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L’Autriche et les poètes viennois depuis la révolution de 1848

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L’Autriche et les poètes viennois depuis la révolution de 1848
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 385-412).

L’AUTRICHE


ET LES POÈTES VIENNOIS


DEPUIS LA RÉVOLUTION DE 1848.




I. — Genesis der Revolution in OEsterreich, im jahre 1848 (la Genèse de la Révolution en Autriche). Leipzig, 1850.

II. Pfaff van Kahlenberg (le Curé de Kahlenberg), par M. Anastasius Grün. Leipzig, 1850.
III. Soldat en-Buchlein (le Livre des Soldats), par M. de Zedlilz. 2 vol. Vienne, 1849 et 1850.

IV. Gedichte, von Fr. Halm (Poésies de Frédéric Halm). Stuttgart, 1850.




Les révolutions de 1848, en échange de tant de désastres dont elles sont cause, ont eu du moins ce précieux résultat de réveiller bien des forces endormies et de remettre dans le droit chemin nombre d’intelligences fourvoyées. Au milieu de ces événemens grotesques et terribles, les peuples, comme les individus, ont senti la puissance mystérieuse du choc qui les redressait ; maintes révélations se sont faites, maintes sociétés, incertaines de leur route ou condamnées en apparence à l’immobilité, ont dû à ce sévère enseignement ce que leur propre esprit ne leur eût jamais donné. L’Autriche nous offre un singulier exemple de ce phénomène ; les catastrophes de mars, de mai et d’octobre 1848, les révoltes des provinces et les révolutions de Vienne, tout ce qui menaçait enfin de briser le sceptre des Habsbourg a imprimé une vie toute nouvelle à cette vieille monarchie. Les rudes devoirs dont l’Autriche semblait s’inquiéter si peu lui ont été subitement dévoilés au milieu des horreurs des guerres intestines, et cette molle société, si dédaigneuse la veille encore de toute ambition virile, est engagée désormais dans des luttes qui n’admettent point de trêve. Ces races ennemies, Croates et Magyars, qu’on a vues se lever si fièrement, il y avait long-temps déjà que se développait dans leur sein une agitation extraordinaire ; il y avait long-temps qu’elles refusaient de se confondre avec l’Allemagne, et que, réveillant leurs traditions nationales, elles réclamaient leur place au soleil ; l’esprit public cependant était bien peu soucieux de ces grands problèmes ; une politique prudente se consumait en efforts inouis pour ajourner, pour dissimuler même les difficultés qu’elle désespérait de vaincre ; les hommes d’état se reposaient vaguement sur l’avenir, et l’Autriche, à qui ces provinces échappaient chaque jour davantage, ne se sentait pas l’obligation urgente, impérieuse, de regagner au plus tôt son influence perdue. Comment a-t-elle compris enfin le danger ? Il a fallu pour cela des événemens étranges, il a fallu des menaces subites de démembrement, la révolution de Milan et la démagogie européenne s’alliant à l’aristocratie des Magyars.

Depuis cette crise formidable, la monarchie autrichienne commence à se régénérer. Certes ce sera un titre glorieux pour ce pays d’accepter tous ses devoirs et de surmonter un jour toutes les difficultés qui l’obsèdent ; si l’on compare seulement sa situation présente au triste et languissant régime qui a précédé le 13 mars, quel développement inattendu ! quelle physionomie fièrement accentuée ! Cette terre épuisée, disait-on, cette société d’où s’était retirée la vie a déployé tout à coup des ressources que ses gouvernans eux-mêmes ne soupçonnaient pas. À coup sûr, celui qui aurait visité l’Autriche en 1847 et la reverrait aujourd’hui aurait peine à la reconnaître. Où est, des premiers rangs aux derniers, cet incroyable dédain de tous les problèmes politiques ? Où trouverez-vous encore cette volontaire ignorance, cet épicuréisme intellectuel, cette incorrigible quiétude en face des plus pressans périls ? Où trouverez-vous ce pouvoir débonnaire qui se croit dispensé d’agir et s’imagine que l’administration toute seule, pourvu qu’elle soit paternelle et honnête, peut suppléer à l’art si redoutable de conduire les destinées d’un peuple ? Ce qui caractérise aujourd’hui l’esprit public en Autriche, c’est quelque chose de vaillant et de résolu. Au lieu d’éloigner comme des fantômes importuns tous les problèmes qui le harcèlent, l’esprit de l’Autriche s’est accoutumé à regarder l’ennemi en face, il est entré sans crainte dans le monde des choses réelles. Je ne parle pas seulement de la vieille discipline militaire et de ces patientes armées qui ont si rapidement vengé leur défaite ; je parle avant tout des ressources morales, je suis surpris d’avoir à signaler tant de décision et de vigueur chez ce peuple qui redoutait hier le moindre bruit des choses du dehors, et semblait chaque jour se retirer du sein de la famille germanique.

Ce changement si complet dans les allures d’un grand pays, ce rapide passage de la mollesse à l’action et de l’indifférence à l’audace tient certainement à des causes profondes. Que l’armée autrichienne ait opposé sur tous les points une résistance victorieuse à la démagogie, que Windischgraetz, Radetzky et Jellachich aient maintenu l’intégrité du territoire au moment où tous les liens étaient brisés et toutes les autorités méconnues, il n’y a pas là de quoi nous étonner beaucoup ; l’esprit militaire a toujours été, en temps de révolution, le gardien de l’honneur, le dernier refuge de la discipline et de la force. Par malheur, cette suprême raison des sociétés aux abois, la force toute seule, ne peut guère fonder un établissement durable. Abattre les barricades n’est rien, tant qu’on n’a pas relevé les croyances et les mœurs, qui sont la tutelle des états. Or, quelque chose se fonde en ce moment dans la monarchie autrichienne ; une certaine idée, une certaine puissance morale commence à grandir pour le salut de ce pays ; laquelle ? Le sentiment très vif de la mission de l’Autriche et des services qu’elle seule peut rendre. S’il y a un lieu commun en vogue chez les démocrates, c’est bien la tyrannie de l’Autriche, c’est le joug impitoyable qu’on l’accuse de faire peser sur les races diverses dont se compose l’empire. La démagogie française n’a jamais brillé par l’intelligence des questions extérieures ; au pouvoir comme dans la presse, elle a fait mille fois ses preuves et donné sa mesure. Ce joug odieux contre lequel on s’indigne si fort est précisément la sauvegarde de toutes ces populations réunies, et le démembrement de la monarchie autrichienne serait le signal de leur ruine. La faute immense de l’Autriche avant la révolution de mars n’est pas d’avoir opprimé les Slaves ou les Magyars, mais d’avoir fermé volontairement les yeux au travail intérieur qui régénérait ces peuples, d’avoir laissé grandir ce mouvement sans étudier les problèmes inconnus qu’il apportait ; de là ses embarras sans cesse renouvelés, cette continuelle politique d’expédiens et d’ajournemens, et enfin, à l’heure du péril, cette surprise profonde qui ne s’est dissipée qu’au bout de six mois, après une triple explosion de l’esprit révolutionnaire. Cette faute, avec le châtiment qui l’a suivie, devait être un enseignement lumineux ; aussi, malgré les invectives des démagogues, la mission de l’Autriche est-elle désormais manifeste à tous les regards. C’est à elle de grouper en faisceaux les peuples de l’Europe orientale, de protéger leur développement légitime, de les conduire dans les voies de la civilisation, de se les attacher par la reconnaissance et l’intérêt, de les sauver enfin ou de la barbarie de l’isolement ou du redoutable protectorat de la Russie. Voilà sa mission, et comme il n’y a pas de plus grande force en ce monde que d’avoir un but à poursuivre, le jour où l’Autriche comprendra sérieusement cette tâche nouvelle, elle sera plus qu’à demi transformée.

On doit espérer que le gouvernement autrichien, réveillé déjà par tant de secousses fatales, entrera avec suite dans cette politique féconde. Ce qu’il y a de certain, c’est que la nécessité l’exige et que les populations l’y convient. Un symptôme bien important, en effet, des modifications qui s’opèrent au sein de la conscience publique, c’est la foi de ces différens peuples, Tchèques, Illyriens et Magyars, dans le rôle que la Providence et l’histoire ont assigné à la monarchie des Habsbourg. Au milieu de l’effervescence de 1848, et en dépit des excitations démagogiques, les peuples autrichiens n’ont cessé de croire à la mission du pouvoir central, à l’action efficace de son autorité ; les Tchèques de la Bohême et les Croates de l’Illyrie ont réclamé des droits nationaux : ils n’ont jamais songé à la destruction de cette monarchie qui est, ils le sentent d’instinct, une condition essentielle de leur existence. Que les prétentions des races diverses puissent avoir pour résultat l’affaiblissement de la monarchie, c’est une question à débattre ; on ne fixera pas en un jour les rapports de ces races entre elles et leur situation vis-à-vis de l’autorité commune ; il faut pour cela beaucoup de temps, beaucoup d’études, et peut-être des expériences qu’on sera obligé de recommencer plus d’une fois ; il est clair du moins que, si les prétentions peuvent être souvent dangereuses, les intentions sont toujours bonnes, et que les plus fiers d’entre ces peuples visent à la transformation, non pas au démembrement de l’Autriche. Les Magyars eux-mêmes, cette brillante et hautaine aristocratie qui a tenu tout l’empire en échec, pense-t-on qu’elle ait pris les armes pour conquérir une indépendance absolue ? Ce serait confondre à plaisir toutes les phases de cette malheureuse guerre. Au commencement de la lutte, quand aucun élément étranger ou factice n’était venu troubler les premiers sentimens de la révolte, les Hongrois invoquaient sans cesse la gloire et le salut de la monarchie : singulière insurrection, respectueuse pour la puissance impériale, et bien décidée à la reconnaître après l’avoir battue ! Le résumé de ces luttes confuses, c’est une rivalité de races qui tendent au pouvoir, qui veulent s’y faire la place la plus large, mais qui n’ont point d’intérêt à le détruire. Quand les révoltes marchent au secours de Vienne le 9 octobre 1848, une proclamation signée du président de l’assemblée nationale de Hongrie et du commandant supérieur de l’armée déclare naïvement ce principe « Nous sommes convaincus, s’écrient-ils, qu’en chassant de l’Autriche l’armée de Jellachich, nous rendrons le plus grand service et à la liberté d’un peuple frère et à la dynastie des Habsbourg. L’armée hongroise est prête à vivre et à mourir pour la monarchie autrichienne ! » Ces dispositions se prolongèrent long-temps ; il fallut, pour les modifier, que la guerre de Hongrie changeât complètement de caractère, il fallut que la démagogie européenne, vaincue à Paris, à Berlin et à Vienne, fît alliance avec l’aristocratie des Magyars, et qu’une lutte nationale devînt une campagne révolutionnaire. Lorsque M. Kossuth, ouvrant la diète à Debreczin le 14 avril 1849, proposa et obtint la déchéance des Habsbourg, ce n’était plus l’ancienne Hongrie qui répondait par ce décret aux paroles enflammées du tribun, c’était la Hongrie telle que les passions du moment l’avaient faite. Ces explosions de la vengeance n’empêchent pas l’antique foi des peuples de persister dans l’ombre. Cette foi dans la nécessité de l’empire n’est pas morte ; elle renaîtrait au besoin, s’il était vrai qu’elle se fût effacée. Malgré tout le sang précieux versé de part et d’autre, les haines, si ardentes qu’elles soient, ne mettront pas obstacle à une conclusion imposée par la nature des choses. Puisse une lutte pacifique s’ouvrir entre ces races, puisse une émulation féconde succéder aux horreurs d’une lutte impie et faire disparaître à jamais tous les souvenirs néfastes ! Tel est le but indiqué, et, si rien ne serait plus honorable que le succès d’une telle entreprise, il faut ajouter surtout que rien ne serait plus nécessaire : ce qui sera un titre de gloire est en même temps la condition du salut. Dans une situation si pressante, avec les ressources qu’elle s’est acquises, et l’ardeur qui la soutient, comment ne pas espérer que ce grand idéal réglera désormais la politique de l’Autriche nouvelle ?

La politique de l’Autriche ! ces mots seuls révèleraient un progrès considérable. L’Autriche n’avait pas de politique avant les événemens terribles qui l’ont rappelée au sentiment de ses devoirs : on administrait à Vienne, on ne gouvernait pas. Quand une nation est soumise à une autorité sans contrôle, et que, soit par son développement intérieur, soit par l’influence de ses voisins, elle offre pourtant une sorte de résistance passive, il arrive presque toujours que le pouvoir, malgré tous les privilèges dont il jouit, est forcé peu à peu de remplacer la politique par l’administration. Gouverner au nom des principes de l’absolutisme, diriger systématiquement l’Autriche dans les voies des régimes évanouis, était-ce possible au milieu du développement intellectuel de l’Allemagne et sous le regard de la Prusse ? Il n’était guère plus possible de changer de principe ; l’Autriche n’était pas préparée au rôle de puissance libérale, et, à supposer même qu’elle eût pu l’être, la Prusse, en s’emparant de cette position, l’avait fermée à sa rivale. Arrêtés ainsi de toutes parts, les hommes d’état autrichiens se résignèrent à ne plus gouverner ; l’administration devint le but du pouvoir : administration douce, honnête, paternelle sur bien des points, routinière et défiante pour tout ce qui tenait aux questions générales. Les événemens de 1848 n’ont que trop mis en lumière cette fausse situation de l’ancienne Autriche, et les aveux des hommes les plus favorables à ce système ont confirmé hautement les révélations des faits. J’ai sous les yeux un ouvrage fort instructif, la Genèse de la Révolution en Autriche, qui contient sur ce point de précieux renseignemens. L’auteur, qui n’a pas voulu se nommer, est-il, comme on l’assure, un des hommes d’état de l’ancien régime ? Si ce n’est un des ministres, c’est au moins un homme qui a coopéré long-temps à la gestion des affaires ; son livre est un plaidoyer pro domo suâ, une défense de l’administration antérieure au 13 mars 1848 ; le ton en est grave et triste, et des plaintes, des regrets, des confessions naïves viennent sans cesse donner au récit un intérêt inattendu. C’est l’auteur lui-même qui jette ce cri arraché par l’évidence : « Nous ne gouvernions pas, nous avions une administration intègre, nous n’avions pas l’impulsion première, la direction laborieuse et puissante qui devait imprimer le mouvement à l’état, qui devait prévoir les difficultés, résoudre les problèmes, suivre et gouverner les continuelles, transformations des choses. Les reproches que s’est attirés l’Autriche, ce n’est pas l’administration qui les mérite ; tout était bien dans les détails ; point d’injustice, point d’oppression d’aucune sorte, partout un scrupuleux respect de l’équité, partout aussi une surveillance minutieuse qui, remontant par les différens degrés de la hiérarchie jusqu’à l’empereur lui-même, rendait impossible la tyrannie des subalternes. Qu’est-ce donc qui nous a valu de trop légitimes accusations ? L’ensemble, la machine tout entière, machine compliquée, pesante, inhabile à se mouvoir. »

Tel est, dans les termes mêmes qu’emploie l’auteur, le résumé de ce curieux livre. Ne faut-il pas que la situation soit bien différente, et qu’une vive lumière se soit faite, pour que cette déclaration ait pu être si nettement formulée ? Les événemens d’ailleurs avaient parlé assez haut. Cette absence de gouvernement, cette impuissance absolue des hommes qui devaient donner la direction ne devint que trop manifeste dès les premières heures de la crise. Pendant cette inextricable confusion du 13 mars au 31 octobre 1848, pendant cette longue anarchie que trois révolutions successives rendent parfois plus violente, l’administration, réduite à elle-même, ne pouvait rien arrêter, et le gouvernement, bien qu’entre les mains d’hommes nouveaux, avait l’air d’un fantôme. Ce n’était pas comme chez nous, de février à juin, le gouvernement du hasard ; ce n’était rien. Il n’y a pas eu à Vienne de 16 avril, de 15 mai, de 24 juin ; on n’a pas vu la société, après la stupeur du premier désastre, se réveiller peu à peu et se défendre ; il n’y a eu qu’une série progressive de révolutions toujours victorieuses.

Au milieu de ces désordres inouis, les essais, les tâtonnemens, les illusions de l’autorité, sont un des plus singuliers spectacles qu’ait donnés l’Europe ; parmi tant d’expériences qui ne doivent pas être perdues, la conduite du pouvoir à Vienne, du 13 mars à la fin d’octobre, est certainement une des plus étranges et des plus instructives. Les documens commencent à abonder sur ce point. Révolutionnaires, libéraux, hauts fonctionnaires de l’état, tous ont contribué, par leurs souvenirs personnels, à mettre en lumière l’incertitude profonde des conseils supérieurs. L’auteur de la Genèse de la Révolution a éclairé plus que personne cette terrible époque. Après avoir loyalement signalé les vices de l’ancien régime, il soumet à une critique intelligente et ferme tous les actes du pouvoir pendant cette période de dissolution et de ruine. Ce n’est pas une œuvre de rancune, aucune passion haineuse n’enflamme l’auteur ; il ne formule point d’accusation contre les hommes ; il note seulement avec une tristesse sentie les fautes désastreuses qui furent alors commises, il signale chaque défaite de l’autorité, il dévoile les causes de cet abaissement continu, et cette calme exposition des faits répand sur le tableau une désolante lumière. Il est désormais hors de doute que le ministère Pillersdorf, continuant par son optimisme la quiétude d’autrefois, entretenait l’anarchie en voulant faire le bien, et que, sans l’inertie du pouvoir, la patente constitutionnelle du 15 mars, cette victoire inespérée et plus que suffisante, à coup sûr, pour les besoins démocratiques du pays, n’eût pas fait place à la dictature d’une démagogie aveugle. Ce qu’on faisait ici par ostentation théâtrale, on le faisait à Vienne avec la complaisante paresse du caractère autrichien ; on avait l’air de jouer avec la révolution. Ici, on montait sur des tréteaux, on organisait des mascarades, bulletins et discours ministériels pindarisaient à l’envi pour cacher l’incapacité des gouvernans ; là-bas, de la meilleure foi du monde, on s’abstenait, et quand la position était si belle, quand le gouvernement constitutionnel pouvait si facilement établir ses bases, on faisait bénévolement mille avances à la révolution démagogique. La fuite de l’empereur Ferdinand au 17 mai, la nomination de l’archiduc Jean à une sorte de gouvernement intérimaire, le pouvoir divisé entre le ministère et l’archiduc, l’imperturbable confiance de M. de Pillersdorf, les privilèges inouis accordés aux clubs, qu’est-ce que tout cela, sinon des invitations à l’anarchie ? L’anarchie y répondit, et l’issue fut sanglante ; depuis le ministère Pillersdorf jusqu’aux journées d’octobre, la société autrichienne roule sur une pente qui devait aboutir aux abîmes ou aux répressions sans pitié.

Malgré le désir qu’il avait de trouver quelque part un simulacre de résistance intelligente, malgré le soin qu’il met à la chercher, l’auteur de la Genèse de la Révolution est obligé de déclarer avec tristesse que l’armée seule a fait son devoir. La première défaite de l’esprit tionnaire à Vienne, c’est la prise de la ville par le prince Windischgraetz. Au milieu de ces désordres de l’Autriche centrale, si les provinces, abusées par les tribuns, ne se sont pas détachées de l’empire, c’est à la force militaire, là comme partout, qu’il faut rapporter ce résultat. Vaincue à Vienne le 31 octobre seulement, la révolution avait été écrasée le 14 juin dans la capitale de la Bohême. Le bombardement de Prague est même la première grande victoire remportée en Europe sur la démagogie ; c’est la première fois que la révolution de 1848 a senti sur sa poitrine la pointe de i’épée vengeresse. Le secours de l’esprit militaire ne suffisait pas cependant au salut de cette monarchie environnée d’embûches ; le jour où l’empereur Ferdinand, bien que dans la force de l’âge, abandonna la couronne à son neveu, il confessa hautement que les anciennes voies ne pouvaient plus être suivies, et tous les esprits sensés purent espérer que la politique entrerait dans une période nouvelle. Ainsi, trois faits principaux, correspondant à trois phases très distinctes de cette histoire, résument la situation de l’Autriche : d’abord, cette société engourdie est brusquement secouée et mise dans la nécessité d’agir ; puis, au milieu des tâtonnemens du pouvoir, c’est l’esprit militaire qui sauve la monarchie ; enfin, après le mois d’octobre, les vieilles habitudes paraissent abandonnées, l’ancienne administration abdique avec l’empereur Ferdinand, et un ministère se forme, qui, aspirant désormais à gouverner, poursuit à ses risques et périls une solution quelconque des problèmes publics.

Ce livre de la Genèse de la Révolution est un symptôme important, il représente le réveil de la conscience générale en Autriche ; il renferme les confessions, les regrets, et finalement l’abdication du vieil esprit qui administrait cet empire avec une si funeste insouciance. Le vieil esprit abdique en se transformant ; il s’incline devant les nécessités nouvelles, et se rattache sans hésitation au gouvernement constitutionnel. Il y a aussi en Autriche tout un parti qui suit la même direction : bien que dévoués par habitude et par amour de l’ordre au régime qui a disparu le 13 mars, une foule d’esprits intelligens et graves ont compris, à la lueur sinistre des révolutions, que les conditions de l’ordre ont désormais changé. Ils apportent, comme l’écrivain dont nous parlons, un concours loyal, une adhésion sérieuse et réfléchie au gouvernement qui se forme. Seulement, et c’est bien leur droit, à ce concours qu’ils ne refusent pas, ils ont la prétention de mettre un pris élevé ; ils veulent surveiller le régime nouveau, le soumettre à une critique décidée et droite, lui demander compte de ses fautes, créer enfin ce parti conservateur, ce parti d’une résistance, non pas hostile, mais bienveillante et sage, qui est indispensable à la pleine exécution du régime parlementaire. L’auteur de la Genèse de la Révolution, en examinant avec une haute et impartiale raison la conduite du ministère Pillersdorf, a donné un exemple doublement salutaire ; il a maintenu sa complète indépendance, tout en se résignant avec sincérité aux transformations de l’état. Cette résolution si nette, cet amour si décidé du vrai, cette absence de toute récrimination passionnée chez un des chefs du parti vaincu, attestent les dispositions austères de la pensée publique. Errando discimus, cette formule stoïque inscrite à la première page de son livre n’est pas une formule vaine ; elle remplit tout l’ouvrage et lui donne une vie singulière. Comme un esprit abusé qui revient au sentiment des choses réelles, l’auteur est impatient de pénétrer les causes et le caractère des catastrophes récentes. Ce ne sont pas les révolutionnaires qui ont fait tout le mal ; ils ont eu des auxiliaires qui ne s’en doutaient pas ; voilà ce qu’il faut oser dire, et en effet le publiciste anonyme répète, comme une sentence, le vers d’Horace :

Iliacos intra muros peccatur et extra

Il est manifeste enfin qu’une seule inspiration l’anime, le désir de bien comprendre la situation présente, l’intention de se soumettre en bon citoyen aux nécessités impérieuses, sans renoncer à son libre arbitre. N’est-ce pas là un fait digne de remarque chez le représentant d’un parti qu’une longue habitude du pouvoir absolu devait rendre sourd à tous les bruits du siècle ? Et ne voit-on pas là une vivante image de cette régénération de tout un pays ?

Il serait curieux, en vérité, que l’ancienne opposition libérale allemande eût moins bien profité de l’enseignement de 1848 que l’absolutisme lui-même. Cette opposition était généreuse et honnête ; mais avait-elle un sentiment vrai de ce qui manque à l’Allemagne du midi ? L’événement a prouvé le contraire. Elle adressait au gouvernement autrichien maints reproches qu’elle méritait autant que lui. Elle l’accusait de ne pas connaître le pays, de ne pas tenir compte des progrès du siècle, d’ajourner toutes les questions, de prendre une sorte d’administration de ménage pour les devoirs sérieux de la politique. Or que faisait-il, ce parti lui-même, lorsqu’il se payait de phrases sonores et de je ne sais quelles aspirations confuses ? La poésie a été long temps l’organe de cette opposition, d’abord parce que la presse n’était pas affranchie, et surtout parce que les désirs du libéralisme, trop indécis pour inspirer un publiciste, trop vagues pour subir l’épreuve du grand jour, couraient beaucoup moins de risques à se traduire dans la langue des rêveurs. C’était M. Nicolas Lenau, imagination ardente, esprit tourmenté, qui ressentait comme une injure présente les vieilles iniquités du moyen-âge et célébrait avec un sombre enthousiasme les révoltés ou les martyrs de la pensée, Savonarole et Joachim de Flores. C’était l’aimable et sympathique chantre de la Bohême, M. Maurice Hartmann. C’était surtout le chef de la poésie politique en Allemagne, M. le comte d’Auersperg, plus connu sous le pseudonyme d’Anastasius Grün. M. d’Auersperg était l’honneur de la poésie allemande et du libéralisme autrichien. Ses Promenades d’un poète viennois, publiées il y a vingt ans environ, avaient donné un ébranlement salutaire aux intelligences, et tous les ouvrages qui ont suivi ce premier recueil particulièrement le Dernier Chevalier et le Niebelunq en frac, étaient comme des événemens politiques dans cette somnolente société. Quelle que fût cependant la sereine élévation de sa pensée, on peut se demander aujourd’hui si M. le comte d’Auersperg avait bien compris le rôle auquel il aspirait. Lui-même, n’en doutons pas, éclairé par tant de crises inattendues, il dut se dire plus d’une fois que l’idéal chanté dans ses poèmes n’était pas le but véritable où son pays devait tendre. Quel était donc cet idéal proposé à l’Autriche avec une si charmante poésie ? Toujours le gouvernement paternel, toujours ces rêveries d’une société patriarcale, exploitées dans l’Allemagne du nord par un esprit tout différent, de telle sorte que le piétisme de Berlin et le libéralisme de Vienne semblaient se confondre dans la même chimère. Il y a autre chose à faire aujourd’hui que de prolonger ces rêves enfantins. La prédication libérale en Autriche avant 1848 n’était pas moins éloignée du but que le gouvernement lui-même ; elle tournait dans le même cercle, elle se berçait des mêmes songes ; ministère et opposition libérale, tout désormais doit changer de terrain, tout ce qui veut mettre la main aux affaires de ce pays est tenu de s’engager résolûment dans les voies laborieuses ouvertes pour long-temps encore à la monarchie des Habsbourg.

Je ne sais si l’on doit espérer un tel progrès de l’ancienne opposition, de celle-là du moins qui confiait à des poètes l’expression de ses rancunes ou de ses songes. Il y a une inspiration fort commode pour la poésie politique ; on chante vaguement les réformes, la liberté, les droits du peuple, et si l’on possède une certaine facilité d’enthousiasme, si l’on manie habilement une langue souple et sonore, on recueille sans peine les applaudissemens de la foule. Cependant une crise peut éclater ; ces droits invoqués si haut, on les possède enfin quel usage en fera-t-on ? quel parti va-t-on prendre au milieu des secousses de la patrie ? Rêves et métaphores ne suffisent plus ; il faut penser, il faut agir : c’est alors que le poète politique est singulièrement embarrassé. Combien il aimerait mieux cet ancien régime qui lui fournissait de si beaux poèmes ! Comme il se serait accommodé de l’attaquer éternellement, de lui adresser sans fin de banales remontrances ! Et que le triomphe arrive mal à propos ! Il s’était fait un lit commode au sein d’une opposition à la fois paresseuse et fêtée ; maintenant les révolutions lui imposent d’autres habitudes, et, sans respect de sa gloire, le contraignent à se montrer sérieux. O désolation ! toute la société se transforme, tous les esprits se redressent ; pour conserver sa place, le voilà obligé, lui aussi, de devenir autre chose qu’un grand enfant occupé de futilités prétentieuses. Bien des poètes assurément ont dû éprouver ces plaisantes angoisses, puisque le plus habile et le plus honoré d’entre eux, M. le comte d’Auersperg, vient de publier un poème conçu manifestement avant les révolutions de 1848, et que ces révolutions auraient dû supprimer. Il y a deux choses très distinctes dans ce poème, comme dans tous les ouvrages de M. d’Auersperg d’un côté, l’éclat de l’imagination et de l’art ; de l’autre, le fond même de la pensée, l’intention secrète qui se retrouve toujours sous les caprices de l’écrivain. À la fois poète et homme de parti, M. d’Auersperg n’a jamais permis à ses croyances politiques de gêner les inventions de sa fantaisie ; il est artiste avant toute chose. Or, si l’on doit louer dans ces pages étincelantes tout ce qui est imagination pure, il n’est plus possible, après les cruelles épreuves qu’on vient de subir, de dissimuler les graves méprises du publiciste.

Qu’est-ce donc que ce poème, le Curé de Kahlenberg ? Le héros de l’auteur est une des plus bizarres, figures du moyen-âge. Rappelez-vous un de ces compères sans soucis dont les incartades attestent la familiarité des vieux siècles ; ajoutez au type ordinaire ce qui est particulier à l’Allemagne du sud, la dévotion, le bon sens et le cynisme marchant de front ; composez enfin de tout cela une verte nature chez qui la jovialité la plus sensée s’épanouit en des extravagances sans nombre voilà le personnage dont M. d’Auersperg a voulu transformer la légende. Ce Rabelais viennois, assurent les chroniques, vivait au commencement du XIVe siècle, et les souvenirs de sa gaieté, la tradition de ses folies conservée de bouche en bouche ou consacrée dans des fabliaux, en ont fait un des personnages les plus populaires de l’ancienne Autriche. Son nom était Wigand. Le burlesque et audacieux fondateur de l’abbaye de Thélème n’est connu en France que des lettrés ; le curé Wigand est en Autriche un masque aussi bien venu de la foule que des artistes, sa biographie n’a pas de secrets pour le peuple de Vienne. On sait combien le moyen-âge, à côté des figures les plus saintement sublimes, a produit de ces grotesques héros ; l’Autriche fournirait une liste nombreuse à ce catalogue, et le curé de Kahlenberg n’est pas le seul Viennois, il s’en faut bien, qui se présente avec ces bruyans grelots devant la postérité. Il y a deux noms inséparables du sien, le duc Otto et le poète Nithard. Le duc Otto, que l’histoire a surnommé Otto-le-Joyeux, était l’ami du curé de Kahlenberg ; le poète Nithard n’a vécu que cent ans après, mais la légende a brouillé les dates, et ces trois personnages ne composent qu’un seul groupe dans l’imagination du peuple. M. d’Auersperg n’a pas voulu être plus exact que la légende le poète Nithard, le duc Otto, le curé Wigand forment, dans cette partition, un trio étincelant de bouffonnerie et de verve. Seulement, cette bouffonnerie et cette verve sont-elles bien à leur place ? Si l’auteur a voulu faire une peinture railleuse du présent, ses héros, sous leur masque puéril, ne ressemblent-ils pas à des revenans d’un autre siècle ? Si ce sont des conseils qu’il donne à l’état sous les voiles prétentieux du symbole, ces conseils sont-ils dignes de la gravité des circonstances et de la virile énergie de l’esprit nouveau ? Le conseiller est-il lui-même dans le droit chemin ? Le rêveur pantagruélique est-il bien sûr de ne pas être dépaysé depuis tantôt trois ans ? J’ai grandement peur que M. d’Auersperg, malgré la distinction de son talent, ne soit resté le même quand tout le monde a changé.

Voyez d’abord comment il comprend le rôle du poète, car c’est au poète Nithard qu’est consacré le premier livre de la trilogie. Nithard, dont on montre encore le tombeau dans l’église Saint-Étienne de Vienne, était le chanteur de l’aristocratie, et c’est surtout par ses querelles avec les paysans qu’il s’est rendu célèbre. Son grand plaisir, dit-on, était de jouer force tours aux crédules populations des campagnes ; de là, entre le trouvère et les manans, toute une guerre burlesque. Le chant intitulé Guerre des Paysans nous montre la lutte ouverte ; les paysans et le poète sont aux prises, et l’avantage, comme on pense, est du côté de l’esprit et de la ruse. Le poète Nithard, profitant de la crédulité de ses ennemis, leur inspire des folies singulières. À ceux-ci il annonce que l’ère du paradis terrestre va s’ouvrir, il leur persuade de quitter leurs vêtemens, et les entraîne sur ses pas, aux sons de ses cantiques, dans le costume d’Adam avant la chute. À ceux-là il prêche la pénitence avec des paroles si persuasives, avec de si effrayantes images, que ces bonnes gens s’empressent de se flageller eux-mêmes jusqu’au sang ; il y en a d’autres qu’il affuble de robes noires pendant leur sommeil, et moines, flagellans, adamites, promènent par les campagnes, à la grande joie de Nithard et de ses compagnons, la plus étrange mascarade qu’on puisse voir. Tout cela est raconté avec grace, avec esprit, nous le voulons bien ; mais la grace et l’esprit touchent ici de bien près à la frivolité. Le second chant, intitulé Otto, nous transporte heureusement sur un théâtre bien différent ; le duc d’Autriche, Albert-le-Sage, a chargé le duc Otto, son frère, d’aller recevoir le serment de fidélité de ses vassaux de Carinthie. Tel est le vieil usage, tel est le vieux droit. Ce n’est pas la Carinthie qui doit envoyer ses représentans à Vienne, c’est le duc d’Autriche qui est tenu de venir lui-même recevoir la couronne et le serment de vasselage. Le duc Otto est parti, accompagné du poète et du curé. Le voici dans les montagnes, devisant avec ses deux amis, abrégeant la route par maintes confabulations pantagruéliques ; mais insensiblement la majesté des Alpes, la religieuse beauté des forêts et des solitudes ouvre l’aine du joyeux duc à de plus hautes pensées. Son éducation royale se fait au milieu des fortes populations de la montagne, en présence d’une vierge et magnifique nature. C’est le curé Wigand qui a les honneurs du troisième livre, et ici la fantaisie vient encore se substituer à l’inspiration sérieuse. Nous sommes revenus à Vienne ; Otto gouverne l’Autriche ; Nithard continue de chanter le printemps, et Wigand est installé dans son presbytère de Kahlenberg ; ce presbytère, c’est proprement une abbaye de Thélème, et le curé Wigand ressemble fort au frère Jean des Entomeures. Les architectes du moyen-âge ne craignaient pas d’introduire les plus audacieuses bouffonneries dans leurs saintes constructions gothiques ; on ne s’étonnera pas que le curé de Kahlenberg ait consacré son église par des repas et des danses d’une bonhomie burlesque. Il y a des instans où l’église tout entière semble se conformer à la pensée du joyeux personnage ; les statues font des grimaces, les figures des vitraux éclatent de rire, c’est toute une ronde extravagante. Le curé de Kahlenberg finit cependant comme le poète Nithard et comme le duc Otto : il devient grave, les pensées sérieuses se dégagent de la folie qui les recouvre, et le brave homme écrit le journal de ses méditations. La dernière scène nous représente les trois amis, le duc, le poète et le curé, dans le presbytère de Kahlenberg. Le verre en main, animés par la dive bouteille, animés surtout par le feu des saillies qui se croisent, les vieux compagnons dissertent sur la vie humaine. Le résumé de cette philosophie, c’est une ardente improvisation du curé, un hymne au droit éternel, ou plutôt c’est une dernière explosion de bouffonnerie et d’enthousiasme ; il y a comme des éclairs inattendus au sein de cette bizarre obscurité ; on aperçoit comme des flammes soudaines au milieu des fumées de l’ivresse.

Si ce temps-ci pouvait s’accommoder de choses frivoles, si nous avions encore les loisirs qui ont vu naître la puérile école de l’art pour l’art, je dirais que le mérite de ce poème est surtout dans la forme, dans l’éclat un peu maniéré du style, dans les élégantes richesses des détails. Pour la conception même, quel jugement en porter ? Quelle est.au milieu de ces capricieuses arabesques la véritable pensée de l’écrivain ? M. le comte d’Auersperg dédie son livre à M. Nicolas Lenau, à ce noble poète dont la raison s’était voilée il y a plusieurs années déjà, et que l’Allemagne vient de perdre ; il lui dit :

« Bien que ta bannière fût d’un noir sombre, et la mienne couleur de rose, elles ne marchaient pas dans des rangs contraires. Toutes deux elles s’inclinaient devant la Liberté, qui avait filé leur tissu.

« Nous suivions ses traces jusque dans les sombres ravins du passé, toi à travers les sanglantes batailles de l’esprit, et moi par des sentiers plus heureux.

« Tu la voyais s’approcher comme sur un pont de glaives entre-croisés avec rage, et par des portes tendues de deuil ; moi, c’était le printemps qui me montrait sa route dans le pré, dans la forêt, sur la croupe des montagnes.

« Tout à coup la voilà qui parait radieuse au milieu de nous ; la voilà pure, magnifique, aussi puissante que l’ouragan, aussi douce et aussi riche d’espérances qu’un rayon de soleil printanier.

« Oh ! qu’il était doux de la voir ! Oh ! quel charme de la reconnaître ! Une seule chose me causait une poignante douleur : cette divine image, tu n’as pu la contempler ; le voile épais de la maladie avait éteint ton regard.

«… Mais la semence du bien fut emportée par les flots. Des flammes furieuses incendièrent le monde. O courte journée où la Liberté s’est montrée pure ! Une journée, ai-je dit ? ah ! quelques minutes à peine.

« Le singe stupide toucha à l’œuvre divine, il prit notre bannière et nos cris de ralliement ; la bêtise humaine s’écria : Et moi aussi, je suis libre ! Le crime s’empara des armes saintes.

« Alors, pénétrée de dégoût, la Liberté s’enfuit de ces lieux abominables. Oh ! puissent un jour les enfans de nos enfans retrouver ses traces disparues ! Toi du moins, au fond de ta nuit sombre, tu as emporté son image grande, pure, complète. Nous, hélas ! à côté de l’éclatante figure, nous apercevons toujours, enchaînée à ses pas, cette odieuse et grimaçante vision. »

Voilà certes de nobles paroles, voilà une douleur sincèrement sentie ; M. d’Auersperg comprend que les révolutions démagogiques de 1848 ont été partout la ruine de la liberté et du progrès. Ce n’est pas assez pourtant de détester le désordre : que veut le poète ? à quelle école de philosophie, à quel système de politique appartient son œuvre ? Ces trois chants contiennent tout un ensemble d’idées sur l’art, le gouvernement et la religion ; le poète Nithard, le duc Otto, le curé Wigand, expriment chacun l’opinion de M. d’Auersperg sur ces grands sujets, et la façon dont il les considère soulèverait assurément plus d’une objection sérieuse. Je résumerai tous les reproches dans un seul. La pensée fondamentale, la pensée qu’on retrouve à chaque page de ce livre, c’est une interprétation absolument fausse de l’idée de gouvernement, c’est une politique indécise et funeste dont les dangers ne sont aujourd’hui que trop clairement démontrés. M. d’Auersperg semble persuadé qu’il n’y a pas de gouvernement meilleur que le gouvernement patriarcal. Dans ce poème comme dans ses productions antérieures, il aime à représenter des rois, des princes, des hommes destinés au commandement, et les vertus qu’il donne à ses héros, les modèles qu’il leur propose, ce sont toujours les vertus propres à la famille, et non les qualités plus fortes, la science plus compliquée et plus haute qui est indispensable à la conduite des états. L’idéal de M. d’Auersperg, c’est un prince comme ce bon duc de Mersebourg qu’il a célébré dans le Niebelung en frac, c’est surtout ce joyeux duc Otto dont le Curé de Kahlenberg nous a tracé l’image. Quand Béranger chantait le roi d’Yvetot, il écrivait une satire ; les princes et ducs de M. d’Auersperg sont des rois d’Yvetot pris au sérieux. Bonnes gens, natures fades, intelligences sans prétentions et sans soucis, ces innocens pasteurs des peuples ressembleraient, sauf l’éclat de la poésie, aux bergers des idylles. Écartez ces ornemens où brille un travail si précieux, enlevez aux héros leur costume et le paysage où ils vivent, que restera-t-il de la création du poète ? Quelques personnages de Fontenelle. En défigurant ainsi l’idée de gouvernement, on est bientôt conduit à défigurer la religion. Tout cela se tient : le caractère sérieux et profond de l’état moderne étant si étrangement méconnu, la hauteur des institutions religieuses disparaît par l’application du même système. Que le moment est bien choisi, en vérité, pour recommander à l’Autriche la littérature enfantine du poète Nithard, le régime pastoral du duc Otto et la religion avinée du curé de Kahlenberg ! Quel merveilleux à-propos ! quel sentiment du présent et de l’avenir ! Et comment ne pas reconnaître là l’influence de cette vieille opposition qui énervait les esprits en leur procurant de trop faciles triomphes ? Si M. d’Auersperg se fût réveillé comme tant d’autres, il eût condamné ce poème à l’oubli ; s’il veut conserver sa place dans l’opinion, il faut qu’il renouvelle sa pensée par des œuvres viriles : le temps des banalités prétentieuses ne reviendra pas. Force est bien pour l’artiste le plus habile de suivre son temps, de marcher du même pas que la pensée de tous ; la satire ou la peinture du XIXe siècle exige autre chose que les graces maniérées de l’idylle, ou les confuses bouffonneries de Pantagruel.

Quelques poètes l’ont bien senti ; il est vrai que ceux-là n’appartenaient pas à l’ancienne opposition viennoise, et qu’ils n’avaient pas l’habitude de ces succès de parti si funestes à la fermeté de l’intelligence. Oui, parmi ces natures souvent creuses et sonores qui sont devenues partout ailleurs l’écho d’un siècle désordonné, parmi ces biles esprits qui croient mener le monde, tandis que le vent et la vanité les conduisent, il s’est trouvé en Autriche des poètes qui ont maintenu la dignité de leur mission. Ce qui caractérise presque par toute l’Europe la poésie du XIXe siècle, c’est l’éclat, la fantaisie, maintes choses brillantes et puériles ; ce n’est jamais une seule de ces vertus simples et fortes, jamais une de ces qualités viriles qui ont fait la grandeur et l’autorité des vrais poètes dans les époques sévères. De là ces infatuations risibles, ces palinodies effrontées, toutes ces incartades grotesques dont la France particulièrement a donné le spectacle à l’Europe ébahie. Bien de semblable en Autriche ; les poètes éminens de ce pays, ceux qui, par le succès de leurs œuvres et le retentissement de leur nom, étaient le plus exposés aux niaises ivresses de l’orgueil, n’ont pas oublié un seul jour le respect d’eux-mêmes. Ils n’ont emprunté qu’une seule chose à la révolution, une inspiration plus décidée et de plus mâles allures. Ces doux et paresseux rêveurs, ces artistes trop insoucians qui redoutaient comme une souillure le moindre contact avec les choses réelles, on les a vus tout à coup se jeter dans la mêlée et faire entendre, au milieu du sifflement des balles, des accens inattendus. Écoutez Grillparzer et Zedlitz : ce sont deux vieillards, deux têtes blanchies par l’âge, et personne n’a ressenti avec une émotion plus juvénile, personne n’a plus intrépidement exprimé l’horreur de la démagogie. Le premier est un sage harmonieux qui avait consacré plus d’une fois en dés drames touchans et purs la sereine élévation de sa pensée ; le second est une imagination brillante, qui suivait dans les forêts enchantées les traces d’Ariel et de Titania On reprochait à l’un sa gravité un peu froide, à l’autre l’élégance affectée et les subtiles recherches de son langage. Au premier bruit de l’émeute, Grillparzer et Zedlitz prennent en main l’héroïque lyre de Max de Schenkendorf et de Théodore Koerner, la lyre qui chantait les combats, l’honneur et la patrie allemande. Les campagnes d’Italie et de Hongrie ont eu leurs poètes, et il y avait quelque courage en 1848, en face des factions soulevées, à célébrer dans une cause si ingrate le patriotisme et le respect du drapeau. Certes, pendant cette douloureuse guerre du Piémont, tandis que les démagogues de Rome, de Florence et de Milan, toujours prêts à l’émeute et à l’assassinat, évitaient si prudemment les champs de bataille, nos sympathies étaient pour les seuls champions que la liberté constitutionnelle ait trouvés à leur poste nous suivions avec anxiété à Curtatone, à Vicence, à Peschiera et à Novarre le roi Charles-Albert et sa vaillante armée. Rien n’est plus facile pourtant que d’honorer un loyal adversaire ; nous n’avons pas gardé rancune à nos ennemis de 1813, à ces ardens poètes qui soulevaient contre nous toute l’Allemagne et qui ébranlaient à Leipzig la fortune de l’empereur : comment refuser notre estime à ceux qui, en 1848, défendaient ou chantaient le drapeau de leur patrie ? Ce qui me frappe surtout ici, c’est la franchise intrépide de ces écrivains, c’est ce premier mouvement qui les pousse sans hésitation et sans peur sous la bannière qu’ils doivent suivre. Toutes les idées étaient brouillées, tous les sentimens pervertis par les tartufes de la démagogie ; patrie, fidélité, honneur, ces mots sacrés étaient flétris par les tribuns, et nombre d’esprits honnêtes ne savaient où trouver leur voie au milieu des ténèbres que tant de sophismes épaississaient autour d’eux. Ceux-ci n’ont pas éprouvé de doute ; ils ont obéi à la sûre voix de l’instinct, ils ont suivi ces sentimens primordiaux auxquels il faut toujours revenir dans des temps comme les nôtres, où il y a des systèmes pour absoudre chaque passion mauvaise, des mensonges pour glorifier toutes les lâchetés, De là les saines inspirations des rouvres que je signale, de là ce ferme accent de vérité, mérite original assurément au milieu de l’hypocrisie universelle.

M. de Zedlitz a recueilli ses vers dans deux petits volumes qu’il a intitulés le Livre des Soldats. Le premier est consacré à l’armée d’Italie, le second aux adversaires des Magyars. Quand cette publication fut annoncée, il y a quelques mois, on pouvait craindre que l’auteur ne se fût associé aux vengeances dont le sentiment public en Europe fut alors si douloureusement ému. Il n’en est rien ; ce n’est pas après la victoire, ce n’est pas à l’heure des répressions cruelles que M. de Zedlitz s’est senti inspiré ; ses strophes ont reçu le baptême du feu, elles ont été dictées par les événemens, et elles accompagnaient l’armée sur les champs de bataille. Le Livre des Soldats doit même à cette circonstance le caractère particulier dont il est empreint ; il est si bien né sous les batteries italiennes, qu’il reproduit fidèlement toutes les pensées, toutes les ardeurs, pourquoi le taire enfin ? toutes les passions souvent injustes qui enflammaient les Autrichiens. Dans un brillant récit qu’on a lu ici même, M. de Pimodan confesse avec une grace militaire certains mouvemens de fureur, certaines explosions de ressentiment que sa générosité réprima aussitôt ; M. de Zedlitz ne réprime rien, il s’abandonne sans scrupule à toutes les violences de la lutte. Tantôt il frappe l’ennemi, tantôt il lui prodigue l’outrage. Le bruit de la fusillade éclate dans ses vers. Ses malédictions et ses cris de joie, ses emportemens ou ses sarcasmes respirent l’ardente ivresse de la poudre. Qu’il exalte les chasseurs tyroliens, ou qu’il accable de railleries amères la princesse de Belgiojoso et les amazones de Brescia, toujours la même passion l’emporte, toujours le poète est là, ironique, hautain, impitoyable, armé de paroles de feu et d’invectives qui tuent. S’il dépasse trop souvent les limites permises, l’excuse est dans la nature même de son œuvre ; son œuvre est un combat. Faut-il encore une autre justification ? N’oubliez pas le dégoût que produit chez les cœurs généreux le spectacle de la démagogie. Ce n’est pas seulement au nom de la patrie que M. de Zedlitz élève si fièrement la voix, c’est au nom de la liberté outragée, au nom de la civilisation éperdue. La liberté ! il la voit, il l’invoque dans le camp même de Radetzky. Quand il songe aux héros de la démocratie romaine, le camp autrichien est pour lui le camp de la liberté, la sauvegarde du droit, non pas certes du droit local, national, mais du droit humain, de l’éternelle justice partout foulée aux pieds des sombres milices du mal. La dernière pièce du recueil, les Soldats de la Liberté, exprime naïvement cette croyance, trop justifiée, hélas ! par les événemens de ces années démoniaques. « O sainte liberté ! s’écrie le poète, celui-là doit bien t’aimer, qui ne t’a pas prise en haine en te voyant ainsi entourée de hordes sauvages, d’assassins couverts de sang et d’impudens coquins ! C’est nous qui, les premiers, avons chassé les bandits ; la divine statue de la liberté, c’est nous, prêtres de l’honneur, qui lui avons rendu son éclat, c’est nous qui avons fait disparaître ses souillures sanglantes. Nous lui avons élevé un temple dont nos corps étaient les murailles, et sur les portes nous avons imprimé le sceau du droit éternel, du droit unique et commun à tous les hommes. » — Ces vers paraîtront étranges ; on ne s’attendait pas à voir la liberté appelée en témoignage par le Tyrtée de l’armée autrichienne. Qu’on y songe bien cependant le poète exprime avec résolution un sentiment qui n’est que trop vrai ; il jette un cri qui a retenti au fond de bien des urnes, et qui éclairera pour l’historien cette désastreuse campagne. Entre l’armée de Radetzky et les révolutionnaires de Milan ou de Rome, si l’on demande de quel côté était la liberté, l’hésitation n’est pas possible ; la liberté n’était ni à Rome ni à Milan. N’y avait-il pourtant que ces démagogues ? Oublions-nous les Piémontais ? Non, certes ; mais telle est l’horreur de la démagogie, que son apparition seule évoque immédiatement la vengeance et que toutes les causes intermédiaires disparaissent dans ce conflit. La démagogie est condamnée à ruiner tout ce qu’elle touche. En France, elle s’est chargée un jour de nos libertés et de nos progrès, et jamais la liberté n’a dû faire de plus cruels sacrifices, jamais le mouvement progressif de notre pays n’a été plus violemment arrêté. En Italie, la démagogie a pris sous sa protection la cause de l’indépendance italienne, et la cause le l’indépendance italienne est pour long-temps perdue. À ce point de vue, M. de Zedlitz n’a pas tort de le proclamer avec force ; puisque ses frères d’armes combattaient contre la démagogie, ils combattaient pour la liberté et pour le droit éternel !

Le volume consacré à la Hongrie est d’une allure moins véhémente. La pensée est grave, attristée, les entraînemens de la lutte ont disparu, et le triomphe, si cruellement acheté, est pour le poète une source d’inspirations douloureuses. On ne lira pas sans émotion une belle pièce intitulée le Soldat et le Voyageur. — Que fais-tu là ? dit le voyageur. — J’élève, dit le soldat, un monument funéraire ; je plante des cyprès sur la tombe des morts. — Pourquoi ces signes de deuil et non un trophée ? — Ne parle point de trophée ; ce sont nos frères dont les cadavres sont couchés dans ces sillons. — Ces frères nous ont trahis ; éloigne cette pitié inopportune ; sonnez, clairons, sonnez la victoire de la patrie ! — Non, non, poursuis ta route, ô voyageur ! et laisse-moi rassembler ces pierres en l’honneur de mes morts. Les joyeux clairons ne doivent pas sonner ici. J’aime ces vaillans Magyars, j’ai partagé leur gloire et leurs périls, je les ai vus vaincre, je les ai vus mourir bravement et fidèlement. Jadis ils pouvaient marcher le front haut à côté de ce qu’il y a de meilleur dans le monde. Où sont-ils maintenant ? La honte est leur compagne.

« Pourtant, ce n’est pas là leur place ! malgré toutes leurs erreurs, malgré ce souffle de l’abîme qui leur a renversé le sens, ils briseront bientôt une alliance honteuse, ils redeviendront pareils à leurs glorieux ancêtres. N’as-tu jamais vu bondir un cheval, quand il est fouetté par les frelons, quand l’insecte lui enfonce dans les oreilles, dans les naseaux, son dard empoisonné ? N’as-tu jamais vu le taureau, piqué par le taon, rugir, et de sa corne puissante fouiller la terre avec rage ? Chassez l’insecte qui le blesse, toute cette fureur est bientôt calmée. Ce peuple est bon, mais malédiction et ruine éternelle à ceux qui excitaient sa folle colère et qui l’ont abandonné quand l’heure de la mort est venue ! Elevez une colonne, un monument de honte, qui, du haut des cimes nuageuses des Carpathes, regarde au loin les vastes plaines où le sang coule par ruisseaux. Inscrivez-y en lettres gigantesques les noms des pâles coquins qui ont abusé ce peuple, qui l’ont précipité dans la misère et qui ont pris la fuite, oui, les noms de ces ravageurs de villes, de ces hyènes affamées, de tous ceux qui de ces populations heureuses ont tiré du sang et des larmes comme on tira du vin d’une tonne pleine, de ceux qui n’ont su tenir ni l’épée ni le fusil, et qui fuyaient le champ de bataille de toute la vitesse des chevaux, pendant que, leurs dupes tombaient vaillamment, la face ensanglantée. Inscrivez-les tous ! Comme le récit d’une grande action va de bouche en bouche à travers les âges, que la malédiction de leurs enfans accompagne leurs noms dans tous les siècles à venir ! Chaque fois que la tempête ébranlera les montagnes, la tempête les réveillera en secouant leurs cercueils, elle traduira leurs ossemens devant le tribunal, et l’histoire saura la vérité ; mais ceux qui n’ont fait que céder aux excitations, une même tombe doit les réunir à nos morts. — Et ceux qui vivent ? Eh bien ! voici notre main, pardonnons-leur. S’ils reviennent à nous, oublions leur courte honte, ne songeons qu’à leurs longues années de gloire. »

L’invective, comme on voit, tient au moins autant de place que la pitié dans ces poésies de M. de Zedlitz, et elle y prend souvent une grandeur singulière ; l’assassinat du comte Lamberg sur le pont du Pesth devait aussi évoquer chez le poète des paroles et des images vengeresses ; soyez sûr qu’il n’a pas manqué à sa tâche. Il n’y a pas manqué non plus lorsqu’à la fin de son livre il dessine vigoureusement les portraits de tous les généraux autrichiens, Windischgraetz, Radetzky, Jellachich, Haynau. Schlick, Nugent, Welden, Hess, Schwarzenberg. C’est comme une salle des maréchaux où le jeune empereur François-Joseph Ier occupe la première place. M. de Zedlitz ne se soucie pas de savoir s’il y a dans cette liste des personnages impopulaires, si certains noms ne réveillent pas des souvenirs qu’il vaudrait mieux écarter. Sans jeter de défi à ses adversaires, il est décidé à ne rien sacrifier de ce qu’il pense. Il excelle surtout à mettre en relief les actions d’éclat, l’intrépidité aventureuse ou tranquille, l’héroïsme rehaussé par la noblesse des cheveux blancs ; il y a de magnifiques portraits dans ses vers : ces deux vieillards, par exemple, qu’il appelle les deux aigles ; le maréchal-de-camp Berger, qui, après s’être battu contre nous à Leipzig à la tête d’un régiment hongrois, s’est vu forcé, trente-six ans plus tard, de sabrer les fils de ses vieux soldats, et le général Rukawina, qui, âgé de quatre-vingts ans, défendit si héroïquement Temeswar, pendant trois mois et demi, et mourut de joie subitement quand il sut que le général Haynau venait de délivrer la ville. Voyez encore, dans la pièce intitulée au Milieu des Tombeaux, toute une nécropole peuplée de figures martiales : le baron de Geramb, si célèbre par sa brillante audace ; le baron Boehm, frappé dans tout l’éclat de la jeunesse ; le vieux colonel Puchner, marchant sur l’ennemi la pipe à la bouche ; l’aumônier Roth, exécuté par les insurgés ; chacun est placé dans cette galerie funèbre avec les couleurs éclatantes ou sombres qui lui conviennent. Que vous semble d’une telle poésie ? N’atteste-t-elle pas une invincible ardeur de patriotisme ? Il y a surtout, et c’est précisément ce que j’ai voulu signaler, il y a dans les vers de ce poète, jadis si gracieusement efféminé, une hardiesse, une netteté de résolution vraiment extraordinaire. Nul symptôme ne dit mieux, selon moi, quelle rude secousse a éveillé les esprits.

Si les guerres d’Italie et de Hongrie ont inspiré à la poésie autrichienne des rouvres d’un caractère tout nouveau, les événemens de l’intérieur ont dû saisir aussi maintes intelligences et modifier profondément la physionomie des lettres. Quels enseignemens dans cette année 1848 ! Quelle vive et impitoyable clarté sur la société tout entière ! Les révolutions de 1848 se sont ressemblé presque partout ; elles ont pourtant certaines variétés qui les distinguent, car le propre de ces explosions démagogiques a été de faire éclater dans chaque peuple le mauvais côté de sa nature. Pour ne parler que de l’Allemagne, la révolution, pédante et impie à Berlin, a montré surtout à Vienne la crédulité populaire. Aucun peuple ne s’est laissé plus niaisement tromper par les tribuns, aucun ne s’est livré avec plus de complaisance, et n’a donné les mains à de plus étranges mascarades. Ne lui a-t-on pas persuadé qu’il était tenu d’applaudir à la révolte des Slaves de Bohême et à l’insurrection féodale de l’aristocratie magyare ? Une lutte est ouverte depuis longues années entre l’esprit allemand et ces différentes nationalités, qui veulent restaurer leurs vieilles traditions ; on a fait croire aux Allemands de Vienne qu’ils devaient se réjouir des progrès de leurs adversaires, que l’affaiblissement de leur propre influence était pour eux le plus beau des triomphes. Bonne race, gens débonnaires, la frénésie démagogique n’a pas eu de peine à les pousser dans la rue et à leur mettre les mains dans le sang ; cette bonté imbécile fournissait une matière commode aux entreprises des factieux.

Un poète distingué, M. Frédéric Halm, a été surtout frappé de ce caractère que présente la révolution viennoise, et il l’a exprimé en de beaux vers. M. Halm, comme M. de Zedlitz, vivait fort en dehors des événemens politiques et des questions sociales, avant que la révolution vînt briser le cercle où s’enfermait sa pensée. Fils d’un homme d’état éminent, M. Munch de Billinghausen (on sait que Halm est un pseudonyme) avait conquis une place brillante parmi les poètes de son pays ; il reproduisait surtout, et c’était pour beaucoup d’esprits une des principales causes de son succès, il reproduisait avec une fidélité singulière les défauts et les races de la société viennoise. Imagination sérieuse et élevée, au lieu de développer les dons qu’il avait reçus, au lieu de fortifier son talent et d’agrandir son art, il s’était abandonné sans résistance à cette mollesse, à cette effémination intellectuelle qui était la marque de l’ancienne Autriche. Ses drames, remplis d’abord de qualités touchantes, tels que Griseldis, le Fils du désert, attestaient dans une progression continue cette victoire d’une société énervante sur l’ame indécise du jeune artiste. La révolution l’a relevé comme tant d’autres, et ce qui lui est apparu tout d’abord au milieu du désordre général, c’est la prédominance de ce défaut qu’il avait partagé lui-même, c’est ce laisser-aller, cette sensiblerie du caractère viennois qui offre tant de prise aux excitations menteuses. « Le diable, s’écrie le poète, n’est pas aussi inventif qu’il veut le paraître ; il n’a pas, comme on le croit, mille tours dans sa gibecière ; une seule ruse lui suffit avec la pauvre humanité. Cette ruse unique, la voici : elle consiste à séparer en nous la lumière et la chaleur. Tantôt il aiguise notre esprit, et cet esprit si bien aiguisé, cet esprit froid, rusé, subtil, que le cœur n’échauffe jamais, est d’autant plus ardent au mal ; tantôt au contraire il éteint la lumière de l’intelligence et donne libre carrière aux puissances désordonnées de notre cœur ; de là les incohérentes songeries et les utopies insensées. Méchanceté adroite ! bonté stupide ! lumière froide et flammes ténébreuses ! voilà la ruine du monde. » Qu’en dites-vous ? n’est-ce pas là le tableau le plus vrai des révolutions de 1848 ? n’est-ce pas là, en Allemagne, le nord et le midi, le pédantisme hégélien et la niaiserie viennoise ? Et partout enfin, en Italie et en France comme chez les peuples germaniques, qui ne reconnaîtra dans cette formule l’action désastreuse des meneurs et la béate confiance des masses, pauvres troupeaux hurlant dans les ténèbres ? Il faut du moins que les dupes se ravisent, il faut que les esprits endormis se réveillent, et l’on aime à entendre ces accens virils chez ceux qui se laissaient aller jadis à l’assoupissement général. Le recueil des poésies de M. Frédéric Halm contient des pièces gracieuses, des récits pleins d’élégance et d’art pourquoi n’y trouve-t-on pas plus souvent la forte inspiration qui ose dénoncer le mal et le flétrir ? Toutes les fois que M. Halm se mesure avec la révolution, il est original ; des pensées plus hautes, de plus ardentes images viennent animer son style ; on sent qu’il est rempli alors d’émotions sérieuses, qu’il est aux prises, non pas avec les puériles fantaisies de son cerveau, mais avec les terribles apparitions de son temps. Or, s’il y a un devoir pressant à l’heure qu’il est, c’est de marcher vaillamment au milieu des systèmes, au milieu des mensonges de ce siècle troublé, et, comme le héros de Virgile au fond des enfers, d’écarter de l’épée tous les fantômes.

Cette résolution que nous révèlent dans les lettres l’ouvrage d’un publiciste dévoué naguère à l’ancien régime, les poésies militaires de deux écrivains occupés jadis de rêveries insouciantes, les inspirations mêmes du timide et affectueux Frédéric Halm ; cette résolution vigoureuse qui semble le caractère nouveau de l’Autriche, puisque nous l’avons trouvée partout, excepté chez le représentant attardé d’un parti qui n’est plus, elle éclate principalement chez les hommes qui ont reçu le dépôt de l’autorité après les événemens d’octobre 1848. Ce qui s’organise en ce moment dans l’empire autrichien, c’est quelque chose d’assez semblable à ce qu’était le gouvernement de 1830, c’est un pouvoir modéré, libéral, intelligent, et qui sera obligé de s’entendre avec les organes légaux de la nation. Après 1830, la lutte fut ardente entre te pouvoir et les agitateurs ; mais la haute sagesse d’un souverain éminent veillait alors aux destinées de la France, et la royauté avait trouvé presque aussitôt les ministres dont elle avait besoin. En Autriche au contraire, après le 13 mars 1848, il sembla que le pays était jeté au hasard dans le tourbillon révolutionnaire, jusqu’à ce que l’anarchie ramenât l’absolutisme. Heureusement ces craintes ne se réalisèrent pas. Le nouvel esprit de l’Autriche, cet esprit jeune, décidé, que les révolutions et les périls ont si promptement mûri, a suscité des représentans énergiques, lesquels, partis d’origines opposées et doués de qualités diverses, ont établi sur des bases durables le régime constitutionnel. Après les indécisions de M. de Kolowrath, après les faiblesses par trop naïves de M. de Pillersdorf, après les tentatives nécessairement impuissantes de MM. Dobblohf et Hornbostl, après tout ce tumulte enfin des six mois révolutionnaires, on a vu tout à coup paraître un ministère intelligent et résolu, le premier qui ait relevé en Autriche, je ne dis pas tel ou tel système, mais l’idée même de gouvernement. C’est M. le prince de Schwarzenberg qui est l’ame de ce ministère, c’est lui qui a eu l’honneur d’imprimer cette direction féconde à son pays.

M. le prince de Sçhwarzenberg est un caractère élevé, une intelligence droite. Il appartenait avant 1848 à ce parti qui ne prévoyait pas les catastrophes prochaines, mais qui, se redressant avec fierté sous le coup de la révolution, a osé regarder le péril en face. Il était attaché à M. de Metternich et avait représenté sa politique à la cour de Russie. Quand la révolution de mars 1848 eut dévoilé les vices de l’ancien ordre de choses et fait connaître les obligations de l’Autriche régénérée, M. de Schwarzenberg comprit immédiatement la gravité de sa tâche. Esprit élégant et mondain, tout entier jusque-là aux devoirs spéciaux de ses fonctions et aux plaisirs d’une existence princière, il comprit qu’une vie nouvelle allait commencer pour ceux qui aspiraient à se rendre utiles. Les journaux et les pamphlets de la démocratie ont prétendu que M. de Schwarzenberg était, après les événemens de mars, le centre d’une réaction absolutiste ; il était simplement l’aile d’un parti sérieux qui voulait connaître les devoirs et les intérêts nouveaux, et qui espérait bien un jour, après cette préparation féconde, arracher la liberté constitutionnelle à la dictature des factieux. Son jour n’était pas venu, il attendait. C’est seulement après le 31 octobre que le rôle de M. de Schwarzenberg devenait possible. Désigné au choix de l’empereur par la vigueur de son attitude et ses facultés brillantes, il accepta la tâche dont il mesurait toutes les difficultés. Le programme de M. de Schwarzenberg, lu à l’assemblée de Kremsier dans la séance du 27 novembre, peut être considéré comme l’installation définitive de la monarchie constitutionnelle en Autriche. « Messieurs, disait le ministre aux députés de la diète, lorsque la confiance de l’empereur nous a appelés au conseil de la couronne, nous n’ignorions pas les difficultés de notre mission, nous savions combien était grande notre responsabilité et vis-à-vis du trône et vis-à-vis du peuple. Nous avons à guérir les blessures du passé, à terminer les embarras du présent, à édifier dans un prochain avenir un nouvel ordre de choses. La conscience de notre loyale ardeur pour le salut de l’état, le bien du peuple et la liberté, l’assurance que votre concours ne nous manquera pas dans cette grande entreprise, nous ont décidés à mettre de côté toute considération personnelle, pour n’obéir qu’à notre patriotisme et à l’appel du monarque… Nous voulons la monarchie constitutionnelle loyalement et sans réserve. Nous voulons cette forme sociale dont l’essence et la base sont la puissance législative exercée en commun par le souverain et les corps représentans de e l’Autriche. Nous voulons que ce gouvernement soit fondé sur l’égalité de droits et le libre développement de toutes les nationalités comme sur l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; nous le voulons garanti par la publicité dans toutes les branches de la vie sociale, nous le voulons appuyé sur la libre commune, sur la libre organisation des provinces dans toutes les affaires intérieures, et resserré par le lien commun d’une puissante centralisation. » Il était impossible d’indiquer avec une décision plus nette le but où marchait le ministère, et les applaudissemens de la majorité, accueillirent chacune de ces paroles. C’est dans ce même manifeste que M. de Schwarzenberg, jetant un défi aux constituans de Francfort et à la politique cauteleuse de la Prusse, maintenait avec vigueur l’intégrité de l’empire. On reconnaissait déjà l’homme résolu qui allait marcher d’un pas si ferme au milieu des embarras d’une monarchie en train de se refondre, et dont chaque note devait faire reculer la vanité prussienne.

Les collaborateurs de M. de Schwarzenberg sont animés de son esprit. M. le comte Stadion, qu’une maladie douloureuse a éloigné du ministère, apportait dans les conseils de la couronne le secours d’une volonté calme et d’une intelligence exercée aux affaires. Il y a surtout un homme qui représente au sein du pouvoir la profonde transformation de l’Autriche : c’est un ancien avocat de Vienne, M. le docteur Alexandre Bach, ministre de l’intérieur. M. Bach est le premier ministre important qui soit sorti du tiers-état. Avec lui, la bourgeoisie fait son avènement, de même que la noblesse, avec M. le prince de Schwarzenberg, se plie aux affaires sérieuses et s’incline devant l’état nouveau. M. Bach avait trente-quatre ans à peine lorsque le ministère de la justice lui fut confié par l’administration Dobblohf et Hornbostl. C’était le libéralisme qui l’avait porté au pouvoir ; il sut s’y maintenir par l’ascendant du talent et l’éclat des services rendus. Quand tous ses amis furent renversés par leur faiblesse ou leurs accointances démagogiques, M. Bach, après la prise de Vienne, rentra dans le ministère Schwarzenberg. Comment un esprit laborieux, éclairé, sachant ne désirer que les choses possibles, ne serait-il pas injurié par les impatiens et les brouillons ? M. Bach fut accusé de trahison par ses anciens amis, par ceux-là même qui n’avaient rien pu, excepté pour le désordre, et qui auraient ramené le despotisme, si leur influence eût duré plus long-temps ; il avait renié la liberté, disait-on, parce qu’il avait travaillé sérieusement à l’asseoir, parce qu’il avait accompli des réformes durables, au lieu de bouleverser l’état et de ruiner le peuple. Les excellentes modifications opérées dans l’ordre judiciaire, les garanties d’indépendance accordées aux tribunaux, la séparation de l’administration et de la justice, toutes ces réformes si sérieuses, dont les démagogues ne se soucient guère, c’est M. Bach qui les a faites, sans bruit, sans fracas, avec la persévérance d’un esprit dévoué. Lorsque M. le comte Stadion s’est retiré des affaires, M. Alexandre Bach a pris sa place au ministère de l’intérieur, laissant à M. de Schmerling le soin de continuer son œuvre à la justice. Là, une nouvelle carrière s’ouvrait à son activité. La constitution du 4 mars 1849, préparée en grande partie par M. Stadion et M. Bach, promettait aux différentes parties de l’empire tout un ensemble de constitutions communales et provinciales. C’était la tâche du ministère tout entier, mais il était naturel que M. Bach y eût la plus grande part. Cette organisation de la monarchie autrichienne est le plus difficile, le plus hérissé de tous les problèmes que le jeune gouvernement constitutionnel pût être appelé à résoudre. Ce sera le principal titre du ministère Schwarzenberg d’y avoir consacré une attention si loyale et de si courageux efforts.

Pour une tâche aussi considérable, ce n’est pas encore assez de toute l’intelligente activité du pouvoir, il faut chez les gouvernés beaucoup de bonne volonté et de patience. C’est seulement lorsque tous les états provinciaux auront été successivement organisés que l’assemblée centrale de cette monarchie fédérative pourra se réunir, et que commencera l’application pleine et entière du système constitutionnel. En attendant, il n’y a pas lieu d’être étonné si de vagues inquiétudes s’éveillent çà et là dans la conscience du pays. À peine délivrée des liens de l’absolutisme, l’Autriche n’ose croire complètement à la transformation de ses destinées. Le fantôme du passé se dresse par instans devant elle, et il suffit parfois de la plus insignifiante aventure pour exciter de vives alarmes chez les meilleurs esprits. Qu’un officier, qu’un gentilhomme de la cour publie un pamphlet contre le régime constitutionnel, aussitôt cette boutade d’une rancune impuissante est signalée comme l’indice d’une trahison prochaine, comme la menace d’une révolution par en haut. C’est ce qui est arrivé tout récemment à propos des Confessions d’un soldat, par M. le major Babarczy. Une brochure qui ne méritait que le dédain a acquis l’importance d’un événement, tant est vive et jalouse la susceptibilité de l’esprit public. Les journaux se sont émus, une polémique ardente s’est ouverte, et il a fallu une solennelle disgrace du major Babarczy pour que l’opinion se rassurât. Il est difficile de prévenir ces craintes dans un pays occupé à se réformer, dans un pays que remplit une vie nouvelle, et qui cependant ne possède pas encore d’une façon définitive les institutions.qui lui sont dues. Jusqu’à ce que les états provinciaux soient tous réunis et que la constitution centrale puisse fonctionner, jusqu’au jour où les dernières traces de l’arbitraire disparaîtront devant l’autorité de la loi, il faut s’attendre à ces naïfs mouvemens de l’opinion. Ajoutez à cela l’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche, qui a poussé le ministère Schwarzenberg à des actes regrettables dans l’affaire de la Hesse. Si la politique intérieure de l’Autriche est excellente, le désir de faire reculer la Prusse et de châtier ses prétentions à l’empire a entraîné le ministère dans des voies où il est permis de ne pas le suivre. On comprend sans peine que le ministère Schwarzenberg ait rétabli l’ancienne diète comme un défi à l’union restreinte et au parlement d’Erfurth ; mais, quand il soutient la funeste administration de la Hesse pour avoir une occasion éclatante d’humilier le cabinet de Berlin, il protège dans M. Hassenpflug une politique toute différente de celle qu’il suit à l’intérieur. On ne doit pas confondre ces choses, si l’on veut se rendre un compte exact de la situation présente de l’Autriche. Par malheur, l’opinion, déjà si facilement alarmée, trouve dans ces circonstances un sujet d’inquiétudes que la mauvaise foi exploite ; il n’y a rien à craindre cependant. Je ne rappellerai pas aux esprits qui s’effraient l’intrépide loyauté du prince Schwarzenberg ; je ne leur dirai pas que la présence de M. Bach, de M. Bruck et de M. de Schmerling dans les conseils de l’empereur est une garantie assez haute de la régénération libérale du pays ; je leur dirai seulement : Si vous vous défiez de tels hommes, ayez foi du moins dans la nécessité. Entre l’Autriche d’aujourd’hui et l’Autriche qui a précédé le 13 mars, il y a un abîme qu’on ne franchira pas. Le gouvernement constitutionnel est la seule voie de salut. Lui seul peut terminer les embarras de l’empire, imposer silence aux prétentions des races rivales, restaurer les finances obérées. Ce que l’Autriche a accompli depuis deux ans au milieu de tant de périls, c’est le régime nouveau qui l’a fait. Retourner à l’absolutisme, ce serait ramener la crise des nationalités soulevées, ce serait compliquer des problèmes qu’on serait impuissant à résoudre, ce serait surtout se priver des fécondes ressources que fournit maintenant au budget l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt. Si la situation financière de l’Autriche est fâcheuse, si le papier presque partout y a remplacé l’argent, ce n’est pas la période révolutionnaire qui a produit toute seule ces résultats ; le mal date de plus loin, et le gouvernement disparu n’était guère en mesure d’y porter remède. Désormais l’affranchissement de la terre, la suppression des privilèges féodaux, l’obligation pour tous de contribuer aux charges communes, offrent aux finances de l’Autriche des avantages jusque-là inconnus. L’organisation du budget était impossible dans l’ancienne Autriche ; l’Autriche nouvelle, grace aux réformes obtenues, aura un budget régulier. Les hommes éminens chargés de ces grands intérêts savent tout ce qu’ils doivent aux légitimes changemens de ces deux dernières années ; ils savent que, si les passions de quelques esprits entêtés pouvaient prévaloir contre la raison générale, la démagogie seule en profiterait. L’activité persévérante avec laquelle le ministère poursuit sa tâche, sa foi profonde dans l’efficacité des institutions nouvelles, démontrent assez hautement, malgré les alarmes des esprits chagrins, que le régime constitutionnel sera solidement établi. Quelque jugement que l’on porte sur telle ou telle question de détail, il faut reconnaître que le ministère Schwarzenberg a rendu et rendra encore de précieux services. Après cet exemple d’un ministère laborieux et hardi, il ne sera plus permis de retourner aux erremens du passé ; plus d’imprévoyance complaisante ni de violence aveugle ; il faudra étudier et comprendre.

Comprendre, reconnaître à propos les nécessités, c’est la suprême loi des affaires humaines : en ce temps-ci surtout, après tant de révolutions qui ont bouleversé l’Europe, au milieu des complications et des raffinemens inouis de l’état social, la science est le premier devoir et la première sauvegarde des empires. La politique actuelle de l’Autriche est l’exemple le plus frappant peut-être de ce que peut le gouvernement d’un grand pays, quand il sait comprendre la situation nouvelle de l’Europe et y conformer ses actes. Il y a vingt ans l’Autriche devait favoriser le développement de l’esprit et de l’influence germaniques dans l’empire ; elle devait s’efforcer d’unir les races slave et magyare à la race allemande et de les faire disparaître au sein d’une patrie commune. Aujourd’hui, le problème est bien différent. Ces races qu’on aurait pu empêcher de renaître, elles existent, et par cela seul elles ont des droits comme tout ce qui vit. M. de Schwarzenberg, M. le comte Stadion et M. Alexandre Bach, dans leur constitution du 4 mars, avaient cru d’abord que la centralisation la plus jalouse était indispensable au salut de l’Autriche ; ils ont compris bien vite, nous l’espérons du moins, que l’état présent des peuples exigeait une étude plus compliquée, et les institutions communales et provinciales ont fait une part généreuse et habile à la spontanéité de chaque pays. Les solutions données sont-elles en tout point les meilleures ? Une polémique passionnée agite en ce moment même la presse allemande de l’Autriche et la presse des peuples slaves. Ces constitutions accordées aux provinces par le ministère Schwarzenberg, constitutions très larges et très libérales assurément, tendent vers un but caché ; elles doivent servir, telle est la secrète pensée du pouvoir, à diviser profondément la famille slave, à mettre obstacle aux affinités naturelles, à empêcher enfin les différentes races de former des groupes trop puissans. La Croatie, par exemple, demande par la voix de ses ardens publicistes que la Waywodine, la Styrie, la Carniole, la Carinthie, soient réunies à elle par une seule et même loi ; les Slovaques de la Hongrie veulent être réunis à la Bohême par une circonscription nouvelle, et les Valaques à la Transylvanie. Le ministère a grand soin, au contraire, de donner une constitution spéciale à chaque province. La nécessité n’ordonnera-t-elle pas bientôt une transformation plus complète de la vieille Autriche ? Ne vaudrait-il pas mieux, pour empêcher les Slaves de se donner à la Russie, se résigner à leur faire une plus grande place dans l’empire ? On peut être sûr que les conseillers du jeune empereur, en attendant les lumières de l’avenir, ne perdent pas de vue ce problème, j’allais dire cette menace. Ils seraient prêts, qu’on n’en doute pas, et prêts en temps opportun, aux douloureux sacrifices que leur imposerait le salut de la monarchie. Soit qu’il suffise de donner à chaque province une existence particulière sous la tutelle commune, soit qu’il faille se résigner à une fédération, dont les Slaves deviendraient quelque jour les chefs, cette carrière nouvelle peut encore être glorieuse ; elle est digne assurément de l’esprit jeune et intrépide qui s’est éveillé en Autriche, elle est digne d’exercer l’ardeur de ses hommes d’état et les sérieuses dispositions de la conscience publique.

Dans cette transformation d’une monarchie, la littérature a aussi des devoirs à remplir. Les poètes autrichiens nous ont montré comment une école doit se renouveler pour suivre l’appel des événemens. Il n’y a qu’une vraie poésie, il n’y a qu’une littérature digne d’une époque virile : c’est celle qui, rejetant les puérilités frivoles et se gardant bien des violences démagogiques, s’associe dans une juste mesure aux intérêts et aux obligations de la patrie. Nous avons vu en France, au milieu des préoccupations les plus graves, des écrivains incapables de comprendre les leçons de l’histoire et de donner une direction sérieuse à leur pensée, tandis que d’autres, changeant de théâtre et de public, allaient mendier bassement les bravos de la multitude ; ceux-ci sont de vieux enfans dont le visage fardé ne dissimule pas les rides ; ceux-là ne cachent pas mieux, sous leur démagogie d’emprunt, l’incorrigible vanité de leur esprit. Il serait beau pour les lettres autrichiennes de concourir à ce redressement de tout un peuple et de marquer sa place dans ce généreux travail. Si la littérature qu’on peut appeler désintéressée, si la poésie, sans renoncer à son indépendance, vient ainsi en aide à la cause commune, les lettres politiques, à plus forte raison, accompliront une mission féconde. Déjà une presse s’organise, sérieuse, élevée, vigilante, qui est appelée à rendre d’incontestables services. Cette presse, il est vrai, ne jouit pas d’une liberté complète ; débarrassée de la censure, elle est soumise à l’autorisation du gouvernement, et certaines mesures fiscales lui rappellent sans cesse de quel œil jaloux l’autorité la surveille. Qu’importe ? Ces entraves sont de celles qu’une presse bien disciplinée, sous les institutions les plus libres, devrait s’imposer à elle-même. En Autriche particulièrement, en face des problèmes si périlleux de la situation actuelle, dans cette laborieuse préparation de l’ordre nouveau, la littérature politique serait bientôt perdue, si la brutalité des brouillons pouvait s’y donner carrière. N’est-ce pas un bonheur pour cette jeune presse de sentir ce frein salutaire et d’être forcée d’avoir toujours raison ? Les violences des énergumènes ne serviraient que l’absolutisme ; elles rallumeraient les passions dans une société qui a besoin du plus grand calme et des plus intelligens efforts ; elles arrêteraient pour long-temps ce grand travail que nous avons signalé dans la monarchie autrichienne, et dont nous attendons l’issue avec confiance.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.