L’Atlantide/IV

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CHAPITRE IV


VERS LE VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ


— Vous voyez, — me disait, une quinzaine de jours plus tard, le capitaine Morhange, — que vous êtes beaucoup plus instruit des anciennes routes du Sahara que vous n’aviez voulu me le laisser supposer, puisque vous connaissez l’existence des deux Tadekka. Mais celle de ces deux villes dont vous venez de me parler est la Tadekka d’Ibn-Batoutah, placée par cet historien à soixante-dix jours du Touat, et que Schirmer, situe avec raison dans le pays inexploré des Aouelimmiden. C’est par cette Tadekka que passaient, au xixe siècle, les caravanes sonrhaï qui faisaient, chaque année, le voyage d’Égypte.

« Ma Tadekka, à moi, est l’autre, la capitale des gens du voile, placée par Ibn-Khaldoun à vingt jours au sud d’Ouargla, à trente jours par El-Bekri, qui l’appelle Tadmekka. C’est vers cette Tadmekka que je me dirige. C’est cette Tadmekka qu’il faut reconnaître dans les ruines d’Es-Souk. C’est par Es-Souk que passait la route commerciale qui, au ixe siècle, reliait le Djerid tunisien au coude que le Niger fait à Bourroum. C’est pour étudier la possibilité de remettre en valeur cet antique parcours que les ministères m’ont chargé de la mission qui me vaut l’agrément d’être votre compagnon.

— Vous aurez sans doute des désillusions, — murmurai-je. — Tout me dit que le commerce qui emprunte aujourd’hui cette voie est insignifiant.

— Nous verrons bien, — fit-il avec placidité.


Ceci, tandis que nous longions les bords unicolores d’une sebkha. La large étendue saline luisait, bleu pâle, sous le soleil levant. Les enjambées de nos cinq meharâ y projetaient leurs ombres mouvantes, d’un bleu plus foncé. Par moment, seul habitant de ces solitudes, un oiseau, espèce de héron indéterminé, s’enlevait et planait dans l’air, comme suspendu à un fil, pour se reposer sitôt que nous étions passés.

J’allais devant, attentif à l’itinéraire. Morhange suivait. Enveloppé dans son immense burnous blanc, coiffé de la chéchia droite des spahis, avec, au cou, un grand chapelet à gros grains alternés noirs et blancs, terminé par une croix de même, il réalisait le type parfait des Pères blancs du cardinal Lavigerie.

Nous venions d’abandonner, pour obliquer vers le Sud-Ouest, la route suivie par Flatters, après une halte de deux jours à Temassinin. J’ai l’honneur d’avoir, avant Foureau, signalé l’importance de Temassinin, point géométrique du passage des caravanes, et d’avoir indiqué l’endroit où le capitaine Pein vient de construire un fort. Croisement des routes qui vont au Touat du Fezzan et du Tibesti, Temassinin est le siège futur d’un merveilleux bureau de renseignements. Ceux que, pendant ces jours, j’y recueillis sur les menées de nos ennemis senoussis furent d’importance. J’y notai en outre le détachement complet avec lequel Morhange me vit procéder à mes enquêtes.

Ces deux jours, il les passa en conversation avec le vieux gardien nègre du turbet qui conserve, sous sa coupole de plâtre, les restes du vénéré Sidi-Moussa. Les entretiens qu’ils eurent, lui et ce fonctionnaire, je regrette qu’ils me soient sortis de l’esprit. Mais, à l’étonnement admiratif du nègre, je compris l’ignorance où je me trouvais des mystères de l’immense Sahara, et combien ils étaient familiers à mon compagnon.

Et si tu veux avoir idée de l’extraordinaire originalité qu’apportait dans une telle équipée ce Morhange, toi qui as malgré tout une certaine habitude des choses du Sud, écoute. Ce fut précisément à quelque deux cents kilomètres d’ici, en pleine région de la Grande Dune, dans l’horrible trajet des six jours sans eau. Il ne nous en restait que pour deux jours, avant d’atteindre le premier puits, et tu sais que ces puits-là, comme l’écrivait Flatters à sa femme, « il faut y travailler pendant des heures pour les déboucher et parvenir à faire boire bêtes et gens ». Eh bien, nous rencontrâmes là une caravane qui allait vers l’Est, vers Rhadamès, et qui avait pris un peu trop au Nord. Les bosses des chameaux, réduites à rien et ballottées, disaient les souffrances de la troupe. Par derrière venait un petit âne gris, un pitoyable bourricot, butant à chaque pas, et que les marchands avaient délesté, parce qu’ils savaient bien qu’il allait mourir. Instinctivement, de ses dernières forces, il suivait, sentant que quand il ne pourrait plus, ce serait la fin, et le grand frou-frou des vautours chauves. J’aime les animaux, que j’ai de solides raisons de préférer aux hommes. Mais jamais je n’aurais eu la pensée de faire ce que fit Morhange. Il faut te dire que nos outres étaient presque à sec, et que nos propres chameaux, sans lesquels on n’est plus rien dans le désert vide, n’avaient pas été abreuvés depuis de longues heures. Morhange fit agenouiller le sien, délia une outre et fit boire le bourricot. J’avais certes du contentement à voir sursauter de bonheur les pauvres flancs pelés de cette misérable bête. Mais j’avais la responsabilité, je voyais aussi l’air éberlué de Bou-Djema, et l’air désapprobateur des assoiffés de la caravane. Je fis donc une observation. Comme je fus reçu ! « Ce que j’ai donné, répondit Morhange, c’est ce à quoi j’avais droit. Nous serons aux puits d’El-Biodh demain soir, vers six heures. D’ici là, je sais que je n’aurai pas soif. » Et cela sur un ton où, pour la première fois, je sentais apparaître le capitaine. « C’est facile à dire, pensai-je d’assez mauvaise humeur. Il sait que, quand il le voudra, mon outre et celle de Bou-Djema seront à sa disposition. » Mais je ne connaissais pas encore bien Morhange, et il est vrai que, jusqu’au lendemain soir où nous atteignîmes El-Biodh, opposant à nos offres une obstination souriante, il ne but pas.

Ombre de saint François d’Assise ! Collines d’Ombrie, si pures au soleil levant ! Ce fut par un lever de soleil analogue au bord d’un pâle ruisseau coulant à pleines cascades d’une échancrure des rocs gris d’Eguéré, que Morhange s’arrêta. Les eaux inattendues roulaient sur le sable, et nous voyions, sous la lumière qui les doublait, des petits poissons noirs. Des poissons au milieu du Sahara ! Nous restions tous les trois muets devant ce paradoxe de la nature. L’un s’était égaré dans une minuscule crique de sable. Il restait là, barbotant en vain, son ventre blanc en l’air… Morhange le prit, le considéra une seconde, et le restitua à la mince eau vive… Ombre de saint François. Collines d’Ombrie… Mais j’ai juré de ne point rompre par des digressions intempestives l’unité de cette narration…

— Vous voyez, — me disait une semaine plus tard le capitaine Morhange, — que j’avais raison, en vous conseillant de marcher un peu vers le Sud avant de rejoindre votre Shikh-Salah. Quelque chose me disait que ce massif d’Eguéré n’avait pas d’intérêt, au point de vue qui vous importe. Ici, vous n’avez qu’à vous baisser pour ramasser des cailloux qui vous permettront d’établir, de façon plus péremptoire que ne le firent Bou-Derba, des Cloizeaux et le docteur Marrès, l’origine volcanique de cette région.

Ceci, tandis que nous longions le versant occidental des monts Tifedest, vers le vingt-cinquième degré de latitude Nord.

— J’aurais en effet mauvaise grâce à ne pas vous remercier, — dis-je.

Je me souviendrai toujours de cet instant. Nous avions quitté nos chameaux et étions en train de procéder à la cueillette des fragments de roches les plus topiques. Morhange s’y employait avec un discernement qui en disait long sur ses connaissances en géologie, science qu’il s’était si souvent défendu de posséder le moins du monde.

Ce fut alors que je lui posai la question suivante :

— Puis-je vous manifester ma reconnaissance en vous faisant un aveu ?

Il releva la tête et me regarda.

— Je vous en prie.

— Eh bien, je ne vois pas très bien l’intérêt pratique du voyage que vous avez entrepris.

Il eut un sourire.

— Comment cela ? L’exploration de l’antique voie des caravanes ; la démonstration qu’un lien a existé dès la plus haute antiquité entre le monde méditerranéen et le pays des noirs, cela ne compte pas à vos yeux ? L’espoir de liquider une fois pour toutes la controverse séculaire qui a mis aux prises tant de bons esprits : d’Anville, Heeren, Berlioux, Quatremère d’un côté ; de l’autre, Gosselin, Walckenaer, Tissot, Vivien de Saint-Martin, vous le jugez dénué d’intérêt ? Peste, mon cher, vous êtes difficile.

— J’ai parlé d’intérêt pratique, — dis-je. — Vous ne nierez pas que cette controverse soit uniquement affaire de géographes de cabinet et d’explorateurs en chambre.

Morhange souriait toujours.

— Mon cher ami, ne m’accablez pas. Daignez vous rappeler que votre mission vous a été confiée par le ministère de la Guerre, et que, moi je tiens la mienne du ministère de l’Instruction publique. Cette origine différente justifie nos buts divergents. Elle explique en tout cas, je vous le concède aisément, que celui que je poursuis n’ait en effet aucun caractère pratique.

— Vous êtes également mandaté par le ministère du Commerce, — répliquai-je, piqué au jeu. — De ce chef, vous vous êtes engagé à étudier la possibilité de restaurer l’ancienne route commerciale du ixe siècle. Or, sur ce point, n’essayez pas de m’abuser : avec votre science de l’histoire et de la géographie du Sahara, avant de quitter Paris, vous étiez fixé. La route de Djerid au Niger est morte, bien morte. Vous saviez qu’aucun trafic important ne passerait plus par le trajet dont vous acceptiez cependant d’étudier les possibilités de restauration.

Morhange me regarda bien en face.

— Et quand cela serait, — dit-il avec la plus aimable désinvolture, — quand j’aurais eu, avant de partir, la conviction que vous me prêtez, savez-vous ce qu’il faudrait en conclure ?

— Je serais heureux de vous entendre me le dire.

— Tout simplement, mon cher ami, que j’ai eu moins d’habileté que vous à trouver un prétexte à mon voyage, que j’ai habillé de moins bonnes raisons les motifs véritables qui me conduisent par ici.

— Un prétexte ? Je ne vois pas…

— À votre tour, je vous en prie, soyez sincère. Vous avez, j’en suis persuadé, le plus vif désir de renseigner les bureaux arabes sur les menées des Senoussis. Mais avouez que ces renseignements à fournir ne sont pas le but exclusif et intime de votre promenade. Vous êtes géologue, mon cher. Vous avez trouvé dans cette mission une occasion de satisfaire votre penchant. Nul ne songerait à vous en blâmer, puisque vous avez su concilier ce qui est utile à votre pays et agréable à vous-même. Mais, pour l’amour de Dieu, ne niez pas : je ne veux d’autre preuve que votre présence ici, au flanc de ce Tifedest, fort curieux sans doute du point de vue minéralogique, mais dont l’exploration ne vous a pas moins rejeté à quelque cent cinquante kilomètres au sud de votre itinéraire officiel.

Il était impossible de me river mon clou avec une grâce meilleure. Je parai en attaquant.

— Dois-je conclure de tout ceci que j’ignore les motifs véritables de votre voyage, et qu’ils n’ont rien à voir avec ses motifs officiels ?

J’étais allé un peu loin. Je le sentis au sérieux dont fut, cette fois, empreinte la réponse de Morhange.

— Non, mon cher ami, vous ne devez pas conclure ainsi. Je n’aurais eu aucun goût pour un mensonge qui se fût doublé d’une escroquerie à l’égard des estimables corps constitués qui m’ont jugé digne de leur confiance et de leurs subsides. Les buts qui m’ont été assignés, je ferai de mon mieux pour les atteindre. Mais je n’ai aucune raison de vous cacher qu’il en est un autre, tout personnel, qui me tient infiniment plus à cœur. Disons, si vous le voulez bien, pour employer une terminologie d’ailleurs regrettable, que ce but-là est la fin, tandis que les autres ne sont que les moyens.

— Y aurait-il quelque indiscrétion ?

— Aucune, — répondit mon compagnon. — Shikh-Salah n’est plus qu’à peu de jours. Bientôt, nous allons nous quitter. Celui dont vous avez guidé les premiers pas dans le Sahara avec tant de sollicitude ne doit avoir rien de caché pour vous.

Nous nous étions arrêtés dans la vallée d’un petit oued desséché où poussaient quelques maigres plantes. Une source, près de là, avait autour d’elle comme une couronne de verdure grise. Les chameaux, débâtés pour la nuit, s’escrimaient, à grandes enjambées, à brouter d’épineuses touffes de had. Les parois noires et lisses des monts Tifedest montaient, presque verticales, au-dessus de nos têtes. Déjà, dans l’air immobile, s’élevait la fumée bleue du feu sur lequel Bou-Djema cuisait notre dîner.

Pas un bruit, pas un souffle d’air. La fumée, droite, droite, gravissait lentement les degrés pâles du firmament.

— Avez-vous entendu parler de l’Atlas du Christianisme ? — demanda Morhange.

— Je crois que oui. N’est-ce pas un ouvrage de géographie publié par les Bénédictins, sous la direction d’un certain Dom Granger ?

— Votre mémoire est fidèle. — dit Morhange. — Souffrez néanmoins que je précise des choses auxquelles vous n’avez pas eu les mêmes raisons que moi de vous intéresser. L’Atlas du Christianisme s’est proposé d’établir les bornes de la grande marée chrétienne, au cours des âges, et cela pour toutes les parties du globe. Œuvre digne de la science bénédictine, digne du prodigieux érudit qu’est Dom Granger.

— Et ce sont ces bornes que vous êtes sans doute venu constater par ici ? murmurai-je.

— Ce sont elles, en effet, — répondit mon compagnon.

Il se tut, et je respectai son silence, bien décidé d’ailleurs à ne m’étonner de rien.

— On ne peut entrer à demi, sans ridicule, dans la voie des confidences, — reprit-il après quelques instants de méditation, d’une voix redevenue, tout à coup, très grave, et d’où avait disparu jusqu’au reflet de cette bonne humeur qui avait, un mois plus tôt, causé tant de joie aux jeunes officiers d’Ouargla. — J’ai commencé les miennes. Je vous dirai tout. Fiez-vous néanmoins à ma discrétion pour ne pas insister sur certains événements de ma vie intime. Si, il y a quatre ans, à la suite de ces événements, je résolus d’entrer au cloître, peu vous importe de savoir quelles furent mes raisons. Je puis admirer, moi, que le passage dans la vie d’un être absolument dénué d’intérêt ait suffi pour modifier la direction de cette vie. Je puis admirer qu’une créature, dont le seul mérite fut d’être belle, ait été commise par le Créateur pour agir sur ma destinée dans un sens aussi inattendu. Le monastère, à la porte duquel je vins frapper, avait, lui, les motifs les plus valables pour douter de la solidité d’une telle vocation. Ce que le siècle perd de cette façon, il le reprend trop souvent de même. Bref, je ne peux désapprouver le Père Abbé pour m’avoir interdit de donner alors ma démission. J’étais capitaine, breveté de l’année précédente. Sur son ordre, je demandai et obtins ma mise en congé d’inactivité pour trois ans. Au bout de ces trois ans d’oblature, on devait bien voir si le monde était définitivement mort pour votre serviteur.

« Le premier jour de mon arrivée au cloître, je fus mis à la disposition de Dom Granger, et affecté par lui à l’équipe du fameux Atlas du Christianisme. Un bref examen lui permit de juger quel genre de services j’étais susceptible de lui rendre. C’est ainsi que j’entrai dans l’atelier chargé de la cartographie de l’Afrique du Nord. Je ne savais pas un mot d’arabe, mais il se trouvait que, en garnison à Lyon, j’avais suivi, à la Faculté des lettres, les cours de Berlioux, géographe illuminé sans doute, mais plein d’une grande idée : l’influence exercée sur l’Afrique par les civilisations grecque et romaine. Ce détail de ma vie suffit à Dom Granger. Incontinent, je fus pourvu par ses soins des vocabulaires berbères de Venture, de Delaporte, de Brosselard, de la Grammatical sketch of the Temâhaq, par Stanhope Fleeman, et de l’Essai de grammaire de la langue temâchek, par le commandant Hanoteau. Au bout de trois mois, j’étais en mesure de déchiffrer n’importe quelle inscription tifinar. Vous savez que le tifinar est l’écriture nationale des Touareg, l’expression de cette langue temâchek qui nous apparaît comme la plus curieuse protestation de la race targui vis-à-vis de ses ennemis mahométans.

« Dom Granger avait en effet la conviction que les Touareg furent chrétiens, à partir d’une époque qu’il s’agit de déterminer, mais qui coïncide sans doute avec la splendeur de l’église d’Hippone. Mieux que moi, vous savez que la croix est chez eux un motif d’ornementation fatidique. Duveyrier a constaté qu’elle figure dans leur alphabet, sur leurs armes, parmi les dessins de leurs vêtements. Le seul tatouage qu’ils portent sur le front, sur le dos de la main, est une croix à quatre branches égales ; le pommeau de leurs selles, les poignées de leurs sabres, de leurs poignards, sont en croix. Et faut-il vous rappeler que, malgré la proscription des cloches considérées par l’islamisme comme un symbole chrétien, les harnachements des chameaux touareg ont pour garniture des clochettes ?

« Ni Dom Granger, ni moi n’attachions une importance exagérée à de telles preuves, trop semblables à celles qui font florès dans le Génie du Christianisme. Mais, enfin, il est impossible de refuser toute valeur à certains arguments théologiques. Le Dieu des Touareg, Amanaï, incontestablement l’Adonaï de la Bible, est unique. Ils ont un enfer, tîmsi-tan-elâkhart, le dernier feu, où règne Iblis, notre Lucifer. Leur paradis, où ils reçoivent la récompense de leurs bonnes actions, est habité par les andjeloûsen, nos anges. Et ne nous objectez pas les ressemblances de cette théologie avec celle du Koran, car je vous opposerais, moi, les arguments historiques, et vous rappellerais que les Touareg ont lutté au cours des âges, jusqu’à une quasi-extermination, pour maintenir leurs croyances contre les empiètements du fanatisme mahométan.

« Maintes fois, avec Dom Granger, j’ai étudié cette formidable épopée où l’on voit les aborigènes tenir tête aux conquérants arabes. Avec lui, j’ai vu l’armée de Sidi-Okha, un des compagnons du Prophète, s’enfoncer dans le désert pour réduire les grandes tribus touareg et leur imposer le rudiment musulman. Ces tribus étaient alors riches et prospères. C’étaient les Ihoggaren, les Imededren, les Ouadelen, les Kel-Guéress, les Kel-Aïr. Mais les querelles intestines énervèrent leur résistance. Elle se montra cependant redoutable, et ce ne fut qu’après une longue et atroce guerre que les Arabes réussirent à s’emparer de la capitale des Berbères. Ils la détruisirent après en avoir massacré les habitants. Sur ses ruines, Okha construisit une nouvelle cité. Cette cité, c’est Es-Souk. Celle que Sidi-Okha détruisit est la Tadmekka berbère. Ce que me demande Dom Granger fut précisément que j’allasse essayer d’exhumer des ruines de l’Es-Souk musulmane les vestiges de la Tadmekka berbère, et peut-être chrétienne.

— Je comprends, — murmurai-je.

— Très bien, — dit Morhange. — Mais ce qu’il faut maintenant que vous saisissiez, c’est le sens pratique de ces religieux, mes maîtres. Souvenez-vous que, même après trois années de vie monastique, ils conservaient des doutes sur la solidité de ma vocation. Ils trouvèrent à la fois le moyen de l’éprouver une fois pour toutes et celui de faire concourir les facilités officielles et leurs visées particulières. Un matin, je fus appelé chez le Père Abbé, et voici comment il me parla, en présence de Dom Granger qui opinait silencieusement :

« — Votre congé de non-activité expire dans quinze jours. Vous allez rentrer à Paris et solliciter au ministère votre réintégration. Avec ce que vous avez appris ici, et les quelques relations que nous avons pu conserver à l’état-major, vous n’aurez aucune difficulté à être affecté au Service géographique de l’armée. Quand vous serez rue de Grenelle, vous recevrez nos instructions.

« J’étais étonné de leur confiance en mon savoir. Redevenu capitaine au Service géographique, je compris. Au monastère, la fréquentation journalière de Dom Granger et de ses émules m’avait tenu dans la conviction continuelle de la débilité de mes connaissances. Au contact de mes camarades, je compris la supériorité de l’enseignement que j’avais reçu là. Des détails de ma mission je n’eus même pas à me préoccuper. Ce furent les ministères qui vinrent me solliciter afin que je l’acceptasse. Mon initiative ne s’exerça en tout ceci qu’à une seule occasion : ayant appris que vous alliez quitter Ouargla pour le voyage que voici, et possédant quelques raisons de récuser ma valeur pratique d’explorateur, j’agis de mon mieux pour retarder votre départ, afin de me joindre à vous. J’espère que vous avez cessé de m’en vouloir.


La lumière fuyait vers l’ouest, où le soleil était tombé dans un luxe inouï de draperies violettes. Nous étions seuls dans cette immensité, au pied des rocs noirs et rigides. Rien que nous. Rien, rien que nous.

Je tendis à Morhange une main qu’il serra. Puis il dit :

— S’ils me paraissent infiniment longs, les quelques milliers de kilomètres qui me séparent de l’instant où, ma tâche accomplie, je pourrai enfin trouver au cloître l’oubli des choses pour lesquelles je n’étais pas fait, permettez-moi de vous dire ceci : ils me semblent à cette heure, infiniment courts, les quelque cent kilomètres qui me restent, avant d’atteindre Shikh-Salah, à parcourir en votre compagnie…


Sur l’eau pâle de la petite source, immobile et fixe comme un clou d’argent, une étoile venait de naître.

— Shikh-Salah, — murmurai-je, le cœur plein d’une indéfinissable tristesse, patience ! Nous n’y sommes pas encore.


Effectivement, nous ne devions jamais y parvenir.