L’Automobilisme sur routes

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L’Automobilisme sur routes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 322-342).
L’AUTOMOBILISME
SUR ROUTES

Une voiture affranchie de tout moteur animé devait être l’objet de bien des recherches et de bien des rêves. Aussi l’automobilisme a-t-il, pendant des siècles, hanté bien des esprits et fait travailler bien des cerveaux : la pensée divinatrice de Newton avait compris l’importance du problème et en avait même ébauché un commencement de solution.

Comment ce problème a été définitivement résolu de nos jours, quels sont les progrès accomplis, ceux qu’on est en droit d’espérer, tel est l’objet de cette étude, consacrée particulièrement à l’automobilisme proprement dit, c’est-à-dire à l’automobilisme sur routes.


I

Tout le monde a entendu parler du fardier de Cugnot, cette lourde charrette à vapeur, construite en 1769, et placée aujourd’hui au Conservatoire des Arts et Métiers. La tentative de notre compatriote était, certes, des plus intéressantes ; mais il ne faut pas en exagérer l’importance et, surtout, la nouveauté : avant lui, Robinson et Darwin avaient conçu et projeté des véhicules analogues. En réalité, ce sont les mémorables travaux de James Watt, en 1787, sur la machine à vapeur, qui ont fait entrevoir aux inventeurs la possibilité de résoudre pratiquement le problème de l’automobilisme. Les ingénieurs anglais Trewithick, Burstall et Hill, Gurney, Hancock, etc., qui, de 1803 à 1829, ont construit et fait circuler sur routes de véritables véhicules automobiles, destinés, il est vrai, pour la plupart, aux transports en commun, ne faisaient que suivre les indications du maître, car Watt, lui aussi, avait compris tout l’intérêt que présentait la question. Un instant, en 1833, on put croire que ce nouveau mode de traction allait entrer dans la pratique courante : un certain nombre de voitures à vapeur avaient déjà assumé des services de transports réguliers, des omnibus du même genre commençaient à circuler dans les rues de Londres. Mais les propriétaires de diligences et de voies ferrées veillaient et se livrèrent à de si furieuses protestations que le Parlement fut entraîné à voter le Locomotive Acts qui, en limitant d’abord à 4 kilomètres à l’heure, sous prétexte de sauvegarder la sécurité publique, la vitesse des automobiles, en leur imposant, ensuite, pour éviter la dégradation des chemins, des roues à jantes démesurément larges, tua radicalement l’industrie naissante. C’est en France qu’elle devait renaître.

L’idée de l’automobile y avait sommeillé pendant les cent années qui suivirent les premiers essais de Cugnot, lorsque, en 1873, parut, avec son avant-train à deux pivots, la fameuse voiture-omnibus à vapeur d’A. Bollée père, si bien nommée l’Obéissante, suivie, en 1878, de la Mancelle, et, en 1880, de la Nouvelle qui, du premier coup, tout en portant dix personnes, atteignit, en palier, une vitesse de 45 kilomètres à l’heure. Quinze ans plus tard, elle devait effectuer avec succès la course Paris-Bordeaux.

Jusqu’alors, malgré les efforts poursuivis en Angleterre et. en France même, par Dallery, Pecqueur, Dietz, Séguier, Michaux, etc., on s’était montré fort sceptique, chez nous, à l’égard de la locomotive automobile : on se contentait du chemin de fer. Aussi le succès des véhicules Bollée, celui des deux quadricycles à vapeur construits, en 1885, par la maison de Dion et Bouton, furent une véritable révélation : la voiture automobile, à la fois légère, puissante et docile, devenait une possibilité. L’Exposition universelle de 1889 attira l’attention du public sur ce mode de locomotion et on vit, bientôt, circuler et se répandre peu à peu dans les rues de Paris un certain nombre d’automobiles à vapeur, mais, en même temps, des voitures à essence de pétrole, construites par Panhard et Levassor, Peugeot, Tenting, etc. C’était l’entrée en scène, pour l’automobilisme, des moteurs à explosion.

A la rigueur, on peut faire remonter l’origine de ces moteurs à l’invention du canon, machine à explosion dans laquelle le piston n’est autre que le projectile lui-même. Il est même juste, à ce propos, de rendre hommage, en passant, à ceux qui, comme l’abbé Hautefeuille au XVIIe siècle, eurent l’idée d’employer la poudre à d’autres usages que la guerre ou l’exploitation des mines et des carrières, appelant ainsi Inattention sur ? le parti qu’on pouvait tirer des propriétés thermodynamiques des gaz. Mais la difficulté d’utiliser un explosif aussi brutal et aussi dangereux que la poudre était par trop évidente. C’est pourquoi, dès la fin du XVIIIe siècle, Barber et Street s’adressaient à l’air carburé, et, en 1860, l’ingénieur français Lenoir avait l’honneur d’attacher son nom au premier moteur à explosion véritablement utilisable, moteur à double effet et à deux temps : 1° aspiration, explosion et détente ; 2° expulsion des gaz. Trois ans plus tard, remplaçant le gaz d’éclairage dont il s’était servi d’abord par de l’essence de pétrole (qui n’est, en somme, qu’une sorte de gaz d’éclairage liquéfié et, par suite, facilement transportable), il cherchait le moyen d’appliquer son moteur à l’automobilisme, et c’est encore à lui que revient l’honneur d’avoir fait circuler la première voiture à pétrole sur la route de Paris à Joinville-le-Pont.

Malheureusement, le moteur à deux temps, de par son principe même, est un moteur à faible puissance : la détente n’a lieu que pendant une moitié de la course du piston, de même l’aspiration qui la précède, de sorte que la quantité du mélange gazeux employé est nécessairement assez limitée. Peut-être aurait-il fallu attendre longtemps encore la solution du problème de l’automobilisme, sans l’heureuse modification que Beau de Rochas proposa, en 1862, au cycle à deux temps. Cette modification consiste, on le sait, à faire précéder l’explosion d’une compression qui produit les effets suivans : 1° elle facilite, par l’élévation de température qui l’accompagne, l’explosion elle-même ; 2° elle bande cette sorte de ressort constitué par le mélange explosif essence-air, et augmente, par suite, la détente dans une proportion considérable, d’où la possibilité, pour les gaz brûlés, de s’échapper à une température relativement basse. En fin de compte, le rendement est très augmenté et, du coup, le moteur à deux temps peut être avantageusement remplacé par le moteur à quatre temps : aspiration, compression et explosion, détente, expulsion des gaz.

Ne nous faisons pas d’illusions, cependant : tandis que la marche du moteur à deux temps est facile et régulière, car le mélange explosif peut produire un effet utile pendant un temps sur deux, celle du moteur à quatre temps, malgré l’emploi de volans puissans, ne peut arriver à une absolue régularité. Mais ce grave défaut des quatre temps s’atténue à mesure que la vitesse augmente et leur rendement est, en somme, si rémunérateur, que c’est par eux, il faut le reconnaître, que les moteurs à explosion ont pu faire victorieusement leur entrée, non seulement dans l’industrie automobiliste, mais encore dans la grande industrie. Seulement, comme la voiture automobile exige, avant tout, un moteur à la fois robuste, léger, puissant, et, en même temps, aussi bien équilibré et aussi bien réglé que possible, il ne fallut pas moins de vingt-quatre ans pour arriver à un résultat pratique et définitif, car, il ne faut pas l’oublier, tous les moteurs de nos automobiles ont, comme origine, les uns le moteur Benz, les autres le moteur Daimler, inventés seulement en 1886.

À cette époque, d’ailleurs, l’automobilisme sur routes passionnait déjà tellement certains esprits, qu’à peine inventés, ces deux moteurs reçurent une application immédiate. En Allemagne, on s’empressa d’actionner, à l’aide d’un moteur Benz, monocylindrique, horizontal, muni d’un carburateur à évaporation, un tricycle à deux places, et on ne tardait pas à remplacer ce monocylindre par un bicylindre. De son côté, le moteur monocylindrique et vertical de Daimler, avec carburateur à pulvérisation, était appliqué à un petit tramway qui figura à l’Exposition universelle de 1889, et fut remplacé bientôt, lui aussi, par le fameux moteur à deux cylindres inclinés, qui devait établir définitivement la réputation de son constructeur. On conçoit facilement, du reste, l’avantage d’un moteur bi-cylindrique : il est aisé d’en combiner les organes de façon qu’une explosion se produise à chaque rotation de l’arbre, c’est-à-dire pendant un temps sur deux ; la marche devient alors plus facile, plus régulière et, point important, elle n’exige, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un volant deux fois moins puissant que celui d’un monocylindre.

Il est certain que l’invention du Benz et du Daimler donna une vive impulsion à l’industrie automobiliste allemande. Mais c’est l’industrie française qui sut le mieux profiter de ces nouveaux progrès de la mécanique.

Dès 1890, deux fabricans que leur initiative a rendus célèbres, Panhard et Levassor, employaient le bicylindre de Daimler à la construction de leurs premières voitures à pétrole. D’autres, comme Tenting, Roger, etc., les imitaient et, en 1891, une voiture Peugeot, à moteur Daimler, suivait Terront, à partir de Dreux, dans la fameuse course vélocipédique de Paris-Brest-Paris (1 200 kilomètres). L’élan était donné et l’automobilisme sur routes, avec véhicules à pétrole, était définitivement créé, comme le prouva, d’ailleurs, le concours organisé, grâce à P. Giffard, par le Petit Journal, trois ans après, de Paris à Rouen. Quoique, dans cette course, un quadricycle à vapeur Dion-Bouton fût arrivé premier, le jury ne laissa pas d’attribuer le prix à une voiture à essence de Panhard-Levassor et Peugeot. Enfin, en 1895, le triomphe d’une voiture Panhard, à deux places, relativement légère (600 kilogr. à vide), dans la course Paris-Bordeaux-Paris (1 200 kilomètres environ), en établissant la suprématie du pétrole comme agent de traction, montra qu’il était désormais inutile de demander à la vapeur la solution complète du problème de l’automobilisme, et indiqua ainsi aux constructeurs la voie définitive dans laquelle il convenait de se diriger.

C’est donc la course Paris-Bordeaux, organisée par l’Automobile-Club de France, alors récemment fondé, qui a été le véritable point de départ de l’industrie des voitures automobiles ; c’est elle qui a clôturé, pour cette industrie, la longue période de gestation commencée, en 1769, avec le fardier de Cugnot. Aussi l’effet qu’elle produisit à l’étranger fut immense. Les résultats en étaient à peine connus, que les Américains organisaient à Chicago, sous les auspices du Times Herald, leurs premiers concours d’automobiles sur routes. L’année suivante, en 1896, les Anglais s’empressaient de déclarer caduc le Locomotive Acts ; l’Engineer d’abord, la Self Profelled Association ensuite, ouvraient aussitôt des concours de véhicules automobiles, mais sur des bases plus pratiques que les concours français, de façon à pouvoir établir un jugement sérieux sur les différentes espèces de voitures engagées. L’Italie elle-même suivait le mouvement et, pendant l’Exposition de Turin, en 1898, c’est une voiture à pétrole italienne, la Bernardi, de Padoue, qui remportait le premier prix à la course internationale de vitesse Turin-Asti.

Les raisons du succès de la voiture à essence sont, en gros, assez faciles à saisir.

D’abord, les moteurs à pétrole présentent dans leurs organes une grande simplicité, leur mise en marche est instantanée et, une fois en mouvement, ils demandent peu de surveillance, ce qui n’est pas le cas pour les moteurs à vapeur. De plus, ces derniers comportent un lourd générateur, la chaudière, et une provision d’eau considérable, tandis que les moteurs à pétrole se contentent, comme générateur, d’un carburateur léger et, pour fournir un long trajet, d’une faible quantité d’essence, facile à emmagasiner et à renouveler. Enfin le rendement d’un moteur à vapeur est relativement faible, 10 pour 100 au plus, tandis que celui d’un moteur à essence peut s’élever à 20 pour 100, Il est vrai que l’emploi de la vapeur permet de faire suivre au travail moteur les variations du travail résistant, d’où, malgré les accidens de la route, une vitesse presque constante et une dépense de combustible qui se règle exactement sur la puissance employée : en d’autres termes, le moteur à vapeur est doué d’une extrême souplesse qui lui donne un bon rendement économique au point de vue traction. Ce n’est pas le cas du moteur à pétrole : aussi son rendement-traction est-il, nécessairement, très médiocre et le coût élevé de l’essence accentue encore cette infériorité. Mais qu’importe lorsque le temps vaut de l’argent ou, même, est plus précieux que l’argent !i Conclusion : la vapeur doit être laissée dans le vaste domaine de la voie ferrée, où elle règne depuis des années, et où, pour le transport en commun des voyageurs et des marchandises, l’économie est un des premiers avantages que l’on recherche, et c’est dans la voiture à pétrole qu’il faut chercher le véhicule puissant, léger et docile, sinon économique, que doit être la voiture d’un particulier.

Toutefois, dans le concours du Petit Journal comme dans la course Paris-Bordeaux, à côté des voitures à essence et à vapeur, on vit se mettre en ligne un. certain nombre d’électromobiles, c’est-à-dire de voitures électriques. Il est assez facile de justifier et la présence de ces lourds véhicules, et leur vogue comme voitures de grand luxe.

Certes, à première vue, rien de moins pratique que leur réservoir d’énergie, c’est-à-dire l’accumulateur ! Non seulement il est encombrant, non seulement il a une propension native à restituer au plus vite l’électricité qu’on lui a confiée, mais encore il est terriblement lourd, en ce sens que sa capacité électrique est, par rapport à son poids, si faible qu’on peut dire que se traîner lui-même est son principal souci. Ajoutons l’impossibilité de se ravitailler en route, et on comprendra pourquoi le rayon d’action des électromobiles actuels ne dépasse guère 50 à 60 kilomètres. Mais si le réservoir d’énergie présente d’aussi grands inconvéniens, reconnaissons d’abord que la science, pour l’instant, ne nous offre pas mieux et, qu’en revanche, le moteur actionné, la « dynamo, » est aussi parfait que l’accumulateur l’est peu. Le haut rendement de la dynamo (90 pour 100 en moyenne), sa merveilleuse souplesse, qui rend à peu près inutile tout organe de changement de vitesse, sa forme même, qui réalise ce système rotatif si cher aux ingénieurs (tant il s’adapte naturellement à la locomotion mécanique en général), l’inutilité de tout organe de régulation (car le moteur électrique se règle lui-même), la perfection des appareils qui servent à assurer sa marche, compensent, en effet, à bien des égards, les défectuosités de la source d’énergie. Ils la compensent si bien que dans tous les grands centres où il est possible de se ravitailler en énergie électrique, si coûteux que soit le ravitaillement, l’électromobile est de plus en plus employé. N’oublions pas aussi que ce véhicule est, naturellement, d’une propreté qui supprime bien des frais d’entretien.

On comprend donc, maintenant, les raisons qui ont poussé les Américains, aux courses de Chicago, à donner la médaille d’or à un électromobile et, oubliant les essais de Davenpoort, en 1834, à revendiquer pour un des leurs, Farner, la construction, en 1847, du premier automobile électrique. Mais, comme le fait observer avec raison l’ingénieur italien A. Bibolini, il fallait, pour arriver à un résultat palpable, et l’invention par Pacinotti (1864) et Gramme (1870) des moteurs électriques actuels, les dynamos, et, surtout, la découverte par G. Planté, en 1881, de l’accumulateur à lames de plomb. Toutefois, malgré les efforts de G. Trouvé, Jeanteaud, Volk, de Graffigny, etc., la question de l’électromobilisme sommeilla encore pendant plusieurs années : les progrès accomplis peu à peu dans la construction des accumulateurs et dans les systèmes de distribution de l’énergie électrique finirent par la remettre à l’ordre du jour. En 1893, les expériences de la Compagnie générale des voitures de Paris, où deux véhicules Jeanteaud furent primés, celles des fiacres Cumming, en Amérique, donnèrent des résultats si remarquables, que, dès lors, Blumfield et Garrard en Angleterre, Sturges, Morris, Salom en Amérique, Jeantaud en France, etc., commencèrent, en grand, la construction des voitures électriques, on sait avec quel succès. Qui n’a entendu parler de la Jamais Contente, de Jenatzy, qui pouvait marcher à 105 kilomètres à l’heure ? qui ne connaît, au moins de nom, les Krieger ? Une de ces voitures n’a-t-elle pas eu, un jour, la chance inespérée de parcourir 307 kilomètres sans avoir à recharger ses accumulateurs ?

Terminons ce court historique, en remarquant que les deux organes qui ont rendu facile et sûre la manœuvre des véhicules automobiles, et qui manquaient aux premières voitures à vapeur, le « différentiel » et « l’avant-train à deux pivots indépendans, » ont été inventés, le premier par Pecqueur en 1828, le second par A. Bollée père en 1873. On sait que le différentiel est destiné, comme son nom l’indique, à donner aux roues arrière qu’actionne directement le moteur la différence de vitesse qui leur est nécessaire dans les virages, et que l’avant-train à deux pivots, appliqué pour la première fois à la voiture l’Obéissante, a pour effet d’assurer la parfaite stabilité du véhicule dans toutes les positions.


II

L’essor formidable que semblait devoir prendre, en France, après la course Paris-Rouen, l’industrie automobile, amena les constructeurs et les amateurs de ce nouveau mode de traction à se grouper. Sur l’initiative de M. de Dion fut alors fondé l’Automobile-Club de France, dont il a déjà été question plus haut. Dès la première heure, les constructeurs les plus en renom de l’époque, Diétrich, Clément, Delahaye, etc., s’y firent inscrire, et les services rendus par cette puissante société ne se comptent plus : sans négliger les concours proprement dits, n’a-t-elle pas toujours patronné et développé les fameuses courses de vitesse qui ont tant contribué aux progrès de l’automobilisme ?

Certes, ces courses présentent bien des inconvéniens dont le plus grave, comme le fait ressortir G. Lavergne, est de mettre en ligne des voitures qui ne sont pas toujours comparables, surtout au point de vue de leurs moteurs, et qui accusent des différences de puissance rendant la lutte absolument inégale. De plus, elles entraînent à la construction d’unités follement coûteuses, peu faites pour une utilisation journalière et même, parfois, absolument exclusives de tout emploi sérieux. Enfin, l’habileté du chauffeur mise à part, il n’est pas niable que, dans ce genre de luttes, le hasard, et quelquefois la fraude, jouent un rôle prépondérant. Les esprits réfléchis leur préféreront toujours les concours proprement dits, dans lesquels se font un ensemble d’expériences systématiquement conduites : évidemment, c’est eux qu’on doit chercher à développer, en rendant les essais de plus en plus méthodiques, de plus en plus pénétrans. D’ailleurs, après tout, ce n’est pas pour distraire les oisifs et amuser les foules que le problème de l’automobilisme a été abordé et résolu : il ne s’est jamais agi que de soustraire la voiture, le cas échéant, aux caprices et aux défaillances des moteurs animés.

Il n’en est pas moins vrai que c’est aux courses de vitesse, qui ont étonné et quelquefois ému le monde, que l’automobilisme doit son développement ; que c’est par elles, comme l’a fort bien dit G. Prade, qu’il est entré dans la voie triomphale qu’il parcourt aujourd’hui ; par elles qu’il s’est répandu et imposé aux masses ; par elles, qu’il a acquis, en vingt ans, une place prépondérante. Par voie de sélection, elles ont, en définitive, doté le moteur et la voiture de ces qualités d’endurance et de rapidité qui ont permis récemment à un véhicule à pétrole de parcourir, sans la moindre panne et, pour ainsi dire, d’une seule traite, plus de 8 000 kilomètres. Et puis, enfin, de même que l’essor d’un aérostat, encore aujourd’hui, offre l’attrait mystérieux d’un symbole et d’une protestation contre la tyrannie de la pesanteur qui semblait devoir river à jamais l’humanité à la surface de notre globe, de même la vue d’un véhicule supprimant le temps et dévorant l’espace avec une vitesse de 168 kilomètres à l’heure (record du kilomètre) excitera toujours, croyons-le bien, l’enthousiasme de la foule et, dans cette foule, du plus savant comme du plus ignorant.

Cet hommage rendu aux courses de vitesse, reconnaissons qu’on a bien fait de les réglementer, de façon à ne pas trop fatiguer et les constructeurs et le public, en les remplaçant par des concours tels que la Coupe Gordon-Bennett. Observons aussi, en passant, que les concours, quels qu’ils soient, ne sont profitables et ne peuvent aboutir que si l’industrie au profit de laquelle ils sont organisés est arrivée à la fin de sa période de gestation : par méconnaissance de cette règle, les concours de navigation aérienne institués à l’Exposition de Saint-Louis n’ont donné aucun résultat ; au contraire, pour avoir su l’appliquer, P. Giffard et M. de Dion se sont acquis des titres sérieux à la reconnaissance de l’industrie automobiliste.

Nos lecteurs voudront bien admettre qu’il est impossible, ici, de passer en revue toutes les courses organisées depuis la naissance de l’industrie automobiliste, tant en France qu’à l’étranger. Rappelons, cependant, les plus célèbres : d’abord la course du Petit Journal, celle de Paris-Bordeaux, dont les conséquences ont été examinées plus haut ; puis la course Paris-Berlin (1er : Fournier), la course Paris-Vienne (1er : Marcel Renault), la trop fameuse course Paris-Madrid (1er : Gabriel) et, enfin, car l’automobile a envahi les cinq parties du monde, tout dernièrement la course Delhi-Bombay. Rappelons encore que la Coupe Gordon-Bennett, gagnée successivement par Charron et Girardot, puis par l’Anglais Edge et l’Allemand Jenatzy, a été ramenée en France, l’année dernière, et gagnée cette année encore par Théry, avec un moteur Richard-Brasier.

Toutefois l’étonnante prospérité de l’industrie automobiliste ne doit pas nous faire prendre le change et nous laisser croire que l’on approche de la perfection.

Il est certain qu’il importerait, d’augmenter encore la souplesse que l’on est parvenu à donner actuellement au moteur à pétrole, de façon à améliorer son rendement économique et permettre la suppression de l’organe compliqué, encombrant et alourdissant des changemens de vitesse. (On pourrait sans doute y arriver avec des moteurs relativement puissans, agencés de façon à permettre de n’employer, dans la marche en palier, qu’une partie de la puissance totale disponible.) Il y aurait lieu, aussi, de chercher un carburateur vraiment automatique. L’emploi du pétrole lourd comme carburant s’indique de lui-même. Il est indiscutable que l’on devrait chercher à rendre automatique la mise en marche du moteur, et, par-dessus tout, il est évident que le rendement des moteurs actuellement employés, ainsi que celui des véhicules qu’ils actionnent, est d’une insuffisance notoire.

Le rendement propre d’un moteur à pétrole, c’est-à-dire le rapport de l’énergie que rend son arbre à l’énergie fournie au moteur devrait être d’au moins 20 pour 100 : en réalité il ne dépasse pas 17 pour 100, résultat déjà peu satisfaisant, on l’avouera. Mais les organes de transmission d’une voiture à pétrole absorbant au moins 50 pour 100 de l’énergie disponible sur l’arbre du moteur, le rendement définitif de ces sortes de véhicules, c’est-à-dire le rapport de l’énergie utilisée à la jante des roues à celle fournie par le mélange explosif au moteur atteint, en fin de compte, 8 pour 100 au plus. Pour les électromobiles, les résultats sont encore moins brillans : si la transmission n’absorbe plus que les 30 pour 100, peut-être moins encore, de l’énergie fournie à l’arbre du moteur, en revanche il faut tenir compte des pertes dues à la première dynamo (celle qui sert à charger les accumulateurs) puis aux accumulateurs eux-mêmes et, enfin, à la seconde dynamo qu’ils mettent en mouvement. On arrive ainsi, suivant la nature du moteur qui actionne la première dynamo, à des rendemens compris entre 4 et 8 pour 100 au plus. Comme le fait observer M. G. Lavergne, le gaspillage d’énergie, 92 à 96 pour 100, qu’indiquent ces chiffres, est vraiment déplorable et bien fait pour rappeler à une sage modestie nos ingénieurs modernes, parfois si fiers de leurs œuvres.

Il n’y a pas lieu, cependant, de trop s’émouvoir, car le remplacement probable des moteurs à pétrole actuels par des moteurs à explosion spontanée, tels que le Diesel, nous permet d’entrevoir, un jour, des rendemens : pour le moteur, de 25 à 30 pour 100, pour la voiture, de 12 à 15, peut-être 20 pour 100. Et, en ce qui concerne les électromobiles, qui nous dit qu’à défaut d’un électromoteur reposant sur quelque principe absolument insoupçonné à cette heure, on ne finira pas par trouver la pile légère universellement souhaitée ? En attendant, le nouvel accumulateur Jeantaud, avec sa capacité et son voltage de 80 pour 100 et de 5 pour 100 plus considérables que ceux de tous les accumulateurs actuellement employés, doit, évidemment, être considéré comme un progrès des plus sensibles. N’importe ! il est encore trop lourd et, d’ailleurs, il ne faut pas oublier que la facilité de recharge est, peut-être, plus importante que la légèreté.

On peut, aussi, légitimement espérer que, bientôt, les formules empiriques sur lesquelles, faute de mieux, on se base, à cette heure, pour établir la puissance à donner au moteur d’une voiture à pétrole seront un peu plus sûres, quoiqu’il soit évident qu’on ne résoudra jamais, en toute rigueur, ce simple problème : quelles dimensions doit avoir le cylindre d’un moteur à pétrole tournant à 1 000 tours par minute, pour fournir 10 chevaux ? Il faut espérer encore que les coefficiens de frottement des divers organes de la machine, que les résistances de toutes sortes qu’elle a à vaincre, etc., seront un jour mieux connus. Enfin, il est à désirer, par raison d’économie surtout, que l’on trouve des « pneus » vraiment increvables, à moins qu’on ne les remplace définitivement par des roues élastiques, comme celle de Cadignan. Quant à substituer l’alcool au pétrole, il n’y faut pas songer ; l’acétylène est trop dangereux et, seule, l’acétone, peut-être, pourra-t-elle rendre, plus tard, des services appréciables.

Arrêtons ici cette énumération, car on pourrait facilement accroître la liste des questions qui sont encore à résoudre ou sur lesquelles règne une incertitude déconcertante, et, pour nous résumer, souhaitons, avec M. G. Lavergne, que l’empirisme qui, aujourd’hui, règne en maître dans l’industrie automobiliste fasse bientôt place à des règles plus scientifiques, de sorte que dans quelque vingt ans, moins peut-être, on arrive à trouver bien primitifs les véhicules les plus admirés par nos contemporains.

Tout ce qui reste à faire ne doit pas nous empêcher, d’ailleurs, de rendre justice à ce qui a été fait depuis quelques années, particulièrement dans le domaine de la voiture à pétrole :

Aujourd’hui, toutes les voitures de ce genre marchent, et marchent bien, la plus mauvaise valant peut-être mieux que la meilleure d’il y a quatre ou cinq ans, et cela, comme le fait remarquer M. P. Ravigneaux, le savant ingénieur des ateliers de Puteaux, par suite des perfectionnemens apportés surtout au moteur, à l’allumage, au refroidissement, au carburateur, à l’embrayage et à la direction.

Le remplacement presque définitif, et à un prix relativement peu élevé, des mono et des bicyclindres par des quadricylindres, est une amélioration des plus sensibles. Ce que nous avons dit plus haut pour les moteurs à deux cylindres s’applique, a fortiori, aux quadricylindres : quatre cylindres permettent, en effet, non seulement une explosion par tour, mais une vitesse de moteur moins considérable pour un même effet moteur et, par conséquent, un équilibrage presque parfait des masses en mouvement.

Au début, on employait, pour l’allumage, des brûleurs qui ne permettaient pas « l’avance à l’allumage, » si importante pour provoquer l’explosion au moment le plus propice et, par suite, pour régler la vitesse du moteur. Actuellement l’allumage se fait exactement au moment voulu, par l’étincelle électrique que donne une bobine d’induction actionnée soit par des piles, soit par des accumulateurs, soit encore, ce qui vaut mieux, par des magnétos commandées par le moteur lui-même.

On conçoit facilement que pour obtenir d’un moteur à pétrole le rendement maximum, il faudrait pouvoir laisser aux gaz chauds que donne l’explosion la faculté de transformer toute leur chaleur en travail mécanique. Le travail utile sera donc, dans un moteur à pétrole, d’autant plus grand que la température, lors de l’expulsion des gaz brûlés, sera plus basse et la température à la fin de l’explosion plus élevée. Mais un moteur, quel qu’il soit, ne peut marcher que si ses organes sont continuellement graissés. Or, au-dessus de 350 degrés environ, les huiles de graissage les plus résistantes se décomposent. Il est donc nécessaire, tout en faisant marcher le moteur à une allure aussi chaude que possible, de modérer cette allure de façon que la température reste un peu au-dessous de celle où se décompose le lubrifiant : de là la nécessité du refroidissement. Au début, à raison de la faible puissance des moteurs, leur refroidissement se faisait par ailettes et même on se contentait de refroidir par l’eau la « chambre d’explosion » seule. Aujourd’hui, le cylindre, en entier, est refroidi par l’eau, dont la circulation est assurée soit par thermo-siphon, soit par pompe. L’usage de la pompe, d’ailleurs, se généralise de plus en plus.

Le carburateur, c’est-à-dire l’appareil destiné à mélanger la vapeur d’essence avec de l’air dans une proportion telle que l’explosion produise l’effet utile voulu, a été l’objet de soins constans. Le plus employé, pour l’instant, est le carburateur à pulvérisation, qui fonctionne comme un pulvérisateur de toilette. Seulement, dans les premiers carburateurs, le niveau de l’essence n’était pas constant ; il l’est maintenant, grâce à des dispositifs plus ou moins ingénieux.

Les changemens de vitesse s’opèrent encore, en général, par passages d’engrenages. Mais l’organe d’embrayage et de débrayage, c’est-à-dire l’organe, absolument indispensable, qui rend alternativement solidaires ou indépendans l’un de l’autre le moteur et le « changement de vitesse, » est complètement transformé. Naguère, il était constitué par un cône garni de cuir venant s’emboîter dans un cône creux solidaire du volant de direction : on devine aisément les inconvéniens de ce système. A l’heure actuelle, c’est l’embrayage à surfaces métalliques, cylindriques ou planes, qui tend de plus en plus à le remplacer.

Les premières « directions, » le plus souvent à crémaillères, avaient le défaut d’être réversibles. Les grandes vitesses que l’on exige et que l’on obtient à présent ont obligé les constructeurs, et ils y ont réussi, à les remplacer par des directions absolument irréversibles, constituées le plus souvent par vis tangentes à un secteur.

Les châssis, la carrosserie ont aussi reçu des perfectionnemens qui méritent d’être signalés :

Ainsi les châssis avec longrines en tôle ont remplacé les châssis en tubes, très légers mais moins rigides ; des châssis d’un seul morceau vaudraient infiniment mieux, leur solidité étant à toute épreuve, mais ils ont le défaut d’être difficilement réparables. Pour la carrosserie, signalons l’immense progrès que représentent, au point de vue de la forme et du confort, le tonneau, le double-phaéton, l’adoption, généralisée, des entrées latérales, et saluons, en terminant cette revue rapide des améliorations les plus récentes apportées à la voiture à pétrole, l’apparition des roulottes automobiles, destinées à marcher avec une vitesse de 20 à 30 kilomètres à l’heure au plus, ce qui ne manquera pas de ravir d’aise ceux qui pensent, comme le poète, que « c’est quand il est très long que le voyage est beau. « 

Reste maintenant à examiner, pour que notre étude soit aussi complète que possible, des véhicules dont les moteurs reposent sur un principe tout à fait différent des précédens.

Dans le nouveau champ ouvert à l’activité humaine par l’automobilisme, la science a, comme il arrive d’habitude, précédé l’industrie : les progrès de la thermodynamique, consécutifs de l’emploi, devenu universel, du moteur à vapeur ordinaire, ont largement contribué à la création de cette industrie. En particulier, les belles recherches poursuivies, en 1824, par S. Carnot, sur les moteurs à feu, en démontrant que le rendement propre de ces moteurs est théoriquement proportionnel à la chute de température que subit l’agent employé à transformer la chaleur en travail mécanique, devaient inspirer l’idée de substituer à la vapeur saturante qui actionne les moteurs à vapeur proprement dits, vapeur dont la température est forcément contenue dans des limites assez étroites, des gaz véritables tels que l’air ou la vapeur d’eau surchauffée : on peut, en effet, porter facilement un gaz à telle température que l’on veut. Aussi, Séguin, Siemens, Ericsson, Laubereau, etc., ont attaché leurs noms à l’invention de moteurs, les uns à vapeur surchauffée, les autres à air chaud. Mais ce dernier gaz, surtout à cause de la lourdeur, inévitable, des moteurs qu’il actionne, n’a pas donné les résultats que l’on espérait, et, quant à la vapeur surchauffée, les moyens de la produire étaient plus qu’insuffisans. C’est alors qu’Hugon d’abord, Lenoir ensuite, eurent l’idée de recourir aux moteurs à explosion, que l’on a fort improprement appelés, pendant longtemps, moteurs à gaz, de même que les moteurs à vapeur surchauffée sont, fort malencontreusement, désignés sous le nom de moteurs à vapeur. L’invention, par M. L. Serpollet, en 1887, de la chaudière à vaporisation instantanée devait évidemment avoir pour effet de remettre en honneur les moteurs à gaz ou, plutôt, à vapeur surchauffée. Depuis plusieurs années, circulent des voitures munies de ces chaudières ; mais, en réalité, ce n’est que depuis cinq ou six ans, c’est-à-dire depuis qu’il a trouvé le moyen de remplacer le coke, combustible encombrant et malpropre, par l’huile lourde de pétrole, d’un rendement calorifique d’ailleurs deux fois plus considérable, que M. L. Serpollet s’est occupé sérieusement d’appliquer la vapeur surchauffée à l’automobilisme sur routes.

Rien de plus simple, de plus solide, de plus doux et de plus silencieux que son moteur actuel à quatre cylindres, qui, une fois en marche (et la mise en marche n’exige pas plus de six minutes), ne donne guère plus de souci que s’il était à essence. Rien de plus souple, aussi, car sa puissance peut varier dans le rapport de 1 à 10 et même, dans un coup de vitesse, de 1 à 20, tandis que dans un moteur à pétrole, elle varie, avec peine, de 1 à 4. Aussi, un moteur Serpollet, d’une puissance moyenne de 12 chevaux, a-t-il pu facilement développer, à un moment donné, pour faire du 120 à l’heure, 80 chevaux au moins.

La nouvelle chaudière, avec ses tubes de 10 à 22 millimètres de diamètre, est aussi peu encombrante que possible. Par sa nature même elle n’exige, on le sait, aucune surveillance spéciale tous les accessoires (manomètres, soupape de sûreté, niveau d’eau, etc.) des chaudières ordinaires, avec elle, deviennent superflus ; un coup de collier ne peut en rien nuire à la « robustesse » de la machine et les « coups de feu » sont sans importance. Il est vrai que la provision d’eau nécessaire à l’alimentation de la chaudière rend le moteur Serpollet relativement lourd. Encore faut-il, pour le comparer au moteur à essence, lui tenir compte de cet avantage qu’en sa qualité de moteur à chaudière, il est débarrassé des organes de changemens de vitesse et d’embrayage. Aussi, d’ores et déjà est-il permis d’affirmer que le rendement à la jante d’une voiture Serpollet est au moins égal à celui d’une voiture à essence. Certes, pour les petites puissances, le coût de la traction est notablement plus élevé. Mais, dès qu’on dépasse 15 chevaux, les dépenses tendent à s’égaliser, et, encore, ne faut-il pas oublier qu’une voiture Serpollet coûte moins cher d’entretien que n’importe quelle voiture à pétrole du même prix.

Conclusion : il n’est nullement démontré que la vapeur surchauffée n’arrivera pas, sous peu, à faire, pour la voiture légère, une concurrence sérieuse à l’essence de pétrole. Quant à la voiture lourde, nous serions étonnés si les expériences comparatives qui se font, en ce moment, un peu partout, à Londres notamment, n’aboutissaient pas à démontrer la supériorité des omnibus genre Serpollet.


III

Le rêve de Newton et de Watt est donc, maintenant, une réalité : industriels, commerçans, touristes, voyageurs, artistes, tous ont désormais dans la voiture à pétrole un moyen de locomotion rapide et sûr, propre, comme le fait remarquer M. J. Grand-Carteret, à nous épargner à un moment donné l’ennui des voyages dans la promiscuité des compartimens, la monotonie des paysages au fond de la tranchée ou sous les tunnels, cette tyrannie de l’heure qui retarde ceux qui sont pressés et presse ceux qui ne le sont pas et, enfin, ces détours obligatoires qui, infirmant le principe que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, font passer par Paris le voyageur qui va de Nantes à Marseille. Nos routes, que la bicyclette avait commencé à faire revivre, voient peu à peu renaître, on le constate déjà, l’animation qu’elles avaient perdue ; bien des villes mortes, que la locomotive avait tuées, ont secoué leur torpeur : le mouvement, désormais, ne se concentrera plus sur quelques points privilégiés du territoire ; il se manifestera au centre comme aux extrémités, apportant en tout lieu un regain de travail et de vie… De son côté, le moteur à pétrole tend à prendre lui-même une extension imprévue ; il actionnait déjà des machines-outils, des machines agricoles, des pompes, etc. ; le voilà maintenant employé dans la navigation et c’est évidemment à ses progrès incessans que les moteurs à explosion de la grande industrie doivent leur vogue croissante et que la sidérurgie est redevable de ces moteurs à gaz de haut fourneau dont elle attend sa rénovation. N’oublions pas, aussi, que c’est un moteur à pétrole qui a permis à Santos-Dumont de gagner le prix Deutsch et que c’est ce moteur, peut-être, qui nous aidera à résoudre pratiquement, par le plus lourd que l’air, le problème de la navigation aérienne. Inutile, ici, d’allonger cette énumération des conséquences, directes ou indirectes, de l’entrée de l’automobilisme dans notre vie et dans nos habitudes : une des plus imprévues, en tout cas, est d’avoir mis le grand public à même de jouir du confort des roues à pneumatiques.

Mais, abstraction faite de l’intérêt qui s’attache à la création d’une industrie entièrement nouvelle, reconnaissons que l’automobilisme doit nous intéresser, nous, tout particulièrement puisque, grâce à leur initiative, à leur énergie, à leur intelligence, nos compatriotes ont su acquérir, sur ce terrain difficile, une incontestable suprématie. À cet égard, nul doute n’est possible, car les chiffres donnés par les Douanes françaises sont éminemment suggestifs et aucun pays au monde ne pourrait en fournir de semblables : à peu près nulle il y a huit ans, assez faible encore en 1900, notre exportation en automobiles s’est brusquement élevée à 15 782 000 francs en 1901, 30 219 000 francs en 1902, 50 837 000 francs en 1903, 71 302 000 francs en 1904, au total, en quatre ans, une somme de 168 140 000 francs. Encore faudrait-il tenir compte de l’industrie naissante des motocycles, dont l’exportation se présente comme il suit : 167 000 francs en 1901, 548 000 francs en 1902, 561 00 francs en 1903, 1 202 000 francs en 1904. Quant à nos importations, leur totalité s’élève à peine, pendant ces quatre années, automobiles et motocycles compris, à 6 919 000 francs. Résultat : plus de 100 000 ouvriers vivent, dans notre pays, de l’automobilisme et on peut évaluer à 300 000 le nombre des travailleurs de toutes sortes qui, indirectement, en profitent. Aussi, à cette heure, toutes les nations étrangères connaissent nos grandes marques, les apprécient, et c’est l’opinion unanime que le -dernier Salon de l’Automobile-Club de France a été, pour l’industrie française, un succès sans précédent.

Est-ce à dire, pour cela, que toutes les innovations, même les plus légitimes, que l’on attendait des constructeurs français s’y sont trouvées représentées ? Un sportsman fervent, un des premiers pionniers de la traction automobile, M. É. Archdeacon, est loin d’être de cet avis :

Il semblait, écrit-il dans la Vie automobile, que ceux qui, chez nous, abandonnaient le cheval pour le moteur à pétrole, auraient à cœur, avant tout, d’être véhiculés sûrement, commodément, vite et, en même temps, à bon marché ; que, par conséquent, toute innovation, avant d’être rejetée, serait sérieusement examinée. C’est le contraire qui, dans bien des cas, s’est produit, et, depuis plusieurs années, les constructeurs français qui ont essayé de faire adopter à leur clientèle des véhicules rationnels, fondés sur une saine conception des services que l’on doit demander à un automobile, n’ont que trop souvent complètement échoué.

Ainsi, depuis longtemps, nombre d’entre eux ont essayé d’imposer le moteur horizontal, dont les réactions sont infiniment moins sensibles que celles du moteur vertical ; l’horizontalité était même tout indiquée pour les voitures à moteur mono ou bicylindrique. D’autres, dès le début, ont placé le moteur à l’arrière ou sous le véhicule, ce qui convenait particulièrement aux voitures à entrées latérales dont cette disposition réduisait l’« empattement » au minimum. Quelques-uns désiraient mettre les leviers du frein et du changement de vitesse sous le volant de direction, faisant remarquer que, dans ces conditions, ces leviers ne barreraient plus le passage au conducteur quand celui-ci veut prendre place, et que, de plus, cette disposition est surtout avantageuse pour des voitures destinées à être conduites de l’intérieur. Notre public n’a rien voulu entendre.

De même, quand on a essayé de réduire au minimum l’ « encombrement » du moteur, de façon à laisser dans la voiture le plus de place possible aux voyageurs, la clientèle a immédiatement protesté, car la mode exige, actuellement, que le moteur soit à quatre cylindres au moins, et d’un encombrement énorme S’il n’est que monocylindrique, l’encombrement doit quand même être énorme : ne faut-il pas, avant tout, que ceux qui vous rencontreront « arrêtés » puissent croire que vous possédez un monstre de vitesse ? On dirait que, dans un certain monde, la personnalité du propriétaire se mesure à la longueur du capot de sa voiture.

Enfin, alors que depuis la naissance de l’automobilisme les efforts des ingénieurs ont toujours tendu à diminuer de plus en plus le poids du véhicule et à le rendre le moins encombrant possible, voilà que tout à coup le bon ton exige des voitures d’une longueur telle qu’il devient très difficile, même en les alourdissant considérablement, de leur donner la rigidité suffisante. Résultat : le poids de nos automobiles augmente de jour en jour et ils en arrivent à ne plus pouvoir tourner dans les rues de Paris, en même temps que, pour les loger, il faut construire des remises spéciales.

De telles erreurs de jugement, et nous ne venons de citer que les plus frappantes, ont, comme on le pense, des conséquences regrettables.

En effet, à mesure que le poids de nos automobiles s’accroît, comme la mode exige, en outre, une installation aussi luxueuse que possible, leur prix de revient s’élève dans une proportion inquiétante. Par suite, alors que tous les esprits pondérés espéraient que notre dernier Salon donnerait le signal d’un développement marqué de la voiture pratique et peu coûteuse, c’est exactement le contraire qui s’est produit : la voiture à bon marché y était presque noyée au milieu des voitures de luxe et de grande puissance. Certes, si au prix d’une bonne carrosserie on ajoute celui du mécanisme, on arrivera toujours à un total assez élevé. N’empêche que le prix de nos automobiles de bonne marque est, à l’heure actuelle, fort au-dessus des bourses moyennes et, par surcroît, radicalement faussé par la spéculation d’abord, par les intermédiaires ensuite, qui le portent à un taux démesurément élevé. Aussi, même dans le domaine restreint du luxe, la suprématie que nous possédons encore est-elle menacée par les grandes marques de l’étranger dont la concurrence, sur notre propre marché, commence à se faire sérieusement sentir. Que va-t-il arriver maintenant que, profitant de l’expérience que nous avons acquise, les autres nations se mettent à fabriquer en masse, par séries et à des prix relativement modérés, pour les exporter, des types empruntés à notre industrie ou même plus conformes que les nôtres au bon sens et à la raison ?

D’ailleurs, la France, la mère patrie, en somme, de l’automobilisme, est peut-être, de tous les pays du monde, celui où se rencontrent le plus d’élémens conjurés contre lui.

Ce n’est pas assez, en effet, de l’influence néfaste de la routine, ce n’est pas assez des caprices de la mode : ils sévissent ailleurs que chez nous. Mais le fisc français, se mettant de la partie, sous prétexte, — et on ne lui saurait donner tout à fait tort, — que l’automobilisme n’est qu’une industrie de luxe, l’accable d’impôts. Ainsi un automobile de 14 chevaux (ce qui est, par le temps qui court, une puissance très moyenne) paie 160 francs d’impôt dans les petites villes, 320 francs à Paris. De plus, comme ces sortes de véhicules changent souvent de mains, comme toute année commencée est due en entier, comme chacun des acheteurs successifs doit payer tous les mois de l’année restant à courir à la date de son achat, certaines voitures arrivent, par une série de mutations, à payer une somme égale à 4 ou 5 fois le montant de la contribution initiale, — remarquons, d’ailleurs, que ces mutations sont encore, de nos jours, le seul moyen pour l’automobile d’arriver à la portée du grand public. — Nous nous reprocherions de ne pas ajouter un dernier trait à ce tableau : grâce au fisc, grâce au syndicat des raffineurs de pétrole, l’essence vaut, à Paris, 52 centimes le litre, tandis qu’à Bruxelles elle revient à 13 centimes.

On ne s’étonnera donc pas, maintenant, que M. E. Archdeacon, et bien d’autres avec lui, prédisent la faillite, à bref délai, de l’industrie automobiliste française, et il faut avouer que certains symptômes de mauvais augure semblent devoir leur donner raison. N’en est-ce pas un, et tout à fait caractéristique, que le passage du chiffre des importations en automobiles et motocyles, de 1 278 000 francs en 1903 à 3 886 000 francs en 1904 ?

Faut-il cependant désespérer ? Que nos constructeurs se décident à écarter la routine, à dédaigner la mode et nous pensons, avec M. E. Archdeacon, que, sous peu, ils réussiront, malgré tout, à imposer au public la voiture définitive, la voiture pratique, à bon marché, la voiture que, seule, ont cherché à réaliser tous ceux qui se sont acharnés à la solution du dur problème de l’automobilisme sur routes. Seulement, il faut que la mode en fasse son deuil : cette voiture (et c’est ainsi que les Allemands, les Anglais et les Américains commencent à la comprendre}, ; légère, solide, de force moyenne, de réparations peu coûteuses, n’aura pas un capot d’une longueur démesurée ; mais son moteur sera parvenu à un encombrement tellement faible et, en même temps, possédera une telle sûreté de fonctionnement qu’on pourra « le boucler » dans un coffre quelconque de la carrosserie, ou, mieux, au-dessous du châssis, dont la totalité sera plus utilement employée à recevoir les voyageurs. Ce jour-là, l’industrie française de l’automobilisme pourra devenir une grande industrie, vraiment nationale, et alors fléchir le fisc et obtenir peut-être des raffineurs l’essence à bon marché. Encore lui faudra-t-il modifier complètement son mode de production actuel, renoncer aux petites usines, trop nombreuses pour vivre et prospérer, et les remplacer par quelques grands organismes, riches, puissans, comme ceux qui, au capital de 20 à 30 millions, se constituent, en ce moment même, à l’étranger. La fabrication des automobiles à bon compte et avec toutes leurs pièces interchangeables n’exige-t-elle pas, en effet, un outillage énorme qu’il ne sera possible d’entreprendre que si son prix de revient peut être réparti sur un nombre considérable de voitures fabriquées — et vendues ?

Mais n’insistons pas davantage : nous sortirions du domaine que nous nous sommes réservé. A l’industrie automobile française, dûment avertie, de prendre les mesures nécessaires pour garder le renom dont elle est si fière et la suprématie qu’elle a su conquérir.


P. BANET-RIVET.