L’Autriche et la Bohême en 1869

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L’Autriche et la Bohême en 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 513-544).
L’AUTRICHE
ET
LA BOHÈME EN 1869

LA OUESTION TCHÈQUE ET L’INTÉRÊT FRANÇAIS.

I. Œsterreichs Staatsidee, von Franz Palaçky ; Prague 1866. — II. Correspondance tchèque ; Berlin 1868-1869. — III. Politische Stimmen aus Böhmen ; Prague 1869. — IV. Die Reform, von Franz Schuselka ; Vienne 1869. — V. Bundesstaat oder Kadaver, von Graf Nikolaus Bethlen ; Pesth 1869.

De graves événemens se préparent en Autriche ; la majorité des sujets de l’empire poursuit énergiquement sa lutte contre les deux minorités qui la dominent. Le dualisme est attaqué par des adversaires qui ne reculeront pas, car ils ont pour eux non-seulement la conscience de leur droit, mais la conviction qu’ils travaillent au salut de l’état. Ces ennemis irréconciliables du dualisme austro-hongrois, ce sont les Tchèques de la Bohême. Malgré les fautes qu’ils ont commises, ils gagnent chaque jour du terrain. Déjà, par la seule force des choses, ils recrutent des auxiliaires chez toutes les nations de la monarchie, chez celles-là mêmes qui naguère encore les combattaient avec le plus de violence. C’est qu’une évolution très sérieuse s’est faite depuis quatre ans dans les principes et la conduite des défenseurs de la Bohême. Nous voulions raconter ce travail de quatre années, indiquer la situation qu’il a produite, montrer l’ardeur croissante des Tchèques, juger la politique de leurs ennemis, signaler enfin les problèmes qui se rattachent étroitement à ce conflit. Comment se défendre d’une vive émotion en face de pareils intérêts? Ces questions, qui semblent aujourd’hui si éloignées de nous, peuvent nous atteindre demain par des contre-coups effroyables. Nos renseignemens nous arrivent de Prague, de Vienne, de Pesth, de tous les endroits où s’agite la crise, une crise de vie ou de mort pour la monarchie autrichienne. S’il n’y avait ici qu’une bataille dont nous pourrions être les spectateurs désintéressés, notre curiosité serait déjà excitée au plus haut point. Cette quiétude ne nous est pas permise, et nous avons le droit de dire à nos lecteurs : attention ! il s’agit de nous-mêmes.


I.

Ce n’est pas la bataille de Sadowa, comme on le croit généralement, qui a fait naître la conception d’une Autriche partagée en deux; l’idée de ce dualisme, pour employer l’expression consacrée, l’idée de cette monarchie austro-hongroise, puisque tel est en ce moment le nom officiel de l’empire des Habsbourg, avait été discutée avec véhémence par les intéressés plus d’une année avant la catastrophe qui a obligé la vieille Autriche à se renouveler de fond en comble. Au mois de mai 1865, une polémique très vive mettait aux prises les principaux publicistes slaves, magyars, allemands, de la monarchie autrichienne. A Prague, à Pesth, à Vienne, les chefs de l’opinion agitaient ouvertement ces problèmes : quel va être le sort de l’Autriche, quelle devra être sa constitution dans un avenir prochain? en d’autres termes, l’état actuel ne peut se maintenir, l’Autriche s’écroule, comment se relèvera-t-elle? C’était même là, pour le dire en passant, un avertissement assez clair à tous les politiques de l’Europe, et l’on est surpris que tant de personnes en mesure d’être bien informées aient pu compter en 1806 sur la victoire d’une puissance si sérieusement malade. Or, dans cette controverse où la vie et la mort de l’ancienne Autriche, sa condamnation inévitable et sa transformation nécessaire étaient si ardemment débattues, l’homme qui représentait la politique libérale, la politique à laquelle se rattachent en ce moment les meilleurs esprits et les juges les plus compétens de l’Europe, c’était le représentant des Tchèques, c’était l’historien national de la Bohême, M. Franz Palaçky. M. Palaçky, deux années après, a eu un tort grave aux yeux de notre Occident, il a eu le tort d’accepter l’invitation des Russes et d’aller siéger au congrès slave de Moscou. Ce fut une faute; cette démarche fâcheuse a fait considérer les Tchèques comme des agens du panslavisme moscovite, elle a refroidi à leur égard les sympathies de la presse libérale en Europe; ce n’est pas une raison pour méconnaître le rôle rempli par M. Palaçky et ses compatriotes dans la discussion des principes qui doivent relever l’Autriche. Que proposait donc le célèbre publiciste? Il demandait que chacune des races ou du moins chacune des nations historiques dont se compose l’empire fût mise en possession de ses droits; il demandait l’établissement d’une monarchie fédérative où les Tchèques de Bohême, les Magyars de la Hongrie, les Polonais de la Galicie, les Valaques de la Transylvanie, les Allemands de l’archiduché, auraient leurs institutions nationales et leur existence propre sans cesser d’être unis par les intérêts généraux, sans renoncer à la grande patrie sous le sceptre tutélaire des Habsbourg. Et de tous les systèmes proposés dans cette discussion, quel est celui qu’il combattait le plus énergiquement? C’est le dualisme, ce dualisme austro-hongrois qui se préparait déjà dans les conseils de l’empereur, et que les Slaves regardaient comme une menace de mort.

Était-ce en haine de l’Autriche, comme le croient à première vue les esprits étrangers à ces questions? était-ce pour accélérer la décomposition de la vieille monarchie que les représentans de la Bohême réclamaient une fédération? Non certes. Dès la controverse de 1865, M. Palaçky, répondant aux publicistes viennois, leur prouvait qu’ils avaient moins de foi que les Tchèques dans la mission de l’Autriche. « Ne nous séparons jamais de la confédération germanique, disaient les Allemands, ne permettons jamais à l’Autriche de se constituer en dehors de l’Allemagne; elle cesserait d’être une grande puissance, bien plus elle cesserait d’exister. » M. Palaçky répliquait aussitôt : « Étrange compliment! Quoi! l’Autriche ne peut être une grande puissance qu’à la condition de chercher en dehors d’elle-même les élémens de sa force! et le journal qui tient ce langage est un des premiers organes de l’opinion dans le cœur de l’Autriche! C’est à Vienne qu’on parle de la sorte! Pour moi, si j’avais dit pareille chose, je me croirais coupable de lèse-majesté envers l’empire; la seule explication de ces paroles à mon avis, c’est que les hommes qui pensent et parlent de cette manière tiennent beaucoup plus à la domination de la nationalité allemande qu’à la durée de l’Autriche. Nous autres Slaves, nous ne tenons pas le moins du monde à ce que l’Autriche domine l’Allemagne et l’Italie; nous sommes persuadés au contraire que le jour où l’Autriche, par de sages et libres institutions, aura donné satisfaction à ses peuples, le jour où nous pourrons tous avec raison être fiers du nom de l’Autriche, l’Autriche n’aura rien à craindre d’aucune puissance du monde[1]. » L’habile publiciste poursuit en toute franchise l’exposé de ses doctrines, c’est-à-dire des vœux de son pays. Il pressent les objections et les réfute d’avance. Il adresse à ses adversaires les questions les plus embarrassantes, il les contraint à des aveux, il les oblige à sortir de l’équivoque. Ses dilemmes sont terribles, car ce n’est pas l’argumentation d’un polémiste rompu aux ruses du métier, c’est la réalité même qui s’exprime par sa bouche. Rien n’est plus redoutable que ces dilemmes où l’on se trouve enfermé par la nature des choses. « Vous proclamez, dit M. Palaçky, que l’union des peuples de l’Autriche avec l’Allemagne est pour l’Autriche une condition d’existence; à qui donc cette union a-t-elle le plus profité jusqu’à présent? Est-ce aux peuples de l’Autriche? est-ce à l’empire d’Allemagne? Interrogez l’histoire, sa réponse est claire. Le mal que cette union a causé au plus grand nombre des peuples de l’Autriche, un enfant même pourrait le dire; le bien qu’ils en ont retiré, où est-il ? » Ici, les publicistes allemands sont bien obligés de reconnaître que l’union de l’Autriche avec l’Allemagne est un intérêt tout allemand, et, relevant le reproche de germanisme que semble contenir l’argumentation du publiciste slave, ils ajoutent que cet intérêt est précisément la règle de leur conduite, qu’ils sont Allemands, qu’ils servent la cause allemande. « Fort bien, c’est votre droit, répond l’imperturbable champion des Tchèques; mais alors, si vous arborez le drapeau du pangermanisme, quels reproches pourrez-vous faire à ceux qui arboreront le drapeau du panslavisme? Vous sacrifiez l’Autriche à l’Allemagne; les Slaves d’Autriche sacrifieront l’Autriche à la Russie, tandis que les Valaques de Transylvanie se tourneront vers Bukharest et les Serbo-Croates vers Belgrade. Du même coup le grand empire de l’est se trouvera disloqué; il n’y aura plus d’Autriche. » Encore une fois, le dilemme est terrible, parce qu’il est le résumé de la situation. Le voici dans toute sa force : ou bien aidez-nous à construire l’Autriche nouvelle, ou bien, si vous préférez l’intérêt allemand à l’intérêt autrichien, ne vous étonnez pas que les autres races de l’empire conforment leur conduite à la vôtre. C’est vous qui nous pousseriez malgré nous au panslavisme, si vos doctrines triomphaient. N’invoquez pas l’unité allemande pour nous écraser sous son poids, si vous ne voulez pas que nous invoquions, pour nous défendre, l’unité des races slaves.

Réduits au silence par cette argumentation sans réplique, les publicistes viennois n’avaient plus de ressources que dans la colère et l’injure. On devait s’attendre à rencontrer ici les théories orgueilleuses sous lesquelles l’Allemagne de nos jours prétend accabler les populations voisines de ses frontières; elles ont déjà servi, ces théories conquérantes, contre les Polonais du duché de Posen et les Danois du Slesvig, il était naturel qu’on en fît usage contre les Slaves d’Autriche. « Les Tchèques osent-ils bien se comparer aux Allemands ? » tel est le premier mot de l’invective, et, une fois ce thème attaqué, on devine ce qui va suivre. Il y a des races éminentes et des races inférieures. Les Allemands sont mieux doués que les Slaves, ils sont plus laborieux, plus sobres, plus honnêtes; tout ce que renferment les mots allemands tüchtig, gründlich, l’industrie, l’habileté, l’aptitude, l’art de faire réussir une entreprise à force d’application et de zèle, cette disposition de nature qui fait que la conscience préside toujours au travail de l’ouvrier, travail d’esprit ou travail des mains, ce besoin d’aller au fond des choses, de ne pas se contenter à demi, de préférer le solide à l’agréable et ce qui dure à ce qui brille, tout cela révèle la supériorité des peuples germaniques sur les peuples slaves. Les grands esprits de l’Allemagne au XVIIIe siècle, Lessing excepté, étaient modestes pour leur pays et pour eux-mêmes avec un juste sentiment de leur valeur; Herder et Goethe étaient animés des sympathies les plus vives pour la culture universelle; Schiller ne méprisait aucune des races qui ont concouru ou qui peuvent concourir à leur tour à l’œuvre de la civilisation ; Kant, Fichte, Schelling, les deux Humboldt, obéissaient au même esprit libéral et profondément humain; c’est le dernier venu de ces penseurs souverains, qui, ébloui sans doute par tant de richesses, ébloui surtout par ses propres doctrines, proclama la supériorité de la race germanique sur toutes les races de l’Europe moderne. Ai-je besoin de nommer Hegel ? Il construisait son système après la défaite de la France en 1815. On sent frémir sous ses formules algébriques l’enthousiasme du poète et l’exaltation du visionnaire. Un de ses premiers discours, prononcé à Heidelberg en 1817, est un hymne à la mission providentielle des nations allemandes. Pour lui, toute l’histoire moderne est l’histoire de l’esprit allemand. Quand il dessine à grands traits sa philosophie de l’histoire, il y trouve trois divisions, trois époques, trois mondes : le monde oriental, le monde gréco-latin, le monde germanique. La philosophie hégélienne, qui a marqué de son empreinte toute la littérature allemande des cinquante dernières années, n’a pas eu de principe qui ait pénétré plus profondément que celui-là. Ses théories spéciales ont subi bien des fortunes diverses; ce sentiment exalté de la prééminence intellectuelle et morale des peuples allemands se retrouve encore partout aujourd’hui, et, après avoir été la vision de quelques songeurs, il est devenu le lieu-commun des publicistes. Il faut une certaine force aux esprits d’élite pour revenir simplement aux sympathies humaines du dernier siècle. Chaque peuple sans doute a ses bouffées d’orgueil, et nous connaissons trop bien la vanité française pour ne pas excuser chez nos voisins des sentimens analogues; la foi en soi-même est une marque de vitalité après tout, et il est permis à un grand peuple de ne pas être trop modeste. La foi de la France était du moins une foi généreuse, et si elle était fière de ses conquêtes dans l’ordre politique et social, c’était par l’espérance d’en faire profiter le genre humain. Un libéral esprit de propagande s’associait toujours au sentiment de sa gloire.

La révolution, cette œuvre si française, n’était pas une œuvre égoïste; la France avait travaillé pour le monde. Que l’orgueil allemand, l’orgueil prussien surtout, depuis un demi-siècle est différent de cet enthousiasme! Ne parlons pas ici de confiance en soi-même, il s’agit de tout autre chose, d’un sentiment moins noble et plus étroit. Certes il y a en Allemagne nombre d’hommes distingués qui sont à l’abri de ces reproches; nous sommes assuré pourtant qu’ils ne sauraient nous contredire, puisqu’ils ont eux-mêmes si souvent combattu les procédés que nous signalons. N’est-il pas vrai qu’après la guerre du Slesvig les publicistes prussiens répétaient sur tous les tons : « Vaincus de Düppel, c’est la moralité allemande qui a brisé vos armes dans vos mains ; nous valons mieux que vous, voilà pourquoi vous périssez. Votre corruption vous condamne à mort ? » N’est-il pas vrai que, dans toutes les luttes des Allemands de la Prusse avec les Polonais du duché de Posen, ces mêmes écrivains ne cessaient de prodiguer l’outrage aux victimes ? N’est-il pas vrai qu’ils aggravaient encore l’iniquité germanique par la plus insolente des justifications? N’était-ce pas toujours la même injure? « Vous êtes des oisifs et des pervertis, subissez donc votre sort. L’honnêteté allemande ne cessera point d’avoir le dessus. » Voilà comment le meurtre de la Pologne est devenu chez les disciples de Kant et de Hegel un éclatant exemple du triomphe de la morale ! Eh bien ! c’est le même esprit d’infatuation qui va fournir aux publicistes viennois leurs derniers argumens contre les Tchèques de Bohême.

Cette argumentation, si blessante par elle-même, est plus irritante encore sous la plume des Allemands de l’Autriche. Qu’un écrivain de l’Allemagne du nord, avec sa rigidité kantienne et son enthousiasme hégélien, soit convaincu que la moralité germanique justifie la domination de la Prusse sur les Slaves du duché de Posen, on peut admettre sa sincérité en bafouant ses prétentions; à Vienne, les écrivains qui ont recours à ces théories n’ont véritablement pas d’excuse. Aussi M. Palaçky a-t-il grande raison de leur répondre : « Il y a toujours dans la nation allemande, dans cette grande nation à l’esprit spéculatif, des philosophes d’une espèce particulière tout prêts à coordonner en système les plus violentes absurdités ; ils se feront fort, par exemple, de démontrer a priori que le principe de l’égalité de droits de nation à nation est un non-sens. La commune origine du genre humain est une fable à leur avis, aussi bien que l’histoire d’Adam et d’Eve. La nature, qui ne crée pas deux feuilles absolument semblables, n’a pas créé non plus deux nations douées d’aptitudes égales, et si une race en naissant a reçu un privilège, elle a reçu en même temps le droit de le faire valoir. C’est pourquoi les Allemands, étant mieux doués, étant plus énergiques et plus nobles que les Slaves, ne sauraient consentir à se voir placés au même rang. Voilà les principes du parti allemand, principes qui ont cours aujourd’hui non-seulement dans les livres et les journaux, mais jusque dans les cabarets. Or si les Allemands, par un privilège de nature, sont plus mâles et plus nobles que les Slaves, qu’était-il devenu, ce privilège, pendant la guerre des hussites? » L’historien a beau jeu ici pour rappeler aux Allemands les grands jours de la race tchèque. C’était le temps où la Bohême faisait reculer l’Allemagne sur tous les champs de bataille. Lorsque le concile de Bâle accorda aux hussites les concessions connues sous le nom de compactats, il déclara ouvertement le motif qui avait dicté sa décision, et ce motif si glorieux pour les Tchèques, c’est que, suivant un jugement de Dieu impénétrable aux hommes (inscrutabili divino judicio), les Bohèmes n’avaient pu être vaincus que par les Bohèmes. Et combien de titres encore leur fournissait cette grande époque! Aux XIVe et XVe siècles, ce n’est pas l’Allemagne, c’est la Bohême qui a le pas dans l’ordre intellectuel : la grande université de cette période est l’université de Prague. N’allez pas croire pourtant que l’historien enivré de ses souvenirs méconnaisse le génie allemand, comme les Allemands de l’Autriche méconnaissent le génie de la Bohême. Il sait ce que vaut l’Allemagne, il honore sa science, ses arts, ses vertus, les services qu’elle a rendus à la civilisation moderne, il ne fait aucune difficulté d’avouer que le niveau de la culture allemande depuis deux siècles est supérieur au niveau de la culture bohème ; mais qui donc a produit ce résultat? Alléguera-t-on encore un privilège de race, une supériorité de nature? Depuis deux siècles, les Allemands d’Allemagne, sinon ceux de l’Autriche, ont pu travailler librement à leur éducation, accomplir des progrès de toute sorte, et en Autriche même ce que le gouvernement a fait pour l’instruction du peuple (bien peu de chose en vérité) a toujours été réservé à la partie allemande de l’empire, « Notre culture d’aujourd’hui, s’écrie M. Palaçky avec un mélange de tristesse et de fierté, notre patrimoine intellectuel, nos sciences, nos arts, notre industrie, et sachez que ce patrimoine a encore une valeur relative qui n’est pas à dédaigner, ce n’est pas avec le secours de nos voisins les Allemands que nous l’avons acquis, c’est malgré eux et contre eux ! »

Quand on connaît la valeur de l’esprit germanique, quand on admire ses rares qualités, sa conscience, sa vigueur, son ardent désir de savoir, la hardiesse ingénue de ses tentatives, tant de labeurs, tant d’efforts, tant d’idées remuées courageusement et livrées à la discussion des hommes, on souffre de voir un tel peuple s’attirer de tels reproches. Nous ne sommes pas suspects de partialité contre l’Allemagne; la France, depuis Mme de Staël et par les voies les plus diverses, a montré qu’elle savait rendre hommage à ce noble et laborieux pays. Ce n’est donc pas un mauvais sentiment qui nous anime quand nous constatons les torts de l’Allemagne à l’égard des nations slaves, c’est plutôt notre sympathie pour cette nation allemande, si méritante à d’autres égards, qui est ici blessée. Est-ce bien l’Allemagne, si jalouse de ses droits nationaux, qui méconnaît le droit des Polonais de Posen et des Tchèques de Bohême? Quand on vient d’entendre les plaintes de M. Palaçky, on a besoin de se rappeler que les esprits d’élite en Allemagne condamnent ces insolences du germanisme vulgaire. M. Palaçky lui-même fait appel à ce souvenir. « Vous qui prétendez avec mépris que le Slave est exactement le contraire du Germain, oubliez-vous donc, s’écrie-t-il, les paroles de Jacob Grimm? C’est le premier de vos grands investigateurs, c’est le maître et le gardien de vos traditions nationales. Eh bien ! après avoir étudié à fond tous les peuples du monde moderne, il affirme que, dans la généalogie des nations, la race allemande tout entière n’a pas de plus proches parens que les hommes de race slave.» M. Palaçky aurait pu rappeler en même temps que, si Hegel n’a pas donné place aux Slaves dans sa Philosophie de l’histoire, Herder, au XVIIIe siècle, les avait vengés d’avance. Dans ce noble livre des Idées qui enchantait Goethe, lisez le chapitre consacré aux Slaves; Herder nous les montre généreux, hospitaliers jusqu’à l’excès, amis de la liberté des champs, absolument inoffensifs, et par ces vertus mêmes exposés aux coups des races brutales. « Comme il n’y avait parmi eux aucun prince héréditaire qui entretînt l’esprit guerrier et que d’ailleurs ils consentirent sans peine à payer d’un tribut le droit de vivre en paix dans leurs foyers, diverses nations, la plupart d’origine germanique, se réunirent pour les accabler; ... mais la roue du temps tourne sans s’arrêter. Bientôt la législation et la politique de l’Europe, au lieu de l’esprit militaire, ne tendront qu’à exciter le génie paisible de l’industrie et à multiplier les relations amicales des peuples. Or, puisque les contrées qu’habitent ceux dont il est ici question sont en grande partie les plus belles de l’Europe, si elles étaient partout cultivées et vivifiées par l’industrie, alors, nations déchues, jadis nations laborieuses et florissantes, vous sortiriez de votre long sommeil : brisant vos fers, vous jouiriez enfin de votre belle patrie depuis l’Adriatique jusqu’aux monts Carpathes, depuis le Don jusqu’à la Baltique, les paisibles fêtes du commerce et de l’industrie y renaîtraient de toutes parts[2]. »

Avant que cette prophétie se réalise, les Slaves d’Autriche, comme les Polonais du duché de Posen, ont encore bien des luttes à soutenir, et c’est précisément une de ces luttes, une lutte d’un caractère tout nouveau, que nous racontons ici. On vient de voir les principaux argumens des publicistes tchèques et allemands dans cette vive discussion de 1865. Entre de tels adversaires, aucune conciliation n’était possible, puisque les Allemands, battus sur le terrain du droit, en étaient réduits à invoquer leur doctrine théocratique, la doctrine d’une mission providentielle qui les charge de dominer les races inférieures. C’est alors que des politiques hongrois, voyant la colère des Allemands contre les Tchèques, eurent l’idée d’exploiter cette colère, et conçurent le projet du dualisme. Au point de vue magyar, c’était une conception aussi habile que hardie. Le parti Deák proposait aux Allemands de partager avec eux la monarchie autrichienne, c’est-à-dire de former un empire austro-hongrois, dont chaque partie aurait sa vie propre, son parlement, son administration, sous le sceptre du même souverain et avec un ministère commun pour les affaires communes. À ce prix, la réconciliation était faite entre le cabinet de Vienne et les Hongrois. Le gouvernement impérial, qui ne se sentait plus en mesure de poursuivre la lutte à la fois contre les Slaves et les Magyars, prêta l’oreille à ces propositions. Le germanisme viennois abandonnait une moitié de ses prétentions pour sauver le reste. Comme dans un incendie, on faisait la part du feu.

A la distance où nous sommes des affaires de l’Autriche, le dualisme austro-hongrois nous a paru tout d’abord une œuvre libérale et digne d’encouragement. N’était-ce pas le point de départ d’une transformation qui ne pouvait s’accomplir du premier coup, n’était-ce pas un engagement solennel envers toutes les populations de l’empire? En faisant capituler les Habsbourg, les Hongrois n’avaient-ils pas remporté une victoire qui devait profiter aux Tchèques, aux Polonais, aux Roumains? Les défenseurs du droit de la Bohême, jugeant les choses au point de vue tchèque, n’en augurèrent pas de même, ils formulèrent même leurs protestations en termes très vifs. Dès que ce mot de dualisme fut mis à l’ordre du jour, dès que les hommes d’état autrichiens parurent accueillir la pensée de M. Deák une année avant Sadowa, une année avant l’arrivée de M. le baron de Beust, M. Palaçky déclara au nom de son pays que le dualisme austro-hongrois était le pire des systèmes, un système inique et qui ruinerait la monarchie. Mieux valait la centralisation, même la plus dure, la centralisation du prince de Schwarzenberg et du baron de Bach; oui, quelques maux qu’elle eût causés à l’état, quelques ressentimens qu’elle eût soulevés, cette centralisation désormais reconnue impossible valait encore mieux que le dualisme. Qu’était-ce en effet que ce partage de l’empire entre les Allemands et les Hongrois? Une centralisation double, c’est-à-dire une aggravation du despotisme et de l’iniquité pour tout ce qui n’était ni Hongrois ni Allemand. Au lieu d’une machine à compression, il y en aurait deux. Les Slaves du nord de l’Autriche seraient écrasés par les Allemands, les Slaves du sud par les Hongrois. Les peuples dont le dualisme ne s’inquiète pas, ajoutait-il, ceux dont on ne daigne pas prononcer le nom, c’est la race qui a la majorité de l’empire. Allemands et Hongrois, même en se réunissant, n’atteignent pas au nombre des Slaves. Il y a en Autriche 8 millions 1/2 d’Allemands, 5 millions 1/2 de Magyars; les Slaves sont 16 millions[3]. Quel mépris pour ces 16 millions de Slaves dans l’idée d’organiser une Autriche où il ne sera pas question d’eux! car il ne faut pas se leurrer de vaines espérances, ce ne serait pas un commencement, ce ne serait pas une promesse, ce serait tout un système. Résolus à étouffer le progrès des Slaves autrichiens, les Allemands et les Magyars se partageraient cette œuvre de ténèbres. Une seule chose soutient encore le défenseur des Tchèques, il lui paraît impossible que cette œuvre s’accomplisse. Au moment d’y mettre la main, on reculera. Déclarer ainsi la guerre à la majorité du pays, mettre l’interdit sur 16 millions d’hommes, repousser des peuples qui veulent aller à vous, sacrifier à plaisir un des plus précieux élémens de la prospérité commune, est-ce possible? Non, ce ne sont pas des amis de l’Autriche qui ont conçu ce dessein; la mission de l’Autriche en est précisément le contre-pied. Les populations slaves, roumaines, magyares, qui se sont réunies volontairement sous le sceptre des Habsbourg au commencement du XVIe siècle, ont voulu se donner un chef pour se protéger contre les Turcs; aujourd’hui c’est contre l’ambition moscovite que l’Autriche a le devoir de protéger cette confédération naturelle, et l’Autriche la détruirait elle-même, l’Autriche renierait sa destinée, l’Autriche obligerait 10 millions de Slaves désespérés à invoquer le secours des Russes! Ce serait de la folie.

C’est ainsi que l’éloquent historien poursuivait de ses clameurs l’œuvre du dualisme à l’heure où ce n’était encore qu’un projet. Représentez-vous sa stupeur lorsqu’il apprend que ce projet, sérieusement débattu entre Vienne et Pesth, a toutes les chances possibles de réussir. Alors s’échappent de son âme une protestation et une menace. « En face de la situation qui se prépare, nous n’avons plus qu’un mot à dire : si l’on se décide à établir ce qui est le contraire de la mission de l’Autriche, si cet empire composé d’un assemblage de peuples et unique dans son genre, refusant d’accorder à tous les mêmes droits, organise la suprématie des uns sur les autres, si les Slaves, considérés comme une race inférieure, ne doivent plus être qu’une matière à gouvernement entre les mains des deux peuples dominateurs, alors la nature reprendra ses droits, une résistance inflexible changera l’esprit de paix en esprit de guerre, l’espérance en désespoir, et l’on verra s’élever des conflits, éclater des luttes dont nul ne saurait prévoir la direction, l’étendue et la fin. Le jour où le dualisme sera proclamé, oui, ce même jour, par une nécessité de nature irrésistible, enfantera le panslavisme sous sa forme la moins acceptable. Ce qui arrivera ensuite, le lecteur peut se le représenter à lui-même. Pour nous, Slaves, si nous envisageons l’avenir avec une juste douleur, nous l’attendons sans crainte. Nous existions avant l’Autriche, nous existerons après elle... Ma conscience ne me reprochera pas un jour de ne pas avoir, jusqu’à la dernière heure, signalé des dangers que tous mes concitoyens ne pouvaient prévoir avec la même précision, avec la même certitude. Dans ces conditions, c’eut été de ma part une lâcheté de ne pas prononcer l’avertissement suprême. »

L’avertissement suprême, c’est ce mot si expressif : « nous existions avant l’Autriche, nous existerons après elle. » Tout le système de M. Palaçky est dans cette formule. C’est à l’histoire même de l’Autriche que M. Palaçky emprunte son idéal de la mission de l’Autriche. Après l’extinction de sa dynastie nationale, après la mort de cette race des Prémysl qui avait produit saint Venceslas et le grand Ottocar, la Bohême avait demandé des souverains aux maisons princières des contrées voisines, tantôt aux rois de Pologne, tantôt à des archiducs allemands. Une seule fois elle se choisit un chef parmi ses plus glorieux enfans et lui donna la couronne ; c’est l’épisode extraordinaire du roi George de Podiebrad au XVe siècle. Or en 1526 la Bohême appela librement au trône l’archiduc d’Autriche Ferdinand, frère cadet de Charles-Quint, celui qui trente ans plus tard, après l’abdication du puissant monarque, devint empereur d’Allemagne sous le nom de Ferdinand Ier. Le moment était grave pour la Bohême. Le roi Louis (un Jagellon, petit-fils du roi de Pologne Casimir IV), qui régnait à la fois sur la Bohême et la Hongrie, venait de périr dans cette terrible journée de Mohacz qui avait mis les Magyars à la merci des Turcs. En face de l’invasion ottomane toujours plus menaçante, la Bohême comprit la nécessité d’une fédération énergique qui unirait ses forces contre l’ennemi commun. Elle fit donc appel à l’archiduc d’Autriche Ferdinand, et lui accorda la royauté de Bohême à titre héréditaire ; elle eut grand soin toutefois de réserver les droits de l’indépendance nationale. La Bohême ne se confondait pas avec les autres états de l’archiduc ; tout cela était nettement stipulé dans les pacta conventa dont Ferdinand Ier jura l’exécution en recevant la couronne des Prémysl. La détermination qu’avait prise la Bohême était si bien justifiée par les circonstances, que l’année suivante, en 1527, la Hongrie suivit exactement la même politique. Les Magyars, eux aussi, élurent librement roi de Hongrie l’archiduc Ferdinand, déjà roi de Bohême, en stipulant que les états de la couronne de Saint-Étienne ne se confondraient jamais avec les autres états du souverain. C’était, comme on le voit, une fédération où chaque peuple conservait son autonomie. Voilà la véritable Autriche, voilà son origine et sa mission dans le monde. Elle s’est formée au XVIe siècle pour défendre contre les Turcs des nations que leur isolement exposait à de grands périls ; ces mêmes nations, menacées aujourd’hui d’un autre péril par l’ambition moscovite, n’ont-elles pas tout intérêt à renouveler les pacta conventa du XVIe siècle, et, en les renouvelant dans les conditions plus précises du droit moderne, ne rendraient-elles pas à l’Europe libérale un immense service ? Telle est la doctrine de M. Palaçky. Si l’Autriche s’y refuse, elle se renie elle-même, elle s’abandonne, elle court à sa ruine, car l’Autriche a encore plus besoin de la Bohême que la Bohême n’a besoin de l’Autriche. Si la Bohème était poussée au désespoir, il se trouverait bien quelque puissance intéressée à recueillir ses cris de détresse. à y a d’autres Slaves dans le monde. Représentez-vous alors le déchirement de l’empire des Habsbourg, les Allemands de l’archiduché gravitant vers l’unité germanique, les Tchèques, les Ruthènes, les Croates, les Slovènes, gravitant vers la grande monarchie slave; que resterait-il de l’Autriche? Un seul morceau, la Hongrie, puisque la Hongrie est seule de sa race au milieu des populations de l’Europe orientale; mais cette Hongrie, si fière en ce moment, que deviendrait-elle à son tour, écrasée entre le pangermanisme et le panslavisme? L’avertissement de M. Palaçky ne s’adresse donc pas seulement aux Habsbourg, il est dirigé aussi contre les Magyars. Voilà le sens de ces paroles que la nécessité lui arrache, qu’il prononce à contre-cœur, et qui sont bien le dernier mot de la crise : « nous existions avant l’Autriche, nous existerons après elle. »


II.

M. Palaçky écrivait ces paroles le 16 mai 1865; il semblait d’abord que le gouvernement se décidât enfin à ouvrir les yeux. C’est le 21 novembre de cette même année que le système centraliste fut définitivement abandonné, et le ministre chargé d’inaugurer un nouveau système, M. le comte Belcredi, passait pour favorable aux idées de fédération. Certainement M. Belcredi était fort opposé à la centralisation oppressive du prince de Schwarzenberg et du baron de Bach; il désapprouvait même la centralisation plus modérée du comte de Schmerling; enfin il connaissait trop bien l’opinion publique des pays slaves pour ne pas voir que le dualisme austro-hongrois, établi d’une manière définitive, serait une funeste politique. Comment donc n’a-t-il pas réussi à faire triompher ses vues? bien plus, comment a-t-il pu se résigner à être le premier promoteur du dualisme? C’est que cette demi-victoire de l’opinion slave fut presque immédiatement paralysée par les conséquences de la bataille de Sadowa. La bataille de Sadowa, qui précipita le triomphe des Magyars, ajourna les réclamations tout aussi légitimes des Tchèques de Bohême.

Il faut rappeler et expliquer les faits en peu de mots. Lorsque l’empereur d’Autriche, après la guerre d’Italie et la paix de Villafranca, comprit la nécessité de renouveler son empire en renonçant au pouvoir absolu, il publia un manifeste où « les droits historiques de toutes les nations de la monarchie » étaient solennellement reconnus. C’est le manifeste célèbre accompagné du diplôme ou règlement qui porte la date du 20 octobre 1860. L’empereur promettait de respecter à l’avenir les demandes légitimes de toutes ses nations; les questions de finances, de postes, de télégraphes, de service militaire, étant réservées au conseil de l’empire, toutes les autres, disait l’article 2, « appartiennent aux diètes de nos royaumes et pays dans le sens de leurs constitutions provinciales. » En 1865, à la suite des grandes discussions que nous venons de rappeler, le souverain prononçait des paroles semblables. Amené par ses négociations avec la Hongrie à soumettre le diplôme du 20 octobre 1860 aux suffrages de la diète de Pesth, François-Joseph promettait que, dans le cas où les Magyars modifieraient la loi de l’empire, ces modifications seraient soumises à leur tour aux représentans des autres royaumes. C’était comme une annonce de politique fédérative. Ces mots de « royaumes, » de « droit historique, » si souvent effacés dans les actes officiels de la période précédente, reparaissaient comme un engagement sous la signature de François-Joseph, et les Tchèques, inquiets de leur avenir, avaient bien le droit d’en prendre note. Où sont-elles aujourd’hui, ces promesses? Qui parle encore des royaumes de la monarchie, des droits historiques des peuples? Ébranlée par la catastrophe de 1866, l’Autriche se hâta de conclure avec les Hongrois l’accord qui se prépa- rait depuis un an, et le gouvernement de François-Joseph oublia de consulter les royaumes et pays de la monarchie sur cette révolution fondamentale.

Si M. le comte Belcredi eût été un homme d’action, il aurait pu faire comprendre à l’empereur François-Joseph que le meilleur moyen de relever l’Autriche après Sadowa était de procéder immédiatement à l’émancipation de ses peuples. Reconstituer le royaume de Pologne, rien de mieux, si en même temps on reconstituait le royaume de Bohême, si on rétablissait tous les groupes historiques, si on ranimait d’un seul coup tant de forces indifférentes ou hostiles. Malheureusement M. Belcredi, intelligence éclairée, caractère bienveillant et timide, n’était pas l’homme de ce rôle. Il se trouva au contraire qu’en ce moment-là même un esprit des plus résolus entra subitement au pouvoir avec des idées toutes différentes. Avons-nous besoin de nommer M. le baron de Beust? Vaincu dans son duel avec M. de Bismarck, l’ancien ministre du roi de Saxe venait d’être appelé au secours de l’Autriche par l’empereur François-Joseph. Quelles que fussent alors les intentions de M. de Beust, qu’un désir bien naturel de revanche inspirât sa politique ou qu’il voulût seulement travailler à la rénovation pacifique d’un état si menacé, nul ne s’étonnera qu’en des circonstances si critiques le hardi Saxon ait saisi les premières armes que le sort lui offrait. La Hongrie était prête; M. de Beust conclut l’accord de la Hongrie et de l’Autriche. La Hongrie voulait partager la domination avec les Allemands de l’empire; M. de Beust organisa île dualisme austro-hongrois. Ceux qui aujourd’hui condamnent le plus énergiquement le système du dualisme austro-hongrois, s’ils sont désintéressés dans la question, reconnaissent que M. le baron de Beust, en 1866, avait toute sorte de bonnes raisons pour faire ce qu’il a fait. M. de Beust était Allemand et préoccupé de l’Allemagne; n’était-ce pas déjà beaucoup que de faire accepter aux Allemands de l’Autriche le partage avec les Magyars? Ne fallait-il pas les accoutumer peu à peu à une transformation qui froissait leur amour-propre? De loin et à première vue, cette politique nous semblait excellente, parce que nous la considérions surtout comme l’ébauche d’une monarchie nouvelle, comme la promesse d’une restauration de l’état sur le fondement de la justice et de la vérité. Après le récit que nous avons donné des controverses de 1865, on ne s’étonnera pas que les Tchèques aient jeté les hauts cris. Ce qui était pour eux l’iniquité prévue, ce qu’ils avaient condamné d’avance avec tant de force venait d’être accompli. « Qu’on nous rende, disaient-ils, le régime de l’unité; si injuste qu’il fût, il était moins humiliant que le dualisme; nous n’avions qu’un ennemi autrefois, désormais nous en avons deux. Ce que vous appelez le dualisme austro-hongrois, c’est la coalition des Allemands et des Magyars contre les Slaves. » Et les vieilles antipathies, les ressentimens séculaires que-l’esprit de notre temps a mission d’effacer reparaissaient de plus belle.

À ce point de vue, les Tchèques n’avaient qu’une ligne à suivre; ils protestèrent. Une adresse votée le 25 février 1867 par la diète du royaume de Bohême déclara que la Bohême serait toujours prête à faire à l’unité et à la puissance de l’empire les sacrifices compatibles avec sa propre existence, mais qu’elle protesterait contre tous changemens du droit public auxquels elle n’aurait point coopéré. Que la Hongrie traite avec l’empire pour les choses qui intéressent la Hongrie, libre à elle; est-ce aux politiques magyars, est-ce à M. Deák de décider avec M. de Beust quels seront à l’avenir les rapports du royaume de Bohême et de la dynastie des Habsbourg? — Tel était le sens de cette adresse de la diète. Le baron de Beust répondit, comme c’était son droit, en faisant appel au pays, La diète de Bohême fut dissoute et de nouvelles élections eurent lieu, La loi électorale, établie par une administration allemande, est combinée, on le pense bien, de façon à favoriser l’élément germanique. Dans un pays où les deux tiers de la population appartiennent aux Slaves, les Allemands, grâce à de savans artifices, ont à nommer presque la moitié des représentans de la Bohême. Il y a en outre soixante-dix sièges réservés aux grands propriétaires du pays. Or, comme M. de Beust savait très bien que les députés tchèques, un peu plus nombreux que les députés allemands, condamneraient le système du dualisme, c’était sur les représentans de la grande propriété que le ministère comptait pour déplacer la majorité en sa faveur. Ces grands propriétaires sont de deux sortes : les uns, parfaitement indépendans, composent la vieille aristocratie de la contrée; les autres doivent au gouvernement les titres qui ont anobli leurs domaines. Ces derniers étaient comme désignés d’avance au rôle que leur confia le ministère. On ne recula pas devant l’emploi des moyens les plus fâcheux pour assurer la victoire; il était vraiment impossible que l’élection des propriétaires domaniaux, si elle devenait l’objet d’un débat sérieux, ne fût pas invalidée. Que fit le ministère par l’organe de ceux qui le représentaient à la diète? Il fit voter sans discussion. Les cinquante-quatre députés dont l’élection était en cause eurent assez peu de scrupules pour prendre part au vote malgré les protestations d’une partie de l’assemblée. C’est ainsi que les Allemands arrivèrent à dominer les Tchèques dans cette seconde diète de 1867, c’est ainsi que la majorité des représentans allemands d’un pays slave se crut en droit de consacrer la révolution intérieure qui partageait l’Autriche entre les Allemands et les Magyars.

Que demanda-t-on en effet à cette diète ainsi composée? On lui demanda d’envoyer des députés au conseil de l’empire (Reichsrath) siégeant à Vienne « pour les pays et royaumes non hongrois. » L’envoi de ces députés, c’était la reconnaissance officielle de l’immense changement qui venait d’être accompli dans la monarchie autrichienne malgré les protestations et les menaces de la Bohême. Ces protestations furent renouvelées le 13 avril 1867 par une voix éloquente. Un homme qui doit à son patriotisme un rôle prépondérant parmi les Tchèques et qui joint à ce titre une rare puissance de parole, M. Ladislas Rieger, fit retentir le cri de la Bohême. Fidèle aux doctrines développées par M. Palaçky en 1865, il défendit l’intérêt de la monarchie autrichienne autant que l’intérêt de ses frères. Le système du dualisme fut soumis par lui à une critique dont la modération augmentait la vigueur. Il avertissait les Allemands, il avertissait les Hongrois de tous les dangers que cette division attirerait sur eux infailliblement. Il demandait avec douleur pourquoi la dynastie des Habsbourg témoignait hi peu de confiance aux Slaves; il rappelait qu’eux aussi, en des jours de désastres, ils avaient, comme les Hongrois de Marie-Thérèse, montré leur dévoûment à la dynastie. « Nous savons très bien, disait M. Rieger en terminant, que cette institution du dualisme n’est qu’une machine inventée pour opprimer les Slaves. Nous espérons pourtant, nous ne nous lassons pas d’espérer que sa majesté notre roi reconnaîtra le tort qu’on nous fait et qu’il le réparera; nous ne nous lassons pas d’espérer qu’enfin viendra le jour où la voix des peuples slaves sera entendue dans le conseil de la couronne, comme la voix des peuples magyar et allemand. Je crois qu’une nation qui a la majorité dans l’empire, une nation sur laquelle est fondée la force matérielle et morale de l’empire, y a bien quelque droit. Si justice lui est refusée, jusqu’où s’emportera sa colère? En vérité, je l’ignore. Nous, Slaves de Bohême, nous ferons tous nos efforts pour sauver l’Autriche afin de nous sauver nous-mêmes; mais nous ne sommes pas les maîtres de l’opinion publique, nous ne pouvons pas commander aux sentimens outragés, nous ne pouvons pas non plus prévoir les résolutions de nos frères. Que les intéressés veuillent bien y réfléchir! »

Les paroles de M. Rieger rappelaient celles de M. Palaçky; c’étaient les avertissemens d’un sujet loyal, non les menaces d’un factieux. Au reste comment ne pas répéter les mêmes argumens dans une cause si simple et si claire? Sans s’être concertés, sans s’être seulement communiqué leurs impressions, tous les juges impartiaux eussent prononcé un verdict absolument semblable sur le dualisme austro-hongrois. En face de problèmes comme celui-là, il suffit d’ouvrir les yeux. Il y a quatorze ans, bien avant qu’il fût question du dualisme, ayant eu occasion d’étudier ici même la grande Histoire de Bohême, dont M. Palaçky venait de publier les premiers volumes, nous avions interrogé le caractère de l’historien national, et, frappé de son rôle au milieu des Tchèques, frappé des plaintes dont il était l’interprète si mesuré, nous écrivions ces paroles : « Chaque injustice exercée contre les Tchèques est une arme redoutable donnée à la propagande de l’esprit russe. Ce ne serait donc pas assez pour l’Autriche de s’allier plus résolument avec les puissances occidentales,... il faut que sa politique intérieure obéisse aux mêmes inspirations. — Remis en possession de leur existence nationale et associés à la civilisation de l’Occident, les Tchèques de Bohême ne seraient plus tentés de se confondre avec les fils de Rurik; au contraire le jour où tout espoir leur serait enlevé, le jour où la Russie seule leur apparaîtrait comme une puissance libératrice, ni l’autorité du gouvernement autrichien, ni les exhortations de M. Palaçky, ne pourraient opposer une digue au courant de l’opinion. » Dans cette séance de la diète de Prague du 13 avril 1867, l’orateur de la Bohême nous a fait l’honneur de citer ces paroles comme l’opinion d’un témoin désintéressé qui, examinant sans parti-pris la situation de l’Autriche, en tirait les conséquences nécessaires. Il ajoutait pourtant, et ce détail est bon à noter, que ces paroles n’étaient point les siennes, qu’il ne pouvait admettre cette rupture du royaume de Bohême avec la dynastie des Habsbourg, qu’il ne doutait pas du maintien de la monarchie, et son dernier mot était un cri d’espérance en même temps qu’une admonition. « Lorsque vous aurez compris que vos institutions fondées sur le mépris des Slaves ne sauraient durer, hâtez-vous, si vous voulez sauver l’Autriche, hâtez-vous de reconstruire la monarchie sur cette base : justice aux Slaves ! justice à tous ! »

Comment donc se fait-il que, trois mois après cette séance de la diète de Prague, au mois de juillet 1867, M. Palaçky, M. Rieger et leurs amis se soient rendus sans hésiter au congrès slave de Moscou? C’est que la protestation signée le 13 avril par tous les députés tchèques contre le dualisme austro-hongrois et le refus d’envoyer des représentans au Reichsrath cisleithanien avaient soulevé dans la presse austro-magyare des attaques qui dépassaient toute mesure. Devant ces déclamations acerbes, les plus modérés des Tchèques perdirent la tête. Ils crurent le moment venu de faire comprendre aux défenseurs du dualisme que les 16 millions de Slaves autrichiens avaient derrière eux une grande nation, une grande monarchie toute prête à profiter de leurs folies. Si j’explique par les faits la résolution des Tchèques de Bohême, ne croyez pas que je la veuille excuser. A des violences morales, les Tchèques avaient répondu par une violence morale. Cette application de la peine du talion était une faute politique des plus graves. Elle avait pour premier effet d’intervertir les rôles, et, au lieu de dénoncer à l’Europe l’injustice révoltante infligée à la Bohème, elle semblait prendre à tâche de la justifier. Dans tous les pays où l’invasion du panslavisme préoccupe les esprits clairvoyans, la démarche des Tchèques compromit immédiatement leur cause. C’est ainsi que la Revue des Deux Mondes jugea tout d’abord ce fâcheux épisode. Nous ne regrettons pas ce que nos collaborateurs ont écrit à ce sujet; ils étaient dans la vérité du point de vue occidental, et à leur tour ils donnaient un avertissement à ces hommes qui prétendaient avertir l’Europe en effrayant l’Autriche. La force des Tchèques est dans leur attache à l’esprit de l’Occident; c’est par leur culture occidentale qu’ils se séparent des Slaves de l’est et du nord, c’est par leurs idées philosophiques et religieuses, politiques et sociales, par leur communauté de principes avec l’Europe libérale qu’ils échapperont toujours, nous l’espérons, au gouffre du panslavisme; c’est donc vers l’Occident, non vers les Russes, qu’ils doivent se tourner, c’est à Paris et à Londres, non à Pétersbourg ou Moscou, qu’ils doivent chercher leur point d’appui. Les députés de la Bohême au congrès slave semblent avoir compris leur faute au moment même où ils la commettaient; on dirait que, prévoyant tout à coup les reproches de leurs amis de l’Occident, ils ont voulu réparer dans une certaine mesure un acte si gravement impolitique. C’est ainsi que M. Rieger, au banquet de l’université de Moscou, répondant à je ne sais quelles paroles aventureuses sur l’unité des Slaves, protesta contre les agglomérations qui ne seraient que la promiscuité et le chaos. En dehors et au-dessus des questions de race, il y avait, disait-il, des nations constituées, des nations historiques, avec leurs souvenirs, leurs droits, leurs intérêts distincts; y renoncer serait un suicide. Il est probable que ces paroles ne furent pas très applaudies des Moscovites; elles ont du moins sauvé l’honneur des Tchèques auprès des publicistes de l’Occident, et je ne m’étonne pas qu’un écrivain anglais, dans le Westminster Review, ait signalé le caractère libéral et humain des discours de M. Rieger[4].

Cet épisode après tout n’a peut-être pas été inutile aux chefs de l’opinion publique en Bohême. Les esprits droits savent profiter de leurs fautes. Dans les commencemens de l’agitation tchèque, on parlait des races beaucoup plus que des nationalités; on opposait toujours l’élément slave à l’élément germanique, sans remarquer combien de telles formules prêtaient à l’équivoque. Ne serait-ce pas la réception même des Moscovites qui aurait ouvert les yeux aux députés bohémiens? Une chose certaine, c’est que dans ces deux dernières années l’argumentation des défenseurs de la Bohême est devenue bien autrement précise. Ce n’est plus au nom de telle ou telle race, c’est au nom des groupes véritablement historiques, au nom des peuples ayant leur vie propre et leur destinée individuelle, que la fédération est revendiquée. Le droit ne vient pas du sang, il vient de la tradition, c’est-à-dire du labeur des générations précédentes. Il n’y a qu’un état déjà constitué par les siècles qui puisse réclamer son autonomie. La nation bohème est un de ces états, comme la nation hongroise, comme les Allemands de l’archiduché, comme les Roumains de la Transylvanie, comme les Polonais de la Galicie, comme les Serbes-Croates de l’Illyrie. Ce principe simplifie bien des choses. Il reste encore assurément de graves difficultés à régler dans ce mélange de peuples qui compose l’Autriche; du moins, en ce qui concerne la lutte des Tchèques et des Allemands, un grand pas est fait vers la conciliation. S’il y a, par exemple, des hommes de race slave parmi les Allemands de l’archiduché (et on sait que le nombre en est considérable), l’histoire et le sens commun veulent qu’ils appartiennent au groupe allemand de l’Autriche; pareillement les Allemands établis en Bohême appartiennent à la nation bohème : c’est par le même principe que les Slaves de Hongrie font partie de la nation hongroise, et que les Ruthènes de Galicie font partie de la nation polonaise. En un mot, le droit historique domine le droit du sang, et il n’appartient qu’à des nations de réclamer leur place dans la fédération future. La Bohême est-elle une nation? la Bohême n’a-t-elle pas été toujours un royaume distinct? la Bohême, en se donnant aux Habsbourg, n’a-t-elle pas toujours réservé ses droits? l’empereur d’Autriche n’a-t-il pas toujours été roi de Bohême comme il était roi de Hongrie? Tous les prédécesseurs de François-Joseph, excepté l’imprudent niveleur Joseph II, n’ont-ils pas renouvelé leur serment en recevant la couronne de saint Venceslas comme en recevant la couronne de saint Etienne? S’obstinera-t-on enfin à violer le droit chez les Tchèques après qu’on l’a reconnu chez les Magyars? Toute la question est là.

À cette question ainsi posée, trois réponses ont été faites, et toutes les trois dans le même sens, la première par des Allemands du royaume de Bohême, la seconde par des Allemands de Vienne, la troisième par des Magyars. Ce sont là, comme on voit, les trois catégories de personnes les plus directement intéressées dans le grand procès soulevé par les Tchèques. La réponse des Allemands de Bohême doit être citée avant les autres; c’est chez eux en effet qu’il y a eu de tout temps les passions les plus vives contre les Slaves, c’est sur eux que les centralistes de Vienne ont toujours compté pour repousser le système fédératif. Si donc les Allemands de Bohême font cause commune avec les Tchèques pour la revendication de l’autonomie nationale, n’est-ce pas là un symptôme des plus graves? Or voilà deux ans que les Tchèques, décidés à s’abstenir de tout acte qui impliquerait une adhésion quelconque au dualisme, refusent d’envoyer des représentans au Reichsrath cisleithanien, voilà deux ans qu’ils ont organisé avec autant de prudence que de fermeté une résistance passive véritablement formidable, et voilà deux ans aussi que, soit par la presse, soit en d’immenses meetings, ils ne cessent d’expliquer à tous la signification de cette résistance. Sur les points les plus importans de la Bohême, au pied des montagnes qui rappellent les grands souvenirs de la patrie, on a vu des rassemblemens qu’aucune salle n’aurait pu contenir. Il y avait là des orateurs à la voix retentissante et des auditoires de plusieurs milliers d’hommes. Les Allemands y venaient comme les Tchèques, car il ne s’agissait plus d’exalter une race aux dépens d’une autre race, il s’agissait de défendre les droits d’une nation; c’est sur la patrie commune que l’on délibérait. Or, de ces nombreux meetings, le plus significatif est celui qui eut lieu le 22 juin 1868 au pied de la montagne de Berdez. On y adopta d’une voix unanime la résolution suivante, qui fut bientôt couverte de signatures :


« Nous, fils d’une même patrie, enfans du royaume de Bohême, hommes de nationalité bohème et allemande, rassemblés au pied du majestueux Berdez, déclarons par cette manifestation solennelle que nous sommes en bonne intelligence, en plein accord les uns avec les autres, et que nous souhaitons la même chose à nos frères de toute classe habitant le royaume de Bohême. — Nous savons que les deux nationalités habitent depuis des siècles cette terre qui nous est commune, nous savons qu’elles ont participé ensemble à la prospérité des jours heureux comme aux angoisses des jours néfastes, et nous sommes prêts à défendre ce glorieux royaume, notre patrie, toujours et contre tous. — Nous désirons que le peuple du royaume, sans distinction de race, puisse régler lui-même ses affaires avec le roi couronné selon notre antique coutume et selon notre droit. — Nous voulons qu’on ne puisse appliquer en Bohême d’autres lois que celles qui sont élaborées par la diète légale de Bohême et sanctionnées par le roi. — Nous voulons qu’on ne puisse ni imposer des contributions, ni recruter des soldats, sans que la diète et le roi l’aient ordonné. — Lorsque nos affaires seront réglées par une législation indigène et une administration nationale, seules capables de connaître nos besoins et d’apprécier notre situation, lorsque le droit constitutionnel de ce royaume aura été légalement réformé selon le progrès des temps, mais toujours sur la base historique, d’après le principe de l’autonomie, sans pouvoir jamais se fondre et disparaître dans quelque unité politique que ce soit, alors, alors seulement sera fondée la prospérité du peuple de Bohême, sans distinction de race. Nous déclarons que nous ne cesserons pas de travailler à l’accomplissement des conditions ci-dessus, et cela en signe de l’union, en vue de la concorde des deux nationalités ici présentes. Vive la concorde ! vive le royaume de Bohême! »


Voilà certes un noble pacte! Nous savons bien que ce meeting a été dissous, nous savons bien que tous les meetings des semaines suivantes ont été entravés par des chicanes ou dispersés par la force, que la ville de Prague est restée quatre mois en état de siège, qu’il y a eu dans ces quatre mois jusqu’à deux cents procès de presse; qu’importe? On peut étouffer la voix d’un orateur, briser la plume d’un écrivain, on n’étouffe pas la volonté d’un peuple. Si les manifestations tumultueuses deviennent un péril pour l’ordre public, les Tchèques se retranchent dans leur résistance passive, et cette attitude, ce silence, produisent la plus vive impression sur tous ceux que n’aveugle point le parti-pris. Nous ne disons rien de trop; l’impression a été profonde et bien plus qu’on ne pouvait s’y attendre. Si l’on veut s’en rendre compte, il suffit de mesurer le progrès des idées fédéralistes, même parmi les Allemands de l’archiduché. Qu’une partie des Allemands de Bohême, malgré des antipathies invétérées contre les Tchèques, ait fini par s’attacher très sérieusement à l’autonomie du royaume, plusieurs causes ont concouru à ce résultat ; ce que les uns réclamaient au nom de l’indépendance nationale, d’autres le désiraient au nom des vieilles traditions, et voilà comment la noblesse allemande de Bohême se trouva d’accord avec la démocratie slave. Une chose plus étonnante à coup sûr, c’est que des voix favorables aux revendications de la Bohême se soient élevées dans la presse viennoise. Qui donc a mis en pratique un système de provocations incessantes contre les Tchèques? La presse de Vienne. Qui donc leur jette l’injure à pleines mains, afin de les humilier, s’ils gardent le silence, et de les dénoncer, s’ils relèvent la tête? La presse de Vienne. On dirait que la vieille capitale, déjà dépossédée de son titre pour une moitié de l’empire, livre ici sa dernière bataille. Vaines clameurs après tout! la population de Vienne est trop cosmopolite, partant trop insouciante, pour s’intéresser à de tels débats. N’est-elle pas assurée que sa bonne ville restera toujours la capitale du luxe et des plaisirs? La presse viennoise fait plus de bruit que de besogne. N’importe; ce bruit est très fort, on dirait qu’il représente quelque chose, et il risque à la longue d’étourdir les meilleures têtes. C’est donc un symptôme très heureux, si au milieu d’un pareil vacarme des publicistes libéraux, préoccupés à la fois de l’honneur allemand et du salut de l’Autriche, soutiennent la cause des Tchèques, c’est-à-dire la cause du droit, contre le dualisme.

Tel est le rôle que s’est donné M. Franz Schuselka, telle est la tâche qu’il remplit avec talent dans un recueil hebdomadaire intitulé la Réforme. M. Franz Schuselka est un démocrate, mais un démocrate libéral, j’aurais dit autrefois un démocrate germanique, tant la démocratie germanique, avant les tentations de la politique prussienne, se séparait de la démocratie latine par son respect de tous les droits. Le respect de tous les droits, voilà le sentiment qui inspire l’esprit pratique de M. Franz Schuselka. Au lendemain des concessions de 1861, quand l’empereur François-Joseph, après Solferino, comprit enfin la nécessité d’abandonner un système qui ruinait l’empire, M. Schuselka fut un des premiers à profiter des libertés nouvelles. Il fonda ce recueil la Réforme avec l’intention d’étudier les causes de la décadence de l’Autriche et de signaler les remèdes. Fils de l’Allemagne, il eût désiré sans doute que la centralisation de l’Autriche pût se faire par l’influence des idées allemandes; l’entreprise ayant absolument échoué, il était puéril, toute question de droit à part, de s’acharner à une œuvre impossible. La première condition de la politique est, l’étude de la réalité. D’ailleurs, si toutes les tentatives de centralisation germanique depuis 1848 ont échoué misérablement, si les idées aristocratiques et hautaines du prince de Schwarzenberg, si la démocratie bureaucratique et niveleuse du baron de Bach, si la politique plus douce, plus libérale, mais toujours défiante, de M. le comte de Schmerling, n’ont réussi qu’à exalter les Magyars et les Slaves, l’immense désarroi de l’Autriche n’est-il pas un juste jugement de l’histoire? L’homme d’état qui a gouverné l’empire des Habsbourg pendant la première moitié du siècle a employé quarante ans de sa vie à éveiller les haines de races; il est juste que ce système machiavélique reçoive sa récompense. M. de Metternich n’avait songé qu’à diviser pour régner; il est juste que l’Autriche ne puisse reconstituer son unité que par une fédération. Allemand de cœur et d’âme, mais Allemand autrichien, M. Schuselka s’est vite converti à ces idées, parce qu’il y a vu te salut de son pays. C’est ainsi que la Réforme a soutenu les Magyars tant qu’ils ont revendiqué leur autonomie dans l’intérêt commun, c’est ainsi qu’elle soutient aujourd’hui les défenseurs du droit de la Bohême. Depuis que les Magyars se sont unis aux centralistes de Vienne pour opprimer les Slaves, le ministère du comte Andrassy n’a pas dans la presse un adversaire plus constant, plus honnête, plus redoutable, que M. Franz Schuselka, l’ancien défenseur des Magyars. « Les Magyars, disait dernièrement la Réforme, veulent fonder une nouvelle Autriche qui sera exclusivement magyare, et les autres peuples de l’ancienne Autriche, sans excepter les Allemands, devront être les serviteurs de cette Autriche magyare, lui payer des tributs, lui fournir des soldats. Les Magyars ont imposé aux nationalités de leur territoire une tyrannie insupportable, et ils veulent que le gouvernement de Vienne fasse la même chose en Cisleithanie. Les Magyars ont établi un dualisme qui est une double centralisation, par conséquent une double violence, une double injustice, une double impossibilité. Ce dualisme, œuvre des Hongrois, amènera dans chaque moitié de l’empire une guerre civile, une bataille de races, qui sera le signal de la dissolution de l’état. Et pour aucun des peuples de l’Autriche cette dissolution ne serait aussi fatale que pour les Magyars. Au jour de la catastrophe, les autres peuples trouveraient les alliances que leur indiquent la nature et l’histoire; les Magyars seraient seuls... » Voilà ce que nous appelons la seconde réponse, la réponse autrichienne, aux questions posées par les Tchèques.

La troisième est plus importante encore, c’est la réponse hongroise. Les réclamations des Tchèques ont trouvé des avocats illustres même parmi ces Magyars si héroïques, si intéressans quand ils combattent pour leur liberté, si arrogans et si oublieux de la justice à l’heure de la victoire. Le comte Széchenyi, qui connaissait bien ses compatriotes, leur a dit plus d’une fois : « Défiez-vous de vos dispositions altières, gardez-vous de méconnaître le droit des Slaves. » C’est aussi ce que leur disait M. Edgar Quinet, si sympathique pourtant à leurs libertés, lorsque dans son poème de Merlin, décrivant le réveil des nations affranchies, il s’écriait en conseiller austère : « Est-ce toi qui devances les autres, ô Hongrie, dont les chevaux effarés respirent encore la mort? Prends pitié de ceux que tu as foulés trop longtemps, et vois comme ils sont prêts encore à te haïr. Ne les fais pas repentir d’avoir pleuré sur toi. » Ne semble-t-il pas que ces conseils aient été entendus? Voilà des Hongrois, et non pas les premiers venus, voilà des chefs de parti, des personnages considérables, qui prennent fait et cause pour les Slaves de Bohême contre leurs détracteurs. Au mois de mars dernier, dans une lettre adressée à un journal de Pesth, l’ancien dictateur de la Hongrie, M. Louis Kossuth, écrivait :


« On me répète toujours que les tendances des Tchèques sont du pur panslavisme et qu’il les faut étouffer à tout prix. Ce n’est pas mon opinion. Les Tchèques veulent être une nation, et non un appendice de l’Autriche réduite, une province cisleithanienne. La nation bohème, qui fut jadis le premier champion de la liberté de conscience en Europe, qui a souffert pour cette liberté plus qu’aucun autre peuple, une telle nation a bien le droit d’être traitée en nation, de diriger elle-même ses affaires, de décider de son sort; ce droit qu’elle réclame n’est pas d’un grain plus petit que le droit de la nation magyare. Je dis beaucoup en parlant de la sorte, mais je dis la vérité. Non, les tendances de ce peuple ne sont pas panslavistes. Elles ne pourraient le devenir que dans le cas où les organes du parti régnant en Autriche, au lieu de condamner le système qui tend à l’annihilation des Tchèques, approuveraient les mesures par lesquelles le gouvernement cisleithanien s’efforce d’étouffer les justes demandes de la Bohême. »


Enfin, pendant que les journaux hongrois ne cessent de pousser le ministère cisleithanien à réprimer l’opposition des Slaves, un publiciste éminent, M. le comte Nicolas Bethlen, rédacteur en chef de la Revue diplomatique, publiée à Pesth, dénonce au contraire cette politique de compression comme une cause de ruine pour l’Autriche. Au nom des intérêts magyars, il s’alarme des conséquences que produira ce système; il supplie le ministère hongrois d’avertir l’empereur. — Et qu’on ne dise pas que ces choses ne regardent pas les Hongrois. Est-il donc indifférent pour la Hongrie de savoir si elle est alliée avec un état vigoureux ou avec un cadavre? Un état fédératif ou un cadavre, tel est le titre que M. le comte Nicolas Bethlen a donné à ces pages généreuses. « Aujourd’hui, s’écrie-t-il, on bâillonne les adversaires du dualisme, on achète la presse, on calomnie les feuilles indépendantes. Quiconque n’entonne pas les louanges de cette trinité glorieuse, MM. Giskra, Herbst et Hasner[5], est vendu à la Russie, vendu à la Prusse, vendu... à qui encore? Dieu le sait. L’Autriche est libre, l’Autriche est heureuse... Le ciel ait pitié de nous! Ne se trouvera-t-il pas dans les conseils de la couronne un seul homme qui ait le courage d’aborder le souverain et de lui parler en ces termes : Sire, l’Autriche se disloque. Une force extérieure la retient encore; à la première défaillance, tout s’écroulera. » Ce n’est pas la force, ce n’est pas la contrainte des docteurs de Vienne, comme dit M. le comte Bethlen, qui empêchera l’empire de se disloquer; il faut s’appuyer sur des peuples amis, il faut que la Cisleithanie allemande fasse alliance avec les Bohèmes, comme la Hongrie avec les Croates. Et si les journaux de Vienne, étonnés de ce langage, essaient d’inquiéter les Hongrois en leur faisant peur des Slaves, le comte Bethlen répond aussitôt avec une verve qui rappelle les éclats sarcastiques du comte Széchenyi : « Nous prévenons l’honorable direction de la presse au ministère cisleithanien que nous ne pouvons nous empêcher de rire à gorge déployée en la voyant se servir de ces moyens tout à fait passés de mode pour effrayer la Hongrie. On croit encore à Vienne qu’il est possible d’exciter les nationalités les unes contre les autres, de contenir les Slaves par les Hongrois, et plus tard les Hongrois par les Slaves. Si la direction de la presse n’a pas d’autre moyen de sauver l’empire, elle fera bien de laisser la place à de plus habiles. Les Hongrois paient volontiers leur part des fonds destinés à ce service, pourvu que la direction de la presse se propose une influence conciliatrice; mais payer un demi-million pour être excité contre les Slaves, voilà une dépense qui pourrait bien causer quelque surprise à la délégation hongroise[6]. Ces temps-là sont passés. Une Hongrie libre n’a rien à redouter d’un libre royaume de Bohême. »


III.

On voit quel chemin les esprits ont fait dans le sens de la conciliation et du droit commun. Le changement que nous venons de signaler chez l’élite de la société allemande et magyare correspond exactement à l’évolution accomplie par les Tchèques eux-mêmes. De 1865 à 1867, de 1867 à 1869, nous avons indiqué les phases de cette évolution. En 1865, par la voix de M. Palaçky, les Tchèques discutent l’idée hongroise du dualisme, et protestent d’avance contre un partage de l’empire qui poussera tous les Slaves au désespoir. Cette protestation étant repoussée avec dédain et le dualisme étant établi comme la forme définitive de l’Autriche nouvelle, les chefs des Slaves de Bohême, soit qu’ils aient cédé à un accès de délire, soit qu’ils aient voulu avertir le gouvernement autrichien, font leur triste pèlerinage de Moscou au mois de juin 1867. Tout aussitôt cependant ils reconnaissent leur faute, ils affirment leur nationalité distincte en face du panslavisme, et, rectifiant peu à peu leurs formules, ils cessent d’invoquer le droit des races pour invoquer le droit des nations historiques, ce droit qui met le royaume de Bohême au même rang que le royaume de Hongrie. C’est alors que les Allemands de Bohême et les Magyars commencent à s’entendre avec les Tchèques; les esprits vraiment politiques s’unissent sur le terrain du droit. Une opinion nouvelle se forme dans les deux années qui viennent de s’écouler; si les Tchèques ont encore des ennemis nombreux et acharnés, ils ont conquis pourtant des sympathies ardentes dans les partis mêmes qui les combattaient naguère avec le plus de vigueur. Les articles de M. Schuselka, la lettre de M. Kossuth, le manifeste du comte Bethlen, sont des témoignages qui parlent assez haut.

Le devoir des Tchèques est de persister dans cette voie et de donner à leur programme une forme de plus en plus précise. Si les mots fédération, fédéralisme, prêtent à l’équivoque et peuvent causer de justes alarmes, il faut, ou bien y renoncer, ou bien en marquer le sens une fois pour toutes. Il ne s’agit pas de diviser l’Autriche en cantons, il s’agit d’en faire un faisceau de royaumes : royaume de Hongrie, royaume de Bohême, royaume de Pologne, voilà la grande fédération que réalisera l’Autriche, si elle comprend sa destinée; l’archiduché des Habsbourg, sous le titre de royaume austro-allemand, y occupera aussi la place qui lui appartient, car, si la liberté est l’âme de cette Autriche régénérée, les Austro-Allemands, attachés par tant de souvenirs à la dynastie des Habsbourg, ne seront pas plus disposés à se perdre dans l’unité germanique que les Tchèques dans l’unité slave. Alors l’empire de l’est sera fondé, alors aussi pourront être conjurés quelques-uns des périls qui menacent l’Europe au nord et à l’orient.

Est-ce seulement l’intérêt de l’Europe qui nous fait parler? A coup sûr, notre sollicitude n’aurait pas besoin d’autre justification; nous avons pourtant un intérêt plus direct encore dans la question de Bohême. La France est préoccupée à juste titre des périls que peut lui susciter la constitution de l’unité germanique. La Prusse n’a pas toujours tenu la conduite la plus sage depuis le traité de Nikolsbourg; elle a substitué ses propres ambitions aux devoirs que lui imposait la victoire de Sadowa, elle a été arrogante, impérieuse, elle a paru plus disposée à dominer l’Allemagne qu’à la servir; enfin ceux-là mêmes qui chez nous avaient loyalement reconnu les titres de la monarchie prussienne à l’hégémonie germanique, voyant aujourd’hui grandir son égoïsme, se demandent s’il sera possible d’éviter une guerre entre la France et la confédération du nord. Nous croyons, nous, que la guerre serait funeste, nous croyons qu’elle précipiterait la conclusion de l’unité germanique par la Prusse, alors même que la France, comme nous n’en doutons pas, maintiendrait la supériorité de ses armes. Nous sommes persuadé au contraire que la prolongation de la paix prolongerait une expérience peu favorable à l’ancien prestige libéral du pays de Frédéric le Grand. Or, quel que soit le dénoûment de cette crise, que la guerre éclate à l’improviste ou qu’elle soit prudemment ajournée, nous avons le même intérêt à ce que la Bohême recouvre au plus tôt sa libre autonomie. Si la paix se maintient, si l’esprit particulier de l’Allemagne du sud s’affermit, si une confédération s’organise entre les états situés en-deçà du Mein, l’Autriche, par ses provinces allemandes, pourra jouer un rôle dans cette confédération; mais, pour qu’elle puisse le jouer sans être suspecte à personne, il faut qu’elle ait donné chez elle l’exemple d’une confédération libérale. L’Autriche absolutiste a été renversée pour toujours à Sadowa; la dynastie des Habsbourg ne recouvrera son influence sur l’Allemagne du midi qu’après avoir fait ses preuves comme puissance tutélaire d’une fédération libre. Si au contraire l’unité germanique devait être accomplie quelque jour, il est bien plus encore de l’intérêt de la France que la Bohême, maîtresse de son autonomie, ne puisse offrir aucune prise aux étreintes de la Prusse. Une Bohême considérée comme austro-allemande, une Bohême illégalement germanisée, serait réclamée par l’unité germanique triomphante; la Bohême véritable, remise comme la Hongrie en possession de ses droits, échapperait comme la Hongrie à toutes les convoitises prussiennes. Préparer le rétablissement du royaume de Bohême, c’est donc travailler à la fois contre la Russie et contre la Prusse. L’intérêt de la France est ici parfaitement d’accord avec l’intérêt de l’Autriche.

Qu’on jette les yeux sur une carte d’Autriche, qu’on interroge surtout l’une des cartes ethnographiques dressées dans ces derniers temps par des géographes et des statisticiens justement renommés[7]; on verra que cette question est une des plus graves au point de vue politique comme au point de vue militaire. Si jamais la Prusse et ses confédérés franchissaient le Mein, on peut être assuré qu’ils commenceraient par convoiter la Bohême. C’est là, au sommet des Carpathes, qu’est la ligne du partage des eaux. Il n’est pas en Allemagne de position plus avantageuse aux mains d’une puissance capable de s’en servir. On dirait un immense quadrilatère qui s’avance du côté de l’ouest jusqu’au centre des pays germaniques. La frontière occidentale de la Bohême est à quelques lieues de Nuremberg, entre Dresde au nord et Munich au sud. Sur un espace assez considérable, ce prolongement slave sépare les deux Allemagnes. Pourquoi l’équilibre européen, d’accord ici avec la géographie et l’histoire, ne profiterait-il pas de ce bénéfice? Les Tchèques veulent être Autrichiens en conservant leur autonomie ; ne permettons pas à une fausse manœuvre politique de les exposer un jour à être Prussiens malgré eux. Nous savons bien que ce jour-là les Bohèmes appelleraient les Russes à leur aide plutôt que d’être noyés dans l’unité allemande; mais le remède serait aussi funeste que le mal, puisque les violences du pangermanisme fourniraient un prétexte aux entreprises du panslavisme. C’est ce double mal que les esprits clairvoyans s’efforcent de conjurer en signalant tous les dangers du dualisme austro-hongrois. L’intérêt, le devoir de la France est de joindre sa voix à celle des publicistes autrichiens et magyars dont nous avons recueilli les suffrages.

On dit que ces idées fédératives, suivant le sens précis indiqué par nous tout à l’heure, commencent à pénétrer dans les hautes sphères de l’état. On dit que M. de Beust s’inquiète d’une situation si périlleuse, et qu’il songe à réaliser sérieusement les promesses un peu vagues des discours adressés par lui aux représentans des Slaves. Il est certain que deux opinions fort différentes se manifestent de plus en plus au sein du ministère cisleithanien. M. Giskra, ministre de l’intérieur, M. Herbst, ministre de la justice, M. Hasner, ministre de l’instruction publique, représentent la politique allemande, celle qui ne renonce pas à jouer un rôle en Allemagne, qui veut prendre sa revanche de Sadowa, et qui considère le maintien de la domination allemande sur les Slaves comme le meilleur moyen de relever l’Autriche; les Tchèques n’ont pas de détracteurs plus passionnés, les idées que nous défendons n’ont pas d’adversaires plus opiniâtres. Au contraire M. le comte Taaffe, ministre de la sûreté publique, et M. Berger, ministre sans portefeuille, chargé des rapports avec la presse, sont plutôt les organes de la politique autrichienne, c’est-à-dire qu’avant de songer à l’Allemagne ils voudraient d’abord reconstituer l’Autriche; ceux-là se préoccupent de l’esprit public, et ils n’ont aucun parti-pris contre les réformes dont l’expérience démontrerait la nécessité. Or, selon des renseignemens que nous avons lieu de croire très exacts, M. le baron de Beust, chancelier de l’empire, serait en parfaite communauté de sentimens avec M. Berger et M. le comte Taaffe.

L’autorité de M. le baron de Beust est très grande en Autriche; son opinion sur le point qui nous occupe est-elle assez assurée déjà, assez nette et précise pour écarter les obstacles qu’il rencontrera infailliblement? Là-dessus, nous ne pouvons que faire des vœux. Il y a pourtant des symptômes qui encouragent nos espérances. Un manifeste récent, attribué à un fonctionnaire supérieur, exprime des idées conformes aux nôtres, et signale la nécessité d’une organisation nouvelle où les Slaves d’Autriche ne seront point sacrifiés. L’écrit porte ce titre : Voix politiques de la Bohême. Celui qui a recueilli ces plaintes de l’opinion est évidemment un Allemand d’Autriche animé des intentions les plus droites. Voilà un nouveau témoignage du progrès des idées fédératives parmi les esprits vigilans. Si l’auteur, ainsi qu’on l’affirme, était sûr de ne déplaire ni à M. Berger, ni au comte Taaffe, ni au chancelier de l’empire, ces pages, qui ont fait grand bruit en Bohême, seraient presque une promesse. On ajoute que M. de Beust aurait annoncé formellement l’intention de donner un chancelier à la Bohême, ce qui serait un commencement d’autonomie; on prétend même qu’il aurait dit: « Les Viennois crieront, que nous importe? Mieux vaut faire crier les Viennois que de soulever contre nous la moitié de la monarchie! » Il est vrai que les Viennois ne seront pas seuls à pousser des cris ; les organes du magyarisme à outrance, sans se soucier de la lettre de M. Louis Kossuth, reprochent tous les jours au ministère cisleithanien de ne pas être assez centraliste, d’avoir laissé grandir les projets d’autonomie bohème, de ne pas avoir fait de la Cisleithanie un tout compacte et homogène. Quelques-uns vont jusqu’à dire : « Nous avons conclu un traité qui nous impose des obligations réciproques. Nous nous sommes partagé l’empire pour en constituer plus solidement la double unité. L’œuvre des Hongrois est faite: quand ferez-vous la vôtre? » C’est la thèse que soutenait récemment le Lloyd de Pesth ; un autre journal, le Szazadunk, organe du général Klapka, adressant les mêmes sommations au gouvernement cisleithanien, demandait que le ministère fût congédié comme impuissant à remplir sa tâche. L’avenir dira qui a mieux compris l’intérêt hongrois, l’intérêt autrichien, l’intérêt européen, de M. Klapka invoquant la tyrannie au nom de l’orgueil magyar, ou de M. Kossuth réclamant la liberté pour tous.

Puisse M. le baron de Beust avoir sérieusement conçu les résolutions qu’on lui prête, puisse-t-il y persévérer ! Si sa conscience politique avait besoin d’être rassurée, qu’il se rappelle les traditions du pays aux heures les plus décisives de l’histoire. Non, les idées de fédération ne sont pas en Autriche une nouveauté téméraire. C’est une fédération qui a été le principe de la monarchie autrichienne, et il y a soixante ans, lorsque l’empire d’Allemagne s’écroula, un des hommes d’état les plus dévoués à l’Autriche traça précisément le programme qu’il s’agit de réaliser aujourd’hui. C’était au lendemain d’Austerlitz; l’empire d’Allemagne n’existait plus, la confédération du Rhin s’organisait sous la protection de l’empereur des Français, la Prusse se préparait à une lutte où elle allait être écrasée en un jour; quel était le sort réservé à l’Autriche ? M. de Gentz, au mois de juin 1806, cherchant le moyen d’empêcher une révolution épouvantable, écrivait ces étonnantes paroles : « La monarchie autrichienne doit cesser dès ce moment d’être considérée comme puissance d’Allemagne. Il ne suffit pas que la dignité impériale soit détruite de fond en comble; mais ce qui reste de provinces à l’empereur n’a plus rien de commun avec l’Allemagne, ne tient à aucun lien et se trouve totalement isolé. Si, après cette révolution épouvantable, l’empereur veut continuer d’exister comme puissance, il n’a plus qu’un parti à prendre : transférer sa résidence en Hongrie, y créer une véritable constitution, établir des rapports tout nouveaux entre ce pays, la Bohême, la Galicie et les débris de ses possessions germaniques, fonder en un mot une nouvelle monarchie qui peut devenir puissante et respectable, mais qui ne ressemblera guère à celle qu’il a gouvernée jusqu’ici[8]. » Ce programme en 1806 était une conception clairvoyante et hardie; après les événemens de 1866, il est devenu comme l’ordre même de la destinée. On n’y résisterait pas impunément.

On voit combien la question bohème est pressante et redoutable; les plus inquiétans problèmes de l’avenir sont engagés dans ce débat. S’il ne s’agissait ici que du peuple tchèque, sans méconnaître l’intérêt qu’il inspiré, nous ne croirions pas nécessaire d’élever ainsi la voix. Que les Tchèques soient accablés d’outrages depuis le jour où s’est réveillé leur esprit national, qu’on ait vu se déchaîner contre eux l’orgueil allemand, l’orgueil magyar, parfois même l’orgueil polonais, — car l’héroïsme des victimes a aussi son orgueil, — c’est sans doute un fait douloureux; mais les Tchèques sont en mesure de se défendre. Les Allemands et les Hongrois leur reprochent d’être Russes à force d’être Slaves; les polémiques dont nous venons de parler prouvent aujourd’hui que rien n’est plus injuste. Les Polonais les accusent d’être à moitié Allemands; la vérité est que, mêlés depuis des siècles à la société germanique, ils lui ont pris quelques-unes de ses qualités, l’amour du travail, la constance, la conscience. C’est ainsi que les Tchèques sont parvenus à former chez eux ce qui manque à presque tous les autres enfans de la famille slave, une bourgeoisie laborieuse, un tiers-état avec lequel les gouvernemens sont obligés de compter. Ils n’ont pas les héroïques élans, les sublimes imprudences de la Pologne ; avec des vertus plus bourgeoises, ils contribueront peut-être à relever un jour la race aristocratique dont ils ont longtemps subi les injustes dédains. Dès à présent, on peut l’affirmer, ils occupent le premier poste de la Slavie occidentale. Les Polonais de la Galicie, hostiles d’abord à leur politique, n’y sont-ils pas ralliés désormais? Les Tchèques sont donc parfaitement en mesure de se défendre eux-mêmes, s’il ne s’agit que d’eux-mêmes; pour nous, l’intérêt principal en cette affaire, c’est l’intérêt de la France et de l’Europe. C’est aussi pour cela que, soutenant une cause générale, nous ne craindrons pas, en parlant aux Tchèques, de mêler des remontrances à nos encouragemens. Plus de fausses démarches, plus de paroles irréfléchies, plus de pèlerinages à Moscou. N’allez pas, même par une tactique d’un jour, rétrograder vers l’Orient; votre salut est du côté de la société occidentale. Souvenez-vous du martyre de vos frères de Pologne. Si vous avez prononcé des paroles qui aient pu les blesser, reniez-les, effacez-les. Ne donnez pas à vos adversaires d’Autriche les occasions de vous calomnier; n’affaiblissez pas chez vos amis de l’Occident les sympathies qu’ils vous doivent.

On nous pardonnera la vivacité de nos paroles : nous combattons des adversaires de tout bord, nous défendons des cliens qui n’ont pas toujours été sans reproche, et nous nous adressons à un public que ces choses lointaines ont trop souvent laissé indifférent. Parmi tant de problèmes qui pèsent sur l’Europe, la question bohème, presque inconnue chez nous, est peut-être la plus périlleuse. Dieu veuille que ni la clairvoyance ni la décision ne fassent défaut aux hommes chargés de prévenir les catastrophes de l’Orient! Lorsque la guerre de 1866 changea d’une manière si grave les conditions de l’Europe, cette révolution produisit l’effet d’un coup de foudre, tant les esprits étaient mal préparés h, voir la Prusse victorieuse de l’Autriche. Vainement depuis une vingtaine d’années un petit nombre d’écrivains attentifs avait signalé la marche incessante de l’esprit public, de plus en plus représenté par l’Allemagne du nord. Nous montrions, pièces en main, que ce mouvement gravitait vers la Prusse, que l’unité allemande, à tort ou à raison, se plaçait sous son drapeau, que l’issue dernière de la lutte, toute part faite aux chances des batailles, ne pouvait être douteuse, qu’enfin tôt ou tard infailliblement l’Autriche absolutiste serait rejetée hors de l’Allemagne. On ne voulait pas nous croire. Aujourd’hui nous racontons des faits qui se lient à des questions bien autrement sérieuses, à des événemens bien autrement redoutables. Nous croira-t-on cette fois? ou bien serons-nous condamnés, comme pour les affaires allemandes, au triste avantage de rappeler un jour nos paroles inutiles et nos avertissemens oubliés? Faisons du moins notre tâche, signalons les marées qui montent, indiquons les nuées qui recèlent les tempêtes. Du haut de la vigie, nous répétons ce cri d’alarme que tant de voix nous apportent des rives de la Moldau et du Danube : « l’Autriche sera une fédération, ou bien il n’y aura plus d’Autriche. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. L’écrivain slave répondait à la Presse de Vienne, n° du 20 avril 1865.
  2. Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, livre XVI, chapitre IV. — J’emprunte l’éloquente traduction de M. Edgar Quinet en la modifiant légèrement pour serrer le texte de plus près.
  3. Nous donnons des chiffres ronds afin de simplifier. Voici les chiffres exacts, qui ne sauraient être suspects, car nous les empruntons au dernier recensement officiel. C’est par des bureaux allemands que ces tables ont été dressées. Il en résulte que l’Autriche est habitée par 16,005,260 Slaves, 8,407,390 Allemands, 5,305,460 Magyars, 1,824,150 Roumains. Voyez Statistisches Handhuchüchlein der Œsterreichisch-ungarischen Monarchie fur das Jahr 1867. Herausgegeben von den K. K. statistischen Central-Commission. Vienne 1869.
  4. We have perused the speeches at the various banquets and social gatherings, and on the whole have been struck with the enlightened, humane and temperate tone wich prevailed in those of the Czechs and other Slavons from Austria. Dr Rieger, in particular, spoke against over-centralization, asserting that only narrow or uneducated minds were dazzled by mere external grandeur... — Voyez l’article intitulé Dualism in Austria dans la Revue de Westminster du mois d’octobre 1867.
  5. Les trois ministres cisleithaniens les plus opposés aux réclamations de la Bohême.
  6. Pour comprendre ces paroles, il faut se rappeler que, dans le système actuel du dualisme, le ministère des finances fait partie de l’administration des affaires communes, et que les deux fractions de l’empire, la Cisleithanie et la Transleithanie, discutent ces affaires communes par l’organe de deux assemblées nommées délégations.
  7. La plus récente est celle de M. Kiepert : Völker-und Sprachen-Karte von OEsterreich und den Unter-Donau-Ländern, zusammengestellt von H. Kiepert, Berlin 1869. — La plus riche peut-être en renseignemens ethnographiques est celle qui a été publiée à Vienne en 1860 par M. le baron de Czoernig, chef de bureau de la statistique au ministère de l’intérieur.
  8. Ce mémoire n’a été publié que l’année dernière. Voyez l’ouvrage intitulé Aus dem Nachlasse Friedrichs von Gentz ; 2 vol. in-8o, Vienne 1868; voyez surtout dans le tome second le Supplément au chapitre V, p. 96-97. Ce mémoire est rédigé en français.