L’Atlantide et les anciens continents

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La Nouvelle Revuetroisième série, tome 01 (p. 144-156).

L’ATLANTIDE

ET LES ANCIENS CONTINENTS


Beaucoup de personnes très instruites, et même ayant appris avec détails la Géographie, n’ont pas de notion précise sur l’histoire de la répartition des continents et des mers. Plusieurs ne sont pas loin de penser qu’il y a eu, je ne dirai pas de toute éternité, mais presque depuis leur formation initiale, une Europe, une Asie, une Afrique, une Amérique et une Australie.

Lorsque j’étais élève au Lycée, et fort adonné à la Géographie, le premier livre de Géologie qui me tomba sous la main fut La Terre avant le Déluge, de Louis Figuier. La lecture de cet ouvrage me stupéfia. Comment ! Pendant toute la durée des périodes de l’histoire du Globe, les continents et les mers avaient eu des formes différentes de celles d’aujourd’hui ? Pourquoi aucun de mes professeurs (j’allais dire de Géographie) non, d’Histoire, mais enseignant la Géographie, ne m’avait-il jamais parlé de cela ?

Il est vrai que la Géologie était bien jeune à cette époque cependant peu lointaine. Et le système de cet excellent Louis Figuier était d’une simplicité un peu trop grande.

L’auteur supposait que la mer recouvrait au début toute la surface de la Terre et que, peu à peu, avaient émergé des îlots qui, s’agrandissant par leurs bords, comme par les pièces surajoutées d’un jeu de patience, avaient formé, çà et là, des îles de plus en plus grandes, arrivant à constituer des continents qui, en définitive, dessinaient les terres et les mers actuelles.

Dans cette manière de voir, aucun effondrement ne se produirait jamais, aucune terre n’avait été engloutie dans les mers. Des anciens dépôts marins avaient émergé successivement à des époques de plus en plus récentes. Tout se soulevait et rien ne s’abaissait. Un dessèchement, une déshydratation générale de la Terre suffisait pour expliquer cette suite de phénomènes, et, par conséquent, faisait entrevoir, dans un avenir plus ou moins éloigné, la disparition des mers, le Globe devenu entièrement continental et desséché. C’est le sort qui, d’après M. Flammarion, attend prochainement la planète Mars.

Et cependant ne savait-on pas déjà que la mer bat et démolit les falaises ; qu’un simple pont réunissait l’île d’Aurigny au Cotentin en des temps historiques ? On n’ignorait pas que des forêts fossiles, avec les bases des arbres encore en place, dorment au fond de la baie du mont Saint-Michel. Des documents positifs montraient que le Zuy-der-See était un lac à l’époque de la conquête romaine. Mais tous ces faits étaient considérés comme des détails insignifiants et, puisque la plupart des roches qu’on trouve sur les continents sont constituées par des dépôts marins, avec les débris fossiles d’animaux vivant exclusivement dans la mer, cette explication de la formation graduelle des continents actuels par des soulèvements, avait généralement prévalu.

Personne ne voulait entendre sonner les cloches de la ville d’Ys, ensevelie au fond de la mer, et, de la légende de l’Atlantide, nul n’avait alors souci !

Le Déluge n’était-il qu’un accident momentané pendant lequel flottait l’arche de Noé ? Ce déluge, dont il est question dans toutes les religions, n’était-il pas, pour les uns, la preuve que les hommes d’autrefois avaient su remarquer la nature marine des roches, ce que niait tout récemment Voltaire, prétendant que les coquilles qu’on y trouve avaient été abandonnées par des pèlerins se rendant à Rome ? Pour d’autres, le Déluge était le dernier grand cataclysme terrestre, comme semble l’indiquer le titre de l’ouvrage de Figuier que je viens de citer. C’est après cette dernière convulsion que se seraient établis définitivement les contours actuels des continents et des mers, où évoluent sans changement notable les diverses races de l’humanité.

Ces manières de voir si simples, ces théories à peine ébauchées ont disparu avec les récents progrès de la Géologie. On sait maintenant qu’il n’y a pas eu un déluge, mais des déluges continuels et répétés ; on sait maintenant que la forme des continents et des mers a incessamment varié. Non seulement la masse asiatico-européenne, l’Afrique, l’Amérique, l’Australie sont de constitution relativement récente dans l’histoire du Globe, mais ces continents ne se sont pas uniquement formés peu à peu, par des apports successifs de dépôts marins sur leur pourtour.

Il y a plus, des preuves variées, que nous allons examiner, démontrent que, pendant de longues périodes géologiques, la délimitation entre les mers et les continents s’est trouvée presque inversée. Il y a eu, à n’en pas douter, un continent à la place de l’océan Indien actuel, un continent à la place de l’Atlantique d’aujourd’hui (l’Atlantide de la légende), et très probablement un vaste continent occupait l’espace où s’étend aujourd’hui l’océan Pacifique.

Si cela est vrai, où placez-vous les mers correspondantes ? Et quelle est cette époque si continentale ? La surface des mers était alors beaucoup moins grande qu’aujourd’hui : c’est donc que la surface de la Terre s’inonde au lieu de se dessécher ? Ce serait alors le monde renversé !

L’époque géologique dont il s’agit est la fin de l’ère secondaire, comme disent les géologues ; c’est l’époque crétacée, ainsi nommée parce qu’elle correspond aux dépôts de craie telle que cette roche qu’on trouve à Meudon lorsqu’on creuse le sol, en Champagne à fleur de terre, ou aux environs de Rouen, par exemple.

Il ne s’agit pas là d’une de ces très anciennes périodes de l’histoire du Globe, des temps dits primitifs ou primaires, au sujet desquels on n’a que de vagues notions et dont l’étude ne peut être basée que sur des documents très incomplets. À l’époque crétacée, que je choisis pour exemple, les dépôts d’eau douce révèlent, par leurs fossiles, tout un monde végétal assez analogue à celui qui existe maintenant, bien qu’il fût distribué tout autrement à la surface de la Terre. Ces mêmes dépôts et les dépôts marins nous offrent les restes ou les empreintes de myriades d’espèces animales, de Mollusques dont beaucoup de formes ont disparu et dont d’autres se sont maintenues, de Poissons, de Reptiles, d’Oiseaux et même de Mammifères (ces derniers beaucoup plus rares).

L’Homme et les Mammifères supérieurs mis à part, puisqu’on n’en a pas encore découvert de traces à cette époque, il existait donc, pendant la période crétacée, un tapis végétal analogue à celui de maintenant, des animaux variés appartenant à presque tous les groupes actuels, et aussi à des types aujourd’hui disparus.

Comment peut-on essayer de reconstituer la distribution des continents et des mers à une époque déterminée, pendant cette période crétacée par exemple ?

Les documents à consulter sont de trois natures différentes : d’ordre géologique, d’ordre zoologique et d’ordre botanique.

Que faut-il entendre par là ? Il est nécessaire de préciser.

L’étude géologique détaillée des terrains correspondant à l’époque crétacée ne peut se faire que sur les continents actuels ; comment connaître la composition des dépôts submergés qui sont à présent au fond des océans ?

Les fossiles, la nature des couches inférieures et des couches supérieures aux terrains dont nous parlons peuvent permettre de fixer l’âge de ces terrains et de trouver partout où ils existent les dépôts crétacés sur la terre ferme de maintenant. D’autre part, on connaît le relief des fonds sous-marins si l’on n’a qu’une faible idée de la nature des roches qui les constituent, et l’étude de ce relief sous-marin est par elle-même fort instructive, surtout si l’on combine ses résultats avec ceux que donne la géologie de nos continents.

L’inégalité dans les profondeurs des mers est plus considérable encore que l’inégalité du relief terrestre formé par les régions montagneuses. Près de la moitié de la surface des eaux se trouve au-dessus d’une profondeur de plus de 4 000 mètres et, dans certaines régions, sont situées des « fosses » énormes dont la profondeur dépasse 6 000 mètres, et peut atteindre 9 600 mètres. On cite de telles fosses sous-marines à l’est du Japon, au sud de Java, tout contre la côte occidentale de l’Amérique du Sud, ou encore à l’est des Antilles [1]. Plus rarement, la mer est très peu profonde. C’est ainsi que tout autour du détroit de Behring, à une grande distance au nord et au sud de ce détroit, et aussi dans une région marine étendue au nord de la Sibérie et de l’Amérique du Nord, la profondeur de la mer est toujours moindre que 200 mètres.

Les sondages n’ont pas révélé seulement ces différences de profondeur dans les mers actuelles. On ne pratique pas que des mesures de longueur entre la surface et le fond de la mer. De nombreuses expéditions scientifiques, faites par des navires munis de tous les engins spéciaux, imaginés par les océanographes, ont permis d’étudier ce qui se passe au plus profond des mers. On a ainsi reconnu que la nature des dépôts qui se forment actuellement par l’accumulation des débris animaux ou par les apports mécaniques et chimiques est tout à fait différente dans les mers profondes et dans les mers peu profondes.

D’autre part, l’examen détaillé des couches marines émergées a permis de reconnaître la structure même des dépôts de mers profondes et des dépôts littoraux, lagunaires, ou de mers à fond surélevé.

Les dépôts formés dans des mers peu profondes ou formations néritiques[2] ont généralement presque conservé leurs strates horizontales. De plus, le régime des mers peu profondes étant variable, les diverses couches sont peu épaisses, elles présentent souvent des interruptions, des lacunes comme on dit en Géologie, c’est-à-dire que certaines périodes géologiques n’y sont pas représentées. Aucun dépôt ne correspond à ces périodes qui, ailleurs, sont indiquées par des dépôts marins caractéristiques ; cela prouve que le fond de la mer s’était soulevé pendant ce temps et que, par suite, le terrain étant alors continental, on ne trouve aucune trace de sédiment, tout au moins de sédiment marin, car on peut, çà et là, observer des formations d’eau douce, par conséquent de nature continentale, reconnaissables à la nature des fossiles qu’elles renferment. Et, à propos d’animaux fossiles, on ne rencontre, dans ces sédiments de formations néritiques, que des traces ou coquilles d’animaux ou des empreintes de végétaux se rapportant à des espèces plus ou moins analogues, parfois identiques, à celles qui vivent actuellement soit sur les rivages, soit sur la terre ferme, soit dans les mers peu profondes.

Ces trois sortes de caractères géologiques : disposition des strates, épaisseur des couches successives, nature des fossiles, sont très différents lorsqu’on étudie les sédiments formés à de grandes profondeurs. Ces derniers constituent les formations bathyales[3]. Chez celles-ci, le régime de la production des dépôts est moins variable et l’on trouve sur une plus grande épaisseur des sédiments de même nature ; de plus, par des causes sur lesquelles les géologues ne sont pas d’accord, ces couches épaisses se sont généralement affaissées dans la région médiane, de manière à courber les strates en les rendant concaves. Il en résulte, en outre, que l’épaisseur totale des terrains formés dans les mers profondes est beaucoup plus grande vers le milieu de la formation que sur les bords, et que, d’une manière générale, ces couches ne sont pas horizontales, mais plus ou moins inclinées. Enfin les animaux fossiles dont on peut rencontrer des vestiges dans ces formations bathyales sont analogues, parfois identiques, aux animaux qui vivent actuellement dans les mers profondes.

Nous voilà en présence de la notion des formations néritiques et des formations bathyales. Qu’allons-nous tirer de là ? Comment les géologues vont-ils pouvoir tenter d’esquisser la ligne de séparation des continents et des mers à une époque donnée, pendant la période crétacée, par exemple ?

A priori, l’application des considérations précédentes à la solution de ce problème paraît fort simple.

On a déterminé, sur toute la surface du globe, les roches sédimentaires qui correspondent à l’époque crétacée, par la nature de leurs fossiles et par la situation relative qu’elles occupent.

Ceci étant fait, il semble qu’il suffit d’étudier la nature de ces roches. Celles qui ont l’allure et les caractères de formations bathyales ont été produites dans des mers profondes. Là où elles existent, il y a eu certainement, et pendant une très longue durée, une mer de l’époque crétacée. Celles qui ont l’allure et les caractères de formations néritiques, avec interruptions dans les dépôts, correspondent à des régions où, durant l’époque crétacée, il y avait soit une mer peu profonde, soit un continent ; enfin, là où il n’existe aucun dépôt marin crétacé, la surface de la terre est toujours restée continentale à cette époque.

Très bien ! Cela se conçoit aisément ; mais à la condition que ces dépôts crétacés ne soient pas aujourd’hui enfoncés au fond des mers ; car comment aller là en étudier la constitution ? On n’a encore ouvert ni carrières ni mines dans les fonds sous-marins !

C’est évidemment là une grave difficulté, et il y en a d’autres. Le problème n’est pas facile, c’est entendu. Toutefois, essayons d’appliquer aux roches que l’on peut voir et étudier les principes qui viennent d’être établis. Prenons quelques exemples.

Considérons les îles de la Sonde. Celles du sud (Java, Sumatra), offrent des dépôts correspondant à l’époque crétacée qui ont les caractères des formations bathyales, des dépôts de mer profonde, et ces caractères font défaut à Bornéo, dans le sud de la Chine et en Australie. Donc, à cette période de l’histoire du Globe, l’île de Bornéo devait être reliée au continent asiatique, et une mer profonde séparait ce continent de celui qui comprenait l’Australie. Les îles actuelles de Java et de Sumatra faisaient partie du fond de cette mer.

Autre exemple plus frappant : des formations marines considérables s’observent à l’est de la Russie, depuis les bords de la mer Caspienne jusques y compris la Nouvelle-Zemble, dans l’océan Arctique actuel. Ces formations de mers profondes ont continué à se produire pendant l’époque crétacée. Il en résulte qu’un important bras de mer occupait alors toute la région de l’Oural actuel et séparait complètement l’Europe de l’Asie. L’axe de cette mer coïncide avec la limite artificielle qui sépare aujourd’hui la Russie d’Europe de la Russie d’Asie.

Inutile de multiplier ces exemples ; partout où, sur les terres actuelles, nous trouverons d’importants dépôts marins crétacés, c’est que les régions correspondant à ces terres actuelles étaient alors immergées.

Mais, comment concevoir maintenant, que ce qui est actuellement au fond des mers en des régions étendues puisse avoir été continental à l’époque crétacée ? S’il est possible d’avoir des preuves de l’existence ancienne d’océans là où sont actuellement des terres, comment avoir la preuve du contraire ?

Considérons deux portions de continents actuels qui se font face. Ni d’un côté, ni de l’autre, ne se trouvent de couches de roches correspondant à des dépôts marins de l’époque crétacée, mais les sédiments qu’on y trouve, antérieurs ou postérieurs à cette époque, semblent concordants. La mer qui les sépare aujourd’hui montre un fond plutôt bombé entre ces deux continents. Il paraît dès lors très vraisemblable de conclure de cet ensemble de dispositions que ces deux continents actuels étaient réunis entre eux par une masse continentale à l’époque crétacée. S’il en était autrement, comment ne trouverait-on ni d’un côté ni de l’autre aucune trace de sédiment crétacé ?

Au moyen de toutes ces considérations, les géologues admettent que, pendant la période que je prends pour exemple, il existait sur la terre cinq continents principaux, cinq parties du monde comme aujourd’hui, mais tout autrement réparties et limitées.

1o Le continent que le célèbre géologue autrichien, Suess, a nommé Atlantide, qui comprenait la partie nord de l’océan Atlantique, l’océan Arctique, les terres avoisinant le détroit de Behring, l’Amérique du nord, sauf la partie ouest, le Groënland, le nord de l’Europe et la majeure partie de la Russie d’Europe.

Cette vaste Atlantide, beaucoup plus étendue que celle de la mythologie, était bornée à l’est par cette mer dont j’ai parlé plus haut et qui couvrait toute la région actuelle de l’Oural, au sud par une mer beaucoup plus grande que la Méditerranée et qui s’étendait jusqu’aux Antilles, à l’ouest par une mer qui des Antilles allait rejoindre la Sibérie actuelle en recouvrant l’ouest de l’Amérique du nord ;

2o Le continent Afro-Brésilien, reconnu par tous les géologues, Neumayr, Koken et Haug entre autres, comprenait la partie sud de l’Atlantique reliant la majeure partie de l’Amérique du sud à la majeure partie de l’Afrique. Une mer, communiquant avec celle de l’ouest et celle qui recouvrait un espace plus grand que la Méditerranée actuelle, séparait ce continent Africo-Brésilien de l’Inde et de Madagascar, lesquelles faisaient parties intégrantes d’un autre grand continent. Une autre mer la limitait vers l’ouest, recouvrant toute la chaîne actuelle des Andes ;

3o Le continent Sino-Sibérien qui, par exception, correspond presque entièrement à des régions qui sont aujourd’hui encore continentales. Il comprenait, comme son nom l’indique, la majeure partie de l’emplacement actuel de la Chine et de la Sibérie, auquel il faut adjoindre Bornéo et la partie de la mer qui sépare maintenant cette île de l’Asie ;

4o Le continent un peu plus hypothétique qui a reçu le nom d’Australo-Indo-Malgache, renfermant tout l’océan Indien alors émergé, et reliant les terres actuelles de Madagascar, de l’Inde et de l’Australie ;

5o Un continent tout à fait problématique, le continent Pacifique, qui aurait occupé la majeure partie de l’océan Pacifique actuel. M. Haug a édifié l’hypothèse de cette masse continentale sur la forme relativement surélevée des fonds de l’océan Pacifique, qui sont bordés presque tout autour, sauf du côté des terres polaires antarctiques, par des dépressions très accentuées, en relation sur les continents actuels avec des dépôts de mer profonde formés pendant l’époque crétacée.

Telles sont, d’après les géologues, les délimitations probables des cinq parties du monde pendant la période de l’histoire du Globe que nous avons choisie.

Voilà ce que nous dit la Géologie, avec quelques points de doute assez importants. Restent les deux autres ordres d’informations dont j’ai parlé : la Zoologie et la Botanique.

On peut se demander tout d’abord comment l’étude des animaux ou des végétaux actuels peut intervenir dans cette question plus que préhistorique ! Que viennent faire ici les zoologistes et les botanistes ?

Pour comprendre clairement le rôle que peut jouer leur intervention, je prendrai un exemple très restreint. Des arguments géologiques sérieux établissent d’une manière probante que la Corse et la Sardaigne étaient primitivement réunies en une seule île, et que le détroit de Bonifacio s’est creusé ultérieurement pour séparer cette grande île en ses deux parties actuelles.

Or, si l’on examine en détail les animaux et les végétaux qui vivent maintenant en Corse et en Sardaigne, on y peut noter nombre d’espèces qui se trouvent à la fois sur l’une et sur l’autre des deux îles, et que l’on ne rencontre nulle part ailleurs dans le monde. Or, la plupart des espèces animales communes aux deux îles ne peuvent franchir le bras de mer qui les sépare, et il en est de même pour les graines d’un assez grand nombre des plantes qui constituent le trait commun entre la flore corse et la flore sarde.

En effet, ces espèces ne s’observent nulle part ailleurs ; donc, elles se sont différenciées et produites dans l’isolement par la mer de la grande île corso-sarde. Leur présence sur chacune de ces deux îles actuellement séparées est une preuve que la Corse et la Sardaigne étaient autrefois reliées ensemble.

Il y a plus : des formes animales ou végétales se trouvent en Corse seulement et non en Sardaigne, ni nulle part ailleurs ; des formes animales ou végétales se trouvent en Sardaigne et non en Corse, ni nulle part ailleurs. On est bien forcé d’en conclure que ces espèces spécialement corses et spécialement sardes se sont produites, pour la plupart, depuis la formation du détroit qui isole actuellement les deux îles l’une de l’autre.

On voit par là comment la Zoologie et la Botanique peuvent venir en aide à la Géologie.

Ce que je viens de signaler pour ces deux îles, morcellement actuel d’une île autrefois plus grande, peut être établi sur une surface très étendue, en considérant les espèces communes à des îles ou continents actuels qui faisaient autrefois partie d’un grand continent unique.

Appliquons donc ce genre de recherches de Géographie zoologique et botanique aux cinq grands continents que les études géologiques ont fait supposer avoir existé pendant l’époque crétacée.

Au sujet de trois des continents énumérés plus haut et dont l’existence est la mieux établie, il suffit de dire que des formes communes d’animaux et de végétaux actuels confirment les vues des géologues.

Mais examinons, à l’aide de cette documentation zoologique et botanique, les deux autres continents, sur la configuration ou même l’existence desquels la Géologie ne nous a pas apporté des preuves irréfutables.

Considérons en premier lieu ce continent australo-indo-malgache, qui devait s’étendre alors à la place de l’océan Indien et qui comprenait Madagascar, Ceylan, l’Hindoustan et l’Australie.

Que nous disent, à ce propos, les zoologistes ou les botanistes ?

Sur les débris actuels de ce grand continent, on trouve des types d’animaux qu’on ne rencontre pas ailleurs et qui vivent maintenant à la fois à Madagascar, dans l’Inde et en Australie, ou tout au moins sur les deux premiers débris du continent (Madagascar et Inde). Tels sont des Crustacés plus ou moins analogues aux écrevisses, appartenant au groupe des Paraastacidés, et qu’on trouve dans les eaux douces de l’un ou l’autre de ces tronçons supposés d’un ancien continent. Impossible d’admettre que ces espèces, vivant dans les eaux douces, aient été transportées à travers tout l’océan Indien, de Madagascar jusqu’à l’Inde, par exemple, ou inversement.

Il en est de même pour un certain nombre d’oiseaux ou d’insectes, communs à ces trois terres actuelles, et qu’on n’observe jamais autre part ; pour un mammifère (le Pteropus) qu’on n’a jamais rencontré que dans l’Hindoustan et sur la grande île malgache.

On trouvera donc tout naturel de considérer ces animaux comme les témoins d’une ancienne faune qui existait à l’époque crétacée sur tout le continent australo-indo-malgache, et dont il ne reste plus que ces quelques représentants ; ceux-ci donnent une preuve de l’union ancienne de ces trois terres et, par conséquent, de l’émersion du fond de l’océan Indien à cette époque.

Interrogeons maintenant les botanistes ; ils vont nous fournir des arguments nouveaux en faveur de l’existence de cette ancienne masse continentale.

« Le nombre des espèces de Madagascar, de la Réunion et de Maurice, communes avec l’Inde et Java[4], dit Alphonse de Candolle, est si considérable, que je n’essaierai pas de les énumérer. » Les affinités botaniques entre l’Australie, l’Archipel malais et l’Inde sont également très nombreuses.

D’après un travail de Palacky, paru en 1905, il existe plus de 300 espèces de plantes communes entre l’Inde et Madagascar.

Un chapitre spécial de l’étude approfondie de la famille des Araliacées (famille de l’Aralia, du Lierre, etc.), publiée en 1906 par M. René Viguier, est consacré à cette question.

Cet exemple est tout à fait remarquable. Il résulte en effet de ce travail que les diverses tribus de cette famille représentées actuellement en Australie, dans l’Inde et à Madagascar ont des caractères communs qu’on ne trouve ni dans les Araliacées d’Amérique ni dans celles d’Afrique ou du continent asiatico-européen.

De plus, fait très important, ces plantes qui diffèrent assez peu entre elles, présentent cependant des divergences de second ordre, les unes à Madagascar, les autres dans l’île Maurice[5] ou dans l’Inde ou encore sur le continent australien.

L’hypothèse que ces Araliacées descendent de celles qui existaient sur le continent australo-indo-malgache et qu’elles se sont ensuite différenciées sur les divers lambeaux provenant de la dislocation de ce grand continent, s’impose donc à l’esprit devant ces résultats de la Géographie botanique actuelle exposés dans le Mémoire de M. Viguier.

Mais, dira-t-on, que savez-vous de tout cela ? Il y a bien d’autres hypothèses pour expliquer que des Araliacées assez semblables croissent et prospèrent à la fois sur tous ces débris de votre soi-disant continent ancien, plus ou moins australo-indo-malgache ? Est-ce que les graines de ces Araliacées n’ont pas pu être entraînées par les courants marins ? Et les oiseaux migrateurs, ne peuvent-ils pas avoir emporté les graines de ces végétaux d’un continent actuel à l’autre, à travers l’océan Indien ?

Voilà certes des objections. Il est facile d’y répondre en ce qui concerne ce groupe de végétaux. Les Araliacées en question sont toutes des arbres ou des arbustes dont le fruit charnu renferme les graines. Immergées dans l’eau de mer, ces graines perdent presque immédiatement leur faculté germinative. Inutile donc d’objecter le transport possible par les courants marins. Mais, même dans l’air ordinaire, les graines des Araliacées tombant sur le sol ne conservent pas longtemps leur pouvoir de germer. Les graines tout récemment formées germent difficilement ; celles un peu plus âgées ne germent pas du tout. Le transport par les oiseaux (d’ailleurs peu friands des fruits d’Aralia) est donc inadmissible ; les grains qu’ils auraient amenés d’une terre à l’autre ne pourraient germer sur cette dernière. Au reste, si l’on suit les trajets possibles de ces oiseaux, on voit qu’ils volent d’une terre à l’autre en bien d’autres directions ; pourquoi ne transporteraient-ils pas ailleurs les graines de ces plantes ? Madagascar est plus près de l’Afrique que de l’Inde !

Et le continent Pacifique imaginé par M. Haug ? Existe-t-il des documents zoologiques ou botaniques qui paraîtraient confirmer son existence ?

Les débris actuellement émergés qui pourraient en faire partie sont très peu nombreux. On peut citer la Nouvelle-Zélande, la Patagonie, une partie des Andes du Chili.

Or, il existe précisément une grande affinité zoologique ou botanique entre la faune et la flore de la Patagonie et la faune et la flore de la Nouvelle-Zélande.

Des Poissons d’eau douce du groupe des Pélodryadés, de nombreux Mollusques terrestres et d’eau douce ne se trouvent absolument que dans ces deux contrées. Il en est de même de certains Vers du groupe des Oligochètes, etc.

D’autre part, des végétaux particuliers ne se rencontrent dans le monde entier qu’à la Nouvelle-Zélande et dans les montagnes du Chili. Tel est par exemple l’Azorella, petite plante des hautes montages.

On voit donc que ces documents étayent dans une certaine mesure l’hypothèse de M. Haug relative au continent Pacifique.

Quel flot d’hypothèses ! pensera-t-on sans doute, en lisant le court exposé de cette question complexe.

Certainement, l’étude de l’histoire du Globe ne peut se faire sans que l’interprétation des faits soit entourée de suppositions nombreuses.

Mais lorsque la concordance s’établit aussi entre les données stratigraphiques et la distribution des animaux ou des végétaux vivants, il en résulte une sécurité scientifique aussi absolue qu’on peut la souhaiter dans des études de ce genre.

N’est-il pas admirable qu’on arrive à de pareils résultats avec si peu de documents ! À peine l’homme a-t-il entamé, çà et là, quelques fragments de l’écorce terrestre, dans les carrières, les mines, les tranchées des routes ou des chemins de fer, que son esprit s’appliquant à l’étude attentive de ces roches mises à nu, il sait en déduire la succession de périodes, comprenant des milliers de siècles, qui se sont déroulées successivement à la surface de notre planète ; il sait faire revivre les êtres multiples qui ont évolué les uns après les autres à travers ces temps d’une longueur démesurée !

Et, par ces recherches ardues, par les conclusions qui en découlent, nous avons la sensation que l’humanité ne dure qu’une seconde dans le temps infini, comme, par l’Astronomie, nous avons appris que le Globe tout entier n’est qu’une molécule dans l’espace sans limite.

GASTON BONNIER
  1. On trouvera dans le remarquable Traité de Géologie de M. Haug, qui vient de paraître, une carte des diverses profondeurs des mers et une autre relative aux anciens continents de l’époque secondaire.
  2. De νηριτης, coquillage, dépôts où les coquilles d’animaux marins sont souvent abondantes.
  3. De βαθύς, profond.
  4. Et en même temps spéciales à l’ensemble de ces contrées, bien entendu.
  5. C’est ainsi, par exemple, que les Araliacées de Madagascar et de l’île Maurice ont entre elles de très nombreux caractères communs, mais celles de Madagascar ont toutes les fleurs disposées en ombelles comme des fleurs de Carotte, et celles de l’île Maurice ont toutes des fleurs disposées en épis, comme celles du Plantain.