L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/Avant-propos

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Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. i-iii).


AVANT-PROPOS


Il n’y a pas aujourd’hui de nom plus populaire en France que celui de Cyrano de Bergerac. Ce nom personnifie la vaillance et la délicatesse des sentiments. Quand Edmond Rostand a choisi le héros de sa tragi-comédie, il croyait lui restituer sa véritable physionomie. Il a pris, en effet, un soin particulier à ne commettre aucun anachronisme.

Depuis il a fallu déchanter. Le Cyrano de l’histoire littéraire ne se rencontre avec le Cyrano de Rostand que dans une courte période de sa vie, celle qui s’étend de 1635 à 1640. Aujourd’hui les documents abondent sur l’écrivain. Si le chevaleresque Cyrano y perd, le véritable Cyrano y gagne beaucoup. La place qu’il occupe dans l’histoire de la libre pensée ne peut que grandir. Complètement dépourvu d’idées personnelles, il a été un merveilleux assimilateur dont la curiosité insatiable s’est exercée dans le domaine des idées comme dans le domaine des sciences. Il a transmis en quelque sorte l’héritage libertin du XVIe siècle aux Encyclopédistes. Dès 1650 Cyrano annonce les philosophes du XVIIIe siècle ; il est vraiment un des initiateurs de l’esprit philosophique, et, à ce titre, son utopie L’Autre Monde — la première en langue française — a une originalité qu’on ne saurait lui dénier.

Ses autres ouvrages ne sont pas non plus indifférents.

Sa tragédie la Mort d’Agrippine renferme des passages admirables, son Pédant joué des scènes de comédie excellentes. Ses Lettres, qui reflètent sa mentalité, grâce au manuscrit de la Bibliothèque nationale, sont également loin d’être banales. Nous appuyons cette appréciation rapide sur celles de deux critiques éminents, mais dont les opinions philosophiques diffèrent totalement : Émile Faguet et Rémy de Gourmont.

Émile Faguet écrit :

En somme c’est un virtuose, un génie très souple, qui se plie facilement à tous les genres et qui réussit assez brillamment dans tous.

Rémy de Gourmont :

Cyrano de Bergerac est un esprit de premier ordre, auquel il n’a manqué que dix ans de vie et de labeur pour devenir une des grandes figures littéraires et philosophiques du dix-septième siècle.


Avec de tels répondants, cette réimpression des Œuvres de Cyrano est plus que justifiée !

Mais ne nous illusionnons pas, la légende l’emportera sur l’histoire et Cyrano de Bergerac restera, pour le plus grand nombre, le duelliste sentimental créé par Edmond Rostand.


Le texte ci-après de l’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune, est celui de l’édition originale de 1657 (Histoire comique), mais en rétablissant, grâce à un précieux manuscrit de la Bibliothèque nationale, les passages modifiés par Le Bret quand ils ne sont pas de simples corrections de style, et les passages supprimés qui étaient indiqués par des points. L’Ouvrage capital de Cyrano va voir le jour tel qu’il a été composé. Les passages modifiés et supprimés sont en italique.

Le texte de la seconde partie : Les États et Empires du Soleil reproduit l’édition originale, avec les variantes des deux tirages, sous la date de 1662.

Nous n’avons réimprimé ni la Préface de Le Bret à l’Histoire comique (des États et Empires de la Lune), ayant utilisé tous les détails biographiques qu’elle contient, ni les épîtres dédicatoires postérieures à la mort de Cyrano qui offrent aujourd’hui peu d’intérêt.

Un second volume apportera le texte original du Pédant joué et des Lettres diverses, satiriques et amoureuses avec les variantes — toujours autres que de style — et additions du manuscrit de la Bibliothèque nationale, elles offrent un grand intérêt ; la Mort d’Agrippine, texte de 1654, etc.