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L’Auberge de l’Ange Gardien/2

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 17-27).


II

L’ANGE-GARDIEN.


« Y a-t-il du logement pour moi, pour deux mioches et pour mon chien ? recommença Moutier à la porte de l’auberge.

— Entrez, Monsieur, il y a de quoi loger tout le monde, » répondit une voix enjouée.


Entrez, Monsieur, il y a de quoi loger tout le monde.

Et une femme à la mine fraîche et souriante parut sur le seuil de la porte.

« Entrez, Monsieur, que je vous débarrasse de votre cavalier, dit la femme en riant et en enlevant doucement le petit Jacques de dessus les épaules du voyageur. Et ce pauvre petit qui dort tranquillement sur le dos du chien ! Un joli enfant et un brave animal ! il ne bouge pas plus qu’un chien de plomb, de peur d’éveiller l’enfant. »

Pourtant le bruit réveilla enfin le petit Paul ; il ouvrit de grands yeux, regarda autour de lui d’un air étonné, et, n’apercevant pas son frère, il fit une moue comme pour pleurer et appela d’une voix tremblante :

« Jacques ! veux Jacques !

JACQUES.

Je suis ici ; me voilà, mon Paul. Nous sommes très-heureux ! Vois-tu ce bon monsieur ? il nous a amenés ici ; tu vas avoir de la soupe. N’est-ce pas, monsieur Moutier, que vous voudrez bien donner de la soupe à Paul ?

MOUTIER.

Certainement, mon garçon ; de la soupe et tout ce que tu voudras. »

La maîtresse d’auberge regardait et écoutait d’un air étonné.

MOUTIER.

Vous n’y comprenez rien, ma bonne dame, n’est-il pas vrai ? C’est toute une histoire que je vous raconterai. J’ai trouvé ces deux pauvres petits perdus dans un bois, et je les ai amenés. Ce petit-là, ajouta-t-il en passant affectueusement la main sur la tête de Jacques, ce petit-là est un bon et brave enfant ; je vous raconterai cela. Mais donnez-nous vite de la soupe pour les petits, qui ont l’estomac creux, quelque fricot pour tous, et je me charge du chien ; un vieil ami, n’est-ce pas, Capitaine ?

Capitaine répondit en remuant la queue et en léchant la main de son maître. Moutier avait débarrassé Paul de la blouse qui l’enveloppait et il l’avait posé à terre. Paul regardait tout et tout le monde ; il riait à Jacques, souriait à Moutier et embrassait Capitaine. L’hôtesse, qui avait de la soupe au feu, apprêtait le déjeuner ; tout fut bientôt prêt ; elle assit les enfants sur des chaises, plaça devant chacun d’eux une bonne assiette de soupe, un morceau de pain, posa sur la table du fromage, du beurre frais, des radis, de la salade.

« C’est pour attendre le fricot, Monsieur ; le fromage est bon, le beurre n’est pas mauvais, les radis sont tout frais tirés de terre, et la salade est bien retournée. »

Moutier se mit à table ; Jacques et Paul, qui mouraient de faim, se jetèrent sur la soupe ; Jacques eut soin d’en faire manger à Paul quelques cuillerées avant que d’y goûter lui-même. Paul mangea tout seul ensuite et le bon petit Jacques put satisfaire son appétit. Après la soupe il mangea et donna à Paul du pain et du beurre ; ils burent du cidre ; puis vint un haricot de mouton aux pommes de terre. La bonne et jolie figure de Jacques était radieuse ; Paul riait, baisait les mains de Jacques toutes les fois qu’il pouvait les attraper. Jacques avait de son frère les soins les plus touchants ; jamais il ne l’oubliait ; lui-même ne passait qu’en second. Moutier ne les quittait pas des yeux. Lui aussi riait et se trouvait heureux.


Il embrassait Capitaine.

« Pauvres petits ! pensait-il, que seraient-ils devenus, si Capitaine ne les avait pas dénichés ? Ce petit Jacques a bon cœur ! quelle tendresse pour son frère ! quels soins il lui donne ! Que faire, mon Dieu ! que faire de ces enfants ? »

L’hôtesse aussi examinait avec attention les soins de Jacques pour son frère, et la belle et honnête physionomie de Moutier. Elle attendait avec impatience l’explication que lui avait promise ce dernier et lui servait les meilleurs morceaux, son meilleur cidre et sa plus vieille eau-de-vie.

Moutier mangeait encore ; les enfants avaient fini ; ils s’étaient renversés contre le dossier de leurs chaises et commençaient à bâiller.

« Allez jouer, mioches, leur dit Moutier.

— Où faut-il aller, monsieur Moutier ? demanda Jacques en sautant en bas de sa chaise et en aidant Paul à descendre de la sienne.

MOUTIER.

Ma foi, je n’en sais rien. Dites donc, ma bonne hôtesse, où allez-vous caser les petits pour qu’ils s’amusent sans rien déranger ?

— Par ici, au jardin, mes enfants, dit l’hôtesse en ouvrant une porte de derrière. Voici au bout de l’allée un baquet plein d’eau et un pot à côté, vous pourrez vous amuser à arroser les légumes et les fleurs.

JACQUES.

Puis-je me servir de l’eau qui est dans le baquet pour laver Paul et me laver aussi, Madame ?

L’HÔTESSE.

Certainement, mon petit garçon ; mais prends garde de te mouiller les jambes. »

Jacques et Paul disparurent dans le jardin ; on les entendait rire et jacasser. Moutier mangeait lentement et réfléchissait. L’hôtesse avait pris une chaise et s’était placée en face de lui, attendant qu’il eût fini pour enlever le couvert. Quand Moutier eut avalé sa dernière goutte de café et d’eau-de-vie, il leva les yeux, vit l’hôtesse, sourit, et, s’accoudant sur la table :

« Vous attendez l’histoire que je vous ai promise, dit-il ; la voici : elle n’est pas longue, et vous m’aiderez peut-être à la finir. »

Il lui fit le récit de sa rencontre avec les enfants ; sa voix tremblait d’émotion en redisant les paroles de Jacques et en racontant les soins qu’il avait eus de son petit frère, son dévouement, sa tendresse pour lui, le courage qu’il avait déployé dans leur abandon et sa touchante confiance en la sainte Vierge.

« Et à présent que vous en savez aussi long que moi, ma bonne dame, aidez-moi à sortir d’embarras. Que puis-je faire de ces enfants ? Les abandonner ? Je n’en ai pas le courage ; ce serait rejeter une charge que je puis porter, au total, et refuser le présent que me fait le bon Dieu. Mais j’ai une longue route à faire : je quitte mon régiment et je rentre au pays. C’est que je n’y suis pas encore ; j’ai à faire quatre étapes de sept à huit lieues. Et comment traîner ces enfants si jeunes, par la pluie, la boue, le vent ? Et puis, je suis garçon ; je ne suis pas chez moi ; personne pour les garder. Mon frère est aubergiste, comme vous, et n’a que faire de moi ; mon père et ma mère sont depuis longtemps près du bon Dieu ; mes sœurs sont mariées et elles ont assez des leurs, sans y ajouter des pauvres petits sans père ni mère, et sans argent. Voyons, ma bonne hôtesse ! vous m’avez l’air d’une brave femme… Dites… Que feriez-vous à ma place ?

L’HÔTESSE.

Ce que je ferais ?… ce que je ferais ?… Parole d’honneur, je n’en sais rien.

MOUTIER.

Mais ce n’est pas un conseil, cela ? Ça ne décide rien.

L’HÔTESSE.

Que voulez-vous que je vous dise ?… D’abord, je ne les laisserais certainement pas vaguer à l’aventure.

MOUTIER.

C’est bien ce que je me suis dit.

L’HÔTESSE.

Je ne les donnerais pas au premier venu.

MOUTIER.

C’est bien mon idée.

L’HÔTESSE.

Je ne les emmènerais pas à pied si loin.

MOUTIER.

C’est ce que je disais.

L’HÔTESSE.

Alors… je ne vois qu’un moyen… Mais vous ne voudrez pas.

MOUTIER.

Peut-être que si. Dites toujours.

L’HÔTESSE.

C’est de me les laisser. »

Moutier regarda l’hôtesse avec une surprise qui lui fit baisser les yeux et qui la fit rougir comme si elle avait dit une sottise.

« Je savais bien, dit-elle avec embarras, que vous ne voudriez pas. Vous ne me connaissez pas. Vous vous dites que je ne suis peut-être pas la bonne femme que je parais, que je rendrais les enfants malheureux ; que vous les auriez sur la conscience, et que sais-je encore ?

MOUTIER.

Non, ma bonne hôtesse, je ne dirais ni ne penserais rien de tout cela. Seulement… seulement… je ne sais comment dire… je vous suis obligé, reconnaissant… mais vrai, je ne vous connais pas beaucoup… et… et…

L’HÔTESSE.

Vous pouvez bien dire que vous ne me connaissez pas du tout ; mais vous n’en pourrez pas dire autant, si vous voulez aller prendre des informations sur la femme Blidot, aubergiste de l’Ange-Gardien. Allez chez M. le curé, chez le boucher, le charron, le maréchal, le maître d’école, le boulanger, l’épicier, et bien d’autres encore : ils vous diront tous que je ne suis pas une méchante femme. Je suis veuve ; j’ai vingt-six ans ; je n’ai pas d’enfants, je suis seule avec ma sœur qui a dix-sept ans ; nous gagnons notre vie sans trop de mal ; nous ne manquons de rien ; nous faisons même de petites économies que nous plaçons tous les ans ; il me manque des enfants ; en voilà deux tout trouvés. Je ne vous demande rien, moi, pour les garder ; je n’en fais pas une affaire. Seulement, je sais que je les aimerais, que je ne les rendrais point malheureux et que vous aurez la conscience tranquille à leur égard. »

Moutier se leva, serra les mains à l’hôtesse dans les siennes et la regarda avec une affectueuse reconnaissance.

« Merci, dit-il d’un accent pénétré. Où demeure votre curé ?

— Ici, en face ; voici le jardin du presbytère ; poussez la porte et vous y êtes. »

Moutier prit son képi et alla voir le curé pour lui parler de madame Blidot et lui demander un bon conseil. Il faut croire que les renseignements ne furent pas mauvais, car Moutier revint un quart d’heure après, l’air calme et joyeux.

« Vous aurez les petits, mon excellente hôtesse, dit-il en souriant. Je vous les laisserai… demain ; vous voudrez bien me loger jusqu’à demain ? Pas vrai ?

L’HÔTESSE.

Tant que vous voudrez, mon cher monsieur ; c’est juste ; je comprends que vous vouliez vous donner un peu de temps pour savoir comment je suis et pour voir installer mes enfants… car je puis bien dire à présent mes enfants, n’est-ce pas ?

MOUTIER.

Ils restent bien un peu à moi aussi, sans reproche ; et je ne dis pas que je ne reviendrai pas les voir un jour ou l’autre.

L’HÔTESSE.

Quand vous voudrez ; j’aurai toujours un lit pour vous coucher et un bon dîner pour vous refaire. Et, à présent, je vais voir à mes enfants ; ne voilà-t-il pas les soins maternels qui commencent ? D’abord il me faut les coucher pas loin de moi et de ma sœur. Et puis, il leur faudra du linge, des vêtements, des chaussures.

MOUTIER.

C’est pourtant vrai ! Je n’y songeais pas. C’est moi qui suis honteux de vous causer ces embarras et cette dépense ; ça, voyez-vous, ma bonne hôtesse, inutile de m’en cacher ; je n’ai pas de quoi payer tout cela ; j’ai tout juste mes frais de route et une pièce de dix francs pour l’imprévu : un cigare, un raccommodage de souliers, une petite charité en passant, à plus pauvre que moi. Par exemple, je peux partager la pièce, et vous laisser cinq francs. J’arriverai tout de même ; je me passerai bien de tabac et de souliers. Il y en a tant qui marchent nu-pieds ! on se les baigne en passant devant un ruisseau, et on n’en marche que mieux.

L’HÔTESSE.

Gardez votre pièce, mon bon monsieur ; je n’en suis pas à cinq francs près. Gardez-la ; votre bonne intention suffit, et les enfants ne manqueront de rien. »

L’hôtesse se leva, fit en souriant un signe de tête amical à Moutier et sortit.