L’Athéisme/Chapitre 10

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Ernest Flammarion (p. 281-305).
Réponse à M. Jules Tannery[1].



§ 44. — QUI SERVIRA DE RÉSUMÉ À LA TROISIÈME PARTIE

Cela vous chagrine, dites-vous, mon cher maître, que je rapetisse votre pensée en la traitant d’épiphénomène ; je pourrais me défendre immédiatement de ce crime de lèse-majesté ; je ne refuse pas la dignité de phénomène à votre pensée elle-même ; elle joue dans le monde un rôle évident, et a exercé, en particulier, sur mon développement intellectuel, une influence dont je me féliciterai toujours. Votre pensée est donc un phénomène ; la mienne aussi, qui, par certains côtés au moins, est fille de la vôtre, quoique nos opinions ne s’accordent pas souvent.

L’épiphénomène sans importance (pour tout autre que vous), c’est le fait que vous avez conscience de ce phénomène de premier ordre qu’est votre pensée. Vous avez agi sur moi par des phénomènes, et il m’est indifférent que vous ayez été conscient de ces phénomènes ; je n’en suis pas sûr d’ailleurs et je n’ai aucun moyen de m’en assurer ; je n’aurai jamais, scientifiquement, le droit de l’affirmer ou de le nier ; cela n’a donc aucune importance, et j’essaierai de vous en convaincre tout à l’heure.

Pour le moment, laissez-moi déplorer avec vous que notre conscience ne soit que ce qu’elle est ; cela me chagrine autant que vous-même, mais ce chagrin ne va pas sans quelque compensation.

Voltaire raconte qu’un crocheteur borgne, ayant bu de l’eau-de-vie, fit un rêve délicieux : transformé en prince charmant, il éprouvait une passion violente pour la plus accomplie des princesses et le lui démontrait de toutes ses forces, à la manière des crocheteurs. Tiré brusquement de son sommeil, Mesrour se retrouva crocheteur et borgne comme devant, et il en eût beaucoup de chagrin. Peut-être eût-il connu, s’il avait rêvé plus longtemps, que les pénibles devoirs des princes et les douloureuses coquetteries des princesses rendent souvent enviable aux puissants l’humilité insouciante du crocheteur ; il s’éveilla trop tôt et n’eût que du regret, sans compensation aucune : il se remit donc à boire de l’eau-de-vie.

J’ai vécu, toute ma jeunesse, un rêve analogue à celui du crocheteur Mesrour. J’ai cru (et ceux qui m’entouraient le croyaient de même, chacun pour son compte ; je pense qu’ils le croient encore), j’ai cru être durable et puissant ; j’ai cru que j’introduisais dans le monde des commencements absolus ; j’ai cru que j’étais en dehors du monde et au-dessus. Ce rêve flattait ma vanité naturelle, mais, en revanche, quelles responsabilités ! quels soucis ! C’est vous, mon cher maître, qui, avec Émile Lacour, avez contribué à m’éveiller ; vous m’avez appris à ne pas me payer de mots et à définir tous ceux que j’emploie ; vous m’avez enseigné la précision du langage, et c’est de là qu’est venu tout le mal ! En essayant de me rendre compte des choses, j’ai compris que l’homme est victime d’erreurs sans nombre. Au lieu d’un être puissant et créateur, je ne trouve plus en moi qu’un misérable transformateur d’énergie, transformateur caduc qui se transforme lui-même sans cesse. Adieu l’immutabilité ! adieu l’individualité, la personnalité, le mérite, la gloire ! Adieu tous les principes, toutes les chimères qui ont embelli ma jeunesse ; mais adieu aussi les craintes, les tortures inséparables du pouvoir.

Y a-t-il compensation parfaite ? Je n’oserais l’affirmer. Si l’on me donnait à choisir entre ce que je suis et ce que j’ai cru être, j’hésiterais peut-être longtemps ; c’est que, depuis quinze ans, je me suis fait à mon nouvel état, et j’ai apprécié l’humilité de ma condition d’homme ; cependant j’avoue que le rêve avait du bon ; vous l’aimez, ce rêve dont vous m’avez tiré, et vous voulez continuer de dormir ! M’avez-vous éveillé en rêvant haut ?

En lisant votre plaidoyer pour la conscience active, je n’ai pu m’empêcher de subir le charme de votre langue harmonieuse ; si je savais écrire comme vous, je vous convaincrais aisément, car, n’en doutez pas, mon cher maître, ma cause est meilleure que la vôtre ; prêtez-moi seulement votre plume et vous verrez !

Et d’abord, ma suspicion s’éveille dès le début, parce que vous vous attendrissez sur l’humilité de la conscience épiphénomène. Si vous étiez construit de telle sorte qu’il vous fût pénible d’avouer que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, ne feriez-vous pas bon marché de votre sensibilité, et n’enseigneriez-vous pas loyalement à vos élèves la vérité euclidienne ? Faisons, en biologie, ce que vous feriez en géométrie ; oublions, vous, la tristesse de notre néant, moi, les consolations que j’en tire ; évitons la logique de sentiment qui, Ribot nous l’a montré récemment, est le plus grand ennemi de cette logique pure dont vous m’avez inculqué les principes au point de me la rendre indispensable à tout jamais ; étudions la vie comme s’il ne s’agissait pas de nous, et sans nous préoccuper des conséquences qu’entraîneront pour nous-mêmes nos conclusions scientifiques. Peut-être regretterons-nous ensuite notre bonne foi ; peut-être ferons-nous notre « mea culpa » en répétant, une fois encore, avec M. de Gourmont : « Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité c’est qu’on la trouve. » Tant pis pour vous ! il ne fallait pas m’enseigner la logique.



« Je ne sais pas trop, dites-vous, où je commence et où je finis, et si je n’embrasse pas tout ce que je pense. » « Je crois que la nature est en moi » ajoutez-vous, et vous me reprochez d’établir une trop grande distinction entre les êtres vivants et le milieu dans lequel ils sont plongés. Je ne partage pas votre incertitude quant à la limitation de votre individu ; quel que soit, son rayonnement dans l’ambiance, rayonnement tel que moi, étranger, je vous vois et vous entends, je saurais fort bien, si je conduisais une automobile, manœuvrer de manière à ne pas vous écraser. L’automobile est, comme vous, une chose transportable dans le milieu dont elle est distincte sans en être toutefois indépendante. Vous pouvez tous deux, l’automobile et vous, manœuvrer sans vous heurter[2], dans un milieu où néanmoins il n’est rien qui ne subisse, dans une certaine mesure, l’influence de tout le reste. C’est par la transportabilité que je vous définis, moi observateur étranger, et cela admis, je n’ai plus d’incertitude. Vous êtes, à chaque instant, une portion d’espace limitée par un contour à l’intérieur duquel il se passe une infinité de choses curieuses dont aucune n’est à l’abri de l’ambiance. Si je promène une lanterne dans la rue, toute la rue en est éclairée, ce qui prouve que la rue n’est pas indépendante de la lanterne ; mais le vent peut éteindre ma lanterne, ce qui prouve que la lanterne, non plus, n’est pas indépendante de la rue ; et cependant je m’entends suffisamment quand je définis la lanterne par sa transportabilité.

Comme la lanterne, je vous définis à un certain moment par un contour transportable ; j’appelle A tout ce qui est à l’intérieur du contour, et B tout ce qui est en dehors (je dis tout, depuis vos plus proches voisins jusqu’à Sirius et à la voie lactée). Je crois fermement que tout ce qui se passe au moment considéré, dans l’intérieur de A est entièrement défini par A et B ; je crois en outre que rien ne se passe en A qui ne dépende de quelques-uns au moins des facteurs de B ; s’il faisait 800 degrés centigrades à l’ombre, vous ne feriez pas de mathématiques.

Ainsi donc, je ne puis parler d’aucun phénomène qui se passe en vous, sans tenir compte de l’état actuel de B. Pour être logique, je dois représenter l’ensemble des particularités dont vous êtes le siège au moment considéré par la formule symbolique :

 B

Au temps t1, vous accomplissez dans le milieu B1 un ensemble d’opérations que je résumerai, sans ambiguïté, en disant que vous avez tanneryé dans le milieu ; cependant que tous les autres objets transportables auront fonctionné, chacun pour son compte, suivant sa nature et dans son ambiance propre, d’une manière qui peut, pour n’importe lequel, se représenter par la formule symbolique (A1  B1).

Et, un instant après, au temps t2 si vous voulez, tout aura changé. A1 sera devenu A2 par le fait même de l’opération (A1  B1), ce que je représente par la formule symbolique :


A1 + (A1  B1) = A2

Le danger est que, pour tout objet transportable, comme pour vous-même, je confondrai A1 et A2 qui sont différents, sous la même dénomination A. Je continuerai à dire Tannery tout court, après que vous aurez tanneryé en présence de B, comme avant ; et cependant vous ne serez plus le même. Je devrai écrire, pour être rigoureux, la formule symbolique :


Tannery1 + (Tannery1  B1) = Tannery2

Et ainsi de suite. Vous voilà bien mortifié, n’est-ce pas ? Mais vous avez souscrit par avance à cette formule déterministe : « Il n’y a pas, avez-vous dit, le milieu et nous, mais ce qui est, que nous pensons, et qui pense par nous. » J’englobe naturellement, avec vous, dans la formule symbolique (Tannery  B1) ce qui se pense en vous en temps t1. C’est là une partie du phénomène total, et je n’ai jamais cru ou dit qu’elle fût la moins importante, au contraire ! Presque toutes les manifestations observables de votre activité dépendront, en effet, de ce qui s’est pensé en vous, c’est-à-dire que votre cerveau est la partie la plus importante de votre mécanisme. Mais que vous, Tannery, soyez au courant de ce qui se pense dans votre cerveau, cela m’est égal et pour cause. Si l’on vous plongeait un couteau dans le cœur, pendant que je suis tout près de vous, je ne le sentirais pas ; ce qui se sent en vous, se sent en vous seul ; je puis seulement sentir, à votre sujet, ce qui se passe en moi sous l’influence du rayonnement de ce qui se passe en vous ; que votre rayonnement soit phonétique, visuel ou même télépathique, je ne sentirai jamais que ce qui se passe en moi ; je connaîtrai, dans le langage particulier de ma conscience, une partie des phénomènes compris dans la formule symbolique : (Le Dantec1  B1), avec un B1 dans lequel il y a Tannery1 ; voilà tout.

C’est là ce que j’entends en disant que la conscience est un épiphénomène.

N’êtes-vous pas de mon avis maintenant ? Alors, c’est que j’ai été obscur malgré mes efforts.

Ou bien, vous croyez peut-être qu’il y a en vous des activités mystérieuses qui n’entrent pas dans la formule (A  B), et qui, néanmoins, peuvent influencer le milieu dont je fais partie. Vous rendriez donc à l’ambiance plus qu’elle ne vous a prêté ; vous feriez, comme dit M. Renouvier, des commencements absolus ; vous seriez un créateur et non un transformateur. Dans ce cas, je devrais renoncer entièrement à ma conscience épiphénomène ; une conscience qui introduit dans le milieu des choses nouvelles est un phénomène, au sens étymologique du mot ; personne n’en doutera ; j’appelle conscience épiphénomène une conscience qui assiste impuissante au fonctionnement d’un mécanisme transformateur ; et alors, je prétends que c’est le mécanisme qui est important. Je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec ces considérations que j’ai développées, d’ailleurs, dans les chapitres VII et VIII de ce livre.

Que vous soyez de mon avis ou que nous couchions sur nos positions au sujet de la conscience épiphénomène, du moins aurai-je fait mon possible pour mettre en évidence le point qui reste litigieux ; et j’accepterai de dire avec vous que « la nature est en vous », pourvu que cette manière de parler représente seulement l’équivalent poétique de ma formule symbolique de tout à l’heure.



Vous me cherchez noise, en passant, sur ce que j’ai dit que notre pensée s’est développée par suite du frottement de nos ancêtres contre le monde ambiant : « Il est assez étonnant, dites-vous, que ce frottement contre les aspérités des choses n’en ait pas fait quelque galet informe. » Mais c’est là précisément la caractéristique des corps vivants ! Depuis quinze ans que je cherche une définition de la vie, je n’en ai pas trouvé d’autre ; quand un corps vivant lutte contre un facteur quelconque et continue de vivre, il se développe par là même, au lieu de s’user comme eût fait un galet. Un corps brut qui réagit chimiquement se détruit ; un corps vivant se construit, au contraire, s’il réagit chimiquement dans des conditions telles qu’on doive dire qu’il a fait acte d’être vivant. C’est le phénomène d’assimilation fonctionnelle qui caractérise la vie ; tout le système biologique que j’ai essayé d’improviser est basé là-dessus.

Ne me demandez pas à quelle particularité de structure moléculaire est attachée cette activité assimilatrice ; je ne le sais pas, et je pense qu’on ne le saura pas de longtemps ; je soupçonne seulement que l’état colloïdal des substances vivantes n’est pas étranger à l’accomplissement de cette merveille. Mais, sans connaître le détail des choses, je ne suis pas médiocrement satisfait d’avoir remplacé par une formule unique et claire toutes les définitions vagues et contradictoires dont on a encombré jadis mon jeune cerveau.

Il est bien entendu que le mot « frottement » est employé ici dans un sens figuré ; l’aveugle de Diderot ne concevait guère d’autres moyens d’action d’un corps sur un autre ; mais nous sommes mieux outillés que lui ; le mot « réaction », le mot « lutte » valent sans doute mieux que le mot « frottement », qui a l’inconvénient d’éveiller une image trop précise.

Et cependant, même dans des cas de frottement pur et simple, il peut y avoir assimilation fonctionnelle ; si votre cordonnier vous a fait des souliers trop larges, l’épiderme de vos pieds se développera par le frottement ; vous aurez un durillon et cela vous empêchera d’oublier désormais que vous ne vous comportez pas comme un caillou.

J’aurais mauvaise grâce à insister, car vous ne faites vous-même qu’en passant la petite objection à laquelle je viens de répondre ; voici qui est plus important, et je recopie textuellement quelques lignes de votre lettre :

« Dans ce long frottement que vous décrivez, du monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres, dans ce travail où l’ouvrier (c’est le monde extérieur) rejette les échantillons imparfaits et parvient, à force de temps et d’essais manqués à construire l’organisme compliqué qui est le nôtre, il me semble que vous négligez trop la pensée elle-même ; qu’est-elle pour avoir supporté ce merveilleux travail ? Pourquoi ce travail s’est-il exercé ? Il ne me suffit pas que vous appeliez épiphénomène ce je ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est dans la nature, il est au moins une possibilité de ce qui est ; il est capable d’exister et de se manifester à sa façon, de s’adapter aux choses et d’y pénétrer ; s’il n’est pas distinct du monde extérieur, il en est une activité propre qui ne ressemble pas aux autres ; c’est cette activité propre que je ne vois nullement dans votre livre. Je ne vous demande pas de la définir, tout ce que vous savez n’y suffirait pas. »

Voilà quelques lignes qui, si je ne me surveillais, m’amèneraient à écrire tout un volume. Je tâcherai de me borner à quelques phrases ; d’ailleurs, j’ai déjà dit ailleurs à peu près tout ce que je vais vous dire, mais j’ai tant écrit et avec tant de prolixité, que malgré votre bienveillance pour moi, vous n’avez pu tout absorber.

Et d’abord, il est bien entendu que je ne traite pas d’épiphénomène la pensée c’est-à-dire le fonctionnement du cerveau, qui est au contraire, à mon avis, le plus important des phénomènes animaux ; j’ai seulement appelé épiphénomène la conscience que vous avez de votre pensée ; quand je parle de pensée, il s’agit donc naturellement du phénomène lui-même, et non du fait qu’il a ou n’a pas ce reflet intérieur, dont je me soucie peu quand il ne s’agit pas de moi, puisque je ne puis être certain qu’il existe chez les autres. L’activité propre, dont vous vous plaignez que je ne parle pas, se résume, pour le cerveau comme pour les bras ou les jambes, dans cette assimilation fonctionnelle à laquelle j’ai la prétention de réduire tous les phénomènes vitaux, sans exception. Cette activité propre ne ressemble pas aux autres, comme vous le dites, et c’est pour cela qu’elle peut définir la vie sans ambiguïté.

Dans mon premier ouvrage sérieux : « Théorie nouvelle de la vie », je ramenais tout à l’assimilation fonctionnelle ; je crois bien que je n’y prononçais même pas le nom de Darwin, et que je ne faisais pas appel une seule fois à sa « sélection naturelle » ; mais ce diable d’homme est si séduisant ! il a une manière si élégante de tourner les difficultés, que, lamarckien convaincu, j’ai été souvent darwiniste malgré moi. Je l’ai été surtout, quand je me sentais fatigué, car le darwinisme donne, sans exiger grand effort, des satisfactions malheureusement peu durables. J’ai même essayé, pour me pardonner à moi-même mes défaillances, de montrer que le darwinisme, appliqué aux plus petites unités susceptibles de variation indépendante, permet d’établir les principes de Lamarck pour les unités vivantes d’ordre supérieur. Ce n’est là, j’en ai peur, qu’un trompe l’œil ; vous me donnez l’occasion de faire ici mon « mea culpa » ; mais la chair est faible, et je retomberai peut-être un jour, par paresse, dans le piège des raisonnements darwinistes, malgré leur ressemblance inquiétante avec ceux d’un finalisme qui me fait horreur.

Tout ce que vous me dites au sujet du rôle actif de la pensée (j’entends du fonctionnement du cerveau) dans l’évolution des espèces, me prouve que vous êtes lamarckien comme moi. Nous sommes donc d’accord. Les considérations darwinistes permettent trop souvent d’oublier l’activité propre des substances vivantes et de raisonner comme on le ferait sur des galets ou des grains de plomb ; ils accordent trop au hasard. Lamarck nous fait comprendre au contraire l’adaptation personnelle et immédiate, sans approximations successives — ce que j’appellerai si vous voulez l’adaptation intelligente, car vous vous souvenez peut-être que j’ai donné de l’intelligence une définition purement objective ; je ne parle jamais que de choses objectives et ne fais pas de psychologie.

Lamarck a eu, à mon avis, le tort d’en faire, et vous auriez, je crois, une tendance à l’imiter.

Quand on étudie objectivement une question comme l’origine des espèces, il ne faut pas entremêler le subjectif et l’objectif ; c’est là souvent un aveu d’impuissance ou un péché de paresse à la Darwin. Le lamarckisme en a d’ailleurs payé fort cher les frais ; il a failli en mourir ; je dirais même qu’il en est mort. On y est revenu après l’enthousiasme darwinien, et on l’a ressuscité de ses cendres ; j’espère aujourd’hui qu’il est définitivement sauvé, mais il faudra pour cela qu’il s’abstienne de faire de la psychologie ; je m’explique :

Les physiologistes nous ont familiarisé avec la notion de réflexe. Un réflexe est somme toute, un élément de l’histoire du rôle transformateur d’un organisme. C’est en des réflexes que l’on décompose le fonctionnement (A  B) dont je vous parlais tout à l’heure. Le physiologiste suit ce réflexe depuis son entrée dans le contour A, jusqu’à sa sortie de ce contour sous une forme personnelle et nouvelle. Rien là que de fort acceptable ; on a toujours le droit de diviser, d’analyser un phénomène complexe en des éléments simples, pourvu qu’on n’oublie pas les relations de ces éléments simples entre eux, s’ils en ont. Mais on a décomposé ces éléments eux-mêmes en trois parties, et c’est ici que le jeu devient dangereux. On distingue dans chaque réflexe une portion centripète, une portion centrale et une portion centrifuge. On le fait parce que la portion centrale s’accompagne d’épiphénomènes plus importants « éveille plus de conscience » comme on dit. Oubliez maintenant le phénomène centripète qui a préparé le phénomène central, et considérez celui-ci comme un point de départ ; il apparaîtra naturellement comme un créateur de mouvement, alors qu’il n’est qu’un transformateur ; comme il est conscient et que, d’autre part, on ne connaît pas dans la nature brute une seule création absolue de mouvement, votre erreur d’analyse vous conduit naturellement à la notion d’une conscience créatrice. Il me semble que cette manière de voir ne vous déplaît pas.

Lamarck a adopté, comme les physiologistes, cette division de l’acte animal en trois parties ; il s’est arrêté à la considération des besoins (traduction psychologique d’un phénomène central), et a réduit le fonctionnement de l’individu à la partie centrifuge des réflexes ; il a obligé ainsi le narrateur à considérer l’animal, entité créatrice, comme choisissant, d’après ses besoins, le fonctionnement nécessaire. L’observation d’un animal ne nous montre pas cela, sans une induction, peut-être dangereuse, nuisible en tout cas à la théorie qui l’exploite. Nous voyons seulement l’animal, ce qui y entre, et ce qui en sort, nous pouvons observer A, B, et (A  B) ; voilà tout. Lamarck eût gagné à ne pas décomposer le fonctionnement (A  B), à ne pas mettre en relief la partie centrale du phénomène ; mais ce n’est pas ici le lieu de faire son procès à Lamarck. L’important est que nous n’oubliions pas le rôle simultané de A et de B dans tout fonctionnement. Un fonctionnement ne peut-être dû ni à A tout seul, comme le pensent certains spiritualistes, ni à B tout seul, comme vous dites avec raison qu’on arrive à le croire en darwinisant trop.



Nous voilà d’accord, je l’espère, du moins sur ce point, car votre lettre vous inféode aux lamarckiens, dont je suis. J’arrive maintenant à la partie la plus importante de votre argumentation, à celle qui doit vous tenir le plus à cœur, parce qu’elle touche à des choses dont vous vous êtes préoccupé depuis très longtemps. Vous avez compris que je veux parler des concepts limites, de ces vérités mathématiques rigoureuses qui ont été enseignées à l’homme par des expériences grossières. J’ai, moi aussi, beaucoup admiré le merveilleux outil mathématique, mais je ne suis pas disposé à trouver comme vous beaucoup de mystère dans son origine. Ma formule symbolique (A  B) me servira à me faire comprendre ; je serai d’ailleurs très bref, car j’ai fait avec détail une étude analogue dans « Les Influences ancestrales », que vous avez lues.

J’ai pris l’habitude d’appeler hérédité le terme A de ma formule ; pour moi, hérédité et transportabilité, c’est tout un. J’appelle en même temps éducation la série complète des termes B1, B2, …, Bn qui accompagnent et conduisent, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, l’être A1, A2, …, An. Les termes de ces deux séries sont réunis par la formule symbolique générale :


Am—1 + (Am—1  Bm—1) = Am

Tannery2 ressemble à Tannery1 ; il a hérité de son prédécesseur tout ce par quoi il lui ressemble. Mais il en diffère aussi par le résultat du fonctionnement (Tannery1  B1) ; c’est cette différence que j’appelle un caractère acquis. Ce caractère acquis, il le transporte avec lui, plus ou moins longtemps, en dehors des circonstances B1 qui l’ont fait naître ; ce peut être un tic, une habitude, une notion absolue, car les notions absolues ne sont pour moi que des caractères fixés dans la transportabilité d’un individu en dehors des circonstances qui les ont fait naître. Si le caractère fixé franchit les générations, s’il y a transmission au fils du caractère acquis par le père, ce sera chez le fils une qualité innée. Cette qualité peut être bonne ou mauvaise, mais elle doit avoir la précision qu’avait chez le père la notion dont elle est née ; si le père a cru voir une ligne droite, le fils imaginera une ligne droite absolue ; je ne vois pas qu’il en puisse être autrement ; nous devons avoir un certain nombre de notions précises, par suite de la fixation, dans notre hérédité, des caractères acquis par nos parents.

De ces idées innées, beaucoup peuvent être trompeuses, mais, nous avons beau nous en apercevoir, elles subsistent néanmoins en nous. Regardez la lune, là-bas, au-dessus de l’horizon, je vous défie de ne pas vous imaginer qu’un fil à plomb, pendu au-dessous (?) d’elle, prendra la direction de votre verticale, qui est pour vous la verticale absolue[3]. Et cependant, vous savez ce qu’est une verticale, et combien relative ; mais nos ancêtres ont cru trop longtemps que la Terre était plane ; nous avons donc là une idée très précise, dont la genèse se conçoit, et qui est erronée. Pour vous rassurer au sujet de l’adaptation possible des mathématiques aux sciences physiques, je vous dirai si vous voulez que nous avons pris comme point de départ de notre géométrie ce que notre expérience nous a montré être bon dans les idées innées provenant de nos ancêtres ; si vous voulez encore, nous appellerons métaphysique l’ensemble de toutes les absurdités précises qu’ils nous ont laissées en héritage ; il y en a beaucoup ! Mais les métaphysiciens ne seront peut-être pas contents !

À ce propos, mon cher maître, je vous avouerai que je ne partage pas votre admiration pour le syllogisme. On n’a jamais tiré d’un syllogisme que ce qu’on y avait mis ; c’est un exercice de langage. Quand vous en avez énoncé les prémisses, vous avez tout dit ; le reste n’est plus que du bavardage. Mais notre langue et la manière de nous en servir sont des héritages de nos ancêtres ; je dis héritages et non hérédités, parce que ces commodités nous sont transmises, partiellement au moins, par éducation ; et c’est pour cela que ces outils, quoique bons, sont moins parfaits que ceux de la langue mathématique, dans les principes de laquelle l’éducation humaine n’a aucune part ; je me défie toujours des éducateurs ; ils raisonnent trop et font de la logique de sentiment, tandis que l’hérédité est aveugle, et nous donne des qualités entièrement bonnes ou entièrement mauvaises, comme elle les a reçues.

Vous donnez, en passant, un coup de patte au monisme ; je vais, à ce sujet, vous faire une niche, en me servant de votre lettre elle-même :

« Si la qualité n’est qu’un mot, dites-vous, la quantité, elle aussi, n’est qu’un signe ; votre monisme n’absorbera jamais la diversité des aspects de l’être, la multiplicité des phénomènes, la richesse infinie du vêtement de l’inconnaissable. Parce que nous essayons de construire, avec un jeu de symboles quantitatifs, un schéma qui nous représente le monde, ne prenons pas ce schéma pour la réalité et la partition écrite, où toutes les notes sont pareilles pour le concert des instruments et des voix. »

Eh bien ! tout ce que je connais de votre pensée actuelle, je le connais par ces caractères d’imprimerie tracés dans la Revue du mois ; et si la pensée de Diderot a eu de l’influence sur la vôtre, c’est aussi par des caractères d’imprimerie ; tout ce que nous savons, nous pouvons le représenter ainsi, par des signes qui sont purement spatiaux. Symboles, dites-vous ; je veux bien, mais quels beaux symboles ! Je les admire autant que vous pouvez admirer l’épiphénomène de conscience. Ils sont conventionnels ? d’accord ; mais ceux du phonographe ne le sont pas et sont aussi puissants ; je considère le son comme un épiphénomène du mouvement de l’air qu’a enregistré le phonographe ; au même titre, la conscience que vous avez de votre pensée est un épiphénomène du mouvement de votre cerveau ; que vous puissiez traduire cette conscience en signes purement spatiaux, et me faire assister de loin, par la poste, aux merveilleux phénomènes qui se passent sous votre crâne, cela me donne à penser justement qu’il ne s’y passe rien que de mesurable et de spatial. Évidemment, je tourne dans un cercle vicieux et je ne démontre rien à personne ; pour moi qui suis persuadé qu’il n’y a rien que de physico-chimique dans mon cerveau, cette démonstration était inutile ; pour vous qui êtes convaincu que votre message symbolique éveille seulement dans ma conscience, par une réversibilité qui vous paraît naturelle, des phénomènes extra-physiques du même ordre que ceux qui se sont passés dans le vôtre, mon raisonnement ne vaut rien ; je n’y tiens d’ailleurs pas beaucoup ; mais cela m’a amusé de le faire, parce que je me suis imaginé, en le faisant, qu’il vous convaincrait. Je vois bien maintenant qu’il ne vaut rien ; mais où serait le plaisir de la discussion si l’on n’était pas convaincu, à chaque instant, qu’on a terrassé son partenaire.



Il me reste à me défendre d’un reproche que vous m’avez fait et que je ne mérite pas ; je veux parler du caractère exclusivement utilitaire des recherches scientifiques. Je ne crois pas avoir jamais rien dit qui puisse s’interpréter ainsi, car je ne saurais confondre la science, trésor collectif de la fourmilière humaine, avec le mécanisme personnel de chaque individu, animal ou homme. C’est seulement dans le perfectionnement de l’égoïsme personnel que l’utilité des conquêtes sur le milieu est évidente. Si notre système sensoriel était construit de manière à nous faire voir une bosse là où il y a un trou, nous courrions les plus grands dangers ; il a fallu, pour que notre espèce se soit perpétuée, que notre adaptation au milieu nous ait permis de résister victorieusement aux causes ambiantes de destruction. Il doit donc y avoir, dans l’organisme de chaque animal, tout un trésor de qualités utiles ; je donnerai, si vous voulez, à ce trésor héréditaire, le nom de logique ou de bon sens, englobant pêle-mêle, contre l’usage, dans ces appellations, les caractères anatomiques de bonne constitution et les caractères cérébraux qu’on étudie ordinairement dans le langage subjectif de la psychologie. On donne plus couramment à cet ensemble le nom d’instinct de la conservation ; mais je n’aime pas cette manière de parler, à cause des discussions interminables que soulève la question de l’instinct et de l’intelligence ; l’instinct de la conservation comprend l’intelligence individuelle ; je voudrais bien voir supprimer du vocabulaire ces deux mots qui ne riment plus à rien de précis.

Il y a donc, en chaque animal, un héritage obligatoire de qualités utiles ; c’est avec une portion de cet héritage que nous faisons des mathématiques. Mais il y a, à côté de cela, tout le fatras des erreurs ancestrales, ce que j’appelais tout à l’heure notre bagage métaphysique ; nous y tenons en général plus qu’à notre logique ; une grande partie de notre langage articulé lui est consacrée, et nous le mêlons volontiers à tout. C’est pour cela que la langue mathématique, qui n’en peut pas tenir compte, nous est si précieuse. Il y a aussi, à côté de ce bagage métaphysique, un héritage particulier aux animaux ayant longtemps vécu en société, héritage résultant de la fixation, dans notre structure, d’une partie des lois sociales des temps passés, et que l’on appelle la conscience morale ; l’origine utilitaire de notre conscience morale est évidente, quoique aujourd’hui, à cause des nouvelles conditions de la société humaine, cette conscience morale soit souvent en contradiction avec l’observance des lois. Elle a néanmoins encore du bon, parce qu’elle met un frein aux appétits personnels d’individus trop disposés à oublier qu’ils vivent en société ; mais elle a du mauvais aussi, puisqu’elle peut nous imposer un devoir ancien qui ne concorde pas avec notre devoir actuel.

Il y a de tout cela dans l’homme, et d’autres choses encore auxquelles je ne pense pas pour le moment, sans compter celles que j’ignore ; et nous mettons de tout cela dans notre science. Cela n’aurait pas lieu si nous acceptions avec Kant de réduire la science à l’ensemble des vérités susceptibles d’une expression mathématique.

En attendant, nous sommes convaincus, vous et moi, que nous nous livrons en ce moment, à une discussion scientifique ; et cependant son inutilité est évidente ; nous y mélangeons de la logique, de la métaphysique, voire même de la morale, et cela est très agréable ; il faut bien faire fonctionner son mécanisme, et il y a de la métaphysique dans notre mécanisme, comme il y a des pattes à un cheval ; nous nous amusons d’elle, comme un jeune poulain s’amuse de ses pattes en folâtrant dans un champ ; or, il est reconnu qu’il est fort utile à un poulain de faire des cabrioles ; cela développe ses muscles et en fait un cheval vigoureux. Pourquoi refuser une utilité analogue aux spéculations philosophiques ; elles nous amusent, nous qui nous y livrons, et cela n’est pas vain, comme disait le bon Renan ; cela vaut toujours mieux que les discussions politiques, qui sont probablement aussi vaines, et au cours desquelles on est amené le plus souvent à détester ses adversaires, peut-être parce qu’on croit à leur utilité !

Il serait ennuyeux de faire de la philosophie sans avoir de contradicteur ; on ne joue pas seul aux échecs ! je ne m’attristerai donc pas trop, mon cher maître, si nous ne sommes pas tout à fait d’accord ; je vous en aimerai peut-être davantage. Vous êtes un de ceux qui ont le plus contribué à me donner le goût des spéculations scientifiques, et, quelle que soit votre modestie, je ne considèrerai jamais comme inutile ce que vous m’avez appris il y a vingt ans.


fin

  1. Revue du mois, 10 octobre 1906.
  2. Cette manière de parler donne aux phénomènes de contact une importance capitale dans la définition des corps ; cette importance est justifiée.
  3. Voyez plus haut, § 6, l’histoire détaillée de la verticale absolue.