L’Aubergiste du village/05

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L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 252-273).
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V


V


Chasteté, gloire des femmes,
Belle mais aussi frêle fleur !



Deux mois s’étaient écoulés.

Un matin, de bonne heure, trois ou quatre jeunes paysans se trouvaient à la forge, causant de mille choses. Sus tenait d’une main un fer dans le feu, et tirait de l’autre un soufflet, en sifflant l’air traînant d’une chansonnette :

— Ah çà ! qui a appris la nouvelle ? s’écria un des jeunes gens ; Lisa Gansendonck va épouser un baron !

— Ah ! ah ! dit le forgeron en riant, l’année prochaine, Pâques tombe un vendredi ! Allez, allez vendre vos nouvelles sur un autre marché !

— Oui, oui, elle va se marier avec ce jeune monsieur qui depuis six ou sept semaines ne sort plus du Saint-Sébastien.

— Si cela réussit, le bœuf vêlera ! s’écria Sus.

— Vous ne le croyez pas ? Le blaeskaek lui-même l’a dit au notaire.

— Alors je le crois beaucoup moins encore.

— Savez-vous ce que je pense ? Baes Gansendonck est occupé à se brasser lui-même de la bière bien amère. Il court toutes sortes de bruits singuliers sur le compte de mademoiselle Lisa. Les gens parlent d’elle comme les juifs du lard.

— Le blaeskaek n’aura que ce qu’il mérite, et cette coquette poupée à la mode aussi. Celui qui joue avec le chat attrape des coups de griffes, dit le proverbe.

— Et le malheureux Karel qui est assez sot pour s’en faire du chagrin. Je la laisserais joliment filer avec son baron !

— Voilà Karel qui vient là-bas ! dit un des jeunes gens, qui se tenait près de la porte. Même à cette distance, on voit qu’il est triste ; il marche le menton sur la poitrine, comme s’il cherchait des épingles. On dirait qu’il porte sur le dos la bêche qui doit creuser sa fosse.

Tous passèrent la tête dehors, et regardèrent Karel qui suivait lentement le chemin, les yeux baissés, songeur et distrait.

Sus jeta violemment son marteau contre l’enclume, comme si une soudaine colère s’était emparée de lui.

— Que te prend-il donc ? demandèrent les autres.

— Quand je vois Karel, mon sang bout ! s’écria Sus ; je consentirais à rester toute une année sans voir une pinte de bière, si je pouvais entre quatre yeux forger à tour de bras sur le dos du blaeskaek ! L’orgueilleux lourdaud ! Par ses sottes lubies, il perdra l’honneur de sa fille : après ça, il en est le maître, et elle ne mérite guère mieux, l’écervelée ! Mais qu’il fasse dépérir de chagrin mon ami Karel, et qu’il le pousse dans la fosse… un garçon fort comme un chêne, riche, instruit, et d’un excellent cœur, qui vaut cent blaeskaek et cent coquettes comme sa fille, voilà ce que je ne puis digérer. Voyez-vous, je ne veux de mal à personne, mais si par hasard, Gansendonck se cassait le cou, je regarderais cela comme une punition de Dieu !

— Sois tranquille, Sus ! la punition vient toujours à son heure. Quand la fourmi gagne des ailes, elle est bien près de mourir.

— Ne menace pas tant, Sus, le blaeskaek a dit qu’il te ferait mettre en prison.

— Bah ! Je crains aussi peu le fanfaron que s’il n’était qu’en peinture sur la muraille.

— Mais ne peux-tu faire comprendre à Karel qu’il devrait la laisser courir avec ceux pour qui elle est bonne ?

— Il n’y a pas d’onguent qui puisse le guérir ; plus on le fait servir de plastron au Saint-Sébastien, et pire il devient ; on lui fait croire là-bas que le chat pond des œufs ; il a perdu le sens. Il a perdu tout courage aussi : quand on parle un peu trop de cette affaire, les larmes lui viennent aux yeux, il tourne les talons et bonjour les amis.

— Mais Kobe ne pourrait-il faire comprendre à son baes que lorsqu’une corneille veut voler avec les cigognes, elle tombe bientôt dans la mer et s’y noie ?

— Baes et domestique se servent du même peigne ; deux sacs mouillés ne se sèchent pas l’un l’autre.

— Tais-toi, Sus, le voilà ; je crois qu’il vient à la forge.

En effet, Karel entra dans la forge et salua les compagnons avec un sourire forcé. Muet, il s’approcha de l’établi, tourna la vis de l’étau d’un air rêveur, et prit en main avec distraction les outils les uns après les autres, tandis que les jeunes paysans le contemplaient avec curiosité et compassion.

Assurément une douleur sans répit devait consumer Karel ; en si peu de temps, il était déjà très-changé. Son visage était d’une pâleur blême, ses yeux sans éclat erraient autour de lui ou se fixaient opiniâtrément sur des objets insignifiants ; ses joues étaient creuses et amaigries. Tout dans son attitude trahissait l’affaissement et la négligence ; ses vêtements n’étaient plus propres comme jadis, ses cheveux tombaient en désordre sur son cou.

— Eh bien, Karel, s’écria Sus, vous entrez encore ici comme la lumière du soleil, sans parler. Allons, allons, jetez ces vilaines pensées par-dessus la haie, et songez que vous valez mieux que ceux qui vous chagrinent ! Faites une croix dessus et buvez une bonne pinte ; toute votre tristesse ne donnera pas d’esprit au blaeskaek ! Et quant à sa charmante fille, vous n’en ferez jamais autre chose qu’une…

Un frémissement et un regard perçant de Karel arrêtèrent le mot sur les lèvres du forgeron.

— Oui, reprit-il, je sais que je ne puis toucher à cela ; vous ressemblez aux mauvais malades qui ne veulent pas du médecin ou jettent les fioles par la fenêtre ; mais peu importe, il y a trop longtemps que ces folles lubies durent. Savez-vous ce que dit le blaeskaek ? Il dit que mademoiselle Lisa va se marier avec monsieur Van Bruinkasteel, se marier devant la loi et l’église.

— J’aime mieux qu’il l’épouse que moi, dit un autre ; il aura du beau, une paysanne sortie du bon chemin et à bout de vertu !

Karel frappa sur l’étau avec son poing convulsivement fermé, jeta à celui qui parlait un regard plein d’amertume et de colère, et dit d’une voix étouffée :

— Lisa ? Lisa est innocente et pure ! Vous parlez méchamment et injustement !

Après ce peu de mots, il regagna la route et s’éloigna à pas lents de la forge, sans prendre garde à ce que lui criait encore son ami Sus.

Il traversa la route et prit un sentier qui menait dans la campagne. Chemin faisant, il se parlait de temps en temps à lui-même, s’arrêtait parfois en frappant du pied, puis reprenait sa marche d’un pas plus rapide, et s’éloignait toujours davantage, lorsque y au coin d’une petite sapinière, il entendit soudain prononcer son nom.

Il vit le domestique de baes Gansendonck assis sur le talus de la sapinière, une bouteille dans une main, un morceau de viande dans l’autre, et un fusil de chasse à côté de lui.

— Ah ! Kobe, s’écria le jeune homme avec joie, que faites-vous ici ?

— C’est encore une lubie de notre baes, répondit le domestique. Dès qu’il peut se passer de moi, il faut me mettre en route et aller jouer au garde forestier. Je veille ici à ce que les arbres ne s’envolent pas.

— Faites quelques pas avec moi, dit Karel d’une voix suppliante.

— J’ai justement fini mon repas, dit le domestique en se levant. Voyez, Karel, le beau fusil de chasse ? Le chien est tellement rouillé qu’un cheval même ne l’armerait pas, et le canon en est chargé depuis vingt ans et trois mois ! Tel maître, tel fusil !

— Allons, Kobe, dit le brasseur au domestique qui marchait à côté de lui, dites-moi un mot de consolation. Comment cela va-t-il là-bas ?

— Pomme pourrie que je ne sais par quel côté entamer, Karel. Les choses vont de travers : le baes, fou de joie, ne sait plus ce qu’il fait ; il rêve tout haut barons et châteaux, il court jusqu’à trois fois par jour chez le notaire.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Karel avec émotion.

— Il dit que Lisa va épouser d’ici à peu de temps monsieur Van Bruinkasteel.

Le brasseur pâlit et regarda le domestique avec une douloureuse surprise.

— Oui, poursuivit Kobe, mais le jeune baron ne sait rien de l’affaire et n’y songe pas.

— Et Lisa ?

— Lisa non plus.

— Ah ! dit Karel en respirant comme si un rocher venait de tomber de sa poitrine, Kobe, vous m’avez fait mal !

— Si j’étais à votre place, reprit Kobe, je voudrais voir clair là-dedans ; quand on laisse trop pousser la mauvaise herbe, elle finit par étouffer le plus beau grain. Vous ne venez jamais au Saint-Sébastien qu’après que monsieur Van Bruinkasteel est parti ; vous restez des demi-journées entières assis auprès de Lisa, et triste à émouvoir les pierres. Si Lisa vous demande la cause de votre tristesse, vous lui dites que vous êtes malade, et elle vous croit.

— Mais, Kobe, que puis-je faire ? Au moindre mot que je touche de cette affaire, elle se met à fondre en larmes ! Elle ne me comprend pas.

— Larmes de femme sont à bon marché, Karel ; je n’y ferais pas grande attention ; il est trop tard pour combler le puits quand le veau s’y est noyé. Un chien ne reste pas longtemps attaché avec des saucisses.

— Que voulez-vous dire ? balbutia le jeune homme épouvanté. Soupçonnez-vous Lisa ? Craignez-vous qu’elle… ?

— Si je savais qu’un cheveu de ma tête eût une mauvaise idée de Lisa, je l’arracherais. Non, non, Lisa est innocente dans l’affaire. Elle s’imagine aussi, la pauvre fille, que ces cajoleries et ce langage français ne sont que les belles manières. Et quand, par amour pour vous, elle accueille le baron avec froideur, notre baes intervient et la force de se montrer aimable. Monsieur Van Bruinkasteel doit être bien bon ; car le baes lui jette Lisa dans les bras dix fois par semaine !

— Comment ! dans les bras ? s’écria Karel d’une voix sombre.

— C’est seulement une manière de parler, poursuivit Kobe ; si vous ne me comprenez pas, tant mieux !

— Que faut-il faire ? que faut-il faire ? s’écria Karel avec désespoir et en frappant du pied la terre.

— Cela n’est pas caché sous le sable que vous battez, Karel. Si J’étais vous, j’irais droit au but ; mieux vaut un carreau cassé que la maison perdue.

— Que voulez-vous dire ? pour l’amour de Dieu, parlez plus clairement.

— Eh bien, cherchez une querelle à monsieur Victor ; fallût-il se battre, cela amènerait encore un changement, et d’ordinaire, en changeant, ce qui ne vaut rien s’améliore.

— S’il me donnait seulement un prétexte ! s’écria Karel ; mais ce qu’il dit et fait est si habilement calculé, qu’il y a de quoi crever de dépit sans pouvoir se venger.

— Allons, allons, qui veut trouver n’a pas besoin de chercher bien loin. Marchez-lui sur le pied, vous savez bien, son petit pied en pantoufles de velours ! De cette manière, la partie sera bientôt en train.

— Ah ! Kobe, qu’en dirait Lisa ? Faut-il que je compromette sa réputation par une agression qu’on regarderait comme une preuve que moi aussi j’ai de mauvaises idées sur son compte ?

— Pauvre innocent ! croyez-vous que les gens ne glosent pas sur Lisa ? Il n’y a pas de mal qu’on ne dise d’elle tous les jours. Toute l’affaire est divulguée, et chacun y ajoute encore son petit mot.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! elle est innocente, et on l’accuse comme une coupable !

— Karel, vous n’avez plus de sang dans le cœur. Vous voyez le mal grandir chaque jour, et vous courbez la tête comme un enfant impuissant. Vous voyez que tout concourt à pousser à sa perdition votre innocente amie : le langage séducteur de Victor, le fol orgueil de son père, et sa propre inclination à elle pour tout ce qui vient de la ville. Personne ne peut rien faire pour la sauver, personne que vous… ange gardien qui vous endormez tandis que le démon travaille à égarer cette chère âme ! Grâce à votre craintive et débonnaire patience, vous abandonnez Lisa, seule en face du danger qui la menace ! Si, par malheur, elle succombait, à qui en serait la faute ? Allons, aidez-vous, Dieu vous aidera ; soyez courageux, tranchez le nœud, montrez-vous homme ! Le proverbe ne dit-il pas : C’est parce que le berger qui connaît le bon chemin s’en écarte, que le loup mange la brebis ?

Karel ne répondit qu’après un moment de silence.

— Hélas ! hélas ! dit-il en soupirant, j’ai peur de tout ! Que pourrais-je entreprendre ? Je sais qu’au premier regard de Lisa la dernière étincelle de courage s’éteindra en moi : le cœur est malade, Kobe ; il faut subir mon triste sort.

— Défendez-la au moins contre les sanglants outrages du baron lui-même.

— Les outrages ? L’a-t-il outragée ?

— Savez-vous ce que monsieur Van Bruinkasteel disait avant-hier en se raillant à ses compagnons, en présence du chasseur d’Adolphe ?

Il s’approcha mystérieusement du brasseur, et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Tu mens ! tu mens ! s’écria Karel en repoussant violemment le domestique ; il n’a pas dit cela !

— Comme vous voudrez, Karel, grommela Kobe, Soit ! je mens, le chasseur ment ; cela n’est pas vrai, cela ne peut pas être, monsieur Van Bruinkasteel aime trop bien Lisa pour dire pareille chose !

Karel s’était cramponné au tronc d’un jeune sapin ; sa poitrine se soulevait violemment ; sa respiration se perdait en un lugubre et guttural sifflement ; ses yeux étincelaient d’un feu sombre sous ses sourcils abaissés. Ce que le domestique lui avait chuchoté à l’oreille devait avoir fait à son cœur une affreuse blessure, car il tremblait comme un roseau et rugissait comme un lion.

Soudain il tendit vers le domestique son poing convulsivement serré, et s’écria tout hors de lui :

— Ah ! c’est donc un assassinat que tu me conseilles, démon ?

Kobe épouvanté fit quelques pas en arrière, et balbutia :

— Çà, Karel, est-ce pour rire ou non que vous faites si vilaine figure ? Je ne vous ai fait aucun mal. Si vous aimez mieux voir mes talons, vous n’avez qu’à le dire : un bonjour, tout est fini, et chacun va son chemin.

— Reste ici ! cria le brasseur.

— Ouvrez les mains alors, répondit Kobe, je n’aime pas les poings fermés.

Karel baissa de nouveau les yeux et demeura quelque temps immobile, sans regarder le domestique. Enfin, il releva la tête et demanda d’une voix tremblante :

— Kobe, Victor Van Bruinkasteel est-il à cette heure au Saint-Sébastien ?

— Oui, mais… oui, mais… s’écria le domestique avec angoisse, vous n’irez pas vous, Karel ; dussé-je me battre avec vous, je vous en empêcherai tant qu’il me restera un souffle de vie. Je ne vous comprends pas : vous êtes, comme dit le proverbe, tantôt trop sage, tantôt trop fou, jamais comme il faudrait être. Vous iriez faire du beau au Saint-Sébastien ; vous avez le regard d’un taureau furieux !

Sans avoir égard à ces paroles, Karel fit volte-face et s’achemina rapidement dans la direction de la demeure de baes Gansendonck. Le domestique laissa tomber son fusil, et se précipita au-devant du brasseur en le retenant de force.

— Laisse-moi aller ! dit Karel tandis que Kobe le regardait avec un sourire ambigu ; je veux partir, et tu sais bien que tu ne peux m’en empêcher. Pourquoi me forcer à te faire du mal ?

Ces paroles dites de sens rassis surprirent le domestique : pourtant il ne lâcha pas prise et demanda :

— Promettez-vous d’en rester aux mots et de ne pas recourir aux mains ?

— Je ne ferai de mal à personne, répondit le jeune brasseur.

— Qu’allez-vous donc faire ?

— Suivre votre conseil, Kobe ; demander compte de sa conduite à tout le monde, et dire tout net ce que j’ai sur le cœur ; mais ne craignez rien, Kobe, j’ai une mère.

— Ah ! votre bon sens est-il revenu ? Vous pourriez en remontrer au coq du clocher ! Vous ne feignez pas, n’est-il pas vrai ? Eh bien, allons, je vous accompagne. Soyez calme et fort, Karel ; qui parle haut a à moitié vaincu. Faites un peu de bruit, montrez les dents, et dites une bonne fois son fait au baes ; le courage ne lui donnera pas la fièvre. Dieu sait, si vous l’abordez bien, si lui-même ne priera pas le baron de passer désormais outre sa porte ; et alors après la douleur vient le plaisir ! Il me semble déjà voir le ménétrier sur son estrade !

Tous deux suivaient le sentier d’un pas mesuré ; le domestique faisait entrevoir au jeune homme une consolante perspective, l’encourageait à montrer toute la fermeté convenable, et lui conseillait de ne pas prendre garde cette fois aux larmes de Lisa avant d’avoir pleinement atteint le but qu’il avait en vue.

Non loin de l’auberge, Kobe quitta son compagnon préoccupé, en alléguant qu’il était trop tôt pour qu’il rentrât à la maison, et qu’il en avait encore pour toute une grande heure à jouer le garde forestier.

Karel lui serra la main avec reconnaissance et lui promit de nouveau de suivre son conseil. Il sembla au jeune homme, dès qu’il se trouva seul, qu’un voile était tombé de ses yeux, et que pour la première fois il voyait clairement ce qui se passait et ce qu’il avait à faire. Il se proposa de demander compte de sa conduite à baes Gansendonck, et, — que cela lui plût ou non, — de lui faire sentir combien sa folie mettait en péril non-seulement la bonne renommée de Lisa, mais son honneur lui-même. La physionomie du jeune homme, lorsqu’il arriva près de l’auberge, attestait une calme et froide résolution.

Cette disposition d’esprit changea tout à coup à la porte de derrière du Saint-Sébastien.

À l’intérieur de la chambre, on entendait la voix séductrice du baron ; il chantait une romance française dont l’air et le rhythme respiraient l’amour et la coquetterie.

Karel s’arrêta tout tremblant, et prêta l’oreille avec une fiévreuse attention :

Pourquoi, tendre Élise, toujours vous défendre ?
À mes désirs daignez vous rendre.


Les doigts du brasseur se serrèrent convulsivement ; son cœur torturé était en proie à un terrible orage. Les doigts du brasseur se serrèrent convulsivement ; son cœur torturé était en proie à un terrible orage.

Ayez moins de rigueur ;

Si mon amour vous touche,
Qu’un mot de votre bouche

Couronne mon ardeur !


La voix de Lisa se mêlait timidement à celle du baron ; elle aussi chantait ces voluptueuses paroles !

Le sang se précipitait impétueusement dans les veines du jeune homme ; ses yeux s’injectèrent, ses dents se heurtèrent avec un grincement ; et lorsque les derniers vers de la romance tombèrent sur son cœur de la bouche de Lisa et de celle du baron, comme d’ardentes étincelles, ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Pitié ! mon trouble est extrême.

Ah, dites je vous aime !

Ah,Je vous aime[1] !


– Bravo ! bravo ! s’écria le baes en battant des mains. Oh ! que c’est beau !

Un lugubre sifflement s’échappa de la gorge contractée du jeune homme, et il entra dans l’auberge.

À son apparition dans la chambre, chacun se leva effrayé ou surpris : Lisa jeta un perçant cri d’angoisse et tendit vers Karel des bras suppliants ; le baron le regarda en face d’un air fier et interrogateur ; le baes frappait impatiemment du pied et grommelait des injures en lui-même.

Un instant Karel demeura, comme hors de sens, la main appuyée sur une chaise ; il tremblait au point que ses jambes menaçaient de se dérober sous le poids de son corps ; son visage était pâle comme un linge ; des frémissements nerveux et convulsifs couraient sur son front et sur ses joues ; en somme, son aspect devait être terrible, car le baron, quelque courageux qu’il fût d’ailleurs, pâlit aussi et fit quelques pas en arrière pour se mettre hors de la portée du brasseur furieux. Baes Gansendonck seul semblait encore se railler de Karel, et le contemplait avec un sourire de dédain.

Soudain le jeune homme lança au baron un regard brûlant de haine et de vengeance ; le baron, choqué, s’écria d’un ton arrogant :

— Çà, que signifie cet enfantillage ? Savez-vous à qui vous avez affaire ? Je vous défends de me regarder aussi insolemment.

Le brasseur poussa un cri sourd, son poing se crispa sur le dossier de la chaise, et sans aucun doute il allait en frapper le baron à la tête, mais, avant qu’il eût eu le temps de faire ce mouvement, Lisa s’élança vers lui et enlaça ses bras au col de Karel en pleurant à chaudes larmes. Son regard était si suppliant, si aimant ; elle l’appelait de si doux noms, que, vaincu et à bout de forces, il s’adossa sur la chaise et dit avec un profond soupir :

— Oh ! merci, merci, Lisa : vous m’avez sauvé ! Sans vous, c’en était fait !

La jeune fille pressait ses deux mains et continuait à le calmer et à le consoler par d’affectueuses paroles. Elle voyait bien, à la violente émotion qui l’agitait encore, que sa colère n’était pas éteinte, et s’efforçait d’apprendre de lui la cause de son égarement.

Sur ces entrefaites, le baron s’approcha de la porte, et il se disposait à quitter l’auberge ; mais baes Gansendonck lui cria :

— Eh bien, monsieur le baron, avez-vous peur d’un paysan fou ?

— Je ne crains pas un paysan fou, répondit le baron en ouvrant la porte, mais il ne me convient pas de me prendre au collet avec lui.

À ces insultantes paroles, Karel bondit, s’arracha des bras de son amie, et courut à la porte pour rejoindre le baron dehors ; mais baes Gansendonck l’arrêta et s’écria transporté de colère :

— Holà ! maraud, à nous deux maintenait ! Cela dure depuis assez longtemps. Quoi ! tu viendras chasser les gens de ma maison et y jouer le rôle de baes ! Frapper à coups de chaise monsieur le baron Van Bruinkasteel ! Je ne sais ce qui me retient de te faire empoigner par les gendarmes ! Viens, j’ai à te dire des choses que ma fille ne doit pas entendre : comme cela, ce sera fini d’un seul coup, ou je te montrerai qui est maître ici.

Un sourire amer crispa le visage de Karel. Il suivit le baes dans une autre chambre ; celui-ci ferma la porte en dedans, et muet, l’œil plein de menace, il se planta devant le brasseur, qui s’efforçait visiblement de réprimer son émotion et de ressaisir le calme nécessaire à son but dans cette entrevue souhaitée.

— Faites laide mine tant que vous voudrez, dit le baes, je me ris de vos lubies. Vous allez me dire, et un peu vite, qui vous donne le droit de venir dans ma maison pour y faire l’insolent vis-à-vis du monde ! Croyez-vous peut-être avoir acheté ma fille ?

— Ne m’irritez pas, pour l’amour de Dieu, dit Karel d’une voix suppliante, laissez-moi revenir un peu à moi, je raisonnerai avec vous ; et si vous ne voulez pas me comprendre, je m’en irai et ne remettrai jamais le pied sur votre seuil.

— Voyons, je suis curieux de vous entendre ; je sais quelle chanson vous allez me chanter, mais cela ne réussira pas : vous frappez à la porte d’un sourd !

À cette ironie, la colère emporta de nouveau Karel ; il dit d’une voix rapide et avec des gestes saccadés :

— Mon père vous a secouru, vous a sauvé de la ruine ! Vous lui avez promis à son lit de mort que Lisa serait ma femme ; vous avez encouragé notre amour…

— Les temps changent et les hommes aussi…

— Maintenant que vous avez hérité d’un peu de boue, de cette boue qu’on nomme argent, maintenant vous voulez non-seulement briser, comme un ingrat, votre parole solennelle, mais encore vous souillez l’honneur de ma fiancée. Vous vendez sa pudeur pour le vain espoir d’une élévation impossible, et vous faites traîner son honneur dans la fange des rues…

— Oh ! oh ! quel ton est-ce là ? À qui croyez-vous parler ?

— Et moi, vous me faites dépérir, vous me faites mourir de chagrin et de désespoir. Non pas parce que vous voulez me ravir Lisa ; non, cela vous ne le pourriez pas ; elle m’aime ! Mais y a-t-il un plus grand martyre que de voir sous ses yeux pervertir son amie, sa fiancée, de la voir souiller par tout ce que la ville nourrit de mauvais et d’immoral ? de devoir la conduire à l’autel quand la pureté de son âme aura été profanée ?

— Avez-vous appris par cœur cet incompréhensible verbiage ? Il n’en est pas plus clair pour cela. Je suis maître, et ce que je fais est bien fait ; croyez-vous peut-être avoir plus d’esprit que baes Gansendonck ?

— Aveugle que vous êtes ! vous forcez votre fille à écouter les paroles empoisonnées du baron ; chaque flatterie est une souillure pour cette âme candide. Vous la poussez à sa perte ; et si elle tombe… Hélas ! le père même aura creusé l’abîme où devait s’engloutir l’honneur de son enfant ! Qu’espérez-vous ? Qu’elle épouse monsieur Van Bruinkasteel ? Ah ! ah ! cela ne se peut ! Son père et sa famille ne fussent-ils pas là pour l’en empêcher, que lui-même repousserait une femme déjà déshonorée à ses yeux, et par la manière dont vous cherchez à l’attirer sans déguisement et par ses propres caresses.

— Continuez, s’écria baes Gansendonck avec un rire ironique, je ne savais pas que votre chanson eût autant de notes. Elle n’épousera pas le baron ? C’est ce que nous verrons ! Vous viendrez à la noce si vous voulez bien vous conduire. Mettez-vous l’amour hors de la tête, Karel, c’est ce que vous pouvez faire de mieux ; autrement cela pourrait bien vous faire du mal. Tout en restant notre ami, ne venez plus à la maison, car vous devez comprendre que le baron va désormais passer pour ainsi dire toute la journée ici, et vous vous trouveriez dans son chemin ; il n’est pas homme à hanter beaucoup les paysans.

— Ainsi la vue de ma mortelle douleur n’a aucun pouvoir sur vous ? Il viendra encore la cajoler, la tromper par ses perfides paroles, célébrer dans ses chansons le désir et la passion, remplir le cœur de ma Lisa d’un venin qui doit tuer tout sentiment de chasteté et d’honneur ?


— Du venin ? Qu’est-ce à dire ? Parce que vous êtes incapable d’en faire autant. Voilà comme les paysans parlent toujours des messieurs de la ville ; ils crèvent d’envie quand ils voient quelqu’un qui connaît les belles manières et la politesse. Maîtrisez votre cœur, mon garçon ; vous continueriez que cela ne servirait à rien. Le baron viendra comme par le passé, et Lisa deviendra une grande dame. Vous vous casseriez la tête que cela n’y ferait pas plus qu’une mouche dans la chaudière de votre brasserie. J’ai le droit de faire dans ma maison et de ma fille ce que je veux, et personne n’a celui d’y mettre le nez, vous moins que tout autre !

— Le droit ! s’écria Karel avec un rire amer, le droit de perdre l’honneur de votre enfant ? de la livrer, innocente et pure comme elle l’est, en proie aux calomnies de chacun ? de la faire honnir et détester par tout le monde, comme le méprisable jouet d’un jeune fat efféminé ? Non, non, ce droit vous ne l’avez pas ! Lisa m’appartient ! Si son père veut la précipiter dans la fange de l’ignominie, moi je l’en arracherai triomphalement. J’avais oublié mon devoir ; mais c’est fini maintenant. Votre baron se tiendra à l’écart, Lisa sera sauvée malgré vous. Non, Je n’ai plus d’égards pour votre fatale ambition !

— Est-ce tout ce que vous avez à dire ? demanda baes Gansendonck avec la plus grande indifférence ; alors je vous dirai tout net que je vous défends l’entrée de ma maison, et si vous osez encore y venir, je vous ferai mettre à la porte par le garde champêtre et mes domestiques.

— Une auberge est ouverte pour tout le monde.

— Il ne manque pas chez moi de chambres où le baron pourra s’entretenir avec ma fille.

Le jeune homme, abattu et découragé, s’affaissa sur une chaise, pencha la tête et baissa les yeux sans répliquer un mot.

— Allons, partez, dit le baes ; vous serez bien vite guéri de votre échec amoureux. Retournez chez vous, et dorénavant tenez-vous à distance du Saint-Sébastien, sans vous inquiéter davantage de Lisa. À cette condition, nous resterons bons amis de loin. J’oublierai votre arrogance et vos sottes lubies. Bon sens tard venu est aussi sagesse. — Eh bien, partez-vous ?

Karel se leva ; son visage avait subi une complète transformation. La tension de ses nerfs avait disparu ; ce fiévreux élan d’énergie l’avait épuisé, l’impuissance de ses paroles lui avait ravi tout courage. Suppliant et les mains jointes, il s’avança vers le baes, et, les yeux humides, lui dit :

— Ô Gansendonck, ayez pitié de moi, de Lisa ! Soyez sûr que j’en mourrai… Par la mémoire de mon père, je vous en conjure, ouvrez les yeux. Donnez-moi votre fille en mariage avant que son nom soit tout à fait déshonoré. Je la rendrai heureuse, je l’aimerai, je la soignerai et travaillerai pour elle comme un esclave ! J’aurai pour vous la vénération, l’obéissance, l’amour d’un fils, et vous servirai comme un valet !

En voyant Karel s’humilier si bas devant lui, le baes en eut quelque pitié, et répondit :

— Karel, je ne veux pas dire que vous ne soyez pas un bon garçon, et que ma Lisa n’aurait pas en vous un bon mari.

— Ô Baes, pour l’amour de Dieu, supplia le jeune homme en lui adressant un regard brillant d’espérance, ayez compassion de moi ! Donnez-moi Lisa pour femme ! J’accomplirai vos moindres désirs avec la soumission d’un enfant : je vendrai la brasserie, j’irai habiter un château, je quitterai mon rang de paysan, je changerai complètement ma vie !

— Cela ne peut plus se faire, mon cher Karel ; il est trop tard.

— Et si vous saviez que je dois bien sûrement en mourir ?

— Cela me ferait vraiment peine, mais je ne puis vous forcer à demeurer en vie.

— Ô Gansendonck ! s’écria le jeune homme en levant les mains au ciel et tombant à genoux, laissez-moi l’espérance ! Ne me tuez pas !

Le baes le releva et reprit :

— Mais vous perdez la tête, Karel ; je n’y puis plus rien faire. Songez donc combien les choses sont déjà avancées ; demain nous allons dîner au pavillon chez monsieur le baron ; il donne une fête en l’honneur de Lisa.

— Elle ? elle, ma Lisa au château du baron ? Oh ! vous allez perdre son honneur à tout jamais ! Il n’y a pas une seule femme au château !

— Elle va faire connaissance avec la résidence de chasse de son futur mari.

— Ainsi, plus d’espoir ! À elle le déshonneur, à moi la tombe ! s’écria le brasseur avec horreur et la voix pleine de sanglots ; tandis qu’il portait les mains devant ses yeux et qu’un torrent de larmes coulait sur ses joues.

— Je vous plains, Karel, dit le baes d’un ton indifférent. Lisa sera une grande dame. Cela est écrit là-haut ; et cela sera…

Il prit doucement par les épaules Karel désespéré, et le poussa vers la porte en disant :

— Allons, cela a duré assez longtemps, et cela ne peut d’ailleurs servir à rien. Retournez chez vous… et plus un mot à Lisa, entendez-vous ?

Karel se laissa pousser en avant, docile, et muet. Sa tête affaissée penchait vers la terre, des larmes abondantes tombaient de ses yeux sur le sol. En entrant dans la chambre où se trouvait Lisa, il jeta encore sur elle, comme un éternel adieu, un regard mourant…

La jeune fille, qui depuis si longtemps déjà écoutait avec une profonde anxiété les sons confus qui retentissaient dans la chambre fermée, attendait, debout et tremblante, que la porte s’ouvrît.

Et voilà que son amant apparaissait à ses yeux, muet, tout en larmes, comme une victime innocente qui marche à la mort ! Un cri déchirant s’échappa de son sein ; elle s’élança vers le jeune homme, se suspendit à son cou en gémissant, et s’efforça avec angoisse de l’éloigner de la porte ! Karel jeta sur elle un douloureux regard et sourit si tristement, que ce funèbre sourire fit jaillir du sein de Lisa un nouveau cri de détresse.

Baes Gansendonck détacha, en prononçant des paroles de menace, les bras de sa fille du cou de Karel, poussa le jeune homme hors de l’auberge, et ferma la porte derrière lui.

  1. Air de Joconde, Ces vers sont en français dans le texte original.