L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXV

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G. Charpentier (p. 246-258).


XXV

LE JURY DES BEAUX-ARTS.


M. Ingres était ennemi déclaré de toute espèce de jury pour l’exposition des beaux-arts.

Je l’ai entendu s’exprimer un jour très-catégoriquement à ce sujet.

Quelques injustices trop criantes dont il avait été témoin l’avaient exaspéré de telle sorte, qu’il venait de se démettre de ses fonctions de juré.

« On doit recevoir tout le monde, disait-il, et je ne reconnais à aucun artiste le droit de juger un confrère, car il peut y avoir derrière ce jugement une question d’avenir, quelquefois même une question de pain. »

Rien de plus naturel, de plus ordinaire surtout, que d’émettre son opinion sur le talent d’un de ses confrères, d’en faire même tout haut la critique ; mais l’empêcher d’exposer son œuvre, d’en appeler au public, m’a toujours semblé une très-mauvaise action.

Si, du moins, il était possible de mettre dans ces jugements la plus stricte équité, si les juges pouvaient se flatter d’avoir à leur usage des balances si précises qu’elles pussent faire apprécier la différence qui existe entre le plus faible des tableaux reçus et le meilleur des refusés !… Mais non. Il y a là malheureusement une nuance impossible à percevoir ; il se commet donc nécessairement un manque de justice, dont on ne peut pas calculer la portée, et dont j’ai vu souvent la funeste influence.

Ainsi que M. Ingres, je crois donc le jury, à quelque point de vue qu’on se place, une chose fâcheuse, inutile, qui blesse sans profit un grand nombre de jeunes gens, et qui, loin de produire une exposition composée uniquement de beaux ouvrages, n’a jamais pu donner que des salons où la médiocrité dominait en très-grande majorité.

Quant aux motifs qui règlent les décisions du jury, comme ils ne peuvent être absolus, ce que je viens de prouver à l’instant, il faut nécessairement que chacun des jurés en ait un qui lui soit personnel.

Parmi les raisons que l’on met en avant pour expliquer une exclusion, il en est une que je vais citer parce qu’elle me paraît bien étrange : c’est l’infériorité d’un tableau, comparée, non pas au mérite de ceux qui sont reçus, ce qui serait juste, mais au mérite des tableaux précédents du même auteur.

On peut aller loin avec ce système.

Il me semble que, lorsqu’un homme de talent faiblit dans un de ses ouvrages, ou paraît faiblir aux yeux de quelques-uns, c’est au public seul à prononcer. C’est par discrétion, n’y étant pas autorisé, que je ne cite pas le nom d’un des artistes les plus distingués de ce temps-ci que cette raison fit repousser.

Le jury, ne s’appuyant donc que sur des bases peu solides, impossibles même à établir, ne peut rendre que des jugements fort incertains. Mais, où je trouve ces refus absolument injustes, je dirai coupables, c’est à l’égard des jeunes gens auxquels le gouvernement a offert une éducation gratuite. C’est bien le moins qu’on leur accorde quelques mètres de muraille pour exposer devant le public le résultat de leurs études. Cela rentre dans la thèse que j’ai soutenue à propos des secours que les artistes de l’École sont en droit d’exiger.

Mais enfin, puisque la chose, je pourrais bien dire le mal, existe, puisque chaque année les artistes se plaignent, a-t-on cherché quelque remède à cet état de choses ? Des palliatifs bien insuffisants ont été tentés, et toujours sans satisfaire les intéressés.

Une seule fois, une idée s’était fait jour, — à mon avis excellente, — je veux parler du musée des Refusés.

Si le refus d’un tableau a pour but de décourager l’artiste, on ne saurait trouver un plus mauvais moyen : ce refus ne peut que le poser en victime à ses propres yeux et aux yeux de quelques amis disposés à l’indulgence. — Si c’est une leçon qu’on veut lui donner, la première chose à faire est de lui indiquer ses fautes, de les lui souligner. — Le jury ne se charge pas de ce soin.

Qu’arrive-t-il alors ? C’est que l’artiste exagère ce qu’il regarde comme un point de vue nouveau, un trait de génie qui n’a pas été compris, et recommence de plus belle à l’exposition suivante.

La salle des Refusés avait ce grand avantage que l’artiste pouvait là se juger lui-même, voir son œuvre en place, en plein jour. Il pouvait entendre les observations, quelquefois les rires, qu’elle provoquait de la part du public.

La leçon n’était-elle pas bien plus certaine, bien plus efficace ?

Cette idée était donc juste et bonne. Elle sauvait tout, faisait taire toutes les plaintes.

Ceux qui ne voulaient pas publier ainsi leur déconvenue étaient libres de se retirer, et, dans ceux qui auraient affronté cette espèce de déshonneur, on aurait trouvé des fous peut-être, mais aussi certainement des hommes de talent.

Ce qu’un artiste qui se croit injustement frappé désire avant tout, c’est d’en appeler au public, de montrer son œuvre : le moyen lui en était tout naturellement offert.

Lorsque Eugène Delacroix, Rousseau, Gigoux étaient refusés, ils auraient saisi avec empressement cette occasion de faire juger leurs œuvres, ce qui ne leur était possible que chez eux, et par conséquent dans un cercle très-restreint.

J’ignore les motifs qui ont mis fin tout à coup à cette exposition des Refusés. On a tenté de la transporter ailleurs ; mais il était évident qu’elle ne pouvait avoir assez d’intérêt pour attirer la foule et subvenir à ses frais. Aussi, le peu de curiosité qu’a inspiré la dernière me fait supposer qu’on s’arrêtera là.

J’ai vu des injustices bien réelles, bien évidentes ; j’ai vu de grandes douleurs, des malheurs même résulter de ces jugements de parti pris et de rivalités d’écoles. Peut-être, à cause de cela, ai-je pris la chose au sérieux, trop au sérieux, selon quelques-uns ; toujours est-il que j’ai pensé beaucoup à cette question, qu’elle m’a longtemps préoccupé, et je suis arrivé à m’apercevoir qu’il y aurait moyen peut-être d’apporter remède à cet état de choses.

Il fallait, avant tout, chercher les améliorations dans l’intérêt des jeunes gens et mettre de côté les idées généreuses, mais impraticables, sur les expositions composées uniquement de belles œuvres, sur le grand art qu’il s’agit de relever.

Ce sont des niaiseries, qui signifient seulement qu’on veut faire réussir son genre, son école, et ne pas admettre autre chose. Un juré n’a-t-il pas dit un jour, d’un ton où la distinction faisait grandement défaut : « Moi, d’abord, je refuse tous les Ingres ! »

En m’occupant de cette question, j’ai mis de côté toute espèce de sentiment personnel. — Si j’ai un peu oublié l’art, qui s’en tirera bien tout seul, j’ai pensé aux artistes, et je vais leur soumettre quelques idées auxquelles je n’attache que l’importance qu’il faut, mais qui pourront en faire naître de meilleures.

Je ne m’occuperai pas de la formation du jury. Elle me paraît convenable ainsi qu’elle est : l’Institut — c’est de droit — et l’adjonction de jurés nommés par les exposants.

De quelque façon, du reste, que soit composé le jury, je l’accepte ; mais je voudrais que le premier article du règlement fût ainsi formulé : « Une œuvre d’art quelconque ne peut être refusée qu’à l’unanimité des suffrages. »

Une voix s’élevant pour la réception d’un tableau doit suffire, en effet, pour le faire accepter, parce que l’opinion d’un homme qui a l’honneur d’être juré doit être une garantie assez grande ; puis encore, parce que l’homme qui a pris la défense d’une œuvre peut avoir, plus rapidement que les autres, découvert quelques qualités que le temps, qui manque toujours en pareille occasion, pourra faire paraître plus tard, et qu’une autre éducation, un autre goût peuvent rendre moins sensibles.

Je n’aime pas la peinture de certains artistes qu’il est inutile de nommer : je dois dire plutôt que je ne la comprends pas ; mais, un jour, un de mes amis, d’un talent très-distingué, et dans le jugement duquel j’ai grande confiance, arrêté comme moi devant une des toiles dont je veux parler, me dit ces mots : « Eh bien ! il y a quelque chose là dedans. »

Je restai confondu, mais je me promis bien, si j’avais un jour l’honneur d’être juré, de ne jamais refuser aucun ouvrage qui aurait un défenseur, sinon un admirateur ; et je crois que je ne ferais que chose juste.

L’article que je propose d’introduire dans le règlement aurait aussi l’avantage de donner aux décisions du jury un plus grand caractère de franchise et d’honnêteté.

Si l’on objecte qu’il sera toujours facile de trouver dans le jury un ami qui, par complaisance, vous donnera sa voix, cet ami pourra du moins expliquer par quelles raisons, souvent intéressantes, il a voté favorablement.

À mon sens, j’admets qu’en principe cela doit suffire.

Il encourra du reste la responsabilité de son vote, car ce vote peut être rendu public par l’insertion au livret.

Ceci me met sur la voie d’une autre idée que je crois devoir soumettre à l’appréciation des artistes.

On ignore sans doute à quel point sont pénibles les fonctions d’un juré. Obligé de se rendre pendant quinze jours, au mois de mars, dans d’immenses salles froides ou humides ; il voit passer sous ses yeux, pendant la journée entière, une masse innombrable de tableaux de tout genre et de toute grandeur, qui bientôt ne forment plus dans sa tête qu’un amas informe et indigeste. Comment exiger d’un homme, dans des circonstances pareilles, le soin et l’attention nécessaires ? comment ne pas comprendre que des défaillances et des erreurs résultent naturellement d’un si pénible travail ?

Au lieu de cette corvée fatigante et mal faite, ne serait-il pas possible d’établir ce que je nommerai un jury à domicile ?

Je m’explique.

Il est convenu qu’on est maître peintre quand on a reçu la croix de la Légion d’honneur, ou, si l’on veut même, les trois médailles du Salon.

Les artistes qui se trouvent dans ces conditions-là auraient le droit de présenter à l’Exposition un nombre limité de tableaux qui leur auraient été soumis, et auxquels ils auraient, pour ainsi dire, donné l’estampille.

Tous les jeunes gens ont un professeur, ou à peu près ; à défaut de professeur, ils ont du moins pour quelque célébrité une admiration plus prononcée. Ceux donc qui ne seraient qu’élèves de la nature iraient s’adresser à l’homme qu’ils admirent ; les autres, à leur professeur.

Là, le maître, usant de son droit et de son autorité, accorderait ou refuserait le visa nécessaire pour l’admission. Il pourrait, en tête-à-tête, donner ses raisons, expliquer son refus, et se montrerait d’autant plus juste et plus sévère que sa responsabilité serait en jeu, car le livret du Salon, au lieu d’indiquer le nom du professeur, ainsi que cela se fait, porterait cette formule :

M. X…, présenté par M. X…

Il est bien entendu que, si le tableau est de trop grande dimension pour être porté chez le professeur, celui-ci sera prié de se rendre chez l’artiste, et quelques courses peu fatigantes remplaceront les interminables séances du jury.

Quant à l’objection relative à l’indulgence probable du professeur, je répondrai encore qu’il y aurait un bien petit inconvénient à ce qu’un maître, sachant l’utilité qu’il y a pour son élève d’exposer, et connaissant de plus son savoir, prit sur lui la responsabilité d’une œuvre inférieure peut-être à ce dont il le sait capable.

Pour entrer dans les détails, je suppose qu’un jeune peintre montre à son professeur deux portraits : l’un est supérieur à l’autre ; mais le plus faible est payé, et l’on tient à ce qu’il soit exposé. Faudra-t-il cruellement, comme le doit faire le jury, refuser celui qui peut être d’un si grand secours à l’artiste ?

Mais je suis même convaincu que les professeurs auraient pour leurs élèves une sévérité expliquée, et assez grande pour qu’il n’y eût que très-peu d’abus.

Comme il se pourrait qu’un élève refusé par son maître s’adressât à un autre, le livret, pour dégager le maître, indiquerait à la suite du nom du peintre celui de son professeur, avec cette addition : Présenté par M. X.

Voilà l’idée, sans plus de détails.

On voit que je désire avant tout que les facilités les plus grandes soient données aux débutants ; mais, une fois admis, reste la question, très-importante à mon sens, du placement des tableaux.

Je pars toujours de ce principe que l’ambition d’un artiste qui débute doit être, avant tout, de montrer son œuvre, d’en faire juge le public ; la question de la place où sera exposé son ouvrage ne doit venir qu’après.

Je crois donc que le directeur des Beaux-Arts et les membres du jury devraient avoir pour mission de placer les tableaux par ordre de mérite, à partir du centre jusqu’aux extrémités.

Le palais de l’Industrie se prêterait parfaitement à cette combinaison — le grand salon du milieu étant considéré comme point de départ.

Mais le directeur des Beaux-Arts et les jurés ne sont point infaillibles : au bout d’un mois, au changement qui a toujours lieu, et qui serait alors bien motivé, les tableaux remarqués par les artistes, le public et la presse, seraient rapprochés du centre, et même pourraient être placés dans le salon d’honneur, ce qui serait déjà une récompense.

On comprend bien que je ne demande pas, pour le premier placement, cette équité indispensable dans les opérations du jury, mais une espèce de tri grossièrement fait, qui faciliterait le travail du public et des amateurs.

Il y aurait un certain intérêt à contrôler l’opinion des premiers juges, et je ne doute pas qu’une œuvre renfermant quelques qualités n’attirât vite l’attention, même dans la salle la plus reculée.

On devrait renoncer naturellement à placer les tableaux par ordre alphabétique, coutume absurde, dont le moindre inconvénient est de noyer une bonne toile, par le fait du hasard, dans une masse d’ouvrages médiocres, d’éparpiller les œuvres remarquables, et de forcer le public à une recherche fatigante.

J’en étais là, je venais de chercher, avec tout l’intérêt et toute la gravité que me paraît comporter ce sujet, une amélioration quelconque à ce jury, objet de tant de récriminations et cause de si profondes douleurs, quand la pensée m’est venue tout à coup que je jouais un peu, dans cette occasion, le rôle d’un Don Quichotte, et que les jeunes artistes actuels pourraient bien me dire avec la femme de Sganarelle : Et si nous voulons qu’on nous batte ?

Je ne suis pas persuadé, en effet, quand j’y réfléchis, qu’ils accueillent avec plaisir la création d’un jury plus facile, qui diminuerait aux yeux des amateurs et des marchands l’honneur qu’ils ont d’être reçus.

Aussi, sans regretter les recherches sincères que j’ai faites à ce sujet, je finirai par croire que c’est peine perdue, et par comprendre que ce que veulent les jeunes gens de cette époque-ci, c’est un jury sévère… qui les reçoive. Voilà tout.