L’Atelier d’Ingres/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 141-149).


XIII

DEUX PORTRAITS.


L’exposition de 1833 fut celle où M. Ingres obtint son plus grand succès, et cette fois presque incontesté.

Il avait envoyé deux toiles : le portrait de M. Bertin l’aîné, et celui de madame de Vaucey, peint en Italie en 1808.

Ces deux ouvrages produisirent dans le monde des arts une sensation bien grande et bien explicable.

Celui de la jeune femme, d’une exécution plus précieuse, d’un modèle plus fin, plus ivoiré, comme il convenait à cette élégante et charmante femme, fut beaucoup moins compris du public ; mais les artistes l’apprécièrent au moins autant que celui de M. Bertin, qui, d’une peinture plus large, de sa dernière manière enfin, préparait au Saint Symphorien.

Le portrait de madame de Vaucey me rappelle un fait que me raconta M. Ingres le jour où je vis chez lui cette merveilleuse toile.

Une dame âgée, et assez pauvrement costumée, était venue quelques jours avant lui demander un moment d’audience. À peine entrée :

« Vous ne me reconnaissez pas, dit-elle à M. Ingres, dont la figure indiquait visiblement l’embarras ; et pourtant vous avez fait mon portrait… Mais j’étais jeune alors, et, l’on disait… jolie. Je suis madame de Vaucey. »

M. Ingres s’avança vivement vers elle, lui prit les mains, et remédia comme il put à son manque de mémoire.

En 1808, madame de Vaucey habitait l’Italie et faisait les beaux jours de Naples, et aussi, disait-on, d’un ambassadeur qui y résidait alors. Ayant eu le désir de se faire peindre, elle s’adressa à M. Ingres, alors élève de Rome, qui se trouvait là, sous la main. Est-ce le hasard ou le goût qui guida dans ce choix ? On peut, dans tous les cas, féliciter le modèle.

Quand M. Ingres lui eut demandé le motif de sa visite, elle lui confessa simplement que, dans un dénûment presque complet, elle se trouvait absolument obligée, à son grand regret, de vendre le portrait qu’il avait fait d’elle. Persuadée qu’il mettrait à lui rendre ce service plus d’intérêt que qui que ce fût, elle avait eu la pensée de s’adresser à lui, et de lui faire connaître en même temps le motif qui la forçait à se séparer d’un si bel ouvrage.

M. Ingres m’avoua avoir été vivement ému de cette infortune noblement avouée par une femme qu’il avait connue dans une si brillante position. Il l’assura de son zèle à lui rendre ce service, et me dit avoir réussi assez promptement à vendre ce portrait à un appréciateur bien connu des artistes[1], et pour une somme qui put la mettre au moins à l’abri du besoin.

Le portrait de M. Bertin, dont la réputation est à présent populaire, fut exécuté en très-peu de temps. Il avait été commencé par M. Ingres dans une tout autre pose, et à un point de vue très-différent : debout et le bras légèrement appuyé sur un meuble, je crois, car ce portrait, qui a été assez avancé, peu de personnes ont pu le voir, et je n’en connais, moi, qu’un croquis qui fit partie de l’exposition des œuvres de M. Ingres à l’École des Beaux-Arts ; je n’en ai donc, comme arrangement, qu’une très-vague idée.

Un jour, M. Ingres me raconta les difficultés sans nombre qu’il avait rencontrées à exécuter ce portrait.

« Je ne pouvais pas, me disait-il,… je ne trouvais rien… Certes, mon modèle était bien beau, j’en étais enthousiasmé. Mais ce que je faisais était mauvais. »

Madame Ingres l’interrompit, en s’adressant à moi :

« Il faut toujours qu’il recommence ; moi, je trouvais ça très-beau.

— Ne l’écoutez pas, mon cher ami ; c’était mauvais, et je ne pouvais pas l’achever ainsi. J’avais eu le bonheur de tomber sur le meilleur et le plus intelligent des hommes. M. Bertin venait de Bièvres exprès pour poser ; il m’avait donné déjà un grand nombre de séances, et je me voyais dans la nécessité de lui dire que tout cela était peine perdue ! J’étais désolé… mais j’eus ce courage… Savez-vous ce qu’il me répondit ? — « Mon cher Ingres, ne vous occupez pas de moi ; surtout ne vous tourmentez pas ainsi. Vous voulez recommencer mon portrait ? à votre aise. Vous ne me fatiguerez jamais, et, tant que vous voudrez de moi, je serai à vos ordres. » Cela me remit la joie au cœur, ajouta M. Ingres ; je le priai de prendre ainsi que moi un peu de repos, et plus tard j’ai trouvé… et j’ai fait le portrait que vous avez vu. »

J’appris, à une autre époque où la famille Bertin voulut bien m’accueillir avec tant de bonté, d’autres détails que ne m’avait pas racontés M. Ingres. M. Bertin lui-même, en me confirmant ceux que je savais, me parla de la peine que lui avait causée le désespoir de M. Ingres, pendant les séances. « Il pleurait, me disait M. Bertin, et je passais mon temps à le consoler. — Enfin, il fut convenu qu’il recommencerait. Un jour qu’Ingres dînait ici, nous prenions, comme aujourd’hui, à cette même place, le café en plein air ; je causais avec un ami, et j’étais, paraît-il, dans la pose du portrait. Ingres se lève, s’approche de moi, et me parlant presque à l’oreille : « Venez poser demain, me dit-il ; votre portrait est fait. » Le lendemain, en effet, je reprenais mes séances, qui furent de très-courte durée ; en moins d’un mois, le portrait fut achevé. »

J’eus la bonne fortune d’aller voir ce portrait chez M. Ingres avant l’ouverture du Salon. Je me souviens, comme si j’y étais, de l’impression étrange qu’il me produisit, et il me fallut quelques instants avant de m’accoutumer au ton violacé de cette peinture. Je l’ai revu depuis bien souvent, j’en ai même fait une copie, et je m’explique un mot de M. Ingres, que je ne comprenais pas alors : « C’est le temps qui se charge de finir mes ouvrages. »

Ce portrait a complétement perdu l’aspect qui m’avait frappé, et voici pourquoi. Les laques dont M. Ingres avait l’habitude de se servir sont de peu de durée, la lumière tend à les absorber ; l’huile au contraire jaunit, et ses peintures anciennement faites, en perdant leurs tons violacés et en prenant une teinte dorée par l’action du temps sur l’huile, ont gagné, sinon comme couleur, du moins comme aspect général. Cela était bien sensible à l’exposition où figurèrent les deux portraits dont je parle. Celui de madame de Vaucey avait l’apparence d’un portrait d’ancien maître, et sa patine faisait contraste avec les tons un peu crus de celui de M. Bertin.

Lorsque mon œil se fut fait à ce premier aspect, qui, je l’avoue, me déplut, je ne saurais dire l’admiration que firent naître en moi la beauté et la puissance de cette tête de vieillard. Tout me parut merveilleux ; l’exécution, pour moi commençant, fut une énigme. Je restai ébloui, et ne pus ouvrir la bouche. Que pouvais-je dire en effet ?

Un monsieur, que je ne connaissais pas, invité comme nous l’avions été, mes camarades et moi, moins modeste ou plus sûr de lui, se lança dans des compliments, fort gênants toujours pour l’homme qui les reçoit en pleine figure ; mais il eut le tort d’aller un peu loin, et je n’oublierai jamais l’expression indignée de M. Ingres, quand ce Monsieur lui dit : « Je ne crois pas que Raphaël ait fait un plus beau portrait que cela… »

M. Ingres fit d’abord un bond, pivota un instant sur lui-même, et s’adressant à ce Monsieur : — « Je ne permets pas qu’on prononce de pareils noms devant un ouvrage de moi, qu’on ose me comparer à cet homme divin, ni à aucun autre de ces grands maîtres ! Je ne suis rien, Monsieur, à côté de ces colosses… Je suis… (et se baissant, il approchait la main du parquet) je suis haut comme ça… (et il baissait toujours la main). Enfin on ne me voit pas, Monsieur… Quant aux contemporains… c’est autre chose. » — Et se redressant pour ne pas perdre une ligne de sa petite taille, en frappant le sol de ses deux talons : « Je suis solide sur mes ergots… je ne les crains pas ! »

J’ai été souvent témoin, chez M. Ingres, de ces excès de modestie et d’orgueil tout à la fois. J’ai vu plus tard ce même homme qui se faisait si petit tout à l’heure, furieux d’un article très-flatteur, mais qui manquait peut-être d’enthousiasme, et que Delescluze avait publié dans les Débats. Il jura même de ne plus exposer tant que ce critique ferait le Salon dans ce journal.

C’est que l’éloge est bien difficile à décerner à ces grands hommes. Il y a toujours à craindre de dire trop ou pas assez. Aussi avais-je grand soin de ne m’y risquer jamais.

Mon admiration muette pour mon maître amena un jour une scène assez curieuse à son atelier, où je me trouvais avec Mottez, devant le Cherubini, qu’il était en train d’achever. « Eh bien ! nous dit M. Ingres, vous ne trouvez rien à me dire ? »

Nous fîmes tous deux un geste négatif.

« Il y a cependant à la main de la Muse quelque chose qui ne me contente pas… le doigt en avant… »

Entraîné un peu malgré moi :

« C’est vrai, je trouve…

— Ah ! vous voyez bien… pourquoi ne me le disiez-vous pas ?

— Parce qu’il ne me paraît pas permis de faire une observation que vous n’auriez pas provoquée.

— C’est vrai, vous avez raison… Eh bien ! que trouvez-vous ? »

Je lui expliquai que, l’index venant en avant, il me semblait qu’il devait avoir plus de largeur à l’extrémité, au lieu d’aller en s’amoindrissant, comme dans le tableau.

« Ah !… » Et regardant Mottez : « Il a peut-être raison… Voyons, posez-moi cette main… »

Et me voilà dans la pose de la Muse, et M. Ingres, l’œil animé, regardant, comparant, me disant : « Plus haut, plus bas, » comme à un vrai modèle.

Enfin il consulta encore Mottez, qui ne trouva pas la chose évidente et ne fut pas d’avis de faire la moindre retouche.

Je me souviens pourtant que M. Ingres était assez ébranlé, et qu’il nous dit en nous quittant :

« Je verrai cela avec le modèle. »

Je dois ajouter que le doigt n’a pas été changé ; mais j’en suis toujours pour ce que j’avais dit.

  1. M. Reiset.