L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/Les Mazarinades/Remontrances des Trois États

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Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 280-284).


II. — Remontrances des Trois États
a la Reine Régente pour la Paix


REMONTRANCE DU PEUPLE


Madame. Quoi que nous soyons les derniers en ordre, nous ne devons pourtant pas l’être en nature, puisque c’est en quelque sorte par notre moyen que les Rois subsistent, et que leur grandeur, selon le Sage, ne peut être mieux représentée que par celle de leurs peuples. Il n’est pas autrement d’un État que d’un édifice où les appartemens les plus superbes ne sont pas toujours les plus nécessaires, où les plus bas étages entretiennent les plus hauts, et dans lequel les pierres les moins remarquables servent de fondement et d’appui à tout le reste. S’il est vrai ce qu’a dit un des premiers Pères de l’Église, comme cette qualité nous empêche d’en douter, qu’il n’est pas jusques aux mouches et aux fourmis qui ne relèvent ici-bas la gloire de Dieu, quelque malheureuse que puisse être notre condition dans son origine, elle ne laisse pas de nous consoler, quand nous songeons qu’elle contribue quelque chose à votre gloire, comme il n’est point d’herbe en effet qui n’ait sa vertu, ni d’étoile, quelque petite qu’elle soit, qui n’ait sa lumière et son influence. Ce n’est pas d’aujourd’hui, Madame, que votre Majesté peut être persuadée de cette vérité, confirmée par la voix et par le sentiment de tous les hommes, et qui la voudroit ignorer ne voudroit pas aussi concevoir que les Rois ne sont appelés de ce nom qu’au regard de leurs sujets, dont nous faisons la plus grande et la meilleure partie, quoi que nous rien fassions pas la plus noble. Nous avons toujours ouï dire qu’il étoit du corps de l’État, de même que du corps humain, où l’on trouve diversement des puissances qui commandent, qui conseillent ou qui délibèrent, des membres qui travaillent et qui exécutent, et des parties qui ne se nourrissent que pour engraisser les autres. Nous sommes de ces dernières, puisque nous fournissons même aux Souverains de quoi subsister, que nous les entretenons de nos sueurs, et que tout ce qui passe dans leurs mains est sorti des nôtres. Mais comme ces parties dessèchent celles qu’elles abreuvent quand elles sont elles-mêmes trop desséchées, et qu’il n’est pas possible qu’elles leur fournissent quelque nourriture quand elles en manquent, c’est aussi de là, Madame, que le pouvoir des Rois diminue avec le nôtre, que leur autorité s’affaiblit quand nous n’avons plus de quoi l’appuyer, et qu’ils ne peuvent être fermes quand leurs peuples tombent. Nous avons fait confesser aux étrangers que la France étoit le plus riche de tous les Royaumes, par les sommes prodigieuses que nous avons tous fournies pour conserver nos alliés, et pour entretenir la guerre depuis vingt années ; jusque-là nous avions douté de nos forces ; nous n’avions connu ni nos richesses, ni notre crédit, et pour nous faire croire que nous eussions pû durer si long-temps, il nous eût fallu de nouveaux Prophètes. Cependant, nous nous sommes épuisés pour la gloire et pour la grandeur de la Couronne, nous avons accordé au bien de l’État tout le fruit de notre industrie et de nos veilles ; nous avons vendu jusques à nos héritages et à nos acquêts, et même jusques à nos espérances ; et comme si c’eût été trop peu pour notre devoir et que la soumission l’eût enchéri sur l’amour et sur la nature, nous avons quitté nos femmes et sacrifié jusques à nos enfans pour empêcher qu’on ne nous pût faire aucune demande, ni aucun reproche. Après les marques de cette obéissance aveugle et les ouvrages d’un zèle aussi grand que juste, nous ne saurions douter, Madame, que votre Majesté n’ait pour nous quelque reconnoissance ou quelque pitié, et qu’elle ne nous conserve pour elle, quand même elle compteroit notre pauvreté et notre misère entre nos crimes. Nous ne saurions douter qu’une Reine si Chrétienne et si généreuse n’accorde quelque fin ou quelque trêve aux maux qui nous persécutent, qu’elle ne nous laisse reprendre haleine pour nous laisser reprendre de nouvelles forces, et qu’elle ne nous donne plutôt des matières de consolation et de joye, que de tristesse et de désespoir. Que pourroient donc être devenues cette affection de Reine et cette tendresse de Mère que vous nous avez toujours témoignées ? Que deviendroient ces hautes et ces merveilleuses impressions que nous avons dès longtemps conçues de votre bonté naturelle ? Et si Saint-Paul appelle morte la veuve qui ne cherche que les délices, comment pourrions-nous appeler celle qui n’aimeroit que la cruauté ? Puisque le conseil des impies doit nécessairement périr, comme nous l’apprenons d’un homme qui fut un grand Roi et un grand Prophète tout ensemble, il est croyable, Madame, que ceux qui tâchent de suborner votre piété par leurs conseils ne seront pas long-temps heureux, que leur adresse ne sera pas toujours triomphante, et que le remords ne sera pas le seul effet du mal qu’ils nous font souffrir. Ils s’étoient proposés d’affamer Paris par un blocus qui adonné de l’étonnement et de la frayeur à toute la France, cependant qu’ils manquoient eux-mêmes des choses les plus nécessaires ; mais le succès a trompé leurs espérances, pour ce que Dieu a confondu leur malice, de sorte que nous pouvons dire, avec l’un de ses Apôtres, qu’il a rempli de biens ceux qui avoient faim, qu’il a renvoyé les riches vides et qu’il nourrit jusques aux Corbeaux, qui ne sèment ni ne moissonnent. Malheur sur eux, s’écrie un autre de la même troupe de Jésus-Christ, pour ce qu’ils ont marché sur les traces de Caïn, et certes ils n’ont pas moins fait que lui, puisqu’ils ont massacré leurs frères. Pour ne point troubler le repos ou les occupations de votre Majesté, Madame, nous ne nous arrêterons point ici à lui faire un fidèle et triste tableau de nos souffrances et de nos misères ; nous la supplierons seulement de considérer qu’il est en son pouvoir d’empêcher que la France ne s’arme contre elle-même ; que des Provinces entières ne se soulèvent pour en perdre d’autres, et que le Royaume ne devienne un Théâtre de meurtres et de sacrilèges. Les fleuves les plus profonds, les plus rapides et les plus larges ne sont ordinairement dans leurs sources que les distillations d’un rocher ou quelques petits bouillons d’eau qui peut à peine murmurer dans sa sortie ; cependant ces distillations de rochers et ces petites gouttes d’eau s’enflent et s’étendent dans leur cours et font ces débordemens et ces inondations horribles qui désolent la campagne, et qui renversent tout ce qui leur fait de la résistance. Il en est de même de cette guerre qui n’est rien en apparence, mais qui ne peut manquer d’être cruelle dans la suite, et qui nous fait craindre avec raison qu’un embrasement épouvantable ne soit causé par ses étincelles. La Conférence de Ruel est un obstacle à tous ces désordres, pourvu qu’il plaise à votre Majesté d’en rendre le succès heureux, d’en faciliter une exécution glorieuse et prompte, de rétablir dans nos villes le commerce et l’ordre, et d’écouter la voix et les cris de tant de peuples qui n’auroient plus rien à perdre si on leur avoit ôté jusques à la liberté de se plaindre. Nous espérons tous de votre bonté, Madame, et nous la supplions très-humblement de songer qu’on allume un feu que les mauvais Ministres ne veulent éteindre qu’avec notre sang, mais dont la fin ne peut être que très dangereuse, quoi qu’elle soit très incertaine : que nous vous demandons grâce ou plutôt justice, que nous avons accoutumé de la demander à Dieu, quand les puissances du monde nous la refusent et que c’est lui qui juge aussi bien les Souverains que les Peuples. — D. B.