L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXIII

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G. Charpentier (p. 230-240).


XXIII

RETOUR À PARIS.


Je ne devais plus revoir M. Ingres qu’à son retour à Paris après les six années de son directorat. Je cesserai donc le récit de mon séjour à Florence, puisque aucun autre souvenir ne se rattache à mes rapports avec mon maître, dans cette ville.

Nous nous décidâmes, plusieurs de mes camarades et moi, à quitter ce beau pays, j’ai dit avec quels regrets, vers la fin de 1836.

Après avoir vu un peu en courant Venise, Milan, toute la route enfin qui mène en France par Genève, nous fûmes retenus plus que nous ne voulions dans cette dernière ville par d’aimables Suisses dont nous avions fait la connaissance en route.

Si j’ai un conseil à donner aux voyageurs, mais peut-être leur a-t-il été donné souvent sans qu’ils aient pu se décider à le suivre, c’est de ne jamais remettre au retour pour voir ou visiter les choses même les plus intéressantes. Quand on a bien pris son parti de revenir, quand on revient, on n’a plus d’autre idée que d’arriver. Tout ce qui retarde la marche est un vrai supplice. Venise elle-même ne put me retenir ; aussi n’est-ce pas à ce voyage que je puis dire que je l’ai vue.

Nous quittâmes Milan après avoir jeté un coup d’œil sur la Cène de Léonard de Vinci, sur le carton si intéressant sous tous les rapports de l’École d’Athènes. Mais il fallait voir comme nous recevions les gens qui nous parlaient de curiosités, de monuments superbes à visiter, de chartreuses tout marbre et or ! Certes, on ne devait pas croire que l’on avait affaire à des artistes. Nous n’écoutions rien, nous ne voulions rien voir, nous voulions arriver à Paris. Nous n’avons pas été les seuls, je crois, à éprouver cette impression.

Sans l’aimable insistance que l’on mit à nous retenir, nous n’aurions certainement fait que passer à Genève, qui ne paraît rien offrir à la curiosité ; et cependant je dois constater une émotion d’art très-vive que j’ai ressentie au musée de cette ville, devant le portrait de madame d’Épinay, par Liotard, et je dois ajouter qu’un jour, à Paris, ayant amené devant M. Ingres la conversation sur ce portrait, j’eus le plaisir de l’entendre formuler, en termes presque identiques à ceux que j’avais employés, son admiration pour cet ouvrage. C’était aussi à son retour de Rome qu’il l’avait vu.

« Je ne sais pas, dit-il, s’il y a un plus beau portrait que celui-là en Italie. »

Je me souviens aussi que, le même jour, il parla dans les termes les plus élogieux, et même avec admiration, d’un portrait de Marie-Louise par Gérard[1].

Enfin, nous arrivâmes à Paris, et chacun de nous, naturellement, tira de son côté.

Cette vie intime que nous avions menée à Florence, où chaque jour on pouvait se retrouver, grâce à l’espace restreint dans lequel nous circulions, cette vie charmante ne pouvait se continuer à Paris, où l’on passe des jours, des mois, des années sans se voir, chacun ayant ses affaires, ses plaisirs, son monde. L’intimité vraie de tous les jours est bien rare, et est interrompue à chaque instant par des devoirs de famille ou de société.

Il en fut de M. Ingres comme de mes amis, lorsqu’après les six années de son séjour à Rome, il revint à Paris. Je n’eus plus l’occasion de le voir que de loin en loin, dans ma famille ou chez des amis, entre autres chez les Bertin. Il était sûr de n’entendre là que la musique selon son cœur, et cette pensée devait l’y attirer souvent.

Pendant une soirée que je passai avec lui dans cette maison si gracieusement ouverte aux artistes, j’eus l’occasion de voir jusqu’où pouvait l’entraîner sa passion pour la musique. Trouvant sur le piano une partition de Mozart, il la saisit, et s’adressant à mademoiselle Louise Bertin : « Ah ! vous l’aimez aussi, n’est-ce pas ? lui dit-il, ce second Raphaël… Moi, je l’adore ! » Et il couvrit de baisers le volume qu’il tenait à la main.

Cet amour pour la musique et un certain talent qu’il avait sur le violon ont donné lieu à des récits fort exagérés. On a répété, et la légende a fini par s’accréditer, qu’il se croyait sur cet instrument une supériorité assez grande pour mépriser son talent de peintre. Il n’en était rien, et je crois inutile de dire que M. Ingres se trouvait beaucoup plus fort comme peintre que comme violoniste. Je l’ai entendu un jour répondre avec une modestie très-sincère aux compliments qui lui étaient adressés. — « Je n’ai, disait-il, ni l’habileté ni la dextérité des vrais artistes ; mais j’appuie sur la bonne note. »

Peut-être, dans sa jeunesse, avait-il eu, et cela est probable, une facilité que l’âge lui fit perdre, car je sus par lui qu’il avait joué la partie de second violon dans les quatuors de Beethoven organisés par Paganini, pendant son séjour à Rome.

Au premier concert que donna à Paris ce célèbre virtuose, la loge que M. Ingres occupait ce jour-là à l’opéra était à côté de celle où je me trouvais, et je pus, avant le concert, causer avec mon maître par-dessus la séparation. Il me vanta le talent de l’homme que nous allions entendre, me dit la façon merveilleuse dont il comprenait les grands maîtres et savait en rendre le génie ; c’est alors qu’il ajouta avoir joué en sa compagnie à Rome, et avoir pu l’apprécier complétement. Cette soirée très-intéressante n’est pas sortie de ma mémoire, et je me souviens aussi des impressions que ressentit M. Ingres.

La toile se leva sur un immense salon absolument vide : pas un meuble, rien qui en dissimulât la nudité ; et lorsque, par la porte du fond, on vit entrer et s’avancer gravement jusqu’à la rampe un homme long, maigre, vêtu de noir, aux traits singuliers, presque diaboliques, la salle entière éprouva un moment de vif étonnement, presque de frisson.

Aux premières notes graves et profondes qu’il tira de son instrument, on comprit bien vite à qui on avait affaire, et M. Ingres commença à exprimer par des gestes d’admiration tout le plaisir qu’il éprouvait ; mais, lorsque Paganini se livra à ces exercices de prestidigitation, à ces tours de force qui ont donné naissance à une si ridicule école, le front de M. Ingres se rembrunit, et, sa colère augmentant en raison inverse de l’enthousiasme du public, il ne put plus se contenir : « Ce n’est pas lui, » disait-il. J’entendais ses pieds frapper d’impatience le parquet, et les mots d’apostat, de traître, sortirent de sa bouche avec indignation.

Ai-je besoin d’ajouter que son intolérance en musique égalait celle qu’il ne dissimulait pas en peinture ? Il ne reconnaissait que les anciens, et ne voulait pas entendre parler des modernes. — Il faisait, je dois le dire, une exception en faveur d’Henri Reber ; je crois bien que c’était la seule. Je fus témoin un jour de son enthousiasme après avoir entendu une symphonie de ce compositeur. Il se leva au milieu du salon où cet ouvrage était exécuté, et s’écria tout haut : « C’est comme les maîtres ! » Mais, je le répète, ces exceptions étaient bien rares.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. Quoi qu’on ait pu dire, la musique a joué un très-petit rôle dans la carrière de cet illustre peintre.

À Paris, M. Ingres ne recevait pas, ou recevait peu ; du moins, je n’ai jamais été invité à passer une soirée chez lui, non qu’il y eût de sa part aucune intention désobligeante, j’en suis sûr ; mais quelques amis intimes et de son âge allaient seuls, je crois, le voir habituellement. De ce côté-là, sa vie m’a été complétement fermée. Il me sera donc impossible de placer maintenant dans un cadre quelconque les différentes occasions où j’ai pu l’approcher, causer avec lui, et retenir les paroles, ou plutôt les sentences nettes et absolues qu’il prononçait lorsqu’il s’adressait à ses élèves, avec un accent, une autorité qui laissaient peu de marge à la réplique, surtout à la contradiction. Je rapporterai un peu au hasard, quand le souvenir m’en viendra, plusieurs des conversations, toujours intéressantes, que j’ai eues avec lui.

J’ai dit que je rencontrais quelquefois M. Ingres chez les Bertin. Un soir que nous y avions dîné tous deux, il me prit à part en sortant de table, me fit asseoir près de lui, et me dit :

« J’ai un service à vous demander. »

C’était l’époque où l’on préparait la grande exposition de 1855.

« Je vais réunir, vous le savez, tout ce que je pourrai retrouver de mes ouvrages pour l’exposition prochaine, et… vous travaillez, je crois, à Saint-Germain en Laye ?…

« Je me rappelle avoir fait autrefois les portraits d’une famille Rivière qui habitait Saint-Germain en Laye ; pourriez-vous vous informer si elle a laissé quelques traces qui m’aideraient à la retrouver ?… Je me souviens, entre autres, d’un portrait de jeune fille, et je crois que, si j’ai fait quelque chose de bien, c’est ce portrait ; aussi me serait-il très-agréable de l’exposer. »

Je fis à l’instant toutes les démarches possibles. J’étais lié avec le maire, M. de Breuvery, amateur très-distingué des arts. Il fit des recherches dans les documents qu’il avait sous la main, et ne put rien trouver qui le mit sur la trace de cette famille. J’écrivis à M. Ingres l’inutilité de ces recherches, et je ne vis pas à l’Exposition les portraits dont il m’avait parlé. Mais, un jour, je fus tout surpris de trouver au musée du Luxembourg les trois portraits — donnés par la famille Rivière. Je ne sais rien de leur histoire ; j’ignore même si M. Ingres les a revus, car c’est après sa mort qu’ils furent exposés. Ils sont actuellement au Louvre, deux du moins, et je ne sais pourquoi celui de la jeune fille n’a pas été placé avec les deux autres. Il est possible que le directeur actuel, ami et grand admirateur de M. Ingres, ait eu la même impression que moi, car ce portrait, dont M. Ingres semblait faire si grand cas, m’a paru la chose la plus faible, je peux dire la seule chose faible qu’il ait produite dans cette première et si admirable manière qui nous a valu le portrait de madame de Vaucey et ceux de M.  et de madame Rivière.

Après qu’il m’eut chargé de cette commission, M. Ingres me parla de la grande exposition qui allait avoir lieu. Je lui demandai s’il ferait voir quelques-uns de ses admirables croquis à la mine de plomb.

« Je pense, lui dis-je, que, placée sur la cimaise, au-dessous de vos grandes toiles, une collection semblable serait d’un immense effet. »

Sa figure se rembrunit.

« Non, me répondit-il, on ne regarderait que cela. »

Je crois que M. Ingres, en disant ce mot, se rendait bien compte de la valeur de ses croquis, qui sont supérieurs, à mon sens, à tout ce qu’il a fait en peinture, ou du moins qui le mettent à part de tous les artistes passés et présents ; il n’y a rien d’analogue dans aucune époque, et ces dessins innombrables et merveilleux constituent en grande partie son originalité. — Je dirais volontiers qu’ils sont, dans son œuvre, ce que la correspondance est dans l’œuvre de Voltaire. Aussi avait-il raison peut-être de ne pas vouloir détourner l’attention du public de ses grands ouvrages, tels que l’Apothéose d’Homère, le Saint-Symphorien et le Vœu de Louis XIII, et, tout en le regrettant, je n’insistai pas.

Voici une autre preuve de l’opinion qu’il avait lui-même de ses dessins à la mine de plomb : je tiens le fait de Sturler.

Il lui avait promis de faire le portrait de madame Sturler. Un jour, il arriva chez lui dans l’après-midi, et, en quelques heures, avant le dîner, il eut achevé un de ces croquis qu’il est impossible de décrire, mais qui ont une vérité, un accent, un charme inouïs. Sa vue baissait à cette époque, et il se servait d’une loupe, ce qui aurait pu l’entraîner à des détails mesquins ; mais non : la même fermeté, la même grâce à indiquer par deux ou trois coups de crayon des accessoires, des bijoux ; le tout fait avec rien, et charmant.

Quelques artistes amis de Sturler vinrent le soir, et s’extasièrent sur ce dessin. M. Ingres répondit à leurs compliments dans les termes les plus modestes :

« C’est bien peu de chose… je n’y vois plus… je n’ai plus la main… »

Puis, tout à coup, se redressant :

« C’est égal… dit-il ; on m’a tout pris, Messieurs ; tout… »

Et montrant le dessin du doigt :

« On ne m’a pas pris ça. »

  1. J’ignore où il l’avait vu.