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L’Autel (Pert)/13

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 304-336).

XIII

Six mois avaient consacré le triomphe à l’Odéon de la pièce due à la collaboration de Joseph-Pol La Boustière avec Robert Castély, et ce dernier avait pris une place désormais incontestée parmi la douzaine d’auteurs dramatiques contemporains consacrés par l’opinion publique.

L’hiver s’était écoulé, charriant les événements et les hommes, poussant les uns toujours en avant et précipitant les autres vers la chute définitive dans l’égout béant.

Sur le quai de la gare de Paris-Lyon-Méditerranée, malgré l’heure relativement matinale, Robert Castély, arrivant de Monaco, où il avait surveillé les répétitions d’une piécette nouvelle, eut la surprise d’apercevoir madame de Mamers.

Elle était en élégante toilette de printemps — car le mois de mars était exceptionnellement beau cette année-là.

— Quel crampon ! pensa le jeune homme énervé, mécontent aussi de n’avoir fait, tout à l’heure, qu’une toilette assez succincte dans le cabinet du sleeping et de se sentir peu en beauté.

Mais Valentine venait à lui, pleine d’entrain et de bonne grâce, attirant l’attention des autres voyageurs par sa mise claire, la richesse de l’étole de plumes champagne qui l’enveloppait, par l’allure exagérément « bonne faiseuse » de son chapeau fleuri, par sa haute taille et sa voix, pas précisément éclatante ni perçante, mais singulièrement sonore.

— Hein ! on s’embrasse comme dans la bonne province ? s’écria-t-elle avec une gaieté qui voulait être entraînante.

Et, avant que Robert eut eu le temps d’esquiver ou même de prévoir son geste, elle avait déposé deux gros baisers sur ses joues.

Il sourit avec contrainte.

— Vous êtes un peu folle, je crois, Valentine, murmura-t-il, en appelant de la main un homme d’équipe pour s’occuper de son bagage.

Madame de Mamers avait passé son bras sous celui du jeune homme et se serrait amoureusement contre lui, le dévorant de regards ardents.

— Folle de toi, oui, certes !… Songes-tu que voilà six semaines exactement que nos corps n’ont connu ensemble la divine communion ?

Depuis que, pour la première fois de sa vie, Valentine était empoignée sérieusement par un « béguin » devenu bel et bien une passion, elle avait adopté une terrible phraséologie enflammée, qui crispait son amant au plus haut point sans qu’elle s’en doutât.

— Prenez garde ! on vous entend, s’écria-t-il précipitamment.

Car, bien qu’elle se fût efforcée de prononcer bas ces paroles suggestives, son timbre sonore était parvenu aux oreilles de plusieurs passants, qui s’esclaffaient plus ou moins discrètement.

Elle fit un geste d’insouciance :

— Peu m’importe ces imbéciles !…

Pour détourner la conversation des terrains brûlants, Robert se hâta de demander avec un feint intérêt :

— Suzanne va bien ?

La physionomie de madame de Mamers exprima une pitié dédaigneuse.

— Oh ! la pauvre petite ! aussi bien qu’elle peut aller !… Toujours détraquée, une santé perpétuellement clopin-clopant… Avec cela, pleine de lubies, de caprices… À présent, vous savez qu’elle se persuade qu’encore une autre opération la soulagerait…

Castély haussa les épaules avec un découragement chagrin, plus affecté que réellement sincère.

— Ah ! nous n’avons vraiment pas de chance !…

En réalité, rien désormais des épreuves qui touchaient Suzanne ne pouvait plus l’émouvoir ; la tendre entente d’autrefois s’était définitivement évanouie entre eux.

Ils étaient parvenus à la cour de la gare.

Madame de Mamers entraîna Robert vers une superbe Panhard grenat, aux vitres reluisantes.

— Voilà ma nouvelle acquisition !

Il admira. — Bigre ! quel chic !

Les yeux de Valentine flambèrent voluptueusement, tandis qu’elle ajoutait, tout à fait bas, cette fois-ci :

— Ce qui donne, pour moi, une valeur inestimable à cette machine, mon trésor, c’est qu’elle me mettra dans tes bras aussi souvent que je le voudrai…

Soudain refroidi par cette perspective, à laquelle il n’avait pas encore songé, Castély hocha la tête.

— C’est vrai, dit-il du bout des lèvres. Cela facilitera incontestablement vos voyages à Paris… C’est exquis !

Montant lestement dans le véhicule, madame de Mamers jeta avec gaieté :

— En trois heures, grande allure, je suis rendue à Paris, avec retour chez moi dans la même journée, ou le lendemain matin, à ma guise. Aussi, l’achat de cette automobile m’a fait modifier mes habitudes du tout au tout… Plus d’hôtel, désormais, ni de garçonnières clan- destines… un pied-à-terre à demeure… Ce sera infini- ment moins compromettant et beaucoup plus commode… n’est-ce pas votre avis, cher ?…

Robert acquiesça avec une vivacité surtout polie :

— Je crois bien !

Pourtant, il faillit ne pouvoir dissimuler son irritation, lorsque la belle dame lui apprit, triomphante autant. que folâtre :

— Et ce pied-à-terre, où le situons-nous, s’il vous plaît ?… Juste dans la maison, avenue de l’Alma, où se trouve ton nouvel appartement… où ta femme t’attend en ce moment…

Le sang brusquement monté aux pommettes, il balbutia rageusement :

— Comment, tu as ?…

Elle acheva :

— J’ai loué un entresol dans la cour. J’ai installé cela en pensant à toi tout le temps… c’est absolument exquis !

Robert se laissa aller sur les coussins de l’automobile.

— Allons, c’est complet ! pensa-t-il en cachant de son mieux son dépit et sa consternation.

Ah ! qu’aujourd’hui il était loin, l’emballement à fleur de peau qui, le premier soir de leur rencontre, lui avait fait trouver Valentine belle et désirable !

Maintenant, il ne voyait d’elle que son âge, décidément mûr, ses cheveux teints, la lourdeur de son corps aux muscles d’écuyer ou de gymnaste, et surtout son répugnant cynisme, doublé d’une exaspérante sentimentalité sensuelle.

Les bagages peu volumineux de l’écrivain chargés près du chauffeur, l’on partit.

Alors, madame de Mamers interrogea l’auteur avec intérêt.

— Et ta pièce, là-bas, c’est un gros succès, n’est-ce pas ?

Robert se dérida.

— Oui. Tous les soirs, salle comble… Et quelles salles !… Des gens épatants, venus des quatre coins du monde, avec l’idée préconçue de trouver tout bien, sur la foi de la publicité qui a été faite. Du reste, je me suis de mieux en mieux convaincu que cette pièce est réellement exécrable… C’est une véritable pitrerie, à la fois sensiblarde, ordurière et macabre !… Vraiment, après le triomphe de bon aloi que j’ai remporté l’an dernier à l’Odéon et celui que j’escompte pour la saison prochaine à la Comédie-Française, ce succès à Monaco, c’est déchoir. Et je me demande avec un peu de souci si cela ne va pas faire du tort à ma réputation. Ah ! s’il n’y avait pas eu une question de galette !…

Madame de Mamers haussa les épaules, maternelle et pratique.

— Tu n’y connais rien ! T’avais-je pas dit que tu mettrais dans le mille avec cette pochade ? Vois-tu, mon chéri, tu ne te répéteras jamais assez qu’au théâtre, ce qui apporte la veine, ce n’est ni le talent de l’écrivain, ni la valeur réelle des pièces, c’est le choix des sujets qui peuvent plaire ou émoustiller, c’est la souplesse et l’entregent de l’auteur… beaucoup aussi sa silhouette physique et le parti qu’il en sait tirer ; et puis la scène et la façon dont on présente l’œuvre. Évidemment, ta bluette est idiote, au point de vue de l’art pur, mais elle est admirablement faite pour l’intellect des gens du monde et surtout pour le public spécial de la côte d’Azur… Sois certain que cette « ordure », et d’autres du même genre, consacreront ta célébrité bien plus efficacement que des œuvres plus graves et plus profondes.

Elle s’interrompit, pour prendre un ton enfantin qui lui seyait assez mal.

— Et qui est-ce qui, dans cette occasion, a donné d’excellents conseils à son Bob ?… Est-ce pas Titine !

Robert Castély s’inclina avec une effusion correcte.

— Je vous suis, je vous l’affirme, on ne peut plus re. connaissant… Je reconnais que vous me guidez avec beau- coup d’habileté.

Elle le regarda d’un air moqueur.

— Mon Dieu que tu as donc peur de te compromettre !… Si tu savais combien tes airs compassés m’amusent ! Ne crains rien, Bigeon, mon chauffeur, ne peut t’entendre derrière cette vitre… Au reste, c’est un garçon très discret et qui m’est dévoué, ne dépendant que de moi.

Castély, piqué, laissa échapper un geste colère.

— Eh bien, je te préviens que j’aurais horreur de mettre sa discrétion à l’épreuve, déclara-t-il sèchement.

Et avec une rudesse subite :

— Je ne puis comprendre votre passion de nous afficher au dehors !… Mais c’est un travers féminin, cela !… Il semble que vous ne jouissiez d’avoir un amant que lorsque personne n’en peut plus douter ! — Que diable, s’il y a des chambres closes où l’on peut tout se permettre, c’est pour qu’en public l’on se tienne convenablement ! — Vous êtes mariée ; je le suis aussi… il est aussi indécent que dangereux de nous tutoyer dans la rue et de nous permettre gestes et paroles équivoques !

Durant cette violente apostrophe, madame de Mamers avait intensément rougi, puis était devenue très pâle.

C’était la première fois que Robert s’exprimait avec une telle liberté devant elle et à son sujet. C’était la seule fois qu’il lui eût laissé voir combien lui étaient désagréables les privautés qu’elle-même trouvait charmant d’étaler vis-à-vis d’inconnus.

Elle se rejeta en arrière.

— Ah ! Ah ! gronda-t-elle, l’œil mauvais, la mâchoire agressive.

Revenu à lui, à sa prudence habituelle, Robert eut un rapide regard sur elle ; et, brusquement, devant le masque tragique, convulsionné, menaçant de sa maîtresse, il sentit fondre toutes ses velléités de révolte.

Il mesura la profondeur de l’ornière de laquelle il sortait à peine ; il supputa les services qu’il pouvait encore attendre de cette femme énamourée ; il pesa tout le mal qu’elle pouvait lui faire si aisément ; et, soudain, transformé, souple, la physionomie détendue, éclairée d’un bon sourire, il hocha la tête.

— Grande folle, va ! murmura-t-il d’une voix caressante, pendant que sa main se glissait derrière la taille de sa maîtresse. Tout de suite reconquise, frémissante, elle eut un geste instinctif du buste, pour se coller à lui.

— Robert ! Mon Robert ! fit-elle d’un accent rauque et passionné.

Il mit un doigt sur sa bouche. — Chut !…

Lorsqu’ils s’arrêtèrent, avenue de l’Alma, peu de moments plus tard, l’écrivain promit docilement de rejoindre madame de Mamers à l’entresol, dès qu’il aurait paru durant quelques instants dans l’appartement conjugal.

Il trouva Suzanne dans sa chambre, étendue sur une chaise-longue. Les persiennes à moitié fermées mettaient une quasi-obscurité dans la pièce, assez vaste, luxueusement décorée de meubles neufs.

Les époux s’embrassèrent, échangèrent quelques paroles banales, et la jeune femme avertit son mari qu’il était attendu dans son cabinet par un rédacteur d’un grand illustré, qui souhaitait l’interviewer.

Robert se leva, soulagé, heureux d’échapper au tête-à-tête conjugal, à l’obligation de prononcer des paroles affectueuses qu’il tirait avec une peine infinie de son esprit distrait.

— Ah ! bon !… J’y vais.

Ce n’était pas sans une satisfaction orgueilleuse qu’il se hâtait de se rendre auprès du journaliste. Sans doute. nombre de fois déjà on avait parlé de lui dans la presse, de ses pièces, de sa personne, de son intimité… Mais, quand il ne s’agissait pas d’une réclame obtenue à force de sollicitations et d’interventions amicales, il savait le prix que lui coûtaient ces échos flatteurs.

Au contraire, aujourd’hui, la publicité venait spontanément vers lui, ce qui prouvait qu’il avait vraiment pénétré dans le cycle de ceux dont il est nécessaire d’entretenir les lecteurs d’un magazine — gens d’art, de politique, criminels, grands escrocs ou héros de sport.

Et il comprenait que la minute exacte était venue où il devait imposer au public une silhouette nette, précise, tout d’une pièce, de sa personnalité.

Or, rien n’est difficile comme de bien réussir ces sortes de médailles — ou de jetons — ou de jetons à lancer dans la circulation mondiale. Car si la vérité doit former la charpente d’une « biographie d’écrivain », le faux doit cependant se marier habilement à la réalité pour obtenir un relief suffisant. Ensuite, tout en conservant une allure « artiste » au personnage, il faut quand même veiller à ne point effaroucher les esprits trop timorés, et préparer de loin l’éventualité de la candidature à l’Académie française. Que d’écrivains ont échoué aux portes convoitées précisément à cause d’opinions trop intransigeantes, ou de particularités de leur existence intime imprudemment livrées au public !…

Assis de trois quarts devant son bureau empire, aux cuivres étincelants, Robert, en élégant veston d’appartement bleu marine ouvert sur la chemise de pongée, fumait négligemment une cigarette, tout en répondant des paroles calculées aux questions de son interviewer, qui écrivait à mesure sur un bloc-notes.

Et la fine tête intelligente du jeune auteur dramatique s’enlevait, sur le fond luxueux de la pièce aux bibliothèques bourrées de livres, donnant l’impression d’un portrait de maître bien composé.

— Votre origine ?… famille ?…

Entre deux bouffées, Robert jeta :

— Orphelin à vingt-deux ans… famille de la magistrature de l’Ouest.

Son père avait été vingt ans simple greffier dans une ville de Normandie.

— Vocation précoce ?

— Oh ! très nette !… À douze ans, j’avais déjà deux ou trois pièces en portefeuille. En prose, jamais de vers. Notez ceci, car c’est très caractéristique… je n’ai jamais fait le moindre hémistiche. Ma famille me destinait au barreau ; pour lui obéir, j’ai suivi des cours de droit, mais, dès que je fus libre, je repris la route vers laquelle mon inclination me dirigeait…

Le journaliste l’interrompit.

— Pardon !… À propos d’inclination, vous vous êtes marié très jeune, n’est-ce pas ?

Robert s’inclina :

— En effet. Vous pouvez dire que ce fut un mariage d’amour, bien que ma fiancée, fille et petit-fille de fonctionnaires de l’Etat, m’apportât en dot une fortune au moins égale à la mienne.

— Pas d’enfants ?

— Non.

— Vos débuts dans la carrière dramatique eurent bien lieu au Théâtre-Moderne ?

— Oui. J’ai connu immédiatement le succès…

— La gloire et la fortune !

Robert fit un geste négligent :

— Cela va ensemble. — Oui, mes débuts furent particulièrement brillants, mais il faut dire que, courageusement, je m’étais réservé durant plusieurs années, résistant à la tentation de soumettre au public des pièces incomplètes, trahissant l’inexpérience du débutant…

Enchanté, le jeune homme sténographiait avec rapidité, son bloc-notes appuyé sur son genou relevé.

— Parfait ! parfait !… Quelle prudence ! Quelle maîtrise de soi !… Et quelle leçon pour les jeunes auteurs toujours trop pressés de se faire connaître.

Les paupières demi-closes, le visage impassible, Robert revoyait rapidement, en opposition avec le tableau qu’il s’efforçait de tracer, la réelle lutte amère de huit longues années d’obscurité et d’âpre combat, les vains efforts pour se faire jouer… tous les dessous écœurants de sa lente et pénible montée.

Le journaliste relevait la tête, attendant la suite du récit.

Castély chassa les images importunes qui le hantaient et poursuivit, choisissant ses mots :

— C’est une erreur absolue de se présenter devant le public insuffisamment préparé et surtout sans avoir trois ou quatre autres œuvres toutes prêtes à voir le jour. Lorsque j’ai consenti à donner ma première pièce à mon ami Lombez, qui l’exigeait pour ouvrir sa salle, je savais que ce drame — point parfait, sans doute — était néanmoins assez au point pour se présenter honorable- ment aux suffrages. D’ailleurs, les artistes de grand ta- lent qui se chargeaient des rôles me séduisaient. Je sen- tais tout le prix d’être joué par eux.

Le journaliste demanda :

— Vous aviez Jacques de Caula ?

— Précisément.

— Et comme femme, n’était-ce pas mademoiselle Brandès ?

Robert cut sur les lèvres le nom de Madeleine Jaubert ; puis, réfléchissant à l’inutilité de cette rectification — ne valait-il pas mieux bénéficier de la notoriété d’une artiste vivante et au talent en vogue ? — il se contenta d’acquiescer d’un signe de tête vague.

— Après le succès de ce début au Théâtre-Moderne, le directeur du Gymnase et celui de la Comédie-Pari- sienne vous demandèrent chacun une pièce pour la sai- son suivante, si je ne me trompe ?…

Le souvenir de l’accord conclu avec Maurice Sallus, la façon dont il avait fallu bâcler ces pièces, leur réussite fort médiocre traversèrent désagréablement la mémoire de l’auteur. Il n’eut pas le courage de travestir cette lamentable page de sa vie d’homme et d’écrivain.

— C’est exact, se borna-t-il à dire froidement.

— Et, dans la même saison, l’Odéon recevait et jouait l’œuvre admirable qui consacra si justement votre nom ?

— Parfaitement !

L’autre s’extasiait. — Quels débuts aisés ! Quelle magnifique carrière ! Ah ! l’on peut dire que les roses ont toujours été sans épines pour vous, cher maître !

Il avait lancé le titre avec assurance : Robert ne broncha pas.

— J’ai été, c’est vrai, fort gâté par la vie et le public, répondit-il avec une charmante modestie.

Un rappel vint au journaliste. — Dites-moi, cher maître, est-ce que vous n’aviez pas un collaborateur pour votre admirable drame ?

Castély fit un geste insouciant et répondit avec une distraction évidente :

— J’ai, en effet, signé ma pièce de l’Odéon avec un ami.

— Un de nos auteurs connus ?

— Non, loin de là !… Un poète de province auquel, grâce à cette collaboration, j’espérais faire entr’ouvrir les portes du second Théâtre-Français… À l’inverse de moi, le pauvre garçon n’a jamais pu percer, malgré un certain talent.

— Bien ! bien ! fit l’autre, édifié. Dans ces conditions, est-il utile que je mentionne son nom à côté du vôtre ?

Robert se consulta.

— Mon Dieu, je ne demanderais pas mieux… Mais je craindrais que ce rappel lui fût pénible… Sa collaboration fut si insignifiante, et, depuis, il essuya tant de déboires…

Le journaliste biffa une ligne commencée. — Alors, supprimons. Maintenant, parlez-moi un peu de votre future pièce… Est-elle pour l’Odéon ou pour la Comédie-Française ?… Qui seront ses principaux interprètes ?

Castély sourit avec mystère.

— Cela, mon cher monsieur, il m’est totalement interdit de vous le dire, jusqu’à nouvel ordre.

L’autre supplia. — Pourtant ?

— Non ! non ! n’insistez pas, ce serait absolument inutile !

— Cependant, vous me permettrez de donner là-dessus mes renseignements personnels ?

— Qui sont ?

— Qu’une toute gracieuse sociétaire de la rue Richelieu est folle de votre œuvre et qu’elle se fait une fête de remplir le rôle principal.

Robert fit un geste.

— Je ne puis vous empêcher de mettre dans votre article ce que vous jugerez bon, mais j’insiste sur ceci que je ne vous ai point confié ces détails… j’ai horreur des indiscrétions, et je serais désolé que l’on pût m’en croire coupable en cette occurrence.

— Pas de collaborateur ?

L’écrivain chercha ses mots, hésitant imperceptiblement.

— Non. C’est-à-dire que, par hasard, je me suis rencontré, dans le choix d’un sujet, avec un romancier de mes amis… Son livre présentait une réelle analogie avec mon drame. Nous en avons causé, et, ma foi, comme il est convenu que son roman paraîtra en librairie en même temps que ma pièce sera jouée, il est probable que, par bonne confraternité, et pour que l’on ne nous accuse de plagiat ni l’un ni l’autre, nous signerons ensemble livre et pièce.

Il triait avec circonspection dans sa pensée, qui lui présentait les faits réels quelque peu différents de son explication.

C’était véritablement une pièce toute faite et que Robert avait à peine retouchée, de façon négligeable, que lui avait apportée un garçon de talent, sans relations, en pleine lutte anxieuse pour arriver, comme l’était naguère Castély.

Et l’auteur dramatique, maître à présent de la situation, avait tout naturellement écorché le nouveau venu comme on l’avait naguère écorché lui-même.

Le roman annoncé était bâclé d’aprés la pièce par un troisième personnage qui resterait dans la coulisse, et dont le travail anonyme serait misérablement remunéré.

Castély signait la pièce le premier et touchait intégralement les droits, se réservant encore les deux tiers de ce que produirait la vente du roman, que le succès présumé de la pièce pousserait.

Le journaliste implorait :

— Ne me donnerez-vous pas quelques indications sur cette œuvre que l’on attend avec tant d’impatience ?…

Robert secoua la tête avec décision :

— Oh ! cela est impossible ! Rien n’est funeste comme de parler trop tôt d’une œuvre dramatique !…

— C’est une thèse ?… un sujet d’actualité, n’est-ce pas ?

— La thèse générale, je puis vous la dire. Elle est audacieuse et neuve… au moins au théâtre, et nul de mes confrères ne l’a encore mise à la scène… Cela roule sur la question du droit de procréation à volonté que j’exige pour la femme.

Ravi de cette indication précieuse, le jeune publiciste remercia son interlocuteur avec effusion :

— Oh ! je vais avoir un article des plus intéressants ! — Demain, si vous voulez bien m’en donner l’autorisation, je reviendrai avec notre photographe, et nous prendrons quelques intantanés. Je vous prierai aussi de me remettre quelques coupures des meilleurs articles qui ont été publiés sur vos pièces, et des photographies de vous enfant et de votre villégiature. Le public adore ces détails d’intimité, vous savez…

Robert se rappela des épreuves prises jadis, pendant son voyage de noces, dans la belle propriété appartenant à des alliés de sa femme.

— Oui, oui, je vous procurerai cela.

Il ne s’expliqua pas autrement ; il était inutile de spécifier que le château, le parc, le bois, les superbes dépendances de la Métivière n’était point à lui. Et, complaisant, il consentit à donner encore un autographe, où il exagéra soigneusement l’originalité de son écriture inégale et nerveuse.

— Maintenant, une dernière question, et je vous quitte, cher maître. « Que pensez-vous de l’arrivisme actuel dans le monde littéraire, et de la difficulté du début que rencontrent les jeunes auteurs ? »

Castély affecta une lassitude.

— Mais, c’est toute une chronique que vous me demandez là !… Eh bien ! écoutez, mon opinion très ferme est que tout ce dont se plaignent les auteurs inconnus, ce sont des mots creux pour exprimer du vide !… Il n’existe ni difficultés insurmontables, ni barrières trop hautes pour les véritables talents… Quant aux pièges de la carrière littéraire, c’est tout bonnement des contes à dormir debout !… Je n’ai certes point la prétention de me placer au-dessus d’une modeste moyenne artistique…

Le journaliste protesta chaleureusement.

— Oh ! cher maître, le triomphe que vous avez remporté à l’Odéon, l’admiration que chacun a éprouvé devant ce chef-d’œuvre, vous classe, au contraire, parmi les plus éclatants talents de nos auteurs contemporains !…

Robert continua, imperturbable, sans paraître avoir entendu le moins du monde l’interruption.

— Eh bien, du jour où j’ai voulu être joué, je l’ai été… Partout, les portes se sont ouvertes toutes grandes devant moi !…

— Pourtant, objecta timidement le jeune journaliste !

Mais Castély lui coupa la parole avec une sorte de violence, dans laquelle peut-être y avait-il la sincérité de l’âcreté que mettait en lui le souvenir secret de tout ce qu’il avait dû subir pour parvenir…

— Non, monsieur, non !… il dépend des auteurs de réussir !… Qu’ils aient du talent et tout s’aplanira devant eux !… Il n’y a pas d’autre recette !… Les malchances, les obstacles invincibles n’existent que pour les incapables, les ratés !…

Il se tut durant une seconde, puis reprit d’un ton plus calme, avec un détachement prudent…

— Quant à l’arrivisme, mon Dieu !… Qu’entend-on par là, au juste ?… C’est une chose que l’on a créée un peu facticement dans l’opinon, après que l’on a eu inventé le mot, qui était amusant.

Le journaliste ne put s’empêcher de se récrier :

— Oh ! cependant, cher maître !…

— Mais non, je vous assure, c’est inexistant. Examinez bien les choses et les gens, sans parti pris. Où, dans la réalité, coudoyez-vous tant d’arrivistes ? Qui pourrait- on, sans injustice, taxer d’arriviste parmi nos notoriétés littéraires ? Non, non, ne prononcez aucun nom, je le récuse d’avance ! Ce terme, que l’on inflige à une quantité d’hommes de valeur, m’exaspère, car on l’applique vraiment à tort et à travers, sans savoir ce qu’il signifie. En fait, qu’appelle-t-on arrivisme ? Pour ma part, je ne le sais pas…

Et, comme il se taisait, les yeux fixés interrogativement sur son interlocuteur, celui-ci crut devoir prendre la parole. Il s’exprima avec un peu d’hésitation, le ton humble.

— Évidemment, l’opinion exagère quelque peu. Néanmoins, ne croyez-vous pas qu’il est certaines notoriétés usurpées et qui n’ont obtenu leur célébrité qu’à force de réclame éhontée et par suite de manœuvres plus ou moins louables ?

Robert l’interrompit avec impatience.

— Je ne vois aucun de ces gens-là parmi les auteurs en vogue !… et je ne saurais constater aucun succès dû uniquement à l’arrivisme, c’est-à-dire aux procédés que vous indiquez ! déclara-t-il péremptoirement.

Et le journaliste devenu muet, il pontifia avec solennité :

— Tout cela, c’est de la légende qu’il faut laisser aux envieux, aux blackboulés… Certainement tous, nous usons, nous devons user de la publicité, nous sommes de notre temps et nous nous en faisons gloire, mais il y a un véritable enfantillage, un déplorable snobisme à accuser la génération littéraire actuelle de vouloir parvenir par combinaisons, et autrement que par la force de son talent, de son labeur acharné, consciencieux et de sa réelle valeur !… Ce qui entretient ces mauvais bruits, je le répète hautement et avec une sincère indignation, c’est la foule des mal doués, des paresseux, des incapables, jalousant les intelligences supérieures ! Mais, monsieur, si l’arrivisme était roi, s’il dispensait d’avoir du talent, pourquoi donc y aurait-il tant de ratés ?… Tous, en bonne logique, devraient atteindre les suprêmes sommets de la gloire ! — Non, non l’arrivisme est un terme saugrenu et vide, et parmi les écrivains entourés de la bienveillance et de l’admiration du public, il n’y a pas d’arrivistes !…

Le journaliste ponctua d’un trait énergique la fin de cette tirade qu’il avait sténographiée.

— Mon cher maître, je vous remercie infiniment ! s’écria-t-il d’un ton pénétré de reconnaissance.

Castély lui serra la main avec condescendance.

— Vous me montrerez les épreuves de votre article ?

— Oh ! c’est trop juste ! s’empressa d’acquiescer le jeune homme.

Et, au moment de se retirer, il expliqua :

— Votre interview fera pendant à celle que je viens de consacrer à l’établissement du docteur Julien Dolle, et aux déclarations si curieuses du jeune maître de la chirurgie. Comme vous, il proclame hardiment le droit des humains de procréer à volonté et de limiter leur progéniture par tous les moyens merveilleux dont la science dispose aujourd’hui… Il aura le grand honneur d’avoir largement contribué au remarquable mouvement de l’opinion au sujet de l’avortement… terme et acte qui, naguère, étaient honteux et qui, à présent, prennent leur place dans le langage courant et sont envisagés sans effroi ni réprobation par les personnes les mieux placées dans l’opinion. — Ah ! nous sommes vraiment à une époque admirable et l’on peut dire que le corps humain, dans la main du chirurgien d’aujourd’hui, n’est plus qu’un mannequin soumis et docile !…

Castély hochait la tête avec approbation.

— Évidemment.

Resté seul, il revint à pas lents près de Suzanne, toujours alanguie sur sa chaise-longue. Il était content de cette interview, des paroles qu’il avait prononcées, du retentissement qu’elles ne pouvaient manquer d’obtenir. Il savourait la bouffée d’orgueilleuse satisfaction qui s’épandait en lui.

Il se sentait quelqu’un.

— Mon Dieu, Suzannne, comment peux-tu te complaire dans une pareille obscurité, s’écria-t-il.

Sa voix éclatait joyeusement — un peu trop — dans le silence de la chambre de l’inguérissable malade.

D’un geste impatient, tandis que sa femme le considérait avec une amertume grandissante, il poussa les persiennes demi-closes.

Placé au coin de l’avenue et de la place de l’Alma, l’appartement situé au cinquième, embrassait une vue admirable, qu’à ce moment un soleil radieux incendiait d’or.

— C’est splendide s’écria le jeune homme enthousiasme.

Il oubliait toutes les pénibles sujétions, les anxiétés et les rancœurs du passé ; il s’affranchissait avec insouciance des obligations, des servitudes du présent ; il s’élançait dans le soleil du succès artistique qui voile de son halo éblouissant les pires taches, les plus nauséabondes boues des entours.

La voix glaciale de Suzanne le rappela à la réalité, à son écœurant esclavage.

— N’oublie pas que tu dois aller chez madame de Mamers avant le déjeuner, Robert.

Il retourna, tressaillant :

— Ah !… on t’a dit ?…

Il ne savait quoi, dans l’accent pourtant si mesuré de la jeune femme lui avait inspiré la brusque crainte qu’elle ne soupçonnât quelque chose de sa liaison.

Mais Suzanne répondit avec une indifférence qui paraissait très naturelle :

— Oui… Quand elle est partie te chercher à la gare. en auto, elle est montée ici et m’a dit combien il lui tardait de te faire visiter son installation.

Un peu décontenancé, Robert demanda pour ne pas demeurer dans un silence gênant :

— Tu l’as vu son appartement ?… il est bien !

La voix de Suzanne sonna sèchement.

— Non, je n’y suis pas entrée.

Les craintes de Castély le ressaisirent, mais elle ajouta aussitôt :

— Je ne vais pas très bien, tu sais, et je ne sors guère… j’ai pour toute action, tout geste, une paresse insurmontable.

Il se rassura. Bah ! Suzanne ne savait rien ; elle ne se douterait jamais de rien ! Elle était bien trop occupée d’elle-même, de sa santé, de ses misères, pour espionner fructueusement son mari, ou même s’inquiéter de lui !… Il pouvait dormir tranquille !…

Il dit, avec aplomb.

— Eh bien, je vais faire un bout de toilette et je descends chez elle… j’ai bien le temps, et la corvée sera faite. — À midi et demi le déjeuner, n’est-ce pas ?

— Oui, j’attends Henriette.

Avant de sortir, Robert jeta :

— Tiens, madame Féraud est à Paris ?… Je la croyais encore en Algérie… Et, au fait, comment prend-elle la mort de sa seconde petite ?

Quelque chose d’infiniment douloureux apparut dans la voix de Suzanne.

— Elle souffre. — Mais, qui ne souffre pas ?

Une heure plus tard, Robert Castély, paresseusement allongé sur le lit du luxueux pied-à-terre de Valentine de Mamers, étendit le bras vers la petite table du chevet, attrapa une cigarette et l’alluma.

— Écoute, fit-il en repoussant doucement du geste la belle Valentine dont les caresses le harcelaient encore. J’ai à te parler sérieusement.

Elle appuya sa tête voluptueuse, aux cheveux ardents, sur l’épaule du jeune homme, le contemplant de près avec une amoureuse ardeur. — Parle.

— Tu sais que je veux absolument être décoré au 14 juillet prochain.

— Tu as raison, le moment est excellent à tous les points de vue.

— As-tu fait les démarches nécessaires ? Car tu sais que je compte uniquement sur toi pour la réussite de cette affaire.

Elle répondit avec un empressement heureux :

— Ne t’inquiète donc pas !

— Tu t’en es occupée ?

— Certes !… Qu’aurai-je donc fait tandis que j’étais toute seule, sinon penser à toi, essayer de te procurer toutes les joies que tu peux rêver ?

— Alors, ma nomination de chevalier de la Légion d’honneur est certaine ?… Je puis y compter ?…

— Je te l’affirme !

Il hocha la tête, satisfait.

— Allons, tu es une femme précieuse, il faut en con- venir.

Elle l’enlaça avec une nouvelle fureur :

— Je t’aime ! murmura-t-elle d’une voix étouffée par la passion et l’angoisse de ne point arriver à se dissimuler à elle-même que la gratitude était le seul lien qui lui attachât le jeune écrivain.

Il s’apprêtait à répondre avec le plus de chaleur possible à cet aveu brûlant, lorsque le bruit du timbre résonnant deux fois les fit tressaillir et se séparer.

— Quelqu’un est là ! fit Castély inquiet.

Madame de Mamers se dressa.

— Deux coups !… c’est le concierge. Que veut-il ? Il y a certainement quelque chose d’urgent ! Il faut voir…

Et, se jetant à bas de la couche, elle revêtit un peignoir hâtivement et gagna l’antichambre.

Pour conserver plus de liberté et éviter les espionnages dangereux, elle n’avait point de domestiques.

Robert, anxieux perçut au travers des portières tombées un cri étouffé, des chuchotement singuliers.

Puis, tout-à-coup, une voix s’éleva distincte. Une voix qu’il reconnut, éperdu… Suzanne ! Suzanne était là !… Suzanne face à face avec madame de Mamers, se trouvait là !…

Et, avant qu’il eût pu prendre un parti, essayer de fuir, de se cacher, la jeune femme avait paru sur le seuil de la chambre. Robert se sentit défaillir.

Pâle, se soutenant à peine, elle considéra pendant une seconde, avec une affreuse angoisse, son mari — celui qu’elle avait tant aimé, pour lequel elle avait tout sacrifié d’elle !…

Puis, se tournant vers l’antichambre, elle appela, à la fois vindicative et pleine de détresse :

— Henriette !… Venez ici, et constatez !

Madame Féraud en grand deuil, très grave, se silhouetta dans l’embrasure de la porte.

Son regard glacé réprobatif, profondément répugné, vint souffleter le jeune homme, qui rougit, percevant cruellement, durant le temps d’un éclair, toute l’ignominie de son acte et de sa situation.

Du reste, son attention revint aussitôt à Suzanne, qui chancelait, étourdie ; d’un geste prompt, elle la soutint.

— Venez, retirons-nous, dit-elle avec une tendresse pleine de compassion.

Revenu à lui, Castély s’habillait avec rapidité.

— Suzanne ! je te jure ! commença-t-il, voulant se disculper, avouer l’abominable servage, convaincu que la jeune femme lui pardonnerait mieux une bassesse qu’une infidélité passionnelle : elle avait suivi de si près ses luttes et ses souffrances !…

Mais la vue de madame de Mamers qui les épiait l’arrêta. Il fallait encore ménager celle-là !…

— Remontons chez nous, dit-il avec décision. Nous nous expliquerons mieux qu’ici, et plus décemment !

Et ce fut lui qui ouvrit la porte de l’appartement pour laisser passer Suzanne au bras d’Henriette Féraud, qui détournait son regard de lui, tout occupée de la jeune femme.

Avant de les suivre, Robert adressa un geste impérieux recommandant le calme et la circonspection à la belle Valentine, rouge et décontenancée, furieuse de la scène inopinée qui venait d’avoir lieu et qui dénotait chez Suzanne Castély des idées de vengeance, d’obscurs projets qui ne laissaient pas d’effrayer un peu la dame.

Là-haut, tandis que madame Féraud disparaissait discrètement, Robert vint se jeter à genoux près de la chaise-longue, sur laquelle Suzanne, défaillante, s’était laissée tomber.

— Ma Suzanne, mon enfant chérie ! s’écria-t-il d’un accent ému, plein de sincérité, et où reparaissait sa tendresse passionnée de jadis, notre amour ne peut pas sombrer ainsi si vilainement !… Ecoute-moi, crois-moi !… Plains-moi !… Et donne-moi, comme autrefois, ta poitrine pour ma tête endolorie ! Accorde-moi ton attention, ta pitié, ton indulgence !…

Du geste qui avait été tout puissant près de la jeune femme, il l’enlaçait, quêtant son appui dévoué, sa caresse quasi maternelle.

Il souffrait de la blessure qu’elle avait reçue. La fragilité, le changement de Suzanne, qui lui apparaissaient soudain à cette heure de claivoyance, lui causaient un grand trouble, un poignant remords.

Mais, elle le repoussa froidement.

— Non, non, va ! fit-elle, la voix lasse. Je ne peux plus… Je n’ai pas plus l’âme d’autrefois que tu n’es aujourd’hui l’homme que je consolais,’pour qui j’étais tout… Nous ne pouvons plus rien être l’un pour l’autre, sinon encore une cause de chagrin et de souffrance…

Il se redressa, douloureusement frappé.

— Oh ! Suzanne, est-ce vrai que tu ne m’aimes plus ? Car, il ne faut plus m’aimer pour être si dure !… pour ne pas comprendre qu’aujourd’hui, dans ce que tu as surpris, il n’y a pas de vraie trahison de ma part… il n’y a qu’amertume, honte, sujétion… asservissement duquel je ne puis me libérer. Oh ! toi qui as assisté à mes luttes désespérées… toi qui y as participé… toi qui connais le véritable mot de la gloire que j’ai mille fois payée !… Comment n’es-tu pas plus indulgente pour ce que tu sais être ma misère !… Comment ne ressens-tu pas une immense pitié pour moi, au lieu d’une injuste et cruelle rancune !…

Le front courbé dans ses mains, comme portant tout le poids de sa honte à lui, Suzanne répondit avec une tristesse infinie.

— Ne te défends pas… Ne t’excuse pas… Je comprends… Oh ! oui, je comprends, je sais tout… Mais, c’est justement ce qui me sépare invinciblement de toi !…

Très pâle, il jeta :

— Tu ne m’aimes plus ?…

Elle continua la voix brisée :

— Il y a des choses que tu ne devais pas accepter… que tu devais toujours refuser, quitte à renoncer au succès, si vraiment il ne s’obtient qu’en se salissant à ce point… Il y a des choses, vois-tu, que je ne peux te pardonner, ou plutôt, non, je m’exprime mal. Je ne t’en veux pas, je n’éprouve aucune colère contre toi, mais je ressens un détachement involontaire, irrésistible… Je ne peux plus être tienne…

Il répéta désespérément :

— Tu me m’aimes plus !… Que vais-je devenir ?…

Elle souleva son visage livide, couvert de larmes, ouvrit tout grands ses yeux qui semblaient ne plus rien apercevoir en ce monde d’où toutes ses illusions et ses joies avaient fui.

— Si, je t’aime encore, fit-elle tout bas et lentement. Si je ne t’aimais plus, je ne souffrirai pas… Je détournerais mes pensées de toi et je vivrais heureuse au milieu du luxe dont tu peux m’entourer à présent. — je t’aime encore, c’est-à-dire que j’aurai éternellement la douleur de toi en moi… Mais, je ne t’aime plus comme autrefois, oh ! non ! Je te le répète, tu n’es plus le Robert, je ne suis plus la Suzanne du passé !… de ce passé d’il y a deux ans, et qui pourtant est plus éloigné que si un quart de siècle avait coulé sur nous !…

Ces paroles tombaient sur le jeune homme, suprêmement cruelles, ressuscitant en lui les délicatesses, les élans, l’orgueil d’antan, aujourd’hui piétinés, étouffés. Par ce reproche discret, d’un cœur exquis, il se sentait plus humilié, plus flagellé que par les injures les plus grossières.

Il recula, détournant son regard, et s’en fut jusqu’à la fenêtre, comme s’il eût cherché instinctivement la lumière, l’astre qui réchauffe et vivifie. Mais les rayons radieux du dehors l’aveuglèrent seulement. Sous cette clarté, il sentit toute sa déchéance morale. Le front à la vitre, il baissa ses paupières et s’abandonna, vaincu, au flot amer qui s’épandait en lui.

Un sanglot déchirant souleva sa poitrine.

Cependant, il ne songeait plus à l’implorer, elle, la compagne des jours de jeunesse, de droiture et de dignité : il savait qu’elle avait dit vrai ; ils étaient séparés à jamais.

Des minutes longues passèrent.

Il se calma, il revint à Suzanne, poussé par il ne savait quelle force invisible à lui dire des paroles que, d’avance, il savait absolument vaines.

C’est vrai, fit-il d’une voix tremblante, ces jours ont particulièrement pesé sur nous… Néanmoins, tout au fond de nous, quelque chose est resté intact… et, pour nous deux seuls, nous pourrions redevenir ce que nous étions. Il serait si exquis, ce jardin secret dans lequel nous irions nous enfermer, oubliant le monde, les êtres nouveaux et factices que les circonstances ont créés en nous, malgré nous !…

Suzanne tourna vers lui son visage amaigri et ravagé.

— C’est impossible !… À quoi bon se leurrer. La vie nous a maltraités également tous deux. Moi, j’ai été atteinte dans ma santé, dans ma beauté, dans tout ce qui fait la femme et, qui, envolé, ne laisse plus qu’un cadavre, qu’une ombre. Toi, c’est ton cœur, ton âme, tout ce que tu avais de bon, de noble, de grand, qui sous la formidable pression de l’étau dans lequel tu nous as précipités, s’est réduit en miettes, en allé en poussière… Nous ne pouvons plus garder d’illusions l’un sur l’autre… L’amour, le désir que tu simuleras pour moi par pitié ou même que tu croiras éprouver passagèrement sera toujours faux… Et moi, jamais plus je ne saurais retrouver pour toi la confiance, l’orgueilleuse sécurité que j’avais lorsque j’étais sûre de ton amour, convaincue de ton génie, de ta valeur morale et de ta probité… Désormais, la vie côte à côte sera le perpétuel supplice du regret de ce qui fut, l’exaspération de ce que rien ne puisse relever ce qui est écroulé… Alors, pourquoi nous imposer la torture de notre présence ?

Castély l’écoutait, une appréhension subitement éveillée en lui par les dernières paroles de la jeune femme.

— Que veux-tu dire ?… Achève… Explique ta pensée jusqu’au bout.

Elle fit un effort.

— Oh ! tu as déjà deviné ! — Oui, quand j’ai pu envisager nettement nos âmes et nos cœurs, je me suis dit ce que je viens de te répéter aujourd’hui… Séparons-nous… divorçons… Seul et libre, tu t’élanceras plus aisément dans la voie que tu as choisie, et moi j’irai mourir dans un coin, au moins paisible.

Robert éclata.

— Ah ! Je comprends la présence de madame Féraud chez moi !… C’est elle qui t’a prêchée !… Le divorce ! elle ne connaît que cela !… C’est le grand remède, le fameux droit de reprise de la femme !

Suzanne fit un geste douloureux.

— Laisse Henriette !… Elle ne sait encore rien de mon projet, et j’ignore si elle m’accordera la permission d’aller me réfugier près d’elle, comme j’en ai l’intention…

Castély eût une révolte.

— Mais, tout ceci est absurde !… Au nom du ciel, ré. fléchis avec calme, ne prononce rien d’irrévocable, ne prends aucune décision en ce moment où tu es sous l’influence d’une découverte pénible, d’une surprise…

Suzanne l’interrompit avec une soudaine fièvre qui alla croissant, à mesure que ses paroles dévenaient plus âpres.

— Ne crois pas cela !… J’ai été longtemps aveugle, c’est vrai… Mais, pendant que tu étais absent, durant l’aménagement de cet appartement où j’ai vu quotidiennement cette femme qui, d’ailleurs, se souciait fort peu de se cacher, elle s’est trahie… Non seulement elle m’a très vite laissé deviner vos relations, mais encore, auprès d’elle, au travers de ses confidences, je n’ai pu m’empêcher de pénétrer les raisons obscures, écœurantes de votre liaison !… Robert, j’aurais pu te pardonner d’avoir une maîtresse que tu eusses aimée !… mais je ne peux plus vivre près de l’amant, de l’esclave, de la chose achetée de cette créature !… Je ne puis tolérer son despotisme, son impudence !… Maintenant que je suis avertie, je ne peux plus voir cette femme venir t’imposer une servitude d’amour, te plier à son caprice sensuel, te forcer à un simulacre de passion intéressée !… te vendre la gloire qu’elle te procure !…

Très pâle, les traits tirés, Castély s’écria avec violence :

— En voilà assez !… Tu as raison, divorçons !… Après que tu as articulé de telles paroles, nous ne pouvons plus que nous séparer pour ne plus nous revoir !… Je ne me donnerai même pas la peine de discuter tes divagations… Il suffit qu’elles aient occupé un instant la pensée pour que tout doive être rompu à jamais entre nous. Va, je ne te retiens plus… Tout ce que je te demande, tout ce que j’exige, c’est qu’aucun scandale n’atteigne une femme dont tu ne saurais comprendre le caractère ni le charme… qui a été pour moi une amie sûre et dévouée, une femme que j’aime sincèrement pour ses rares qualités…

Suzanne l’interrompit avec amertume :

— Sois tranquille !… Je ne veux point ébranler ta belle situation !… Je désire la paix, m’écarter de ta vie… non point briser celle que tu t’es faite et qui te contente ! — Si même tu préfères que la loi n’intervienne point entre nous, peu m’importe… Tout ce que je réclame de toi, c’est de me laisser partir immédiatement… Le peu, de bien que je possède suffira pour me faire vivre…

Il jeta, cassant :

— Ah ! non, non !… Si nous devons nous séparer, le fait sera public, définitif et radical !… Je ne veux pas d’une existence indéterminée, aux chaines dénouées et et non rompues !… Nous divorcerons légalement !

— Et puis, ajouta Suzanne avec un sourire déchiré, qui sait si, divorcé, tu ne rencontreras pas un nouveau mariage avantageux !… Toutes les étapes de ta carrière doivent être marquées par le sacrifice d’un cœur de femme le plus solide tremplin pour celui qui est décidé à parvenir, coûte que coûte !…

Castély ne releva pas ces paroles, déclarant avec sécheresse :

— Les torts sont de mon côté, il est donc juste que je les assume. Je verrai à organiser la comédie nécessaire pour faire briser notre lien, en te laissant tous les avantages de la demande en divorce…

Suzanne se souleva péniblement de sa chaise-longue et alla jusqu’à la porte.

Ces détails vulgaires de la rupture dépassaient ses forces.

— Henriette ! appela-t-elle, dans une détresse.

Et, quand madame Féraud parut, elle s’accrocha à elle.

— Comment te sens-tu ? demanda Henriette précipitamment, frappée par l’altération des traits de sa jeune amie.

L’autre ne répoudit pas à cette question, qu’elle n’avait probablement point entendue.

— Eh bien, tout est dit, murmura-t-elle avec une angoisse un peu égarée. Nous nous séparons… Je ne serai plus la femme de Robert… Je m’en vais… Où ? Je ne sais pas… Vous ne refuserez pas de m’emmener, n’est-ce pas ?… Je tâcherai de ne pas vous embarrasser long-temps… J’essaierai d’arranger ma vie…

Sa voix s’éteignit ; elle balbutia encore quelques mots sans suite, puis, ses yeux se fermèrent, elle vacilla, elle eût roulé à terre si madame Féraud ne l’eût vigoureusement soutenue de ses deux bras qui l’enlaçaient.

— Monsieur Castély ! cria-t-elle éperdue.

Déjà Robert accourait.

— Elle s’évanouit !…

Comme il se fût emparé d’un trésor — la scène qui venait d’avoir lieu instantanément effacée de son souvenir — il saisit le corps léger de la jeune femme tout à fait privée de connaissance et le porta sur le lit.

— Suzanne, ma chérie ! balbutiait-il, fou d’inquiétude.

Rapidement, Henriette Féraud apportait de l’eau de Cologne, baignait les tempes de Suzanne toujours inerte, dégrafait le col de sa robe de chambre.

— Elle revient à elle ! s’écria Robert avec un indicible soulagement.

Mais la mort semblait avoir passé sur ce corps fragile, dans lequel la vie recommençait son cours à regret, avec lenteur et nonchalance.

Près de dix minutes s’écoulèrent avant que la jeune femme parût recouvrer son entière conscience des choses, bien que ses paupières se fussent soulevées et que quelques faibles couleurs revinssent animer ses joues.

— Suzanne ! implora Robert.

Elle se tourna lentement et aperçut son mari penché sur elle, les yeux pleins de larmes.

Elle fit un imperceptible geste de détachement, et un mince sourire effleura ses lèvres encore décolorées.

Oublions tout ce que je t’ai dit, prononça-t-elle d’une voix de suprême renoncement. Je n’ai vraiment pas assez de temps à vivre pour prendre la peine de tant de tracas… Garde-moi jusqu’à la fin… Ce ne sera pas long… et tu seras libre naturellement, sans aucun scandale. — Cela vaut mieux.

Vaincu par une immense pitié, Robert prit la main frêle qu’elle n’essaya point de lui retirer et la porta dévotement à ses lèvres.

— Je t’aime, murmura-t-il doucement. Je te jure que je t’aime, uniquement… Je te jure aussi que tout ce que tu crois mort en moi n’est pas complètement disparu… puisque je souffre, moi aussi, puisque, par moments, je me raidis pour ne pas rejeter brutalement ce fardeau qui m’oppresse, quitte à retomber dans l’ornière de jadis… Je t’aime, toi qui es ma jeunesse, tout ce qu’il y avait de délicat, de fleuri et de sain en moi… Crois ce que je te dis, je t’en supplie, car c’est la vérité…

Elle sourit encore plus tristement qu’auparavant.

— Tu es sincère, je le vois et je sais bien que moi, ta pauvre petite Suzanne, je suis une parcelle de toi. Oui, je suis ton âme d’autrefois… mais, cette âme d’antan, hélas ! elle agonise avec moi…

À genoux, il sanglota. — Vis ! et elle vivra peut-être !

Elle secoua la tête. — Je ne peux plus vivre… pas plus que tu ne peux redevenir ce que tu as été.

Henriette Féraud approchait, les yeux fixés sur la jeune femme avec une inquiétude visible.

Elle posa sa main sur l’épaule de Robert.

— Laissez-la reposer, recommanda-t-elle, c’est trop d’émotions…

Castély se redressa, baisa encore plusieurs fois la main de Suzanne, et se retira lentement, courbé et las.

Suzanne attacha ses yeux de crucifiée sur son amie, ses petites mains amaigries jointes et crispées.

— Ah ! murmura-t elle avec désolation, il faudrait pouvoir mourir vite… en beauté… quand on laisserait encore quelques regrets.. un peu d’émotion dans un cœur qui n’est pas tout à fait désséché… et malheureusement, la vie s’acharne chez les condamnés, les traîne en longueur dans toutes les misères des agonies qui durent !…

À peine Castély fut-il entré dans son cabinet que le domestique lui remit une enveloppe fermée, à l’adresse hâtivement écrite.

Il eut un geste de lassitude et de dégoût. — Ah !

Pourtant, il décacheta et lut la missive brève et impérieuse que lui adressait madame de Mamers. « Entre elle et moi, pas d’hésitation, n’est-ce pas ? » Il froissa le papier brutalement et le jeta au panier. Puis, cette stérile exécution accomplie, il fit quelques tours dans la pièce, la mine soucieuse, l’œil fixe.

Et, avec un geste découragé des épaules, il se dirigea vers l’antichambre, prit son chapeau, son pardessus, à la boutonnière vierge encore du ruban qu’il lui fallait conquérir à tout prix.

— Prévenez madame que je ne déjeunerai pas, dit-il au valet de chambre qui mettait le couvert dans la salle à manger. Et, que l’on ne m’attende pas non plus pour le dîner… J’ai une infinité de courses urgentes, et je ne sais à quelle heure je rentrerai.

Dans le salon du petit entresol, madame de Mamers eut, en apercevant Castély, un cri de joie qu’elle n’essaya nullement de dissimuler.

— Ah, toi !… te voilà !…

Et avidement, elle questionna : — Suzanne ?

La physionomie dure, l’écrivain jeta : Suzanne, c’est le passé, n’en parlons plus, je te prie !

À ces mots, la femme qui, en réalité, l’aimait, eut un tressaillement.

— Elle est le passé ? fit-elle lentement. Et moi, je suis le présent. Mais alors, l’avenir, à qui appartiendra-t-il ?

Il eut un sourire mauvais, cravachant l’air de son bras étendu.

— Ah ! l’avenir !… N’y pensons pas, veux-tu ?… Cela vaudra mieux !

Elle détourna les yeux, songeuse.

— Tu as raison, murmura-t-elle avec un malaise.

Car, elle aussi, comme Suzanne naguère, elle avait eu la vision soudaine d’un Castély décoré, glorifié, rendu aux cimes ultimes ; et, ayant à chaque échelon gravi, repoussé du pied celles qui, de tout leur cœur, de toute leur chair sacrifiée, l’avaient aidé, soutenu, porté vers les sommets où lui seul parvenait, alors que toutes s’évanouissaient derrière lui, pareilles à des fantômes… destinées à disparaître successivement pour avoir concouru à l’enfantement du Grand Homme… suivant la destinée de la femme dans l’amour… la femme qui s’y livre corps et âme, suprême hostie dévorée par le dieu insouciant.

FIN

Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine. — A. Pichat.