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L’Autel (Pert)/1

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 1-25).

L’AUTEL


I

Un doux soleil de mai dorait le petit appartement clair, très moderne, situé au cinquième étage d’une maison neuve, rue Caulaincourt — ascenseur, électricité, chauffage, eau chaude. — La rumeur lointaine de Paris pénétrait à peine par les fenêtres entr’ouvertes du salon, un peu maigrement garni de meubles art nouveau à bon marché, et venait mourir au seuil vitré de la salle à manger.

Le déjeuner terminé, les maîtres de la maison et leur convive s’éternisaient autour de la nappe demi-desservie, sur laquelle s’effeuillaient les roses joliment disposées de la corbeille basse.

À présent que Paul Charvaud les avait quittés, courant à une interview dont il espérait ardemment un assez gros profit — Paul signait Guy de Vriane son « Courrier des théâtres » dans une feuille mondaine, et ne signait point dans un grand quotidien le reportage qui le faisait vivre, avec ces hauts et ces bas perpétuels du journalisme ; — à présent que Robert Castely, sa femme, la mignonne Suzanne, et le docteur Julien Dolle, se trouvaient seuls, la discussion, de générale qu’elle était, se particularisait brusquement.

Et, entre ces jeunes gens, amis éprouvés, pour ainsi dire complices en leur angoisse « d’arriver », de secouer l’obscurité, la pauvreté, la médiocrité, leur acharnement de parvenir au faite de la fortune et de la renommée, il passait en cet instant un souffle étrangement tragique…

Son coude nu, blanc et fragile, sortant du peignoir rose garni de dentelles, appuyé sur la table, ses doigts frêles brisant distraitement des miettes de pain oubliées, Suzanne, sa tête blonde penchée, ses fins traits tirés par une profonde et silencieuse émotion, écoutait les deux hommes avec une révolte, une anxiété, un effroi que son petit cœur vaillant et dévoué refoulait de son mieux.

Robert et Julien fumaient. L’un et l’autre n’avaient guère plus de trente ans, et cependant, sur leurs visages juvéniles — celui, entièrement rasé, du chirurgien, face coupante, aux méplats aigus ; celui, plus beau, plus intellectuel, de l’auteur dramatique, aux yeux de rêve et de passion, à la blonde moustache soyeuse — sur ces traits où persistait de l’adolescence, s’imprimait aussi une vieillesse précoce, l’amertume, la lassitude de déjà sept ou huit années d’âpre lutte, de combat acharné, d’espoirs magnifiques et de cruelles retombées.

Et, pour la seconde fois, Robert, la voix imperceptiblement altérée, recommençait à développer cette théorie nouvelle qu’a fait surgir en l’égoïsme éternel des hommes la spéciale difficulté de vivre des temps actuels.

— Oui, il faut le dire et le crier… La procréation est une chose imbécile et criminelle, si elle n’est pas raisonnée, voulue et calculée… La vraie paternité, c’est celle qui s’inquiète de l’enfant avant qu’il naisse, se demande : « Comment l’élèverai-je ? Quels soins matériels et intellectuels puis-je lui donner immédiatement ? » Le fou, le bourreau, c’est celui qui met au monde par routine, inadvertance et égoïsme, un être voué fatalement à la misère, aux privations, aux angoisses !…

— Dans le peuple… commença le docteur. Mais Robert l’interrompit avec une violence qui provenait de son âcre douleur d’avoir à briser, à torturer cette chère créature muette, immobilisée en face de lui ainsi que de sa sourde colère à la sentir, pour la première fois depuis un an qu’ils étaient mariés, résistante à sa volonté, raidie dans une terreur physique de l’acte qu’on lui suggérait, et un effroi moral de mal faire.

— Eh ! laissons le peuple !… Parlons de nous !…

Suzanne eut un subit tressaillement nerveux ; et, tandis qu’elle se courbait plus encore sur la table, son front et une partie de son visage, ses yeux cernés, au regard affolé, disparurent sous sa main crispée dans une instinctive défense.

Robert continuait avec volubilité :

— Parlons de nous !… de tous ceux qui, obligés à un décor, à un mensonge de luxe perpétuel, sont cent fois plus dénués, plus misérables que le dernier des prolétaires !… Parlons de toi, de tous ceux qui nous approchent… de nous deux… Suzanne et moi… pour qui l’enfant, en ce moment de notre vie, serait l’obstacle, la pierre qui fait trébucher quand l’abîme est tout autour de soi et que l’on ne se maintient sur l’étroite passerelle qui le traverse qu’à force d’équilibre, d’adresse et d’audace !… Un enfant !… Nous vois-tu un enfant ?… Nerveux, impressionnables, sans cesse secoués par les émotions, les déceptions, la lutte, comme nous le sommes, à quel être défectueux, marqué de toutes nos angoisses, donnerions-nous le jour ?… Comment Suzanne, qui partage mes efforts, qui souffre comme moi, qui ne tient debout que par les nerfs supporterait-elle cette épreuve où la paix, le calme, la richesse du sang sont des facteurs nécessaires pour la femme ? D’ailleurs, que deviendrions-nous, l’enfant né ?… Qu’en faire ?… Aperçois-tu Suzanne nourrice ?… Ajoutant ce labeur, cet épuisement à tant d’autres travaux, à tant d’autres lassitudes !… Nourrice, une Parisienne, et dans les conditions d’existence où nous sommes, dans cet état précaire où nous nous trouvons, avec dans la tête ce tracas perpétuel de la vie du lendemain et de la dette de la veille !… C’est impossible !… Alors quoi ?… Nous séparer de notre enfant ?… L’envoyer chez quelque brute de la campagne, qui l’assassinera ou qui en fera un animal inférieur, un étranger pour nous ?… Des enfants !… Sans doute, j’en veux, et non pas un seul, plusieurs !… Mais, plus tard, quand nous aurons surmonté les obstacles, vaincu la déveine… Quand nous serons parvenus au sommet où l’on souffle, où l’on se repose, où l’on vit véritablement… Alors, dans la sécurité, dans la paix, nous aurons filles et garçons, que nous pourrons aimer, que nous entourerons de bien-être, de soins, de bonheur. Seulement, ce jour-là n’est pas venu… Quand viendra-t-il ?… Peut-être dans trois ou quatre ans… Peut-être dans six mois, si ce que j’espère se réalise…

Le docteur l’interrogea soudain :

— Tu as des nouvelles de ta pièce ?…

L’épiderme à vif, l’auteur répondit avec brusquerie :

— Rien de décisif encore.

— Madeleine Jaubert ?

— Mady en est toujours enthousiasmée. Elle se démène comme moi, courageusement, la pauvre fille !… Mais, que veux-tu ! actrice sans théâtre, ayant glané difficultueusement des succès de ci de-là, sur des scènes à côté, comme moi j’ai été jouaillé par raccroc, elle n’a guère de moyens d’action. Il faut un joint, une chance… Dieu sait que nous ne ménageons pas nos peines pour les décrocher, mais il y a tant de gens dans notre cas, aussi enragés que nous à la réussite… C’est la bataille perpétuelle.

— Évidemment, fit Julien, pensif, rêvant à ses projets personnels, à cette clinique gynécologique modèle qu’il édifiait en songe depuis trois ou quatre ans, d’où sortirait infailliblement pour lui la notoriété et la richesse, mais pour l’établissement premier de laquelle il s’exténuait en vain pour découvrir le bailleur de fonds, crevant la faim en attendant, et réduit aux plus humiliants expédients de la carrière médicale.

Robert reprenait son idée fixe.

— Non, le droit de la vie appartient aux parents tant que l’enfant n’est qu’une promesse… et cela non pas uniquement dans l’intérêt personnel de ceux-ci, mais dans celui de l’enfant lui-même… C’est préjugé, pusillanimité, que d’hésiter à user de ce droit de légitime défense contre les surprises de la vie…

Suzanne se levait, dans un geste de fuite vers sa chambre, pour dérober aux deux hommes l’émoi irrésistible qui s’emparait d’elle, il la retint, son bras l’enlaçant, tendre et impérieux :

— Pourquoi t’en vas-tu ?

Elle murmura, la voix étouffée :

— Laisse-moi…

Mais, un peu pâle, une ride se creusant entre ses sourcils, il la força à demeurer contre lui, elle debout, lui assis, décidé à poursuivre le débat, à remporter une victoire qu’il savait urgente, qui s’imposait sans retard.

— Tu es ridicule !… voyons, devant Julien, est-ce qu’on ne peut pas… est-ce qu’on ne doit pas tout dire ?

Elle cessa de résister, ses membres mollirent, sa poitrine se souleva longuement, dans un sanglot profond et muet ; sur ses joues, des larmes débordant de ses yeux fixes, grands ouverts, coulèrent en deux sillons brillants, tandis que ses prunelles bleues luisaient d’une angoisse indicible dans la désolation de tout le visage.

Remué par ce trouble poignant, Robert la serra fièvreusement contre lui.

— Chérie ! pourquoi te bouleverser ainsi ! Ne crois-tu pas que je te dis vrai ?… Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que notre enfant vienne plus tard ?…

Ses yeux toujours attachés dans le vide, elle prononça avec effort :

— Oui… tu as raison…

Mieux encore que l’écrivain, elle connaissait les affres de leur dénûment âprement nié, elle souffrait des dessous pénibles de leur petit luxe apparent, des jours et des nuits hantés par cette obsession de l’argent, qui toujours faisait défaut, qu’il fallait acheter si chèrement !… Un enfant ! Ah ! pauvre petit !… que viendrait-il faire dans cet intérieur de clinquant et de misère, dans cette bohème de l’artiste moderne aux dehors de correction et d’opulence, cent fois pire que la pauvreté débraillée des héros et des compagnons de Murger ?

— Eh bien ! alors ?…

Absorbée dans sa rêverie, elle ne paraissait pas entendre son mari. Il la pressa, élevant sa voix qui devenait dure.

— Pourquoi ne veux-tu pas nous entendre ?… Croire ce que je te dis… ce que t’affirme Julien ?…

Un frisson la secoua tout entière. Elle s’arracha à l’étreinte de Robert, et, droite, elle recula, une lueur hagarde passant dans ses yeux durant une seconde, balbutiant d’un accent plaintif qui fit singulièrement vibrer les nerfs des deux hommes :

— J’ai peur…

Le chirurgien détourna les yeux, muet, soucieux. Robert cacha son trouble sous une irritation.

— Tu es absurde !

Et il obligea la jeune femme à se rasseoir.

— Écoute Julien. Et toi, docteur, répète-lui encore, ressasse-lui qu’elle est stupide de faire un monde, de se terrifier d’une chose aussi simple ! Voyons, Suzanne, réfléchis donc que la maternité, la grossesse, l’accouchement sont cent fois plus pénibles, plus dangereux. Parle donc, Julien…

— Je l’ai déjà dit à Suzanne, articula nettement le chirurgien, qui reprenait son sang-froid. L’insignifiante opération faite au moment favorable, c’est-à-dire à l’extrême début, ne peut prendre quelque importance que si elle est exécutée par des mains totalement incapables et non suivie de précautions hygiéniques du reste fort simples.

Suzanne releva la tête, les yeux secs, un vif coloris fièvreux montant à ses pommettes. Agressive, elle jeta, son regard plongeant dans celui du docteur :

— Et c’est vous-même qui accepteriez les responsabilités de ce crime ?

Il haussa les épaules et, sans détourner les yeux ni s’émouvoir, dit sèchement :

— Vous savez bien, Suzanne, que les grands mots et les rengaines courantes ne sont pas pour m’impressionner…

Robert s’écria avec acrimonie :

— Ah ! voilà bien les femmes !… On les croit siennes par la pensée comme par le cœur… On s’efforce de les mettre en communion intellectuelle avec soi… On croit les avoir convaincues, elles paraissent vous suivre, parfois même marcher en avant de vous… Mais, tout cela est théorique, factice, à fleur de peau… le jour où il faut appliquer les idées que l’on affichait, déroute !… Tout le vieux bagage familier des préjugés millénaires revient s’implanter, chasse, balaie le reste !… Hier, tu étais ma femme, aujourd’hui tu es redevenue la fille de tes parents !…

Toutes les couleurs délicates animant les joues de la jeune femme s’étaient enfuies ; une détresse reparut dans ses yeux ; elle inclina la tête et ses doigts tremblants tracèrent de vagues dessins sur la nappe, entre les pétales tombés et pâlis des roses mourantes.

Mais non, Robert, tu ne comprends, pas, fit-elle avec une soumission douloureuse. Tu ne peux pas comprendre ce qui se passe en moi… Avant, oui, j’admettais toutes les théories… je les admets encore quand elles ne s’appliquent pas à nous, à moi… Oui, je sais bien que c’est affreux de donner la vie à un être qui ne peut pas être heureux… lorsque rien ne facilitera son existence… Mais qu’importe !… À présent, je ne puis voir que ceci… il est… et le supprimer c’est un assassinat, quelque chose d’horrible, qui me fait mal, qui me révolte !

— Allons, tu es folle ! cria Robert avec véhémence. Songe donc qu’à l’heure actuelle il n’y a rien encore… presque rien de plus qu’il y a huit jours !… Peut-être même absolument rien du tout, car, en somme, il est possible que nous nous trompions et que nous nous soyons alarmés à tort…

Elle se raccrocha à cette supposition.

— Eh bien, attendons !…

Non, déclara le docteur. C’est alors qu’il y aurait imprudence et attentat. Je ne dis pas envers l’enfant, car ma conviction est que le procréateur a le droit formel de vie et de mort sur l’être qu’il juge inapte à vivre, même celui-ci venant de naître… Mais attentat envers la femme, envers vous, Suzanne. Aujourd’hui, nul danger, nulle crainte d’aucune sorte… Dans quinze jours, ce serait autre chose et ensuite, chaque vingt-quatre heures d’atermoiements apporterait un aléa nouveau.

Puis, d’une voix froide et incisive, il donna plusieurs détails en termes d’une cruelle précision technique.

C’en fut trop pour la jeune femme. Bouleversée, elle se leva avec rapidité et s’enfuit sans que, cette fois, contrarié, ému, Robert essayât de la retenir.

— Tu avais bien besoin de parler ainsi ! s’écria-t-il avec reproche dès que Suzanne eut disparu.

Julien sourit, dédaigneux :

— Tu prétends être un psychologue et en réalité, tu ne connais guère les femmes !… Sache donc que le seul moyen de les familiariser avec un acte brutal est de les rompre, précisément, avec la brutalité des mots qui l’évoquent… ensuite, cela va tout seul. Les idées que je viens d’imprimer en Suzanne feront leur chemin en elle, malgré elle. Et justement à cause de la nausée, de l’effroi que ces idées lui apportent, elle ne pourra ni les chasser, ni s’y soustraire. La femme n’est jamais persuadée par le raisonnement, mais par l’image que l’on a su graver en elle. Tu aurais vainement épuisé ton éloquence sans parvenir à l’ébranler ; moi, je l’ai contrainte à envisager l’acte… En dépit de sa volonté, grâce à la puissance imaginative inconsciente des femmes, elle le considère maintenant comme fait possible, presque fatal… et bientôt tu la verras le demander, l’exiger… non qu’elle le désire jamais véritablement, mais dans le but de se débarrasser de l’obsession dont je l’ai chargée. Robert, assombri, fit un geste de doute.

— En attendant, elle est partie et refuse de nous entendre.

Julien se leva et consulta sa montre.

— Sa fuite prouve précisément qu’elle est vaincue… Tant qu’elle se sentait sûre de sa résistance, elle nous a tenu tête. — Au revoir, je n’ai que le temps de courir chez le patron… S’il y a du nouveau, envoie-moi un bleu…

Trois fois par semaine le jeune chirurgien servait d’aide, sans rémunération, chez un grand praticien dont la lésinerie exploitait ses confrères débutants, en faisant briller à leurs yeux le titre d’élève de Corard que leur labeur complaisant payait.

Sur le palier, Julien Dolle eut un regard à la porte de l’appartement d’en face et demanda sur un ton de légèreté un peu forcé à Robert qui l’avait reconduit :

— La belle Féraud est toujours vertueuse ?

— Mais oui, répondit l’écrivain avec distraction, la pensée bien loin de sa voisine, peintre de talent et de certaine notoriété, divorcée, et qui vivait seule avec ses deux fillettes, dont l’une était estropiée.

Dolle ne pardonnait pas à cette femme, de deux ou trois ans plus âgée que lui, d’avoir tacitement refusé une proposition de mariage qu’il ne lui avait pas directement faite, et surtout d’avoir deviné les calculs qui, dans l’esprit du jeune homme, se mêlaient à un désir violent et sincère.

Resté seul, Robert revint à pas lents dans la salle à manger, d’où la présence de la domestique qui achevait de desservir, le chassa. Il vint s’accouder à l’une des fenêtres du salon, mal à l’aise, peu enclin à gagner son cabinet de travail, se sentant détourné du labeur quotidien, incapable de penser ni d’écrire, redoutant la chambre qui l’attirait pourtant, où Suzanne s’était réfugiée.

Il imaginait la jeune femme tombée sur le lit, sanglotant éperdûment, ses cheveux blonds défaits, ses petits poings serrés enfoncés dans l’oreiller, ainsi que lors des gros chagrins puérils qui parfois la saisissaient pour des riens.

Et les minutes s’écoulaient, augmentant son mécontentement d’elle et de lui, son agacement de ne pouvoir se déterminer à aucun geste.

Irait-il consoler Suzanne, ou quitterait-il la place ?… Fuirait-il vers quelque café, quelque bureau de rédaction ou atelier ami, où la conversation banale, des cigares allumés feraient s’envoler en fumée les impressions désagréables qui s’étaient emparées de lui et l’obsédaient actuellement ?

La porte s’ouvrant, le frôlement d’une robe sur le tapis le firent se retourner.

Suzanne était là.

— Sortons-nous ? demanda-t-elle simplement.

Elle avait revêtu un costume de sortie gris dont le boléro ouvrait sur une chemisette de crêpe de soie blanc très garnie de broderies, rehaussées de paillettes de nacre et de dentelles. Une voilette blanche, aux plis corrects, emprisonnait son visage calme, fraichement poudrerizé, aux yeux à peine soulignés de mauve, sous l’ombre claire du chapeau de feutre blanc, garni de violettes de Parme et de camélias roses et blancs.

Robert se rappela qu’il était convenu que tous deux feraient ce jour-là la promenade au Bois qui était leur ordinaire sortie lorsque le temps se montrait beau.

Et, soudain, un grand froid, une désillusion amère s’emparèrent de lui, à constater une fois de plus l’impossibilité de la communion réelle des pensées, même entre les êtres les plus profondément liés…

Cette impression se traduisit au dehors par une exclamation dont la sécheresse surprit la jeune femme.

— Tu aurais pu me consulter avant de t’habiller.

— Mais, ce matin, tu avais dit ?… fit-elle interdite.

Il secoua les épaules ;

— C’est bon.

Et il alla s’apprêter.

Sur la place Clichy, il prit à une bouquetière une botte de lilas blanc qu’il mit sur le bras de Suzanne, tout en poussant la jeune femme vers une voiture découverte qui s’arrêtait devant eux à son appel.

— Monte !

Elle obéit, respirant sans mot dire l’odeur délicate des fleurs que le soleil vif faisait se courber sur leur tige avec une grâce souffrante. Des fleurs, des voitures, ces mille riens superflus qui ruinent le Parisien, Robert s’en montrait toujours prodigue.

Et, bien que la sage ménagère que la gêne avait forcément fait naître en Suzanne se désolât parfois de ces dépenses, jamais elle ne risquait une observation, qui n’eût été accueillie que par un haussement d’épaules agacé ou un sourire indulgent, selon l’humeur de l’écrivain.

Il avait coutume de répéter : « Économisons sur tout ce que tu voudras, mais pas sur cela… On peut se passer de l’utile : l’inutile seul rend la vie supportable. »

Ils firent tout le trajet jusqu’au Bois, et encore un assez long détour dans les allées sans presque échanger deux paroles. Mais le silence n’était ni agressif ni pénible entre eux. Bien que leur pensée se continuât, toujours divergente, ils percevaient néanmoins s’épandre en leur âme et leur corps une entente très douce, de plus en plus accentuée, sinon sur les idées ou les paroles qui demeuraient figées en eux, au moins dans un même sentiment d’affection latente, que les circonstances de l’heure présente faisaient plus émue, plus chaude que naguère.

La perspective d’un sentier fuyant au milieu du bois tenta soudain Suzanne.

— Si nous marchions un peu ?

Robert acquiesça immédiatement.

— Je congédie la voiture, nous reviendrons par le Métro…

Dès qu’il la rejoignit, elle se pendit à son bras, et ils marchèrent épaule contre épaule, intimement heureux de ce contact, quoiqu’il leur fut très difficile de cheminer ainsi réunis, car la voie était étroite, inégalement mangée par l’herbe, les ronces et les broussailles. Pendant qu’ils avançaient, des branches inclinées frôlaient leur visage, se balançant longtemps après leur passage ; d’autres s’agrippaient à leur vêtement, pour l’abandonner aussitôt, comme des mains timides et effrontées aussi de petits mendiants. Ils avaient l’obscure sensation de traverser une persistante et amoureuse caresse venant des choses…

Comme c’est déjà vert ! s’extasia Suzanne.

Tout renaissait pour cette vie éphémère des champs et des bois proches des grandes villes, à la fraîcheur condamnée d’avance, que fripent trop de passants, qu’obscurcissent et souillent si promptement la poussière et la fumée. Les écorces lavées par une pluie récente, distendues par une brusque poussée de sève, s’écartaient pour laisser poindre de fragiles et hardis bourgeons ; les taillis frissonnaient, illuminés de soleil ; les herbes molles se dressaient en minuscules lames duvetées, d’une uniforme teinte crue ; les chèvrefeuilles se suspendaient aux branches, tiges de bois mince, gris, aux ondulations serpentines, sur lesquelles s’épanouissaient des bouquets de jeunes pousses veloutées ; une senteur de feuille morte et de verdure écrasée fluait, par ondes inégales, d’autant mieux perceptibles : tout donnait une illusion à la fois sincère et un peu ironique de vraie campagne.

— Te souviens-tu de la Métivière ? dit Suzanne, tandis que le bras de Robert quittait le sien pour enlacer tendrement sa taille.

La Métivière !… Cette propriété de Touraine, moitié ferme, moitié château, appartenant à la belle-mère de la sœur aînée de Suzanne, mariée à un officier ; c’était là qu’ils avaient passé le temps de leurs fiançailles… Six semaines de rêve inoubliable dans ce cadre de nature suave, hospitalière, leur faisant oublier l’aigreur, l’hostilité de la famille, qui n’acceptait qu’à contre-cœur le mariage de leur cadette avec l’auteur encore inconnu, ayant déjà dissipé tout ce que ses parents, en mourant, lui avaient laissé de bien en d’infructueux essais littéraires et dramatiques.

Certes, ils avaient connu plus tard des heures plus enivrantes, mari et femme, amant et maîtresse, mais jamais pourtant ils croyaient n’avoir goûté une félicité pareille à celle qui illuminait leurs fiançailles… félicité faite de contentement présent, et d’espoir délicieux, incommensurable, en l’avenir — en cet avenir radieux, splendide que leur union voulue avec obstination par tous deux découpait audacieusement dans l’inconnu du futur.

Leur rencontre, pendant l’hiver précédant leur mariage, dans une maison où chacun d’eux se rendait à peine une fois l’an, avait été un hasard. Un hasard aussi leur avait permis de causer, de se découvrir une amie commune, cette madame Henriette Féraud, près de laquelle ils habitaient maintenant.

Et tous deux poussés par un attrait brusque, étrange, profond, s’étaient ingéniés hardiment et ingénument pour se revoir, se créant, grâce à leur entente immédiate, une intimité inconnue de ceux qui les entouraient.

Robert Castély n’avait pas encore été présenté à M. et à Madame Lauraguet, les parents de Suzanne, lorsqu’il dit son amour à la jeune fille et qu’elle l’accepta.

Elle avait promis son existence sans presque rien connaître du jeune écrivain, sachant seulement qu’elle l’aimait éperdûment, qu’elle était sienne à jamais.

Et le mariage, la vie commune, les mois qui s’étaient écoulés, ne leur avaient apporté que de douces surprises.

Ils avaient reconnu en eux, sinon des goûts tout à fait semblables, au moins une pareille tolérance affectueuse des préférences de l’autre ; sinon la perfection impossible en chacun d’eux, une indulgence inlassable, aisée, naturelle, pour les défauts qu’ils se découvraient mutuellement.

Pour la plupart, le mariage provoque par lui-même la mésintelligence, et en chacun le dégoût, l’impatience de l’autre ; pour certaines natures, rare élite dont étaient Robert et Suzanne, la fusion est facile, complète, et ce sont les événements, l’extériorité fatalement hostile qui se chargent de la désunion, de la séparation déchirante de cœurs qui avaient sincèrement rêvé l’éternelle tendresse.

Jusqu’à ce jour, ils s’étaient aimés entièrement, la passion sensuelle et la pure affection se confondant sans effort en eux. Et leur amour — exclusif par soi-même, car il contentait tout leur être joint au sourd blâme, à la persistante malveillance qu’ils sentaient dans la famille de Suzanne les avait tout à fait isolé.

M. Lauraguet, fonctionnaire en retraite, dont autrefois Suzanne était l’enfant préférée, ne lui avait point pardonné un mariage préparé à son insu, ni la passion qu’elle éprouvait pour son mari.

Dans toute vive tendresse paternelle gît une inconsciente et invisible jalousie masculine. Fort correct envers son gendre, M. Lauraguet guettait néanmoins impatiemment la revanche qu’il ne doutait point de prendre un jour, lorsque sa fille lui reviendrait « désabusée sur ce mariage absurde qu’elle avait exigé, la tête tournée par cet écrivailleur. »

Quant à Madame Lauraguet, telle que beaucoup d’êtres au cœur étroit, qui ne sauraient dédoubler leur affection, sa fille aînée seule existait pour elle. Et, depuis le mariage de Lucie, la venue des quatre bambins charmants de celle-ci, dont elle raffolait, la grand’mère s’absorbait entièrement dans le ménage de son idole qu’elle comblait de tendresse et de cadeaux. À l’égard de Suzanne, l’on se bornait à lui verser strictement les 1.200 francs de rente représentant sa dot, et au froid baiser du jour de l’An, accompagné de l’invariable cadeau, un objet mobilier cossu dont le style s’harmonisait à rebours avec le genre ultra-moderne que Robert avait fait adopter à sa jeune femme. Présent rendu par les jeunes gens avec perte au marchand, ou jeté au fond de quelque cabinet. En ce faisant, ils n’avaient aucune crainte de blesser les susceptibilités familiales. M. et madame Lauraguet prétextaient de leur âge et de leurs rhumatismes pour ne jamais monter les cinq étages du logis de leur fille. Il y avait bien un ascenseur, mais ni l’un ni l’autre de ces anciens provinciaux, tout de suite acclimatés sur la rive gauche, et méfiants à l’égard des demeures et des usages modernes, n’auraient consenti à confier leurs précieuses existences à un pareil engin.

Les seules relations que Robert et Suzanne gardaient avec ces gens étaient cinq ou six dîners par an, rue d’Assas, auxquels assistait le jeune ménage, et la visite mensuelle que Suzanne s’obligeait à faire à sa mère, au jour de réception de celle-ci.

À se sentir vraiment seuls, abandonnés à leur unique tendresse mutuelle, leur ardeur de s’aimer s’était aiguisée et puissamment ramifiée. À leur passion d’amants se mêlait une sensation de paternité et de maternité, un besoin de protection attendri l’un vis-à-vis de l’autre. Père, Robert l’était envers Suzanne pour les questions matérielles de leur existence, et elle se montrait intensément maternelle à l’égard des blessures d’âme, des endolorissements dont, perpétuellement, souffrait l’artiste aux nerfs tressaillants.

Au milieu du fourré dans lequel ils avançaient solitairement, Robert aperçut deux chaises de fer, sans doute traînées là par quelque rôdeur sentimental et amoureux de ses aises.

— Restons ici… veux-tu ?

Et, tous deux assis, ils s’enlacèrent, du geste tendre qui leur était familier, où s’affirmait ce naturel et touchant égoïsme masculin que la femme adore tant qu’elle aime l’homme qui le lui impose. Les deux bras du jeune homme noués autour de la taille de Suzanne, il reposait sa tête en un entier abandon sur cette poitrine, sur ce sein fragile de femme presque encore enfant, et dont son énervement réclamait l’appui maternel.

Elle se tenait droite, un peu lasse, mais fière et attendrie sous ce cher poids. Son bras léger, et que, pleine de sollicitude, elle s’efforçait de rendre plus léger encore, posé sur l’épaule de Robert, l’enveloppait de précieuse affection.

Ils ne parlaient point ; il songeait ; elle ne pensait pas, ses yeux errant autour d’elle, buvant la paix verte qui enclosait leur caresse.

— Que c’est joli ici, et comme il fait beau, aujourd’hui ! murmura-t-elle, avec une gratitude pour ce lieu dont le charme endormait son souci.

Mais lui, ferma les paupières, comme repoussant la douceur ambiante.

— Il fait triste, aussi… N’as-tu jamais ressenti cette profonde mélancolie, que la paix, la sereine force de la matière fait lever en soi… Ah ! combien devant ce calme immense l’on perçoit nettement la fragilité, le perpétuel trouble, la souffrance sans trêve de l’humanité !… Ce bonheur stupide, immuable, grandiose des choses, qui ne l’envierait !

Flattant doucement le cou de Robert avec ses doigts dégantés, Suzanne railla :

— Tu voudrais être une pierre, de la mousse, un brin d’herbe ?… Eh bien ! quand même, tu n’échapperais pas à la loi universelle de souffrance et de destruction… Est-ce que l’herbe et la mousse ne meurent pas sous la gelée ?… Est-ce que le temps n’effrite pas la pierre ?

Robert se, serra plus fort contre elle. Sa fièvre de toute la matinée se fondait en un apitoiement sur lui-même, un désir de se faire plaindre, d’étaler tout ce qu’il y avait de blessures, de rancœurs au fond de lui, cachées orgueilleusement aux yeux des étrangers.

Et il cédait au double besoin de se soulager et de faire mal à celle qui l’écoutait, moitié pour alléger sa peine en la partageant, moitié par secrète rancune contre cette frêle Suzanne de la complication que sa malheureuse féminité mettait dans leur existence, déjà si tendue, si précaire.

Il faisait appel à la tendresse de l’amante, autant qu’il se vengeait de la résistance de la jeune femme à son vouloir, obscurément irrité de l’obstacle contre lequel sa fortune mal assurée allait peut-être se heurter, jaloux aussi du rival que la nature faisait sourdre au sein de celle qu’il voulait toute à lui, pour en être aimé uniquement.

— C’est que je suis à bout de forces, épuisé par la lutte, vois-tu, Suzanne. Et si ce dernier espoir qui me soutient encore s’écroule comme les autres, je crois que je n’aurai plus la force de recommencer le combat !…

Elle protesta, émue par l’acuité soudaine de son accent, par l’âpreté sincère de son aveu de désespérance.

— Que dis-tu ?…

— Pour tout le monde, je suis fort, je suis confiant ; on me croit orgueilleux, escomptant tranquillement un succès prochain, assuré… On admire mon énergie, ma persévérance… On vante mon adresse : on envie mon audace ; on me craint, parfois… J’ai la réputation d’être un arriviste déterminé, sans scrupules et sans défaillances… Mais toi seule, tu sais que tout cela est un masque, un rôle… Je suis faible, je suis maladroit, je doute de moi, de l’avenir, de mon talent… le moindre heurt retentit douloureusement en moi, me fait chanceler !… Je suis un comédien qui perpétuellement tremble en scène, et n’en impose au public que par l’effort surhumain de son mensonge !… Ah ! Suzanne, ma Suzanne, que j’ai mal !… Que je suis las !…

Le front penché, les yeux assombris, Suzanne écoutait cette plainte, le cœur palpitant de compassion.

— Dis-moi ta peine… toute ta peine… à moi qui suis encore toi…

Ces accès de faiblesse, de suprême découragement qu’il avait parfois auprès d’elle l’enchaînaient à lui encore plus absolument que son impérieuse ou câline tendresse des autres heures. Ils la grandissaient dans son rôle d’épouse-mère de cet homme qui redevenait enfant, qu’il fallait soutenir et consoler, chérir comme le plus petit des tout petits…

Il recommença sa lamentation :

— Ah ! si je l’avais, cette stupide et puissante confiance vaniteuse que l’on me suppose, cette rosserie implacable que je prétends posséder, comme je serais armé !… Quelles batailles je livrerais !… Mais, je mens, je mens !… Nul n’est plus lâche et honteux que moi derrière le bluff impudent que je m’impose ; nul n’est plus hésitant à mettre le pied dans la fange nécessaire, dans le fumier où fermentent et germent les gloires !… Nul n’a plus conscience que moi que le talent est quelque chose d’en dehors de soi, vers quoi l’on tend perpétuellement la main, et que l’on ne saisit jamais ; que l’on ne saurait s’incorporer définitivement !… Ah ! le supplice de sentir vous visiter, fugitive, l’Idée !… de la pourchasser, d’essayer de l’étreindre, de la vaincre, de la posséder au moins une fois, virilement !… et de toujours la voir fuir, puis revenir, ironique, indépendante, se prêtant un instant pour se reprendre tout à l’heure et s’envoler, ne laissant entre vos doigts qu’un mannequin ridicule, que l’on ne reconnaît plus, que l’on considère avec effroi et mépris… que l’on rejette, désespéré, pleurant le rêve radieux, évanoui !… Puis, après des heures de désespoir et de rage, perdant l’espoir de jamais retrouver le sublime fantôme, voici que l’on essaie de galvaniser ce grotesque cadavre que l’on hait pour tout ce qui habita en lui et en partit… On s’acharne à parer cette dépouille… Et honteux, torturé de son impuissance à lui glisser quelque vie, à ranimer cette chair morte, l’on relève malgré tout le front, l’on compose son maintien, l’on montre cette chose détestée, l’on affecte une fierté… l’on vante cette pourriture, afin d’en imposer aux autres… On essaie de persuader au public que l’on a pu emprisonner et garder le songe qui vous hanta… et, domptant sa nausée, l’on ouvre ce suaire… L’on dit avec une impudence angoissée : « Voici une œuvre superbe… Admirez mon génie ! » Et, c’est la lutte affolée pour que la foule s’agenouille devant une idole sur laquelle soi-même l’on crache !…

— Pauvre, pauvre cher ! murmurait Suzanne, caressant de ses lèvres le front brûlant de l’homme attaché désespérément à cette frêle colonne d’amour et de dévouement.

Déchirée par la souffrance qu’il révélait, elle était pourtant glorieuse de la confiance qu’il lui montrait.

— Oui, plains-moi, prononçait Robert d’une voix presque enfantine. Plains-moi, dorlote-moi, sois bonne, très bonne… parce que je souffre beaucoup, je t’assure… Sois forte et courageuse, car, moi, je suis vaincu.

— Non ! mais non, fit-elle doucement. Tu as une heure mauvaise, qui va bientôt être finie, et ensuite ta force, ta légitime foi en toi renaîtront… N’y a-t-il pas des jours sombres, infiniment sombres, où toute lueur semble morte à jamais… Pourtant, les nuages ayant glissé, l’éclaircie se fait, le soleil luit de nouveau… Sois certain, mon aimé, que ton soleil, le beau soleil de ta gloire sûre est là, tout proche… Ferme tes yeux, dors tandis qu’il fait nuit, et tu te relèveras au jour revenu, bientôt, je te le dis… je te l’affirme…

Dans un élan, tressaillant, il souleva son visage.

— Ma Suzanne… ma chère Suzanne !

En tous deux, leur émotion aux causes multiples et profondes se transmuait à cette minute en sensuel émoi d’une rare intensité…

Leurs regards se confondirent sans se voir, attirés quand même par l’embrassement impérieux de leurs rayons ; leurs lèvres se tendirent et se joignirent. Ils s’oublièrent dans une caresse violente, où leur anxiété, leur souffrance, tous les doutes et les remords anticipés qui les agitaient sombrèrent dans une confuse mêlée de joie et de douleur exaspérée.

Enfin, Suzanne eut un léger gémissement et un faible effort pour se libérer de l’étreinte étroite des bras de Robert. Il l’abandonna aussitôt et se leva, avec un soudain désir de fuir ce lieu où ils avaient touché au fond de ces voluptés cérébrales qui laissent autant et peut-être plus de vague effroi et de sourd dégoût que les joies purement physiques.

— Viens…

Pourtant, avant de reprendre le sentier qui les avait amenés, il enlaça de nouveau la taille de la jeune femme, et, avec un sérieux que rendaient presque tragique tant de sous-entendus qu’elle ne percevait que trop :

— Tu m’aimes ? demanda-t-il.

Pas un instant, au fond d’eux, sous leur silence ou leurs paroles quelconques, le sujet de la terrible discussion précisée avec brutalité par le docteur Julien Dolle ne les avait quittés.

Elle recula, baissant la tête, résignée, les yeux désormais clos obstinément pour suivre la voie fatale.

Elle dit, très bas :

— Je t’aime… Oh ! oui, je t’aime plus que tout au monde…

Dans ces paroles, il y avait moins un aveu qu’une promesse de soumission aveugle…

Il allumait une cigarette ; elle frissonna.

— Le soleil est parti… il fait froid.

Robert la regarda avec sollicitude.

— À cette époque de l’année, c’est absurde de sortir sans une fourrure…

Et, glissant son bras sous celui de la jeune femme, il l’entraîna.

— Au trot !… Réchauffons-nous !…

À présent, une victoire sonnait en sa voix éclaircie, brillait en ses yeux. La ride de son front disparut. Ses traits détendus, il rajeunit soudain : on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans.

Au lieu que, pâlie, le visage tiré, Suzanne s’enfonçait dans une rêverie oppressante, l’âme comme envolée de son corps, voyageant en des espaces lointains, où elle apercevait des spectacles d’horreur…

Robert bavardait sans discontinuer, aucune parole ne parvenant à l’entendement de Suzanne, bien qu’elle s’appliquât presque douloureusement à écouter, à saisir des mots qu’elle se répétait ensuite, incapable d’en déchiffrer ou d’en retenir le sens.

Ils arrivèrent à la gare de la Porte Dauphine. Le ciel s’était définitivement couvert et un souffle de vent aigre courait. En bas, il faisait chaud, et tout luisait. Le bruit du wagon courant impétueusement engourdit la souffrance mentale de la jeune femme. Elle se réveilla dans la vie ambiante. Sa main chercha furtivement celle de son mari, dans un ardent souhait de pitié, de protection.

— Robert ?

Il lui répondit, préoccupé et souriant :

— Écoute, chérie, je vais te laisser remonter seule… Je passe un instant chez Mady. Peut-être y a-t-il du nouveau. — Ah ! si ma pièce pouvait être jouée, ne fût-ce que pendant huit jours, n’importe où, n’importe par qui !…

Suzanne s’affaissa dans son coin, un pli de découragement à la lèvre, une lueur de détresse en ses pâles yeux bleus.

— Ah, tu me laisses ?…

L’on arrêtait. « Clichy ! » Ils sautèrent sur le trottoir et suivirent machinalement la foule au même pas de hâte. En haut, sur la place, le froid les ressaisit.

— Rentre vite, conseilla Robert affectueusement.

Il accompagna la jeune femme durant une dizaine de pas, et obliqua soudain.

— À ce soir !…

Tête basse, sans répondre, elle chemina, trébuchante. Puis, subitement, elle se retourna, hantée d’une pensée. Là-bas, Robert entrait au bureau de poste. Elle demeura immobile, inconsciente du mouvement des passants autour d’elle, jusqu’à l’instant où elle vit le jeune homme ressortir, tenant à la main une enveloppe qu’il glissa dans l’ouverture des « pneumatiques » avant de filer rapidement par la rue de Douai.

Elle vira automatiquement et reprit sa marche lente, les yeux fixés sur le sol, apercevant, tracés de l’écriture allongée, féminine de Robert sur l’enveloppe bleue, le nom et l’adresse du docteur Julien Dolle… Dedans ?… Oh ! sans doute quelques mots brefs… évocateurs de souffrance, de sang, de crime, en leur banale simplicité.

Elle s’arrêta, chancelante. Tout tournoyait autour d’elle. Ses yeux éperdus errèrent, appelant à l’aide, dans ce vide immense de la rue urbaine, où tant de vies vous coudoient, indifférentes, absentes, absorbées dans leurs propres tourments…

Une bouquetière approcha, tendant son panier : C’était celle qui avait vendu, quelques heures auparavant, la botte de lilas blanc qui gisait à présent tout là-bas, sur l’herbe foulée du bois, oubliée au pied des chaises rapprochées.

Machinalement, Suzanne porta la main à son corsage ; une branche qu’elle y avait glissée pendait, flétrie à cette heure, non plus fleur délicate et radieuse, mais petite chose flasque, sans nom, au parfum disparu, remplacé par une âcre senteur de mort…

Et, péniblement, gardant entre ses doigts ce triste cadavre d’amour et de printemps, elle reprit sa route vers le logis solitaire où la guettait la torture d’imaginer, sans répit, le lendemain… et les lendemains de ce lendemain de cauchemar.