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L’Autre monde ou les États et empires de la Lune

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L’Autre monde ou les États et empires de la Lune
Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 5-121).


L’AUTRE MONDE


1. — Les États et Empires de la Lune


La lune étoit en son plein, le Ciel étoit découvert, et neuf heures du soir étoient sonnées, lorsque, revenant de Clamard  (21) près Paris (où Monsieur de Cuigy le fils, qui en est Seigneur, nous avoit régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran, nous défrayèrent sur le chemin : de sorte que les yeux noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel par où l’on entrevoyoit la gloire des bienheureux, tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginoit que possible Bacchus tenoit taverne là-haut au Ciel, et qu’il y avoit pendu pour enseigne la pleine lune, tantôt un autre assurait que c’étoit la platine  (22) où Diane dresse les rabats d’Apollon  (23) ; un autre, que ce pouvoit bien être le Soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardoit par un trou ce qu’on faisoit au monde quand il n’y étoit pas. « Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de Lune  (24). » Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la Lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de notre âge, Copernic et Képler avoient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle.

Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisoit à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de Lune, dont je ne pouvois accoucher : de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en falloit peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours. Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avois point mis. C’étoit celui de Cardan (25) ; et quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce Philosophe, qui dit, qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étoient habitants de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’étoit apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’étoit rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidens pour une inspiration de faire connoître aux hommes que la Lune est un Monde. « Quoi ! disois-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse ; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais ! — Sans doute, continuois-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan. — Mais, ajoutois-je, je ne saurois m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? — Et pourquoi non ? me répondois-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui ? et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable ? »

À ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage : de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au Ciel.

J’avois attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le Soleil dardoit ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attiroit, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisoit monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendois, elle me paroissoit plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusques à ce que je sentis que ma pesanteur surmontoit l’attraction, et que je redescendois vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après, et à compter de l’heure que j’en étois parti, il devoit être minuit. Cependant je reconnus que le Soleil étoit alors au plus haut de l’horizon, et qu’il étoit là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avoit encore une fois recloué le Soleil aux cieux (26), afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connoître le pays où j’étois, vu qu’il me sembloit qu’étant monté droit, je devois être descendu au même lieu d’où j’étois parti. Équipé pourtant comme j’étois, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée ; et j’en étois à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j’étois le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auroient pu donner à cet équipage, ils voyoient qu’en marchant je ne touchois presque point à la terre : aussi ne savoient-ils pas qu’au moindre branle que je donnois à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevoit avec ma rosée, et que sans que mes fioles n’étoient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avoient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étois tout essoufflé), combien l’on comptoit de là à Paris, et depuis quand en France le monde alloit tout nu, et pourquoi ils me fuyoient avec tant d’épouvante. Cet homme à qui je parlois étoit un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien : de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

À quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnoître. Quand ils furent assez proche pour être entendu, je leur demandai où j’étois. « Vous êtes en France, me répondirent-ils ; mais quel Diable vous a mis en cet état ? et d’où vient que nous ne vous connoissons point ? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés ? En allez-vous donner avis à monsieur le Gouverneur[1] ? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles ? » À tout cela je leur répartis, que le Diable ne m’avoit point mis en cet état ; qu’ils ne me connoissoient pas, à cause qu’ils ne pouvoient pas connoître tous les hommes ; que je ne savois point que la Seine portât de Navires à Paris ; que je n’avois point d’avis à donner à Monsieur le mareschal de l’Hôpital[2] ; et que je n’étois point chargé d’eau-de-vie. « Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faites le gaillard ? Monsieur le Gouverneur vous connoitra bien, lui ! » Ils me menèrent vers leur gros (27), où j’appris que j’étois véritablement en France, mais en la Nouvelle (28), de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi[3], qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l’eus satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point, quand je lui dis qu’il falloit que la Terre eût tourné pendant mon élévation ; puisqu’ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étois tombé par une ligne quasi perpendiculaire en Canada.

Le soir, comme je m’allois coucher, il entra dans ma chambre, et me dit : « Je ne serois pas venu interrompre votre repos, si je n’avois cru qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en un demi-jour[4], n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir pour vous avec nos Pères ? Ils veulent absolument que vous soyez magicien ; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux, est de ne passer que pour imposteur. Et en effet, ce mouvement que vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat ; et pour moi je vous dirai franchement, que ce qui fait que je ne suis pas de votre opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné ; car le Soleil vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené ici, puisque selon Ptolomée, et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites marcher la Terre ? Et puis quelle grande vraisemblance avez-vous pour vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher ? et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la sentons ferme dessous nous ? — Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire que le Soleil a pris place au centre de l’univers, puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical ; qu’il habite au cœur du Royaume pour être en état de satisfaire promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également et plus aisément : de même que la sage Nature a placé les parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit ; et de même que l’oignon conserve à l’abri de cent écorces qui l’environnent le précieux germe où dix millions d’autres ont à puiser leur essence ; car cette pomme est un petit univers à soi-même, dont le pépin plus chaud que les autres parties est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur, conservatrice de son globe ; et ce germe dans cette opinion, est le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de ce grand feu, elle se tourne autour de lui pour recevoir également en toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il seroit aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire, que de s’imaginer quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a pour la cuire tourné la cheminée à l’entour (29). Autrement si c’étoit au Soleil à faire cette corvée, il sembleroit que la médecine eût besoin du malade ; que le fort dût plier sous le foible ; le grand servir au petit ; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle le long des côtes d’une Province, on dut faire promener la Province autour du vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux que vous faites si solides, sont-ils plus légers ? Encore est-il plus aisé à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son mouvement par sa figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et que de toutes les figures, s’il n’a pas celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir ? Je ne vous reproche point vos excentriques, vos concentriques, ni vos épicicles (30) ; tous lesquels vous ne sauriez expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints vous autres de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent vos globes. Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Être, qui sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de l’avoir achevée, de telle sorte que l’ayant accomplie pour une chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre ; moi, dis-je, je trouve dans la terre les vertus qui la font mouvoir ; je dis donc que les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus par leur circulation, la font tourner comme nous faisons tourner un globe en le frappant de la main ; ou de même que les fumées qui s’évaporent continuellement de son sein du côté que le Soleil la regarde, répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, et de nécessité ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter.

« L’explication des deux autres mouvements est encore moins embrouillée, considérez un peu je vous prie… » À ces mots le Vice-Roi[5] m’interrompit : « J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine ; aussi bien ai-je lu sur ce sujet quelques Livres de Gassendi (31), mais à la charge que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères qui soutenoit votre opinion : « En effet, disoit-il, je m’imagine que la Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais pource que le feu d’enfer, ainsi que nous apprend la Sainte-Écriture, étant enclos au centre de la terre, les damnés qui veulent fuir l’ardeur de sa flamme, gravissent pour s’en éloigner contre la voûte, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, lorsqu’il court enfermé dedans. »

Nous louâmes quelque temps cette pensée comme un pur effet du zèle de ce bon Père : et enfin le Vice-Roi[6] me dit qu’il s’étonnoit fort, vu que le système de Ptolomée étoit si peu probable, qu’il eût été si généralement reçu. « Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux ; et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre, croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’étoit le Ciel lui-même qui tournoit autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il étoit vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre (32), n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi, bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne sauroit venir jusqu’à nous. Car comment en bonne foi s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y rampons [pour] une douzaine de glorieux coquins ait été bâti pour commander à tous ? Quoi ! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire pour cela qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre les murs ? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur qui passe par la rue.

— Mais, me dit-il, si comme vous assurez, les étoiles fixes sont autant de Soleils, on pourroit conclure de là, que le monde seroit infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde qui sont autour d’une étoile fixe que vous prenez pour un Soleil, découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini (33).

— N’en doutez point, lui répliquai-je ; comme Dieu a pu faire l’âme immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini une étendue sans limites. Et puis Dieu seroit fini lui-même, supposé que le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourroit pas être où il n’y auroit rien, et qu’il ne pourroit accroître la grandeur du monde, qu’il n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il n’étoit pas auparavant. Il faut donc croire que comme nous voyons d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que l’univers est à l’infini construit de cette sorte (34). — Ma foi ! me répliqua-t il, vous avez beau dire, je ne saurois du tout comprendre cet infini. — Hé ! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au delà ? Point du tout. Car quand vous songez à ce néant, vous vous l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela c’est quelque chose ; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, d’autre air, et d’autre terre. Or l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la Sainte-Écriture parle seulement d’un que Dieu créa, je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa propre main, mais tous les autres qu’on voit, ou qu’on ne voit pas, suspendus parmi l’azur de l’Univers, ne sont rien que l’écume des Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourroient-ils subsister, s’ils n’étoient attachés à quelque matière qui les nourrit ? Or de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est étouffé ; de même que l’or dans le creuset, se détache en s’affinant du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre cœur se dégage par le vomissement des humeurs indigestes qui l’attaquent ; ainsi ces Soleils dégorgent tous les jours et se purgent des restes de la matière qui nouoit leur feu. Mais lorsqu’ils auront tout à fait consumé cette matière qui les entretient, vous ne devez point douter qu’ils ne se répandent de tous côtés pour chercher une autre pâture, et qu’ils ne s’attachent à tous les mondes qu’ils auront construits autrefois, à ceux particulièrement qu’ils rencontreront les plus proches ; alors ces grands feux, rebrouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle de toutes parts comme auparavant, et s’étant peu à peu purifiés, ils commenceront de servir de Soleils à d’autres petits mondes qu’ils engendreront en les poussant hors de leurs Sphères. Et c’est ce qui a fait sans doute prédire aux Pithagoriciens l’embrasement universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule : la Nouvelle-France où nous sommes en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle en dépit de nos prédécesseurs qui avoient mille fois cinglé l’Océan, n’avoit point encore été découverte ; aussi n’y étoit-elle pas encore non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyoit ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesans pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint-Augustin n’y eût applaudi, si la découverte de ce pays eut été faite de son âge ; puisque ce grand personnage, dont le génie étoit éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre étoit plate comme un four, et qu’elle nageoit sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais si j’ai jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer par le moyen d’une lunette fort excellente, que certaines obscurités qui d’ici paroissent des taches, sont des mondes qui se construisent. »

Mes yeux qui se fermoient en achevant ce discours, obligèrent le Vice-Roi[7] de sortir. Nous eûmes le lendemain, et les jours suivans, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque temps après l’embarras des affaires de la Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la Lune.

Je m’en allois dès qu’elle étoit levée rêvant parmi les bois, à la conduite et au réussit de mon entreprise ; et enfin une veille de Saint-Jean qu’on tenoit conseil dans le Fort pour déterminer si l’on donneroit secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois (35), je m’en allai tout seul derrière notre habitation au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avois fait une machine que je m’imaginois capable de m’élever autant que je voudrois, en sorte que rien de tout ce que j’y croyois nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans, et me précipitai en l’air du haut d’une roche. Mais parce que je n’avois pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étois, je m’en retournai dans ma chambre sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étois tout meurtri depuis la tête jusqu’aux pieds ; et après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine ; mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avoit envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avoient apportée au Fort, où après plusieurs explications de ce que ce pouvoit être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il falloit attacher quantité de fusées volantes, pource que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y auroit personne qui ne prit cette machine pour un dragon de feu (36) Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Kebec, comme on y mettoit le feu (37). La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril, me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumoit le feu, je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle étoit environnée ; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avoit disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordoit chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasoit, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignoit le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua ; et lorsque je ne songeois plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuée, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchois des yeux et de la pensée ce qui en pouvoit être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étois enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux (38), elle buvoit celle dont je m’étois enduit avec d’autant plus de force que son globe étoit plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affoiblissoit point la vigueur.

Quand j’eus percé selon le calcul que j’ai fait depuis beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon, encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombois pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignois de l’une à mesure que je m’approchois de l’autre, j’étois assuré que la plus grande étoit notre globe ; pource qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avoit plus paru que comme Une grande plaque d’or ; cela me fît imaginer que je baissois vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avois commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disois-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent j’aie senti plus tard la force de son centre. »

Enfin après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer, le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avois éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme (39) qui s’étoit écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là étoit, comme vous le saurez bientôt, le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serois mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avoit menti, ou bien qu’il falloit que le jus énergique de ce fruit, qui m’avoit coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’étoit pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet sitôt que je fus à terre ma douleur s’en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j’avois été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.

À peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large de quatre grandes rivières qui forment un lac en la bouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples qui s’exhalent sur cette contrée, me vint réjouir l’odorat ; et je connus que les cailloux n’y étoient ni durs ni raboteux, et qu’ils avoient soin de s’amollir quand on marchoit dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur sembloient porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutois si la terre les portoit, ou si eux-mêmes ne portoient point la terre pendue à leurs racines ; leur front superbement élevé, sembloit aussi plier comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on diroit qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant ; leurs bras étendus vers le Ciel, témoignoient en l’embrassant demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir, auparavant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des Elémens. Là de tous côtés les fleurs sans avoir eu d’autre Jardinier que la Nature respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat ; là l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre ; là le Printemps compose toutes les Saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation, là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol ; et même l’Écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on diroit à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre. À côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le Printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces fleurs agitées par un doux, zéphyr courent plutôt après elles-mêmes, qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On prendroit même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord y envoyait vitement ma pensée ; et ma pensée doutant que ce fût l’extrémité du monde, se vouloit persuader que des lieux si charmans avoient peut-être forcé le Ciel de se joindre à la Terre. Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique qui couronne ses bords d’un gazon émaillé de bassinets (40), de violettes, et de cent autres petites fleurs, qui semblent se presser à qui s’y mirera la première : elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène en revenant mille fois sur soi-même, montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la vouloit toucher. Les animaux qui s’y venoient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignoient être surpris de voir qu’il faisoit grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardoient le Soleil aux Antipodes, et n’osoient se pencher sur le bord, de crainte qu’ils avoient de tomber au Firmament[8].

Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses je me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ; enfin je reculai sur mon âge environ quatorze ans.

J’avois cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus couché à l’ombre je ne sais quoi qui remuoit : C’étoit un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration (41). Il se leva pour m’en empêcher : « Et ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités ! — Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations ; car venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je pensois être abordé dans un autre que ceux de mon pays appellent la Lune aussi ; et voilà que je me trouve en Paradis aux pieds d’un Dieu qui ne veut pas être adoré, et d’un étranger qui parle ma langue. — Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il, dont je ne suis que la créature, ce que vous dites est véritable ; cette terre-ci est la Lune que vous voyez de votre globe ; et ce lieu-ci où vous marchez est le Paradis, mais c’est le Paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes : Adam, Ève, Énoc, Moi qui suis le vieil Hélie, saint Jean l’Évangéliste, et vous. Vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre Monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam, qui craignoit que Dieu, irrité par sa présence, ne rengrégeât sa punition, considéra la Lune, votre Terre, comme le seul refuge où il se pouvoit mettre à l’abri des poursuites de son Créateur. Or en ce temps-là, l’imagination chez l’homme étoit si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des alimens, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissemens que vous appelez extatiques. Ève que l’infirmité de son sexe rendoit plus foible et moins chaude, n’auroit pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avoit très peu qu’elle avoit été tirée du corps de son mari, la sympathie dont cette moitié étoit encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montoit, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et attira cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie : les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les idolâtres sous celui de Prométhée, que les Poètes feignirent avoir dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendans qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l’avoit rempli. Ainsi pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert ; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitans : il permit peu de siècles après qu’Énoc ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompoit, eut envie de les abandonner. Ce saint personnage toutefois ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parens qui s’égorgeoient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bien-heureuse, dont jadis, Adam son aïeul lui avoit tant parlé. Toutefois comment y aller ? L’échelle de Jacob n’étoit pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut y suppléa, car elle fit qu’Énoc s’avisa que le feu du Ciel descendoit sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étoient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche ; « L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusques à moi. » Un jour que cette flamme divine étoit acharnée à consumer une victime qu’il offroit à l’Éternel, de la vapeur qui s’exhaloit il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt qui tendoit à s’élever droit à Dieu, et qui ne pouvoit que, par miracle pénétrer le métal, poussa les vases en haut, et de la sorte enlevèrent avec eux ce saint homme (42). Quand il fut monté jusques à la Lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connoître que c’étoit le Paradis terrestre où son grand-père avoit autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avoit ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine étoit-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant étoit assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de la charité qui le soutint aussi jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases ils montèrent jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel où ils sont demeurés : et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un Juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant (43).

Énoc n’étoit pas encore toutefois en ce jardin ; il n’y arriva que quelque temps après. Ce fut alors que déborda le déluge, car les eaux où votre Monde s’engloutit, montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’Arche voguoit dans les Cieux à côté de la Lune. Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageoit sa lumière, chacun d’eux crut que c’étoit un canton de la Terre qui n’avoit pas été noyé. Il n’y eut qu’une fille de Noé, nommée Achab qui, à cause peut-être quelle avoit pris garde qu’à mesure que le navire haussoit ils approchoient de cet Astre, soutint à cor et à cri qu’assurément c’étoit la Lune. On eut beau lui représenter que la sonde jetée, on n’avoit trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondit que le fer avoit donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avoient pris pour la Terre : que, quant à elle, qu’elle étoit bien assurée que c’étoit la Lune en propre personne qu’ils alloient aborder. Enfin comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent en suite. Les voilà donc malgré la défense des hommes qui jettent l’esquif en mer. Achab étoit la plus hasardeuse ; aussi voulut-elle la première essayer le péril. Elle se lance allègrement dedans, et tout son sexe l’alloit joindre, sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle seroit cause qu’un jour on reprocheroit à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de la Lune, elle se moqua d’eux. La voilà qui vogue hors du Monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatiens de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là. Des quadrupèdes mêmes, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en étoit sorti près de mille, avant que les fils de Noé puissent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappoient tenoit ouvertes. La plupart abordèrent ce nouveau Monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit, et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette Terre-là étoit la Lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle s’habitua quelque temps dans une grotte, et comme un jour elle se promenoit, balançant si elle seroit fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en seroit bien aise, elle aperçut un homme qui abattoit du gland. La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassemens ; elle en reçut de réciproques, car il y avoit encore plus longtemps que le vieillard n’avoit vu de visage humain. C’étoit Énoc le Juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfans, et l’orgueil de sa femme, l’obligeât de se retirer dans les bois, ils auroient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des Justes. Là, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offroit à Dieu d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand de l’Arbre de Science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombée une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le Paradis, en un lieu où le pauvre Énoc, pour sustenter sa vie, prenoit du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea. Aussitôt il connut où étoit le Paradis Terrestre, et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la Pomme de Science, il y vint demeurer.

« Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu : Vous n’avez pas oublié, je pense, que je me nomme Hélie, car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étois en votre Monde et que j’habitois avec Élisée, un hébreu comme moi sur les bords du Jourdain, où je vivois parmi les livres d’une vie assez douce pour ne la pas regretter encore qu’elle s’écoulât. Cependant plus les lumières de mon esprit croissoient, plus croissoit aussi la connaissance de celles que je n’avois point. Jamais nos Prêtres ne me ramentevoient l’illustre Adam que le souvenir de sa Philosophie parfaite ne me fît soupirer. Je désespérois de la pouvoir acquérir, quand un jour après avoir sacrifié pour l’expiation des foiblesses de mon Être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur ni apparut en songe ; aussitôt que je fus éveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avoit prescrites, je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau ; puis lors qu’il fut bien purgé, précipité, et dissous, j’en tirai l’attractif calciné, et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.

« En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et, de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. Vous me demandez possible à quoi bon tout cet attirail ? Sachez que l’Ange m’avoit dit en songe que si je voulois acquérir une science parfaite comme je la désirois, je montasse au monde de la Lune, où je trouverois dedans le Paradis d’Adam l’Arbre de Science, parce que aussitôt que j’aurois tâté de son fruit mon Âme seroit éclairée de toutes les vérités dont une Créature est capable. Voilà donc le voyage pour lequel j’avois bâti mon chariot. Enfin je montai dedans et lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je ruai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer que j’avois forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à cause qu’elle se poussoit toujours plus vite par cet endroit. Ainsi donc à mesure que j’arrivois où l’aimant m’avoit attiré, je rejetois aussitôt ma boule en l’air au-dessus de moi. — Mais l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté ? — Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il ; car l’aimant poussé, qu’il étoit en l’air, attiroit le fer droit à soi ; et par conséquent il étoit impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que tenant ma boule en ma main, je ne laissois pas de monter, parce que le chariot couroit toujours à l’aimant que je tenois au-dessus de lui ; mais la saillie de ce fer pour s’unir à ma boule étoit si violente qu’elle me faisoit plier le corps en double, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. À la vérité c’étoit un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avois poli avec beaucoup de soin, réfléchissoit de tous côtés la lumière du Soleil si vive et si brillante, que je croyois moi-même être tout en feu. Enfin après avoir beaucoup rué (44) et volé après mon coup, j’arrivai comme vous avez fait en un terme où je tombois vers ce monde-ci ; et pour ce qu’en cet instant je tenois ma boule bien serrée entre mes mains, ma machine dont le siège me pressoit pour approcher de son attractif ne me quitta point : tout ce qui me restoit à craindre, c’étoit de me rompre le col ; mais pour m’en garantir, je rejetois ma boule de temps en temps, afin que la violence de la machine retenue par son attractif se ralentit, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet il arriva ; car quand je me vis à deux ou trois cents toises près de terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que mes yeux découvrissent le Paradis terrestre ; aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et ma machine l’ayant suivie, je la quittai, et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai pas l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné :

« Vous saurez seulement que je rencontrai, dès le lendemain, l’Arbre de Vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consuma bientôt et fit exhaler le Serpent en fumée. »

À ces mots, « Vénérable et sacré Patriarche, lui dis-je, je serois bien aise de savoir ce que vous entendez par ce Serpent qui fut consterné. — Lui, d’un visage riant, me répondit ainsi : — J’oubliois, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous avoir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Ève et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu, pour punir le Serpent qui les avoit tentés, le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpens pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles. Quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le Serpent qui siffle, et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi ; car Dieu qui pour vous châtier, vouloit vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ; ou si lors qu’avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la bile, et vous eschauffât tellement par le poison qu’il inspire à vos artères que vous en fussiez bientôt consumé. Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles-Martel et d’Édouard d’Angleterre qui se nourrissoient encore des cadavres de leurs hôtes. — En effet, lui dis-je en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce Serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres (45). Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour le maudire qu’il auroit beau faire trébucher la femme en se roidissant contre elle, qu’elle lui feroit enfin baisser la tête. »

Je voulois continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha : « Songez, dit-il, que ce lieu est Saint. » Il se tut en suite quelque temps comme pour se ramentevoir de l’endroit où il étoit demeuré, puis il prit ainsi la parole : « Je ne tâte du Fruit de Vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin ; ce fut je crois cette pomme qu’Adam avoit mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps, pour ce qu’il étoit coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusques à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du déluge. L’Arbre de Science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté, et qui sous l’épaisseur de cette pelure conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois, après avoir chassé Adam de cette terre bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les gencives de cette écorce. Il fut, depuis ce temps-là, plus de quinze ans à radoter et oublia tellement toutes choses que ni lui ni ses descendants jusques à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la Création. Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce Grand Prophète. Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avoit dépouillée de sa peau, et ma salive à peine l’avoit mouillée que la Philosophie universelle m’absorba : Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongèrent dans ma tête, et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis j’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurois pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps naturel, la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avoit inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui.

« Je demeurai longtemps dans ce Jardin à me promener sans compagnie. Mais enfin, comme l’Ange Portier du lieu étoit mon principal hôte, il me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage, car, au bout de ce temps, j’arrivai en une contrée où mille éclairs se confondant en un formoient un jour aveugle qui ne servoit qu’à rendre l’obscurité visible.

« Je n’étois pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus devant moi un bel adolescent : « Je suis, me dit-il, l’Archange que tu cherches, je viens de lire dans Dieu qu’il t’avoit suggéré les moyens de venir ici, et qu’il vouloit que tu y attendisses sa volonté. » Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres : « Que cette lumière dont j’avois paru effrayé n’étoit rien de formidable ; quelle s’allumoit presque tous les soirs quand il faisoit la ronde, parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être vus, il étoit contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante autour du Paradis Terrestre, et que cette lueur étoit les éclairs qu’engendroit son acier. — Ceux que vous apercevez de votre Monde, ajouta-t-il, sont produits par moi. Si quelquefois vous les remarquez bien loin c’est à cause que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression, font rejaillir jusques à vous ces légères images de feu, ainsi qu’une vapeur autrement située se trouve propre à former l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la Pomme de Science n’est pas loin d’ici ; aussitôt que vous en aurez mangé, vous serez docte comme moi. Mais surtout gardez-vous d’une méprise ; la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’Homme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’Ange. »

Hélie en étoit là des instructions que lui avoit données le Séraphin quand un petit homme nous vint joindre. « C’est ici cet Énoc dont je vous ai parlé », me dit tout bas mon conducteur. Comme il achevoit ces mots Énoc nous présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux Pommes de Grenade qu’il venoit de découvrir, ce jour-là même, en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes dans mes poches par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui j’étois. — « C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon guide ; ce soir, quand nous serons retirés, il nous contera lui-même les miraculeuses particularités de son voyage, »

Nous arrivâmes, en finissant ceci, sous une espèce d’hermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrtes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvoit passer pour l’Ame de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues ça et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servoient : « À filer » me répondit-il. Quand le bon Énoc veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il en tourne du fil, tantôt il tisse de la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille Vierges. Il n’est pas que vous n’ayez quelquefois rencontré en votre Monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysans appellent cela « Coton de Notre-Dame », c’est la bourre dont Énoc purge son lin quand il le carde. »

Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Énoc dont cette cabane étoit la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt, ce fut que de six heures en six heures il fait oraison et qu’il y avoit bien cela qu’il avoit achevé la dernière.

Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des assomptions qu’il m’avoit entamée, et lui dis qu’il en étoit demeuré, ce me sembloit, à celle de saint Jean l’Évangéliste. « Alors puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la Pomme de Savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre : Sachez donc que Dieu… » À ce mot, je ne sais comme le Diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler : « Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l'Âme de cet Évangéliste étoit si détachée qu'il ne la retenoit plus qu’à force de serrer les dents, et cependant l’heure où il avoit prévu qu'il seroit enlevé céans étoit presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller[9].

Hélie pendant tout ce discours me regardoit avec des yeux capables de me tuer, si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim : « Abominable, dit-il, en se reculant, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes, au moins ne seroit-ce pas impunément si le Tout-Sage ne vouloit te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde ; va, Impie, hors d’ici, va publier dans ce petit Monde et dans l’Autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux Athées. » À peine eut-il achevé cette imprécation qu’il m'empoigna et me conduisit rudement vers la porte. Quand nous fûmes arrivés proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courboient presque à terre. « Voici l’Arbre de Savoir, me dit-il, où tu aurois puisé des lumières inconcevables sans ton irréligion. » Il n’eut pas achevé ce mot que, feignant de languir de faiblesse, je me laissoi tomber contre une branche où je dérobai adroitement une Pomme. Il s’en falloit encore plusieurs ajambées que je n’eusse le pied hors de ce parc délicieux ; cependant la faim me pressoit avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étois entre les mains d’un Prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avois grossi ma poche, où je cochai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Énoc m’avoit fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avois cueillie à l’Arbre de Science et dont par malheur je n’avois pas dépouillé l’écorce.

J’en avois à peine goûté qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme : je ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du chemin que j’avois fait, et avec tout cela je ne laissois pas de me souvenir de tout ce qui m’étoit arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que l’écorce du fruit où j’avois mordu ne m’avoit pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversant se sentirent un peu du jus qu’elle couvroit, dont l’énergie avoit dissipé la malignité de l’écorce. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connoissois point. J’avois beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offroit pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

Elle m’exauça, car au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux forts grands animaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi) à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avoient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avois ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ils élevoient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyois quasi être devenu monstre. Enfin une de ces bêtes-hommes m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étoient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.

Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenoient que la Nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devoient servir comme eux. Et en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’étoit point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfans, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de Nature, marchent à quatre pieds, et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots, et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

Ils disoient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étois la femelle du petit animal de la Reine. Ainsi je fus en qualité de tel ou d’autre chose mené droit à l’Hôtel de Ville, où je remarquai selon le bourdonnement et les postures que faisoient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultoient ensemble ce que je pouvois être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois qui gardoit les bêtes rares, supplia les Échevins de me commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot (46), à passer des culbutes, à figurer des grimaces ; et les après-dînées il faisoit pendre à la porte un certain prix de ceux qui me vouloient voir. Mais le Ciel, fléchi de mes douleurs, et fâché de voir profaner le Temple de son maître, voulut qu’un jour comme j’étois attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisoit sauter pour divertir le badaud, un de ceux qui me regardaient, après m’avoir considéré fort attentivement me demanda en grec qui j’étois. Je fus bien étonné d’entendre parler en ce pays-là comme en notre Monde. Il m’interrogea quelque temps ; je lui répondis, et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola, et je me souviens qu’il me dit : « Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des foiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire ici comme là qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille, et que si quelqu’un de cette terre avoit monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feroient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable. Il me promit ensuite qu’il avertiroit la Cour de mon désastre ; et il ajouta qu’aussitôt qu’il avoit su la nouvelle qui couroit de moi, il étoit venu pour me voir, et m’avoit reconnu pour un homme du Monde dont je me disois, que mon pays étoit la Lune et que j’étois Gaulois ; parce qu’il y avoit autrefois voyagé, et qu’il avoit demeuré en Grèce, où on l’appeloit le Démon de Socrate ; qu’il avoit depuis la mort de ce philosophe gouverné et instruit à Thèbes Épaminondas ; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice l’avoit attaché au parti du jeune Caton ; qu’après sa mort, il s’étoit donné à Brutus (47). Que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s’étoit retiré avec ses compagnons dans les temples et dans les solitudes. « Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossier, que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appeloit Oracles, Nymphes, Génies, Fées, Dieux Foyers, Lemures, Larves, Lamies (48), Farfadets, Naïades, Incubes, Ombres, Mânes, Spectres, et Fantômes ; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portoit la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois ; depuis cent ans en çà j’ai eu commission d’y faire un voyage, j’ai rôdé beaucoup en Europe, et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour entre autres j’apparus à Cardan (49) comme il étudioit ; je l’instruisis de quantité de choses, et en récompense il me promit qu’il témoigneroit à la postérité de qui il tenoit les miracles qu’il s’attendoit d’écrire. J’y vis Agrippa (50), l’abbé Tritème (51), le Docteur Fauste (52), La Brosse (53), César (54), et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de « Chevaliers de la Rose-Croix (55) à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer chez le peuple pour de grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle (56) ; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il étoit à l’inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avoit besoin de connoître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avoit appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménageroit mieux leur Âme quand il la connoîtroit, et il commença à ma prière un Livre que nous intitulâmes « de Sensu rerum »  (57). J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer  (58) et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en Philosophe que ce premier y vit. J’y ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil. Enfin comme je traversois de votre pays en Angleterre pour étudier les mœurs de ses habitans, je rencontrai un homme, la honte de son pays ; car certes c’est une honte aux grands de votre État de reconnoître en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, il est tout cœur, et il a toutes ces qualités dont une jadis suffisoit à marquer un Héros : c’étoit Tristan L’Hermite  (59) ; je me serois bien gardé de le nommer, car je suis assuré qu’il ne me pardonnera point cette méprise ; mais comme je n’attends pas de retourner jamais en votre Monde, je veux rendre à la vérité ce témoignage de ma conscience. Véritablement, il faut que je vous avoue que quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue ; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles : la première étoit pleine d’huile de talc, l’autre de poudre de projection, et la dernière d’or potable, c’est-à-dire de ce sel végétatif dont vos chimistes promettent l’Éternité (60), mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre quand il le vint visiter à son tonneau. Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai conversées ; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.

« Au reste je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci, je suis né dans le Soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitans, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies ; de temps en temps nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs (61). Quant à moi je fus commandé pour aller au vôtre, et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyoit avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité, qu’on n’y voit point de Pédans, que les Philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange quand il raisonne aussi fortement. Bref en ce pays on ne compte pour insensés que les Sophistes et les Orateurs. » Je lui demandai combien de temps ils vivoient, il me répondit trois ou quatre mille ans, et continua de cette sorte :

« Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

« Encore que les habitans du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple pour être d’un tempérament fort chaud est remuant et ambitieux, et digère beaucoup.

« Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de plantes, ni tant d’hommes que d’animaux ; ainsi il n’y doit pas avoir tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »

Je lui demandai s’ils étoient des corps comme nous : il me répondit qu’oui, qu’ils étoient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucune chose que nous estimions telle ; parce que nous n’appelons vulgairement « corps » que ce que nous pouvons toucher ; qu’au reste il n’y avoit rien en la Nature qui ne fût matériel, et que quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étoient contraints quand ils vouloient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connoître, et que c’étoit sans doute ce qui avoit fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contoient d’eux n’étoient qu’un effet de la rêverie des foibles, à cause qu’ils n’apparoissent que de nuit ; et il ajouta, que comme ils étoient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il falloit qu’ils se servissent, ils n’avoient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe comme les voix des Oracles ; tantôt la vue comme les ardans et les spectres ; tantôt le toucher comme les Incubes et les Cauchemars, et que cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisoit, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

Tant de belles choses qu’il m’expliquoit me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du Soleil l’individu venoit au jour par les voies de génération, et s’il mouroit par le désordre de son tempérament, ou la rupture de ses organes. « Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez vous autres que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui pour être connues demanderoient en vous un million d’organes tous différens. Moi, par exemple, je connois par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne sauroit s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, et les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable comme le manger, comme un son, ou comme une odeur. Tout de même si je voulois vous expliquer ce que j’aperçois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré, ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela. »

Il en était là de son discours quand mon Bateleur s’aperçut que la chambrée commençoit à s’ennuyer de mon jargon qu’ils n’entendoient point, et qu’ils prenoient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde pour me faire sauter, jusques à ce que les spectateurs étant soûls de rire et d’assurer que j’avois presque autant d’esprit que les bêtes de leur pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissois ainsi la dureté des mauvais traitemens de mon maître par les visites que me rendoit cet officieux Démon ; car de m’entretenir avec ceux qui me venoient voir, outre qu’ils me prenoient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne savois leur langue, ni eux n’entendoient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion ; car vous saurez que deux Idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands, et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique (62), quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable ; car quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un Luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille (63).

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation par exemple d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue, feront chacun en particulier une oraison ou une période avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnemens des muscles, les renversemens des mains, les battemens de pied, les contorsions de bras ; de sorte que quand ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas d’un homme qui parle, mais d’un corps qui tremble (64).

Presque tous les jours le Démon me venoit visiter, et ses merveilleux entretiens me faisoient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin un matin je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connoissois point, et qui m’ayant fort longtemps léché me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenoit de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisoit sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesans attrappent les cerfs à la course.

Je m’affligeois cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois Démon, et le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenois dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme fort jeune et assez beau me vint rire au nez, et jeter à mon cou ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré : « Quoi ? me dit-il en françois, vous ne connoissez plus votre ami ? » Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la Lune, tout ce qui m’y étoit arrivé, et tout ce que j’y voyois, n’étoit qu’enchantement ; et cet homme-bête étant le même qui m’avoit servi de monture continua de me parler ainsi : « Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrois ne vous sortiroient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu ! » Mais voyant que je demeurois dans mon étonnement : « Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate. » Ce discours augmenta mon étonnement ; mais pour m’en tirer il me dit : « Je suis le Démon de Socrate qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui pour vous continuer mes services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier. — Mais l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse ; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

— Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informois (65) si fort atténué (66) de lassitude, que tous les organes me refusoient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venoit d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché feignant d’y connoître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étoient présens qu’il n’étoit point mort, et que ce qu’on croyoit lui avoir fait perdre la vie n’étoit qu’une simple léthargie ; de sorte que sans être aperçu j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle ; lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé (67)), et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssois de faim, m’obligea de lui demander où l’on avoit mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfans de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusques à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide qui me demanda par où je voulois commencer put tirer de moi ces deux mots : « Un potage » ; mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée, mais mon porteur m’en empêcha : « Où voulez-vous aller ? me dit-il, nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose. — Et où diable est ce potage ? (lui répondis-je presque en colère), avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui ? — Je pensois, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu à la Ville d’où nous venons votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas ; c’est pourquoi je ne vous avois point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant ; et quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différens goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. À moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse pour nourrir l’homme, l’office de la bouche mais je vous le veux faire voir par expérience. »

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés : « Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu sans avoir observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vacation, sont pourtant beaucoup plus gras (68). D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excrémens, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez possible été surpris lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays ; mais c’est la mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée. — Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose ; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serois bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents. » Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produiroit une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher. Un homme au haut de l’escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagés attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher étoit couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon Démon dans un autre rempli d’œillets et de jasmins ; il me dit voyant que je paroissois étonné de cette magnificence, que c’étoient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule ; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisans enfermés dans un cristal (car on ne sert point d’autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’a voient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupir.

Je vis entrer le lendemain mon Démon avec le soleil. « Et je vous veux tenir parole, me dit-il ; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. » À ces mots je me levai, et il me conduisit, par la main derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendoit avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulois une douzaine d’alouettes, parce que les magots (69) (il croyoit que j’en fusse un) se nourrissoient de cette viande. À peine eus-je répondu qu’oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. « Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où le alouettes tombent toutes rôties ! » Sans doute que quelqu’un étoit revenu d’ici. « Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon ; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit, et assaisonne le gibier. » J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et en vérité je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non ; qu’il ne lui devoit plus rien, et que c’étoient des Vers. « Comment, des Vers ? lui répliquai-je, les Taverniers sont donc ici curieux de rimes ? — C’est, me dit-il, la monnoie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain (70) que je lui viens de donner. Je ne craignois pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Épigrammes, deux Odes et une Églogue. — (Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnoie dont Sorel fait servir Hortensias dans « Francion (71) »), je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé : mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle étoit lunatique. » Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connois beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feroient bonne chère, si on payoit les Traiteurs en cette monnoie. » Je lui demandai si ces vers servoient toujours, pourvu qu’on les transcrivît : il me répondit que non, et continua ainsi : « Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnoies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grand’chère. » J’admirois, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon : « Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l’autre monde ; et dès qu’on le leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de Vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera ; » et lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que s’ils n’étoient ainsi digérés, Dieu ne pourvoit pas les lire, et cela ne leur profiteroit de rien. »

Cet entretien n’empêchoit pas que nous ne continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la Ville où le Roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au Palais, où les Grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avoit fait le peuple quand j’étois passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étois sans doute la femelle du petit animal de la Reine fut celle des Grands comme [celle] du peuple. Mon guide me l’interprétoit ainsi ; et cependant lui-même n’entendoit point cette énigme, et ne savoit qui étoit ce petit animal de la Reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le Roi, quelque temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et à une demi-heure de là je vis entrer au milieu d’une troupe de singes qui portoient la fraise et le haut de chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchoit à deux pieds, sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un « criado de vou estra merced (72) » ; je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas ! ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu’ils crurent tous le préjugé véritable ; et cette conjecture n’avoit garde de produire un autre succès, car celui des assistans qui opinoit pour nous avec plus de faveur protestoit que notre entretien étoit un grognement que la joie d’être rejoints par un instinct naturel nous faisoit bourdonner. Ce petit homme me conta qu’il étoit Européen, natif de la Vieille Castille ; il avoit trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusques au monde de la Lune où nous étions lors ; qu’étant tombé entre les mains de la Reine elle l’avoit pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là les singes à l’espagnole, et que l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avoit point douté qu’il ne fût de l’espèce. « Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner du plaisir. — Ce n’est pas connoître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne sauroit engendrer que des matières de rire. » Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étois osé hasarder de gravir à la Lune avec la machine dont je lui avois parlé (73) : je lui répondis que c’étoit à cause qu’il avoit emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensois aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d’heure après le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de point en point la volonté du Prince, de quoi je fus très-aise pour le plaisir que je recevois d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutificacion. Un jour, mon mâle (car on me prenoit pour sa femelle) me conta que ce qui l’avoit véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, étoit qu’il n’avoit pu trouver un seul pays où l’imagination même fut en liberté. « Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de drap (74), vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu mettre en mon pays à l’inquisition pource qu’à la barbe des pédans j’avois soutenu qu’il y avoit du vide dans la Nature (75) et que je ne connoissois point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre. » Je lui demandai de quelles probabilités il appuyoit une opinion si peu reçue. « Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y a qu’un élément ; car encore que nous voyions de l’eau, de la terre, de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, ce n’est que de l’air beaucoup étendu, l’air n’est que de l’eau fort dilatée (76), l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée ; et ainsi à pénétrer sérieusement la matière, vous connoîtrez qu’elle n’est qu’une, qui comme excellente comédienne joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits (77) ; autrement il faudroit admettre autant d’élémens qu’il y a de sortes de corps, et si vous me demandez pourquoi le feu brûle, et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu qui n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur ; cette sueur étendue par le feu se convertit en fumée et devient air ; cet air encore davantage fondu par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, s’appelle feu, et la terre abandonnée par le froid et par l’humide (78) qui lioient toutes les parties tombe en terre ; l’eau d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause qu’étant serrée elle demande par sympathie à resserrer les corps qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture qu’ils prennent ; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme leur foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité inclinent également au centre de la terre.

« Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois, descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est à cause qu’elle est pleine d’air qui tend naturellement en haut ? Ce n’en est point du tout là la raison, et voici comment je vous réponds : Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et l’autre ont même inclination pour ce voyage ; mais un boulet de canon, par exemple, s’il trouvoit la terre percée à jour se précipiteroit plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent ; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace ; car toutes les parties de la matière qui logent dans ce fer, jointes qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, à cause que s’étant resserrées elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au boulet, n’est pas égale en quantité, et qu’ainsi, pliant sous le faix de gens plus nombreux qu’elle et aussi hâlés, elle se laisse enfoncer pour leur laisser le chemin libre.

« Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils ? Si ce n’est à cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair dont les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu ; car pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc de bois allumé ? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être ne peut être susceptible de la forme du feu. Mais m’objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous sommes en dispute ! Et bien, je vais vous le prouver, et quoique cette difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez forts pour en devenir l’Alexandre.

« Qu’il me réponde donc je l’en supplie, cet hébété vulgaire qui ne croit être homme, que parce qu’un Docteur le lui a dit ! Supposé qu’il n’y ait qu’une matière comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle se relâche et se restreint selon son appétit ? d’où vient qu’un morceau de terre à force de se condenser s’est fait caillou ? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même où dans le même point loge un autre grain de sablon ? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même puisque les corps ne se pénètrent point ; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et si vous voulez, se soit raccourcie en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne l’étoit pas.

« De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien : hé ! pourquoi non ? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien ? Puisque vous m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu’autour de soi.

« Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau restreinte par la gelée dans un vase le fait crever, si ce n’est pour empêcher qu’il ne se fasse du vide ? Mais je réponds que cela n’arrive qu’à cause que l’air de dessus qui tend aussi bien que la terre et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger : s’il trouve les pores de ce vaisseau, c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs et trop tortus, il satisfait en le brisant à son impatience pour arriver plus tôt au gîte.

« Mais sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose bien dire que s’il n’y avoit point de vide il n’y auroit point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps, car il seroit trop ridicule de croire que quand une mouche pousse de l’aile une parcelle de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce allât faire une bosse derrière le monde (79). Quand ils n’en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction ; mais en bonne foi comment se peut-il faire quand un corps se raréfie, qu’une particule de la masse s’éloigne d’une autre particule, sans laisser ce milieu vide ? N’auroit-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu ou étoit celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois ? Je m’attends bien que vous me demanderez pourquoi donc par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l’eau contre son inclination : à quoi je vous répondrai qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide qui l’oblige à se détourner de son chemin (80), mais qu’étant jointe avec l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève quand on élève en haut l’air qui la tient embrassée (81).

« Cela n’est pas fort épineux à comprendre quand on connoît le cercle parfait et la délicate enchaînure des élémens ; car si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis ; l’eau tout de même avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les unit. »

Je pense qu’il vouloit encore parler ; mais on nous apporta notre mangeaille, et parce que nous avions faim je fermai les oreilles à ses discours pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.

Il me souvient qu’une autre fois comme nous philosophions, car nous n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses : « Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez malgré le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans l’eau par exemple il y a du feu ; dedans le feu, de l’eau ; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion fasse ouvrir aux scolares (82) les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si l’eau n’engendre pas du poisson ; quand ils me le nieront : creuser un fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore s’ils veulent à travers un bluteau pour échapper aux objections des aveugles, je veux en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée ; mais s’ils y en trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent de trouver ensuite de l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car qu’ils choisissent le feu même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés réduite en soufre par la chaleur de l’antipéristase qui les allume, ne trouvoit un obstacle à sa violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommeroit brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées : outre cela nous voyons la terre toute poreuse, jusques aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide : on ne trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes si nombreuses qu’elles étouffent l’Arithmétique.

« Mais passons des corps simples aux composés : ils me fourniront de sujets beaucoup plus fréquens ; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos Péripatéticiens ; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours ; je ne suppose point à leur mode de maxime que je ne prouve.

« C’est pourquoi prenez, je vous prie, une bûche ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu : ils diront quand elle sera embrasée, que ce qui étoit bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu’il n’y a point davantage de feu quand elle est tout enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette (83) ; mais celui qui étoit caché dans la bûche que le froid et l’humide empêchoient de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l’étouffoit, et s’est emparé du champ qu’occupoit son ennemi ; aussi se montre-t-il sans obstacles et triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu ? Cette flamme que vous voyez en haut est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière, et le plus tôt prêt par conséquent à retourner chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusques à certaine hauteur pour enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste ; mais comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d’une seconde prison ; car cheminant séparé il s’égarera quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois en assez grande quantité pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils grondent, ils tonnent, ils foudroient, et la mort des innocens est bien souvent l’effet de la colère animée de ces choses mortes. Si quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son ennemi qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre ; et ce malheureux enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loger avec lui ; ainsi le voilà qui revient au même état dont il étoit sorti quelques jours auparavant.

« Mais voyons la fortune des autres élémens qui composoient cette bûche. L’air se retire à son quartier encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la Nature fait, et possible encore que s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau que la flamme avoit chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusques au berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre ; et la terre devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier où on l’aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de son tout.

« De cette façon voilà ces quatre élémens qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d’où ils étoient sortis quelques jours auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin de cette façon toutes choses se rencontreront en toutes choses ; mais il nous manque un Prométhée qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première. »

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps ; car ce petit Espagnol avoit l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’étoit que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusques au soir la grande foule du monde qui nous venoit contempler à notre logis nous eût détournés ; car quelques-uns nous jetoient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’étoit bruit que des bêtes du Roi. On nous servoit tous les jours à manger à nos heures, et la Reine et le Roi prenoient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connoître si je n’emplissois point (84), car ils brûloient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue, et à l’écorcher un peu : ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avoit fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le royaume qu’on avoit trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avoit fournies, et qui par un défaut de la semence de leurs pères n’avoient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance alloit prendre racine à force de cheminer, sans les Prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’étoit une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce. « Il y auroit bien plus d’apparence, ajoutoient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité de l’immortalité (85), par conséquent à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la Lune ; et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement il n’arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

« Les oiseaux mêmes, disoient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirons de chez nous ; au lieu que la Nature en ôtant les deux pieds à ces monstres les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.

« Voyez un peu outre cela comment ils ont la tête tournée devers le ciel (86) ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais nous autres nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. »

J’entendois tous les jours, à ma loge, les Prêtres faire ces contes, ou d’autres semblables ; et enfin ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fut arrêté que je ne passerois tout au plus que pour un perroquet sans plumes, car ils confirmoient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avois que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là tous les jours l’Oiseleur de la Reine prenait le soin de me venir siffler la langue comme on fait ici aux sansonnets, j’étois heureux à la vérité en ce que je ne manquois point de mangeaille. Cependant parmi les sornettes dont les regardans me rompoient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenoient plus que de la gentillesse de mes bons mots, et de l’estime que l’on faisoit de mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire publier un Arrêt, par lequel on défendoit de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’étoit l’instinct qui me le faisoit faire.

Cependant la définition de ce que j’étois partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenoit en ma faveur grossissoit de jour en jour, et enfin en dépit de l’anathème et de l’excommunication des Prophètes qui tâchoient par là d’épouvanter le peuple, ceux qui tenoient pour moi demandèrent une assemblée des États, pour résoudre cet accroc de religion. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineroient ; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porteroit dans l’assemblée comme on fit ; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les Examinateurs m’interrogèrent entre autres choses de Philosophie : je leur exposai tout à la bonne foi ce que jadis mon Régent m’en avoit appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes à la vérité. Quand je me vis tout à fait convaincu, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote qui ne me servirent pas davantage que les sophismes ; car en deux mots ils m’en découvrirent la fausseté. « Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodoit sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devoit-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes, ce qu’il n’a pu faire. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. » Enfin comme ils virent que je ne clabaubois autre chose, sinon qu’ils n’étoient pas plus savans qu’Aristote, et qu’on m’avoit défendu de discuter contre ceux qui nioient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix, que je n’étois pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portois comme elle la tête droite, que je marchois sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étois tout semblable ; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de me reporter en cage. J’y passois mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédois correctement, toute la Cour se divertissoit à me faire jaser. Les filles de la Reine entre autres fouroient toujours quelque bribe dans mon panier ; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle étoit si transportée de joie, lorsqu’étant en secret, je lui découvrois les mystères de notre religion et principalement quand je lui parlois de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestoit les larmes aux yeux que si jamais je me trouvois en état de revoler en notre monde, elle me suivroit de bon cœur.

Un jour de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinoit contre les bâtons de ma cage : « Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la guerre contre le Roi . J’espère parmi l’embarras des préparatifs, cependant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver. — Comment, la guerre ? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre ? Hé ! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.

— Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattans, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité, qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp ont soin de les exposer aux estropiés ; de l’autre côté, les géans ont en tête les colosses ; les escrimeurs, les adroits ; les vaillans, les courageux ; les débiles, les foibles ; les indisposés, les malades ; les robustes, les forts ; et si quelqu’un entreprenoit de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il pût justifier que c’étoit par méprise, il est condamné de couard. Après la bataille donnée on compte les blessés, les morts, les prisonniers ; car pour les fuyards il ne s’en trouve point ; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

« Mais encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées peu nombreuses de savans et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des États (87).

« Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporte un État en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui des ennemis, ou le sien. »

« Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguois pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avoit garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre ; et voici comme elle me parla :

« Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs armemens du droit de force ? — Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause. — Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étoient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en dispute ? Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre millions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds, mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets ; ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante car il s’agit d’être le vassal d’un Roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un rabat.

— Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes ? — Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé (88), et lui non ; s’il n’avoit qu’un poignard, et vous une estocade (89) ; enfin s’il étoit manchot, et que vous eussiez deux bras ? Cependant avec toute l’égalité que vous recommandez tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils ; car l’un sera de grande, l’autre de petite taille ; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée ; l’un sera robuste, l’autre foible ; et quand même ces disproportions seroient égales, qu’ils seroient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seroient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre ; et sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avoit le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’étoit pas aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter la vie à ce pauvre homme qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle « poltronnerie ». Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à sa destruction. Et à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnoit l’avis parla ainsi :

« Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage ; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendoit pas, ou plus vite qu’il n’étoit vraisemblable ; ou feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux (90). S’il a triomphé par force, estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté ? Non, sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même celui-là n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé dans ce moment disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ça été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune et non pas lui qu’on doit couronner : il n’y a rien contribué ; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit. »

On lui confessa qu’il avoit raison ; mais qu’il étoit impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valoit mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance. »

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignoit d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce Pays l’impudicité soit un crime ; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme (91), et une femme tout de même pourroit appeler un homme en Justice qui l’auroit refusée. Mais elle ne m’osoit pas fréquenter publiquement à ce qu’elle me dit, à cause que les Prêtres avoient prêché au dernier sacrifice que c’étoient les femmes principalement qui publioient que j’étois homme, afin découvrir sous ce prétexte le désir exécrable qui les brûloit de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il falloit bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car comme je ne songeois plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, ne satisfirent aucunement, car celui qui présidoit m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du Monde ; elles me semblèrent ingénieuses ; et sans qu’il passa jusqu’à son origine qu’il soutenoit éternelle, j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la Foi nous apprend, je lui demandai ce qu’il pourroit répondre à l’autorité de Moïse et que ce grand Patriarche avoit dit expressément que Dieu l’avoit créé en six jours. Cet ignorant ne fit que rire au lieu de me répondre ; ce qui m’obligea de lui dire que puisqu’ils en venoient là, je commençois à croire que leur Monde n’étoit qu’une Lune. « Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers, que seroit-ce donc tout cela ? — N’importe ! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune ; et si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes études, on vous auroit siffles. » Il se fit sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Les Prêtres cependant, plus emportés que les premiers, avertis que j’avois osé dire que la Lune d’où je venois étoit un Monde, et que leur Monde n’étoit qu’une Lune, crurent que cela leur fournissoit un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau : c’est la façon d’exterminer les athées. Pour cet effet ils furent en corps faire leur plainte au Roi qui leur promit justice, et ordonna que je serois remis sur la sellette (92).

Me voilà donc décagé pour la troisième fois ; et lors le plus ancien prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étois trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’étoit servi pour déclamer d’un instrument dont le bruit m’étourdissoit : c’étoit une trompette qu’il avoit tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui vous va surprendre. Comme j’avois la bouche ouverte, un homme qui avoit eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savois que c’étoit la posture où ils se mettoient quand ils vouloient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

« Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe, ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il venoit ; car s’il est homme, quand même il ne seroit pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra ? Quoi ! pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions ? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non ; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

« J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes. Car supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la Lune étoit un monde ; or les bêtes n’agissent que par instinct de Nature ; donc c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres qui n’avez de connoissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela seroit bien ridicule. Mais quand même la passion vous feroit renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui auroit fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui auroit dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui auroit abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ? Comment donc, vénérables Pontifes, appellerez-vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal ? Justes, j’ai dit. »

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle ; et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça :

« Que dorénavant je serois censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé seroit modifiée en une amende honteuse (car il n’en est point en ce pays-là « d’honorable ») ; dans laquelle amende je me dédirois publiquement d’avoir soutenu que la Lune étoit un Monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion auroit pu apporter dans l’âme des foibles. »

Cet Arrêt prononcé on m’enlève hors du Palais, on m’habille par ignominie, fort magnifiquement, on me porte sur la tribune d’un magnifique Chariot ; et traîné que je fus par quatre Princes qu’on avoit attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la Ville :

« Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un Monde ; et que ce Monde là-bas n’est pas un Monde, mais une Lune. Tel est ce que les Prêtres trouve bon que vous croyiez. »

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendoit la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnoître, quand je l’eus envisagé, que c’étoit mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser : « Et venez-vous-en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre les Prophètes, en votre faveur, la protection des Grands. » La fin de mes remercîmens nous vit entrer chez lui ; il m’entretint jusqu’au repas des ressorts qu’il avoit fait jouer pour contraindre les Prêtres, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avoient embabouiné la conscience du Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais comme on nous eut avertis qu’on avoit servi, il me dit qu’il avoit pour me tenir compagnie ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous. « Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et par même moyen vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré ; ce seroit un second Socrate s’il pouvoit régler ses lumières et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage comme il fait par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire. » Il se tut comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir ; puis il fit signe qu’on me dévêtit des honteux ornemens dont j’étois encore tout brillant.

Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table où elle étoit dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avoit parlé qui mangeoit déjà. Ils lui firent grande saluade (93), et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’étoit à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendoient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes ; bien plus que les pères obéissoient à leurs enfans aussitôt que par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avoient atteint l’âge de raison. « Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? mais elle ne répugne point à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination et qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse ; mais pour se désabuser il faut qu’il sache que ce qu’on appelle « prudence » en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avoit pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser ; au lieu que l’audace en ce jeune homme étoit comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution étoit celle qui le poussoit à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferois tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs ? et est-ce par autre considération que par pure habitude que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice (94) ? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’étoit-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’étoit à cause que par la vivacité de son génie il pénétroit une affaire mêlée et la débrouilloit, qu’il défrayoit par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digéroit les sciences d’une seule pensée ; et cependant vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison. Concluez donc parla, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards. D’autant plus même que selon vos maximes, Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auroient mérité aucuns honneurs, parce qu’à votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignoient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avoient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.

« Oüi, me direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore. Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du Très-Haut, je vous l’avoue ; autrement, marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parens vicieux ont arraché à votre foiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il eu allonge pour cela vos fusées, je n'y vois guère d’apparence. Quoi ! Ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez la superbe de votre père crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac, vous casse-t-il une pierre dans la vessie ? Si cela est, les médecins ont grand tort : au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes, qu'ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre « grand merci » après-dîné, et douze « bonsoir mon père et mère » avant que de s’endormir. Vous me répliquerez que sans lui vous ne seriez pas, il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père n’auroit jamais été, ni votre grand-père sans votre bisaïeul, ni sans vous, votre père n’auroit pas de petit-fils. Lors que la Nature le mit au jour, c’étoit à condition qu’elle lui prêtoit ; ainsi quand il vous engendra, il ne vous donna rien, il s’acquitta ! Encore je voudrois bien savoir si vos parens songeoient à vous quand ils vous firent ? Hélas, point du tout ! et toutefois vous croyez leur être obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser. Comment parce que votre père fut si paillard qu’il ne pût résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fît le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérerez ce voluptueux comme un des sept Sages de Grèce ; quoi, parce que cet autre, avare, acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux ; ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement ni vous ni lui n’auriez jamais été ; mais je voudrois bien savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup ? Juste Dieu ! qu’on en fait accroire au Peuple de votre Monde.

« Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement ; votre âme vient des Cieux ; il n’a tenu qu’au hasard que votre père n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème ? Votre esprit peut-être étoit parti du Ciel à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre de l’impératrice ; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, et peut-être que pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul qu’il avoit fait des hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous auroit associé à sa gloire comme à ses biens. Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que vous le seriez au Pirate qui vous auroit mis à la chaîne, parce qu’il vous nourriroit. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il vous eût engendré Roi ; un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna à Cassius ; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont il l’impétra (95), et non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la prendre. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernoit tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenoit point l’avis ! Peut-être, qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque : « Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre ; il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui pour m’en repentir demain ! » Cependant il vous fallut passer par là ; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachoit, on faisoit semblant de croire que vous demandiez à téter.

« Voilà, ô mon fils ! les raisons à peu près qui sont cause du respect que les pères portent à leurs enfans ; je sais bien que j’ai penché du côté des enfans plus que la justice ne le demande, et que j’ai en leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais voulant corriger cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui pour redresser un arbre tortu le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre les deux contorsions. Ainsi j’ai fait restituer aux pères la tyrannique déférence qu’ils avoient usurpée, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenoit, afin qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards ; mais qu’ils se souviennent qu’ils ont été enfans avant que d’être pères, et qu’il est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin quoi qu’il en puisse arriver, quand mes ennemis se mettroient en bataille contre mes amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en ai desservi que la moitié. »

À ces mots il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole : « Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé par votre soin, de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes, et de la Philosophie du Monde de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, et que je prouve que les enfans ne sont point obligés à leurs pères de leur génération, parce que leurs pères étoient obligés en conscience de les engendrer.

« La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus avantageux de mourir, à cause que pour mourir il faut avoir vécu, que de n’être point. Or puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le pas produire que de le tuer. Tu croirois cependant, ô mon petit homme, avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avois égorgé ton fils ; il seroit énorme à la vérité, mais il est bien plus exécrable de ne pas donner l’être à qui le peut recevoir ; car cet enfant, à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en jouir quelque temps. Encore nous savons qu’il n’en est privé que pour quelques siècles ; mais ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvois faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera. Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire, l’idolâtre ne sont rien, même entre vous autres, que de conseil, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils, en ne le faisant point, plus malheureux qu’un mort : c’est de commandement ; pourquoi je m’étonne fort, vu que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la propagation charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître à la rosée du mois de mai comme les champignons, ou, tout ait moins, comme les crocodiles du limon gras de la Terre échauffé par le Soleil. Cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par accident, il n’arrache point les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Vous me direz ; que la Nature les leur a données ; oui, mais il est le Maître de la Nature ; et s’il avoit reconnu que ce morceau fût nuisible à leur salut, il auroit commandé de le couper, aussi bien que le prépuce aux Juifs dans l’ancienne loi. Mais ce sont des visions trop ridicules. Par votre foi : y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre ? Pourquoi commettai-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentemens des hommes, que vos prêtres n’ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent ; avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante Nature a fait pencher tous les grands personnages, et vaillans et spirituels, aux délicatesses de l’Amour, témoin Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, étoit-ce afin qu’ils se moissonnassent l’organe de ce plaisir d’un coup de serpe ? Hélas, elle alla jusque sous un cuvier [à] débaucher Diogène maigre, laid, et poüilleux, et le contraindre de composer du vent dont il souffloit les carottes (96) des soupirs à Lays. Sans doute elle en usa de la sorte pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes gens ne manquassent au Monde. Concluons de là que votre père étoit obligé en conscience de vous lâcher à la lumière, et quand il penseroit vous avoir beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au fond que ce qu’un taureau banal donne aux vaches tous les jours dix fois pour se réjouir.

— Vous avez tort, interrompit alors mon Démon, de vouloir régenter la sagesse de Dieu. Il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion notes fît mériter la gloire qu’il nous prépare ? Mais que savez-vous si ce n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense ? Mais que savez-vous s’il ne prévoyoit point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, le coït trop fréquent énerveroit leur semence et marqueroit la fin du Monde aux arrière-neveux du premier homme ? Mais que savez-vous s’il ne voulut point empêcher que la fertilité de la terre ne manquai aux besoins de tant d’affamés ? Enfin que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire contre toute apparence de raison afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se seront fiés en sa parole ? »

Cette réponse ne satisfit pas à ce que je crois le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête ; mais notre commun Précepteur se tut parce que le repas étoit en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il auroit mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause : « Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur. — Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre Monde les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. — Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion.

« Car dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous également tous deux pour père et mère Dieu et sa privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? encore, semble-t-il, qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut selon son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont dépendant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, il les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que Dieu a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne sauroit ni haïr ni aimer personne ; et, s’il étoit susceptible d’amour, il auroit plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne sauroit l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire et qui voudroit le détruire s’il le pouvoit. Ajoutez à cela que l’homme ne sauroit naître sans crime, étant une partie du premier criminel (97) ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur au Paradis terrestre. Si on dit que nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ? Quand il seroit vrai, nous avons en souillant notre âme par où nous lui ressemblons effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon, et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité si cette pauvre plante pouvoit parler quand on la coupe, qu’elle ne dit : « Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrois en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine suis-je semé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfans en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! » Voilà le discours que tiendroit ce chou s’il pouvoit s’exprimer. Hé quoi ! à cause qu’il ne sauroit se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne sauroit empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre ? Au contraire sa foiblesse aggraveroit ma cruauté ; car combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort. Quoi ! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’Âme d’un chou en le faisant mourir : mais en tuant un homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes, qu’il est très-juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers ; mais dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse : si donc les choux n’eurent point de part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompensât sa brièveté : c’est peut-être un intellect universel, une connoissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes ; et c’est aussi peut-être pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement foible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts, et plus nombreux, qui servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais, dites-moi, que vous ont jamais enseigné les Anges non plus qu’eux ? Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auroient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces.

« Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisoit la connoissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifioit cette vérité, lorsqu’il parloit de l’Arbre de Science, et il vouloit sans doute nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe ! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous ; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant : « Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très-humble serviteur, Chou Cabus. »

Il en étoit là de son discours, quand ce jeune garçon qui avoit emmené notre Philosophe le ramena. « Hé ! quoi, déjà dîné ? » lui cria mon Démon. Il répondit que oui, à l’issue (98) près, d’autant que le Physionome lui avoit permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je lui demandasse l’explication de ce mystère : « Je vois bien, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, quoiqu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le régime de celui-ci n’est pas à mépriser.

« Dans toutes les maisons il y a un Physionome, entretenu du public, qui est à peu près ce qu’on appelleroit chez vous un médecin (99), hormis qu’il n’y gouverne que les sains, et qu’il ne juge des diverses façons dont il nous faut traiter que par la proportion, figure et symétrie de nos membres, par les linéamens du visage, le coloris de la chair, la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris garde à un homme de taille assez courte qui vous a considéré ? C’étoit le Physionome de céans. Assurez-vous que selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits ; sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament bien éloigné du nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne fumât jusques à nous. Vous le verrez ce soir qui choisira les fleurs pour votre lit avec la même circonspection. » Pendant tout ce discours je faisois signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professoient ; il m’étoit trop ami pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion ; c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières qui firent l’ambassade de ce traité, aussi bien la nuance du ridicule au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres choses, continua ainsi :

« Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des Mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, des cirons ; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles ; qu’ainsi de même que nous paroissons chacun en particulier un grand Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et se laissant aveuglement conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que nous appelons la Vie (100). Car dites-moi, je vous prie, est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que quand quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre, ou qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle ? Oui, sans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges ; et quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire ? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays ? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphans sont plus grands que nous, et les Hibernois[10] que les Espagnols ? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption des charognes de leurs ennemis que ces petits géans ont massacrés, ou que la peste produite par la nécessité des alimens dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs corps bouchoient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle étant extravasée hors la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d’autres ? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir ; car de même qu’une révolte en produit une autre, ainsi ces petits peuples poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et la faim. Mais me direz-vous, certaines personnes sont bien moins sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, qui font la vie. Il est vrai ; aussi remarquons-nous que les flegmatiques sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le peuple sympathisant au climat qu’il habite est plus lent en un corps froid, qu’un autre échauffé par la température de sa région, qui pétille, se remue, et ne sauroit demeurer en une place. Ainsi le bilieux est bien plus délicat que le flegmatique parce qu’étant animé en bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue ; là où le phlegmatique n’étant pas assez chaud pour faire agir qu’en peu d’endroits cette remuante populace, il n’est sensible qu’en peu d’endroits. Et pour prouver encore cette cironalité universelle, vous n’avez qu’à considérer quand vous êtes blessé comment le sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées : mais voilà de belles chimères, donc outre l’Âme et l’Esprit il y auroit encore en nous une troisième substance intellectuelle qui auroit ses fonctions et ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux se sentant attaqués envoient chez leurs voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le pays se trouvant incapable de tant de gens, ils meurent ou de faim, ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive quand l’apostume est mûre ; car pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, c’est que la chair pourrie devient insensible ; que si bien souvent la saignée qu’on ordonne pour divertir (101) la fluxion, profite, c’est à cause que s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux tâchoient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi (102). »

Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l’exhortoient de parler à son tour :

« Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je dicte maintenant un Traité que je serois bien aise de lui produire, à cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique, c’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais comme je suis empressé de faire travailler à mes soufflets, car demain sans remise la Ville part, vous pardonnerez au temps, avec promesse toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous satisferai. »

À ces mots le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure il étoit ; mais ayant répondu qu’il étoit huit heures sonnées, il lui demanda tout en colère pourquoi il ne les avoit pas avertis à sept comme il le lui avoit commandé, qu’il savoit bien que les maisons partoient le lendemain, et que les murailles de la ville l’étoient déjà. « Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié depuis que vous êtes à table une défense expresse de partir avant après-demain. — N’importe, repartit le jeune homme, vous devez obéir aveuglement, ne point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie. » Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un gros quart d’heure. « Or sus ! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et pour cet effet je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée. »

Le pauvre vieillard sortit fort éploré et son fils continua : Messieurs, je vous prie d’excuser les friponneries de cet emporté ; j’en espérois faire quelque chose de bon, mais il a abusé de mon amitié. Pour moi, je pense que ce coquin-là me fera mourir ; en vérité, il m’a déjà mis plus de dix fois sur le point de lui donner ma malédiction. »

J’avois bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à m’empêcher de rire de ce Monde renversé, et cela fut cause que pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’auroit sans doute fait éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendoit par ce voyage de la Ville, dont tantôt il avoit parlé, et si les maisons et les murailles cheminoient (103). Il me répondit : « Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de sédentaires ; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger ; il pratique dessous quatre roues ; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix gros soufflets dont les tuyaux passent d’une ligne horizontale à travers le dernier étage de l’un à l’autre pignon, en sorte que quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets ; puis ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont emportées si on veut à plus de cent lieues. Quant à celles que nous appelons sédentaires, les logis en sont presque semblables à vos tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusques au toit, pour les pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or la terre est creusée aussi profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à l’abri des intempéries de l’air. Mais sitôt que les douces haleines du printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour par le moyen de leur grosse vis dont je vous ai parlé. Je le priai, puisqu’il avoit déjà eu tant de bonté pour moi, et que la Ville ne partoit que le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine éternelle du Monde, dont il m’avoit parlé quelque temps auparavant : « Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense sitôt que je serai de retour dans la Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune dont je vous parle soit un Monde, et que j’en sois un habitant ; mais je vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là qui ne prennent celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que votre Lune est un Monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitans ». Il ne me répondit que par un souris, et parla ainsi :

« Puisque nous sommes contraints quand nous voulons recourir à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du Monde ; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à la création ; mais semblable à celui qui s’enfonceroit dans la rivière de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras d’un nain, à la miséricorde d’un géant ; encore ne s’en sauvent-ils pas ; car cette éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il avoit besoin de ce présent, et comme s’il étoit plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre (104). Cette absurdité donc, ou ce géant duquel j’ai parlé est la Création, car dites-moi, en vérité, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose ? Hélas, entre rien et un atome seulement, il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus aiguë n’y sauroit pénétrer ; il faudra pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre un Dieu, puisque le Monde auroit pu être sans lui (105). Mais me direz-vous, quand je vous accorderois la matière éternelle, comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même ? Ha ! je vous le vais expliquer (106).

« Il faut, ô mon petit animal ! après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très-solides, très-incorruptibles et très-simples, dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire ronde sur un lieu fort uni : à la moindre impression que vous lui donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or j’ajoute que si elle étoit aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns de ces atomes dont je parle, et la surface où elle seroit posée parfaitement unie, elle ne s’arrêteroit jamais. Si donc l’art est capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nous pas que la Nature le puisse faire ? Il en est de même des autres figures, desquelles l’une comme carrée demande le repos perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement comme de trépidation ; et la ronde dont l’être est de se remuer, venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous appelons « feu », parce que non seulement le feu s’agite saùs se reposer, mais perce et pénètre facilement. Le feu a outre cela des effets différens selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du fagot. Or le feu, qui est le constructeur et destructeur des parties et du Tout de l’Univers (107), a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. Mais me direz-vous, comment le hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires à produire ce chêne ? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que la matière ainsi disposée ait formé un chêne, mais que la merveille eût été plus grande, si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été produit ; un peu moins de certaines figures, c’eût été un orme, un peuplier, un saule ; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou bien deux six et un, direz-vous : « Ô le grand miracle ! À chaque dé il « est arrivé le même point (108), tant d’autres points pouvant arriver ! Ô le grand miracle ! il est arrivé trois points qui se suivent. Ô le grand miracle ! il est arrivé justement deux six, et le dessous de l’autre six ! » Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais ces exclamations ; car puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y avoit tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il falloit, ou qu’il ne falloit pas, à désigner (109) un homme (110) ? Si bien que ce n’est pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons ; non plus que ce n’est pas merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle ; aussi bien est-il impossible que de ce remuement il ne se fasse quelque chose, et cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière de fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une horloge (111), et que le petit ruisseau de ne fait que couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre ; car si son moulin ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n’auroit pas pulvérisé le froment ; si elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’auroit pas marqué les heures ; et si le petit ruisseau dont j’ai parlé avoit eu la même rencontre, il auroit fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné ; quand il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti ; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété : et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de voir de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, si l’on en brise le mouvement.

« Enfin ces premiers et indivisibles atomes font un cercle sur qui roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de la Physique ; il n’est pas jusques à l’opération des sens que personne n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par les petits corps (112). Commençons par la vue ; elle mérite, comme la plus incompréhensible, notre premier début.

« Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis (113) sont semblables à peux du verre, transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle rayons visuels et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir chez soi ; car alors rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie du sujet regardé, elle la pousse jusques à notre œil (114). Vous ne manquerez pas de m’objecter que le verre est un corps opaque, et fort serré, et que cependant au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse pénétrer. Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que comme un crible à froment n’est pas propre à cribler l’avoine, ni un crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince, et qu’elle laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue ; et une pièce de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est pas pénétrable au toucher. » Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre. « Un grand Poète et Philosophe de notre Monde (115) lui dis-je, a parlé après Épicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps presque comme vous ; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours ; et je vous prie en le continuant, de me dire comment par ces principes vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir ? — Il est fort aisé, me répliqua-t-il ; car figurez-vous que ces feux de votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étoient venus ; et trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le miroir, ils les rappellent à nos yeux ; et notre imagination plus chaude que les autres facultés de notre âme en attire le plus subtil, dont elle fait chez soi un portrait en raccourci (116)

« L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et pour être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comme il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point ? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter ? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs ? Non ; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper des petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau, le perçant doucement avec ces petits riens corporels ; et selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement ; et l’organe ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau (117) ; si trop peu, il arrive que notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles à l’aide du même organe nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la colère. Et cela se fait lorsque dans ce mouvement ces petits corps en rencontrent d’autres en nous remués de même façon, ou que leur propre figure rend susceptibles du même ébranlement ; car alors les nouveaux venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux ; et de cette façon lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors : c’est ce que nous appelons « ardeur de courage ». Si le son est plus doux, et qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle « joie ». Il en arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement qu’ils reçoivent par le rencontre d’autres branles, et selon qu’ils trouvent à remuer chez nous ; c’est quant à l’ouïe,

« La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission perpétuelle de petits corps (118), et qu’à mesure que nous la touchons, il s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, comme l’eau d’une éponge quand nous la pressons. Les durs viennent faire à l’organe le rapport de leur solidité ; les souples de leur mollesse ; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, à cause de l’épaisseur du cal, qui pour n’être ni poreux, ni animé, ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège ? Pour moi je pense qu’il est répandu dans toutes les superficies de la masse, vu qu’il sent dans toutes ses parties. Je m’imagine toutefois que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et plus vite nous distinguons ; ce qui se peut expérimenter quand les yeux clos nous patinons (119) quelque chose, car nous la devinons plus facilement ; et si au contraire nous la tâtions du pied, nous aurions plus de peine à la connoître. Cela provient de ce que notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs dont la matière n’est pas plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusques au cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de l’odorat et du goût.

« Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la chaleur de ma bouche qu’il fond ? Avouez-moi donc que y ayant dans une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente : tout ainsi que l’escarre enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre douleur que celle d’un carreau (120) d’acier.

« De l’odorat je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.

« Je m’en vais sur ce principe vous expliquer la création, l’harmonie et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des météores. »

Il alloit continuer ; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fît songer notre Philosophe à la retraite. Il apportoit des cristaux pleins de vers luisans pour éclairer la salle ; mais comme ces petits feux-insectes (121) perdent beaucoup de leur éclat quand ils ne sont pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairoient presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût incommodée ; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comme il ne se brûloit point les doigts. « Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de vers. Ce sont des rayons du Soleil que j’ai purgés de leur chaleur (122), autrement les qualités corrosives de son feu auroient blessé votre vue en l’éblouissant, j’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus difficile à moi qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous d’amasser de la poussière ou des atomes qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci. Là-dessus notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce qu’il étoit nuit, avec une douzaine de globes à vers pendus à ses quatre pieds. Pour nous autres (savoir : mon Précepteur et moi), nous nous couchâmes par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là dans une chambre de violettes et de lis, m’envoya chatouiller à l’ordinaire, et le lendemain sur les neuf heures je vis entrer mon Démon, qui me dit qu’il venoit du Palais où , l’une des Demoiselles de la Reine, l’avoit prié de l’aller trouver, et qu’elle s’étoit enquise de moi, témoignant qu’elle persistoit toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que de bon cœur elle me suivroit, si je la voulois mener avec moi dans l’autre Monde. « Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage étoit de se faire Chrétienne. Ainsi je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer pour cet effet une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous y pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise : c’est pourquoi afin de vous divertir cependant que je ne serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal ; il est intitulé : les États et Empires du Soleil, avec une Addition de l’Histoire de l’Étincelle. Je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage ; c’est le Grand Œuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du Soleil a composé (123). Il prouve là-dedans que toutes choses sont vraies, et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme par exemple que le blanc est noir et que le noir est blanc ; qu’on peut être et n’être pas en même temps ; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée ; que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point-Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte : son esprit a beaucoup de charmes ; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonneroit de rompre compagnie lorsqu’il voudroit philosopher sur ces matières, mais comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendroit cette fuite pour une défaite, et il se figureroit que notre croyance seroit sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes. Songez à librement vivre. » Il me quitta en achevant ce mot car c’est l’adieu, dont en ce pays-là, on prend congé de quelqu’un, comme le « bonjour » ou le « Monsieur votre Serviteur » s’exprime par ce compliment : « Aime-moi, Sage, puisque je t’aime » . Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me sembloient admirables pour leurs richesses ; l’une étoit taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissoit qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avoit traduit ces Livres en langage de ce monde-là ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre à la vérité, mais c’est un Livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un Livre où pour apprendre les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différens qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage (124).

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention défaire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédoient plus de connoissance à seize et dix-huit ans que les barbes grises du nôtre ; car sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands Hommes et morts et vivans qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure ; enfin me les estans attachés en forme de pendans d’oreille, je sortis pour me promener, mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes.

Quatre d’entre eux portoient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai d’un regardant ce que vouloit dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays ; il me répondit que ce méchant et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avoit été convaincu d’envie et d’ingratitude (125), étoit décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avoit condamné il y avoit plus de vingt ans à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. Je me pris à rire de cette réponse ; et lui m’interrogeant pourquoi : « Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire. — Quoi ! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction ! me repartit cet homme. Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues ; enfin la peste revêtue du corps d’un homme (126) ? Bon Dieu ! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique (127) de terre me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être jeté dans une fosse, a été condamné d’être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paroître à ses funérailles avec un visage triste ; et sans que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auroient ordonné d’y pleurer (128). Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde (129) : aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que le feu ayant séparé le pur d’avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisoit l’âme, et lui donne la force de s’élever toujours, et montant jusques à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce Monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé.

« Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvemens de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux ; puis ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire on lui ordonne la mort, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc à pluralité de voix on lui a mis son souffle entre les mains (130), il avertit ses plus chers et du jour et du lieu : ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures ; puis arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le veut embrasser ; et quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant qu’il ne le sente expirer ; et lors il retire le fer de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie ; et quatre ou cinq heures après on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu’on leur fait manger toute crue, afin que si de cent embrassemens il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit. »

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisoit, que ces façons de faire avoient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre Monde ; et continuai ma promenade, qui fut si longue que, quand je revins, il y avoit deux heures que le dîner étoit prêt. On me demanda pourquoi j’étois arrivé si tard : « Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s’en plaignoit ; j’ai demandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il étoit, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents, et tournant le visage de travers.

— Quoi ! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montroient l’heure ? — Par ma foi, repartis-je, ils avoient beau exposer leur grand nez au Soleil, avant que je l’apprisse. — C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer d’horloge ; car de leurs dents ils font un cadran si juste, qu’alors qu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres ; et l’ombre de ce nez qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine (131). Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au Prieur du Séminaire ; et justement au bout de l’an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissions des continences par force ? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne point avoir d’enfans, que d’en avoir qui leur fussent semblables. » Il parloit encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt, et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse en ce pays-là témoigner à quelqu’un. « Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, vous en avertissiez les magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient tout à l’heure de promettre au Conseil, que pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. » À quoi je promis de ne pas manquer. « Hé ! je vous prie (dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti), de me dire pourquoi cet envoyé portoit à la ceinture des parties honteuses de bronze ? » Ce que j’avois vu plusieurs fois pendant que j’étois en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étois toujours environné de Filles de la Reine, que je craignois d’offenser si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse. De sorte qu’il me répondit : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous en mémoire de leur mère Nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. » Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.

« Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée ». Mais l’Hôte sans s’émouvoir : « Ô mon petit homme ! s’écria-t-il, quoi ! les grands de votre Monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau et qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des foiblesses de la Nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables ! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses (132), comme s’il y avoit quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! » Pendant tout ce discours nous ne laissions pas de dîner ; et sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air.

Les occurrences et la beauté du lieu nous entretinrent quelque temps ; mais comme la plus noble envie dont je fusse alors chatouillé, c’étoit de convertir à notre religion une Âme si fort élevée au-dessus du vulgaire, je l’exhortai mille fois de ne pas embourber de matière ce beau génie dont le Ciel l’avoit pourvu, qu’il tirât de la presse des animaux cet esprit capable de la vision de Dieu ; enfin qu’il avisât sérieusement à voir unir quelque jour son immortalité au plaisir plutôt qu’à la peine.

« Quoi ! me répliqua-t-il en s’éclatant de rire, vous estimez votre Âme immortelle privativement à celle des bêtes ? Sans mentir, mon grand Ami, votre orgueil est bien insolent ! Et d’où argumentez-vous, je vous prie, cette immortalité au préjudice de celle des bêtes ! Seroit-ce à cause que nous sommes doués de raisonnement et non pas elles ? En premier lieu, je vous le nie, et je vous prouverai quand il vous plaira, qu’elles raisonnent comme nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et quelle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre Monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une foiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté (133). Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’Éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

« Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre, je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun Précepteur. »

Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile Démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venoit de m’objecter touchant l’immortalité de nos Âmes, et voici ce qu’il me répondit :

« Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’Âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu seroit injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une espèce et d’avoir abandonné généralement toutes les autres au néant ou à l’infortune ; ces raisons, à la vérité, brillent un peu de loin. Et quoi que je pusse lui demander comme il sait que ce qui est juste à nous, soit aussi juste à Dieu ? comme il sait que Dieu se mesure à notre aulne ? comme il sait que nos loix et nos coutumes, qui n’ont été instituées que pour remédier à nos désordres, servent aussi pour tailler les morceaux de la toute-puissance de Dieu ? je passerai toutes ces choses, avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de votre Église, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.

« Vous savez, ô mon fils, que de la terre quand il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme, ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes (134), cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au Monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique. Que ces métamorphoses arrivent, c’est ce qu’on ne peut nier sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce (135). Ainsi ce grand Pontife que vous voyez la mitre sur la tête étoit peut-être il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin. Dieu donc, étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimeroit toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsycose plus raisonnée que la Pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète enfin, après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les Prophètes, les secrets de leur Philosophie. Je descendis très satisfait au jardin et je commençois à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avoit appris, quand le Physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain dès que je fus éveillé je m’en allai faire lever mon Antagoniste. « C’est un aussi grand miracle (lui dis-je en l’abordant) de trouver un fort esprit comme le vôtre enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action. » Il souffrit de ce mauvais compliment. « Mais (s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour) ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de miracles ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de Philosophe, et que comme le Sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges et d’événements contre Nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les foiblesses de leur entendement : »

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper. « Encore, lui répliquai-je, que vous ne croyiez pas aux miracles, il ne laisse pas de s’en faire, et beaucoup. J’en ai vu de mes yeux. J’ai connu plus de vingt malades guéris miraculeusement. — Vous le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris par miracle, mais vous ne savez pas que la force de l’imagination (136) est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui se fait quand notre imagination avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de notre Monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, est capable de nous guérir ; mais que les plus puissans étoient trop foibles, quand l’imagination ne les appliquoit pas. Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre Monde vivoient tant de siècles sans avoir aucune connoissance de la médecine ? non, et qu’est-ce à votre avis qui en pouvoit être la cause, sinon leur nature encore dans sa force et ce baume universel qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos Médecins vous consument ? n’ayant lors pour rentrer en convalescence qu’à le souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris ? Aussi leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile vitale, en attiroit l’élixir, et appliquant l’actif au passif, ils se trouvoient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant : ce qui malgré la dépravation de la Nature ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement à la vérité ; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire ; car je leur demande : Le fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort pendant sa maladie, comme il est vraisemblable, d’être guéri, et même il a fait des vœux pour cela ; de sorte qu’il falloit nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât dans son mal, ou qu’il guérît ; s’il fut mort, on eut dit que Dieu l’a voulu récompenser de ses peines ; on le fera peut être malicieusement équivoquer en disant que, selon la prière du malade, il l’a guéri de tous ses maux ; s’il fut demeuré dans son infirmité, on auroit dit qu’il n’avoit pas la foi ; mais parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable que sa fantaisie excitée par les violens désirs de la santé, a fait son opération ? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étoient vouées périr misérablement avec leurs vœux ?

— Mais à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque sans se servir des instrumens de notre raison, sans s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme si, étant hors de nous, elle appliquoit l’actif au passif. Or si étant séparée de nous elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle ; et si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes dont la matière seule est capable. » Ce jeune homme alors s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte : « Pour l’âme des bêtes qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il auroit un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manqueroit-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudroit que chaque Âme eut fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d’esprit, à ce qu’on nous fait accroire, est bien enragée de sortir d’un logis quand elle voit qu’au partir de là on lui va marquer son appartement en Enfer. Et si cette âme étoit spirituelle, et par soi-même si raisonnable, comme ils disent qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauroient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens ? Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne sauroit agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un Peintre qui ne sauroit faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le Peintre qui ne peut travailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles, et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instrumens pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte (137). » — Mais, lui dis-je, si notre Âme mouroit, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne seroit donc qu’une chimère, car il faudroit que Dieu la recréât, et cela ne seroit pas résurrection. » Il m’interrompit par un hochement de tête : « Hé ! par votre foi ! s’écria-t-il, qui vous a bercé de ce Peau-d’Âne ? Quoi ! vous ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter ? — Ce n’est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c’est une vérité indubitable que je vous prouverai. — Et moi, dit-il, je vous prouverai le contraire :

« Pour commencer donc, je suppose que vous mangiez un mahométan ; vous le convertissez, par conséquent, en votre substance ! N’est-il pas vrai, ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme ? Vous embrasserez votre femme et de la semence, tirée tout entière du cadavre mahométan, vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande : le mahométan aura-t-il son corps ? Si la terre lui rend, le petit chrétien ri aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’a reçu que de celui du mahométan. Ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps ! Vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira de la matière pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez ? Oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant, et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a Volé, comme le corps tout seul, comme l’Âme toute seule, ne fait pas l’homme, mais l’un et l’autre joints en un seul sujet, et comme le Corps et l’Ame sont parties aussi intégrantes de l’homme l’une que l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien, ce n’est plus le même individu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l’Enfer ; ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu, pour châtier ce corps, en jette un autre feu, lequel est vierge, lequel est pur, et qui ri a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime. Et ce qui seroit encore bien ridicule, c’est que ce corps auroit mérité l’Enfer et le Paradis tout ensemble, car, en tant que mahométan, il doit être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé ; de sorte que Dieu ne le sauroit mettre en Paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avoit méritée comme mahométan, et ne le peut jeter en Enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avoit méritée comme chrétien. Il faut donc, s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là. »

Alors je pris la parole : « Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos argumens sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

— Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les Philosophes se sont servis pour l’établir : il faudroit redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire, je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puis que donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez méconté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous rien serez pas mieux que nous !

— Si fait, me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyois n’être point, puisque, pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même tant soit peu sage, ne se piqueroit pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur auroit pensé ne le pas faire, s’il l’avoit pris pour un autre ou si c’étoit le vin qui l’eût fait parler ? À plus forte raison Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le connoître. Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu nous étoit si nécessaire, enfin si elle nous importoit de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en auroit-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le Soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu (jouer) entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfans : « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ça été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvoit me donner une Âme ou des organes imbéciles qui me l’auroient fait méconnoître. Et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’auroit pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvoit m’en donner un si vif que je l’eusse compris. »

Il vouloit continuer dans de si impertinens raisonnemens ; mais je lui fermai la bouche, en le priant de les cesser, comme il fit, de peur de querelle ; car il connoissoit que je commençois à m’échauffer. Il s’en alla ensuite, et me laissa dans l’admiration des gens de ce Monde-là, dans lesquels, jusqu’au simple peuple, il se trouve naturellement tant d’esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur coûte si cher. Enfin l’amour de mon pays me détachant petit à petit de l’affection, et même de la pensée que j’avois eue de demeurer en celui-là, je ne songeai plus qu’à mon départ : mais j’y vis tant d’impossibilité, que j’en devins tout chagrin. Mon Démon s’en aperçut ; et m’ayant demandé à quoi il tenoit que je ne parusse pas le même que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie ; mais il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m’en reposai sur lui entièrement. J’en donnai avis au Conseil qui m’envoya quérir, et qui me fit prêter serment que je raconterois dans notre Monde les choses que j’avois vues en celui-là. Ensuite on me fit expédier des passe-ports, et mon Démon s’étant muni des choses nécessaires pour un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulois descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfans de Paris se proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s’imaginant pas après cela qu’il y eût rien de beau ni à faire ni à voir, je le priois de trouver bon que je les imitasse. « Mais, ajoutai-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla l’autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre ? — Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c’est un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour. — Comment ? dis-je, l’air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide que la terre ? C’est ce que je ne crois point. — Et c’est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne croyez pas ! Hé ! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en l’air, et conduisent des armées (138) de grêles, de neiges, de pluies, et d’autres tels météores, d’une province en une autre, auroient-ils plus de pouvoir que nous ? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma faveur. — Il est vrai, lui dis-je, que j’ai reçu de vous tant de bons offices, de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d’amitié, que je me dois fier à vous, comme je fais, en m’y abandonnant de tout mon cœur. » Je n’eus pas plutôt achevé cette parole, qu’il s’enleva comme un tourbillon et me tenant entre ses bras, il me fit passer, sans incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous et la Lune, en un jour et demi ; ce qui me fit connoître le mensonge de ceux qui disent qu’une meule de moulin seroit trois cent soixante et tant d’années à tomber du Ciel, puisque je fus si peu de temps à tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin au commencement de la seconde journée, je m’aperçus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Europe d’avec l’Afrique, et ces deux d’avec l’Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d’une fort haute montagne : cela m’incommodoit, de sorte que je m’évanouis. Je ne puis pas dire ce qui m’arriva ensuite ; mais je me trouvai ayant repris mes sens dans des bruyères sur la pente d’une colline, au milieu de quelques pâtres qui parloient italien. Je ne savois ce qu’étoit devenu mon Démon, et je demandai à ces pâtres s’ils ne l’avoient point vu. À ce mot ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si j’en eusse été un moi-même. Mais leur disant que j’étois Chrétien, et que je les priois par charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me menèrent dans un village à un mille de là, où je fus à peine arrivé, que tous les chiens du lieu depuis les bichons jusqu’aux dogues, se vinrent jeter sur moi, et m’eussent dévoré si je n’eusse trouvé une maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur sabbat, en sorte que le maître du logis m’en regardoit de mauvais œil ; et je crois que dans le scrupule où le peuple augure de ces sortes d’accidents, cet homme étoit capable de m’abandonner en proie à ces animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnoit ainsi après moi, étoit le monde d’où je venois, à cause qu’ayant accoutumé d’aboyer à la Lune (139), ils sentoient que j’en venois, et que j’en avois l’odeur, comme ceux qui conservent une espèce de relan ou air marin, quelque temps après être descendus de sur la mer. Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai sur une terrasse, durant trois ou quatre heures au Soleil : après quoi je descendis, et les chiens qui ne sentoient plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, ne m’aboyèrent plus, et s’en retournèrent chacun chez soi. Le lendemain je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles : j’en admirai les belles ruines, et les belles réparations qu’y ont faites les Modernes. Enfin après y être demeuré quinze jours en la compagnie de M. de Cyrano (140), mon Cousin, qui me prêta de l’argent pour mon retour, j’allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m’amena jusqu’à Marseille.

Pendant tout ce voyage, je n’eus l’esprit tendu qu’aux merveilles de celui que je venois de faire. J’en commençai les mémoires dès ce temps-là ; et quand j’ai été de retour, je les mis autant en ordre que la maladie qui me retient au lit me l’a pu permettre. Mais, prévoyant qu’elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole au Conseil de ce Monde-là, j’ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l’Histoire de la République du Soleil, celle de l’Étincelle, et quelques autres Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout de mon cœur.



Dans le Manuscrit de la Bibliothèque nationale, la fin de l’utopie cyranesque est toute différente de celle de l’édition originale de 1657 :

Après, p. 115… « un si vif que je l’eusse comprise : « Ces opinions diaboliques et ridicules me firent naître un frémissement par tout le corps ; je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage je ne sais quoi d’effroyable que je n’avois pas encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs, « O Dieu ! me songeois-je aussitôt, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antechrist dont il se parle tant dans notre Monde. »

Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisois de son esprit, et véritablement les favorables aspects dont Nature avoit regardé son berceau m’avoient fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec des imprécations qui le menaçoient d’une mauvaise fin. Mais lui, renviant sur ma colère : « Oui, s’écria-t-il, par la Mort…… » Je ne sais pas ce qu’il me préméditoit de dire, car, sur cette entrefaite, on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu. Il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à force de corps, il l’enleva par la cheminée.

La pitié que j’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Éthiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux, de sorte qu’en un moment nous voilà dans la nuë. Ce riétoit plus l’amour dit prochain qui m’obligeoit à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber. Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le Ciel, sans savoir ce que je deviendrois, je reconnus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique, déjà même mes yeux, par mon abaissement, ne pouvoient sè courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce Diable sans doute emportoit mon hôte aux Enfers, en corps et en Âme, et que c’étoit pour cela qu’il le passoit par notre terre, à cause que l’Enfer est dans son centre. J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’étoit arrivé depuis que le Diable étoit notre voiture, à la frayeur que me donna la vue d’une montagne en feu que je touchai quasi. L’objet de brûlant spectacle me fit crier « Jésus Maria ». J’avois à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline, et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitoient des litanies et me parlaient italien. « Ô ! m’écriais-je alors, Dieu soit loué ! J’ai donc enfin trouvé des chrétiens au Monde de la Lune. Hé ! dites-moi, mes amis, en quelle province de votre Monde suis-je maintenant ? — En Italie, me répondirent-ils.

Comment, interrompis-je, y a-t-il une Italie aussi au Monde de la Lune ? J’avois encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étois pas encore aperçu qui’ils me parloient italien et que je leur répondois de même.

Quand doncques je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connoître que j’étois de retour en ce Monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener. Mais je n’étois pas encore arrivé aux portes de que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi, et sans que la peur me jeta dans une maison où je mis barre entre nous, j’étois infailliblement englouti.

Un quart d’heure après comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabbat de tous les chiens, je crois, du Royaume ; on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon, hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent ; mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginai tout à l’heure que ces animaux étoient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venois ; car, disois-je en moi-mesme, comme ils ont accoutumé d’aboyer à la Lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute il se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la Lune, dont l’odeur les fâche. »

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai tout nu au Soleil, dessus une terrasse. Je m’y hâlé quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis, et les chiens, ne sentant plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

Je m’enquis au port quand un vaisseau partiroit pour la France, et lors que je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ruminer aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avoit reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu, où ils ne pussent corrompre ses biens-aimés, et les avoit punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusques ici d’envoyer leur prêcher l’Évangile, parce qu’il savoit qu’ils en abuseroient et que cette résistance ne serviroit qu’à leur faire mériter une plus rude punition en l’Autre Monde.


Notes


21. Aujourd’hui Clamart sous Meudon.

22. Instrument de repasseur.

23. Rabat, sorte de col en toile pendant sur la poitrine, du costume de l’époque.

24. Voir l’Histoire comique de Francion, attribuée à tort à Ch. Sorel, livre XI.

25. C’est le fameux traité de Subtilitate, dont le XVIIIe livre est consacré aux choses merveilleuses et le XIXe aux démons et génies. Jérôme Cardan, philosophe, médecin, naturaliste, astrologue et mathématicien, se piquait d’être un peu sorcier et d’avoir des intelligences avec les esprits. Il a composé une multitude d’ouvrages pleins d’érudition, de vues élevées, d’erreurs et d’extravagances. Il mourut à Rome en 1576. Cyrano a dû avoir en mains l’édition de la traduction française (1642) de Richard Le Blanc du traité de Subtilitate.

26. Allusion au miracle de Josué.

27. Le gros de la troupe.

28. La Nouvelle-France ou Canada.

29. Cette comparaison avait été déjà faite par les partisans du système de Copernic, ainsi on lit dans les lettres en vers de Claude de Chaulnes (vers 1650) : D’ailleurs nous suivons ric à ric L’opinion de Copernic. Trouveriez-vous mieux que le feu Roulast à l’entour de la broche. — Flammarion reproduit cette comparaison dans son Astronomie Populaire. — Le Bret, dans sa Préface de l’Histoire comique rappelle le système de Ptolémée et explique celui de Copernic.

30. Termes de philosophie cartésienne.

31. Cyrano paraît vouloir désigner les ouvrages suivants : Mercurius in Solaisius et Venus invisa, 1631 ; Epist. XX de apparente magnitudine Solis, 1641 ; Institutio astronomica, 1647, etc.

32. On évalue aujourd’hui le volume du soleil à 1.300.000 fois celui de la Terre.

33. La science confirme l’assertion de Cyrano.

34. La pluralité des mondes, dont parle Cyrano, est appuyée sur le sentiment de Démocrite qui l’a soutenue (Préface de Le Bret à l’Histoire comique, 1657).

35. La science actuelle s’accorde ici, sur quelques points, avec les théories de Cyrano.

36. C’est avec un char de cette sorte que saint Jean se promène dans le Ciel : Quatro destrier via più cha fiamma rossi (P. Toldo).

37. Cette coutume d’allumer le feu le jour de la Saint-Jean a pour origine l’hommage des anciens peuples celtiques au Soleil alors au plus haut de sa course annuelle.

38. La crédulité populaire attribue cette faculté à la Lune.

39. Voyez Arturio Graf : Il mito del paradiso terrestre, in Miti leggende et superstitioni del medio evo. Torino, 1892. Guérin le Mesquin, arrivé au Paradis terrestre, perdrait ainsi la vie à cause de l’excès des fatigues endurées, si une pomme — la même que celle de Cyrano — ne lui redonnait son ancienne vigueur (P. Toldo).

40. Bassinets ou boutons d’or.

41. Ce personnage céleste qui vient le consoler et l’instruire, joue le rôle de l’Evangéliste vis-à-vis d’Astolphe (P. Toldo).

42. Les idées de Cyrano sur la pesanteur de l’air ont été assez exactes pour lui permettre de pressentir la possibilité du ballon à gaz et de la Montgolfière.

43. Cette allusion à Louis XIII a fait croire à M. de Monmerqué que l’utopie de Cyrano avait été écrite avant 1643. Cette déduction nous paraît inexacte ; il eut été difficile à son auteur de placer l’Histoire comique de la Lune presque à l’époque de sa composition, soit de 1646 à 1649, c’est-à-dire sous la régence d’Anne d’Autriche.

44. Rué : jeté, lancé la boule d’aimant ; ruer dérive du latin ruere.

45. Le serpent qui tenta Ève, dit Rabelais, était andouillique. Encore maintient-on en certaines Académies que ce Tentateur était l’andouille, nommée Rhyphallo, en laquelle fut jadis transformé le bon messer Priapus, grand Tentateur des femmes par les Paradis en grec, ce sont jardins en français. Cela paraît manifestement tiré d’Agrippa, dont voici le texte, p. 556 du deuxième tome de la dernière édition :
  Hunc serpentem non allium arbitramur quam sensibilem, carnalenque affectum, uno quem recte discerimus ipsum carnalis concupiscentiœ genitale viri membrum, membrum reptile, membrum serpens, membrum lubricum variisque anfractibus tortuosum, quod Evam tentavit, et decepit, cui recte serpentis nomen similitudoque congenit.

46. Faire le Godenot : faire le bouffon, à qui l’on dit : Amuse-nous, gaude nabis (godento) ; car l’étymologie de ce mot semble analogue à celle de godemiché (gaude mihi}.

47. Allusion au fantôme qui apparut, dit-on, à Brutus, un peu avant la bataille de Philippes. Mais ici le Démon de Socrate est un personnage pris par Cyrano dans le Page disgracié de Tristan L’Hermite (Chap. xvii, xviii et xix). Le Bret, dans sa Préface à l’Histoire comique, justifie l’existence de ce Démon en citant Thales et Héraclite, etc.

48. Lamiers ou plutôt lamies, goules, vampires, du latin lamia.

49. Jérôme Cardan prétendait avoir écrit la plupart de ses livres sous la dictée d’un démon familier, qui lui venait de la planète Vénus.

50. Corneille Agrippa de Nettesheim, médecin, philosophe, que Gabriel Naudé a défendu dans son Apologie pour les grands hommes accusés de magie et que Cyrano a mis en scène comme magicien dans la XIIIe de ses Lettres diverses.

51. Jean Trithème ou Tritheim, né à Cologne en 1486, passa aussi pour sorcier, quoique abbé de Spanheim ; il mourut en 1535, à Grenoble.

52. Jean Faust, alchimiste, né en Souabe, à la fin du xvie siècle. Son Histoire prodigieuse et lamentable était un des livres populaires les plus répandus, à l’époque de Cyrano.

53. La Brosse figura dans un procès de sorcellerie et magie, sous le règne de Louis XIII, et fut condamné à être pendu.

54. César, aventurier, avait, disait-il, un esprit familier, du nom de Sophocle ; vers 1608, il avait été incarcéré sous l’inculpation d’avoir fait mourir un gentilhomme par l’envoûtement ; en 1615, emprisonné à nouveau, puis remis en liberté. En 1617, il est en Lorraine. On ignore la date de sa mort.

55. La secte des Rose-Croix, formée en Allemagne vers 1604, n’avait pas tardé à se répandre par affiliation dans toute l’Europe, sous les noms d’Illuminés, d’Invisibles. Le Parlement s’émut plus d’une fois de leurs assemblées à Paris : voir l’Instruction sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix, par Gabr. Naudé (Paris, 1623).

56. Thomas Campanella, né en Calabre en 1568 et mort à Paris en 1639, où il s’était réfugié après avoir passé vingt-sept ans dans les cachots de l’inquisition. Quoique moine dominicain, il avait émis dans ses ouvrages les opinions les plus hardies, sans trop se soucier d’être accusé d’athéisme, mais son plus grand crime, aux yeux de ses ennemis, fut d’avoir combattu les idées d’Aristote unanimement acceptées alors.

57. Le traité Sensu rerum de Campanella est un des plus hardis qu’il ait publiés. (Francforti, Emmetius, 1620, in-4.)

58. Le philosophe Pierre La Mothe Le Vayer, qui avait été précepteur de Gaston d’Orléans et du Dauphin, fils de Louis XIII, était disciple de Gassendi. Il mourut à Lyon, en 1672, à quatre-vingt-cinq ans. Son fils, qui mourut jeune, était l’ami de Cyrano, de Molière, de Chapelle, etc.

59. Tristan L’Hermite, gentilhomme ordinaire de Gaston d’Orléans, mort en 1655, la même année que Cyrano. Sur leurs relations, consulter la notice biographique, p. xix. Ces relations ont été celles de deux joueurs passionnés, accablés par une persistante malchance. — Au point de vue littéraire Tristan est un des meilleurs poètes de second ordre du xviie siècle et un écrivain dramatique de valeur.

60. Il n’existe ici nulle incertitude sur l’emprunt fait par Cyrano au Page disgracié de Tristan L’Hermite (voir la note 144), car il a soin de préciser que c’est en passant de France en Angleterre que son interlocuteur rencontra Tristan ; les trois fioles sont les trois petites bouteilles montrées par le Philosophe à Tristan. — Le voyage de Cyrano en Angleterre est une fable à laquelle ont cru Paul Lacroix et Pierre Brun.

61. Cyrano fait ici allusion à l’utopie de Campanella : Civiias Solis seu idea republicæ qui parut en 1623 à la suite de Realis philosophiæ epilogistica. in-4o. Elle n’avait pas encore été traduite en français.

62. « L’on ne saurait croire combien est difficile leur langue (en sons inarticulés) pour deux raisons principales, la seconde pour ce qu’elle ne consiste pas tant en mots et en lettres, qu’en tons étranges que les lettres ne peuvent exprimer, car ils ont peu de mots qui ne signifient diverses choses et c’est le son seulement qui en fait la distinction, de la façon qu’ils les prononcent, comme s’ils chantaient. » (L’Homme dans la lune, de Godwin, p. 129.)

63. Le peuple qui parle par signes ou par sons et qui se nourrit du parfum des fleurs nous rappelle la célèbre dispute de Panurge et le royaume d’Entéléchie (Toldo).

64. Prescience du langage des sourds-muets.

65. C’est-à-dire dont j’avais pris la forme.

66. On dit maintenant exténué.

67. Ce mode de rajeunissement des corps est pris entièrement par Cyrano dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel, où il est exposé au début de l’Histoire d’Anaxandre (livre X et remarques).

68. Lire sur cette grave question une plaisante et sérieuse protestation du fameux Carême, qui se prononce pour la négative, dans la préface de son Maître d’hôtel français.

69. Magot, espèce de singe.

70. Petite monnaie de billon, valant six blancs ou trente deniers.

71. Tout ce passage est emprunté par Cyrano, comme il le dit lui-même, à l’Histoire comique de Francion, 1626, livre XI.

72. C’est-à-dire : Serviteur de votre Seigneurie. Dans L’Homme dans la lune de Godwin dont la traduction française parut en mars 1648, Dominique Gonzales monte à la Lune par le moyen d’un attelage de Gansas (oies ou cygnes sauvages) : c’est cette traduction qui lui a fourni le personnage natif de la Vieille-Castille.

73. Il s’agit de la machine montée par Gonzales, mais, dans la traduction, cette machine n’est pas décrite, seul le frontispice gravé en donne une idée, … si le dessinateur a consulté l’auteur.

74. Tout licencié voulant être reçu donnait une pièce de drap au professeur devant lequel il devait passer son examen.

75. Cyrano est ici partisan du vide s’il parle par la bouche de l’Espagnol. Rappelons que la fameuse expérience du Puy-de-Dôme a eu lieu en 1647.

76. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641.

77. Cyrano se rallie ici à l’unité de la matière, idée très ancienne.

78. Cette remarque est conforme aux vues de Galilée.

79. Les ouvrages du xviie siècle sont remplis de discussions sur le vide et le plein. Le passage visé riposte aux adeptes du plein. Pour répondre aux vacuistes, Cyrano fait parler Descartes qu’il rencontre dans le Soleil.

80. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641, p. 41.

81. Cyrano reconnaît la pesanteur de l’air et la pression atmosphérique. Le Père Mersenne soupçonnait la pesanteur de l’air en 1632. Les expériences de Torricelli sont de 1644 et les expériences de Pascal au Puy-de-Dôme du 19 septembre 1648.

82. Gens d’école, infatués de la philosophie d’Aristote, qui était la seule admise dans les écoles.

83. Ce passage, dit M. Juppont, ne permet pas de doute sur la portée du mot feu qui est bien notre énergie, autrement la phrase n’aurait aucune signification. — Et cependant le mot énergie était employé par Gassendi.

84. Expression employée alors en parlant des animaux qui se reproduisent par portée ou ventrée.

85. Les arguments produits ici vont contre la doctrine de Descartes qui refusait aux animaux la raison et l’intelligence. Cyrano est gassendiste.

86. Cyrano retourne avec dérision ces deux vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit, cœlumque tirent
Jussit, et erectos ad sidera tellere vultus.

87. Voir la dispute de Panurge et le Royaume d’Entéléchie (Toldo).

88. Couvert d’une cotte de maille.

89. Épée courte et pointue.

90. Noble, généreux.

91. La communauté des hommes et des femmes se trouve décrite dans la Cité du Soleil de Campanella.

92. Tout ce passage est une allusion ingénieuse et satirique au procès de Galilée.

93. Ce mot indique une nuance toute particulière dans la manière de saluer.

94. Cyrano va copier Théophile de Viau, qui a dit dans sa satyre première :

Tel est grave et pesant qui fut jadis volage…
Une sale vieillesse en déplaisir confite,
Qui toujours se chagrine et toujours se dépite…
Alors que l’impuissance éteint sa convoitise
Veut que notre bon sens révère sa sottise.

95. Impetrare, obtenir.

96. Les carottes dont Diogène faisait sa nourriture.

97. Adam qui mangea le fruit défendu et créa le péché originel.

98. Dessert qui précède la sortie de table. Ce mot était déjà vieux du temps de Cyrano.

99. Dans la Cité du Soleil, de Campanella, il y a un pseudo-médecin qui est chargé de surveiller le régime des aliments.

100. « Le Monde est un animal immense dans le sein duquel nous vivons comme vivent les vers dans notre corps » (La Cité du Soleil) c’est, dit M. Toldo, la théorie de Campanella, mais élargie et élevée en système, une sorte d’exagération de la découverte de la constitution cellulaire des corps organisés et une divination des micro-organismes. — Voir également Francion (livre XI). — Enfin Le Bret avait pris le soin de nous avertir que Cyrano a discouru sur l’infini et les petits corps ou atomes après Démocrite, Épicure et Lucrèce (Préface de l’Histoire comique, 1657).

101. Détourner.

102. Ne pense-t-on point, en lisant ceci, à la théorie récente de la phagocytose (Rémy de Gourmont).

103. Rabelais (livre V) a parlé de « l’isle d’Odes, en laquelle les chemins cheminent » et « des chemins passans, chemins croisans, chemins traversans ».

104. Tout cela sentirait l’athéisme, aussi Cyrano côtoie l’écueil, car avec l’éternité de la matière, il pouvait se passer de Dieu, et il le place à côté de la matière (P. Brun).

105. Origène se demande si l’Univers a commencé, ce que faisait Dieu avant ce commencement.

106. L’explication qui suit est la théorie de Lucrèce, c’est-à-dire d’Epicure, interprétée par Gassendi.

107. Gassendi avait émis la théorie du feu, principe du monde.

108. Ce résultat ne pourrait être obtenu qu’avec des dés pipés. « Or il semble bien que les dés dont la Nature s’est servie dans la fabrique du Monde devaient être dans ce cas, et l’intelligence qui voit cette merveille ne peut, à moins de renoncer à elle-même, se persuader qu’elle se soit produite sans intelligence (Jacques Denis).

109. Désigner pour dessiner.

110. Cyrano aurait ici pressenti l’embryogénie qui soutient la théorie de l’évolution, en établissant que, dès le sein de nos mères, nous avons passé par les principales espèces animales existantes (Pierre Brun). — Aux yeux de M. Juppont, Cyrano a soupçonné l’évolution des espèces animales et végétales formulées par Lamarck et Darwin.

111. On rencontrait alors en France beaucoup d’horloges hydrauliques d’après le système de Salomon de Caus.

112. Voici le texte extrait de la Philosophiæ Epicuri Syntagma de Gassendi (t. III, p. 42) : Universe autem diversitas haec ex eo oritur, quod partim colorum species soni, odores, sapores, et qualitates cœterac texantur ex corpusculis.

113. Trous, ouvertures.

114. Depuis… alors rencontrant : Dicimus itaque… toujours traduit de Gassendi.

115. Lucrèce, dans son poème de Natura rerum.

116. Descartes : La Dioptrique.

117. Toujours le texte depuis « ce miracle procède » est traduit de la Philosophie de Gassendi ; les dissertations de Cyrano sur la vue, l’ouïe, le toucher, etc., sont prises dans cet ouvrage.

118. Ce principe a été invoqué par le Dr Gustave Lebon pour démontrer que la radioactivité n’est pas spéciale au radium, mais une propriété générale des corps.

119. Patiner signifie ici manier en tâtonnant comme fait un aveugle.

120. Flèche, dont le fer était quadrangulaire.

121. C’est le lampire noctiluque, voir Les Animaux et les Végétaux lumineux de H. Gadeau de Kerville, Paris, 1890.

122. Les électriciens ont constaté un phénomène analogue, mais Cyrano ignorait l’électricité.

123. L’ouvrage auquel Cyrano fait allusion doit être la fameuse utopie de Civitas Solis. Quand au Grand Œuvre des philosophes ce serait également un autre ouvrage de Campanella : Universalis Philosophiœ seu metaphysicum rerum juxte propria dogmatica, partes tres, libri XVIII, Paris, 1637.

124. Cette prescience du phonographe, Ch. Sorel l’avait indiquée à Cyrano en publiant l’extrait d’une lettre datée d’Amsterdam du 23 avril 1643, voir p. 227 du Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, Paris, 1644. Sorel lui-même avait pris la description de ces éponges parlantes dans le No d’avril 1632 du Courrier véritable, petit in-4o de 4 pp.

125. Puis, après avoir entendu l’accusé, les magistrats le condamnent à la peine qu’il a encourue, selon qu’il a manqué à la bienfaisance,… à la reconnaissance (La Cité du Soleil).

126. Voir le Berger extravagant, de Sorel, livre XII et Remarques.

127. Mesure de cinq pieds.

128. Dans le Deuil Lucien en veut à ceux qui répandent des larmes aux funérailles, et Thomas Morus dans son Utopie refuse de plaindre ceux qui quittent la vie.

129. Voir toujours Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre XII et Remarques ; également la Cité du Soleil, de Campanella.

130. C’est-à-dire disposer de sa vie.

131. Toujours pris dans le Berger extravagant, de Sorel, Livre II et Remarques.

132. « Cependant je vous avertis, et ne vous en déplaise, un sage conseille bien un fou. Il ne faut pas dire ces parties-là honteuses… vous feriez tort à la Nature qui n’a rien fait de honteux ; ces parties-là sont secrètes, nobles, désirables, mignonnes et exquises comme l’or que l’on cache. » Béroalde de Verville : Le Moyen de Parvenir, 1610.

133. Cyrano anticipe ici sur le Code civil de Napoléon Ier.

134. D’après M. Juppont, Cyrano précise ici toute sa pensée sur l’évolution de la matière.

135. M. Jacques Denis trouve que Cyrano raisonne assez mal ; « n’est-ce pas sortir des considérations purement matérialistes que de supposer dans la Nature une aspiration, je ne dis pas au changement, mais à un progrès quelconque ? Et fera-t-on jamais sortir de l’idée des propriétés de la matière, l’idée de progrès ?

136. La possibilité des traitements psychiques est reconnue depuis longtemps.

137. « Ces pensées, quelque peu confuses, mais hardies, étaient le fruit naturel et inattendu de l’opinion de Copernic, renouvelée et affirmée par Galilée. Du moment que la Terre tournait autour du Soleil, et non le Ciel autour de la Terre, elle perdait la place privilégiée que l’ancienne astronomie lui avait faite dans le système du Monde et il devenait ridicule de supposer que la Lune, le Soleil et tant d’astres n’eussent été faits que pour le service de l’homme. » (Jacques Denis.)

138. Armées fantastiques, qui apparaissent dans le Ciel et qui sont créées par le jeu de la lumière du soleil dans les nuages (Voir les Histoires admirables et mémorables recueillies par Simon Goulart).

139. Préjugé populaire qui veut que les chiens aboient après la lune, d’où l’expression proverbiale : aboyer à la lune ; c’est-à-dire menacer en vain, s’indigner contre plus puissant que soi.

140. Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, qui demeurait ordinairement à Sannois ; c’est lui qui recueillit dans sa maison Cyrano de Bergerac qui y avait été transporté pour y mourir.

  1. M. de Montbazon était gouverneur de Paris en 1649.
  2. Dans le Ms : M. de Montbazon.
  3. Dans le Ms : M. de Montmagnie ; Ch. de Montmagnie ou Montmagny a été gouverneur de Québec de 1636 à 1647.
  4. Ms : neuf cents lieux en demi-journée.
  5. Ms : M. de Montmagnie.
  6. Ms. : M. de Montmagnie.
  7. Ms. : M. de Montmagnie.
  8. Toute cette longue description reproduit la plus grande partie de la lettre Le Campagnard ou Description d’une maison de campagne (Voir Lettre XI des Œuvres diverses, 1654).
  9. Le texte du manuscrit de Munich est ici beaucoup plus osé (après les dents) : « Alors la sagesse éternelle bien surprise d’un accident si inopiné, « Hélas, s’écria-t-elle, il ne doit point goûter la mort. Il est prédestiné à monter en chair et en os au Paradis terrestre. Et cependant l’heure où j’avois prévu qu’il seroit enlevé est presque expirée ! Juste Dieu ! Que diront de moi les hommes s’ils savent que je me suis trompé. » Ainsi, irrésolu, l’Éternel fut contrain pour rhabiller sa faute de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller. »
  10. Irlandais