plus ou moins contestés. Cette année-là, ma toile était importante : je crus devoir l’apporter moi-même, mais sans grande confiance dans le résultat ; aussi n’avais-je pris qu’un simple sac de nuit, bien persuadé que je m’en retournerais comme j’étais venu. J’eus le bonheur de trouver dans mon ami M. de Forbin un protecteur des plus chauds. Quand il vit mon tableau, que j’avais fait tendre dans une salle du Louvre, il me témoigna vivement son contentement, et voulut qu’il ne fût montré au public que dans la dernière quinzaine de l’Exposition, et à une place d’honneur. J’étais fort heureux ; mais, mon cher ami, quand le Salon fut ouvert, quand j’y pénétrai, je fus ébloui par tout ce que je voyais, et je fus pris d’un vrai découragement. Il y avait vingt ans que je n’étais venu en France, je ne connaissais rien de ce qui s’y faisait, et je fus tellement surpris du talent, et surtout de l’exécution si habile de mes confrères, que, sans les encouragements que me donnait Forbin, sans l’assurance qu’il me paraissait avoir en mon succès, je n’aurais pas osé affronter ces comparaisons. Enfin il fut fait comme il l’avait dit : quinze jours avant la fermeture, mon tableau fut exposé, et, pour la première fois, le public et les critiques ne me refusèrent pas absolument tout. »

Ce fait de réserver pour la fin de l’Exposition les tableaux des maîtres reconnus, les ouvrages sur lesquels le directeur fondait le plus d’espoir de succès, va bien étonner les jeunes artistes de cette époque-ci, où la plus petite faveur de ce genre, accordée à un homme de talent, leur ferait jeter les hauts cris au nom de l’égalité. L’égalité ! et en fait d’art !

Cette faveur, si on veut l’appeler ainsi, existait pourtant, et au grand avantage de l’Exposition et du public. C’était un regain de curiosité et d’intérêt, c’était pour les artistes renommés une récompense de leurs travaux passés, un privilége peut-être, mais qui ne nuisait en rien à ceux qui débutaient.

C’est qu’alors il y avait des directeurs comme j’en demande, qui se souciaient peu de l’égalité, mais qui voulaient avant tout présenter au public une grande et belle exposition. Ils faisaient ce que font les commissaires ou directeurs du Théâtre-Français, qui prennent leur moment, leur saison, leurs meilleurs acteurs, pour représenter les pièces d’Émile Augier et des autres célébrités ; et personne n’a la pensée de se plaindre de cette inégalité.