L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 06

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Laffont (p. 221-228).
Première partie


VI

La cerise


Après la prière, ce fut la toilette. Petite-Reine aurait mieux aimé jouer avec les belles branches de lilas, mais déjà, sur le pied du lit, toutes les diverses pièces de son costume mignon étaient rangées.

— Mère, pourquoi m’habiller de si bonne heure ?

Elle parlait comme une femme et la Gloriette lui expliquait tout.

— Parce que, chérie, tu vas aller toute la journée au Jardin des Plantes.

— Avec toi ? quel bonheur !

— Non, avec madame Noblet qui mène les enfants.

Ici, une moue. Lily sourit. Les mères aiment tant qu’on les regrette.

Lily mit les pieds de l’enfant dans une large cuvette et commença les ablutions à grande eau.

— Et toi, dit Petite-Reine, tu vas rester ici ?

— Moi, je vais aller reporter de l’ouvrage. Et nous aurons de l’argent. Et je te mènerai où tu sais bien, faire faire ton portrait pour l’envoyer à petit père.

On y avait été déjà une fois, chez le photographe, mais Petite-reine, trop enfant, avait bougé.

Et dans l’épreuve, c’était un nuage que la Gloriette tenait entre ses bras.

Seulement, on n’avait pas jeté l’épreuve parce que, je ne sais comment, le nuage souriait.

Petite-reine demanda :

— Y aura-t-il ma cerise sur le portrait ?

Elle fut embrassée, toute mouillée qu’elle était, et la jeune mère répondit :

— Je voudrais bien, mais je n’oserais pas.

— Puisque tu dis que petit père riait toujours en regardant ma cerise !

Lily passa son mouchoir sur ses yeux pour essuyer l’eau du baiser et peut-être une larme. Il y a des mots qui font revivre tout un bonheur passé.

Nous sommes dans les enfantillages jusqu’au cou avec cette Gloriette et Petite-Reine. Un de plus, un de moins, le lecteur nous pardonnera.

Petite-Reine avait une cerise, mais si bien faite ! une cerise rouge, brillante, avec un peu de jaune d’or au milieu, comme si elle eût pendu encore à l’arbre sous un rayon de soleil.

C’était un fruit de ce travail bizarre et mystérieux que la nature accomplit en se jouant chez celles qui vont être mères. Elles ont des désirs fougueux, impossibles parfois et l’enfant vient, portant quelque part le témoignage du caprice qui ne fut pas satisfait. Il arrive ainsi que la postérité de madame Canada puisse apporter en naissant une goutte de café sous l’œil ou un bon verre de vin bleu répandu sur la moitié du visage. C’est hideux.

Et c’est charmant quand, au lieu des brutales fantaisies de la misère, la jeune femme a souhaité ce que rêvent les heureuses : des fleurs, par exemple.

Dumas fils, qui écrivit ce beau livre : La Dame aux camélias, trouverait dans telle noble demeure du faubourg Saint-Germain le titre d’un autre livre aussi gracieux, mais plus chaste.

La dame aux roses ne se coiffe point comme les autres marquises ; elle laisse tomber ses cheveux noirs en larges boucles sur ses épaules. Assurément, il n’y eut jamais que la main d’un époux ou le souffle du vent pour soulever ce riche voile et découvrir les deux roses pâles, divin pastel qu’une envie de sa mère estompa sur le vélin de sa nuque.

J’ai dit le mot, ce sont des envies.

Et Lily, la sauvage, avait eu tout bonnement envie de cerises.

Au temps où Justin, bel étudiant, était fou de Lily et de sa petite, il jouait des heures entières auprès du berceau et c’étaient de longues joies quand on découvrait la cerise.

Seulement la cerise ne pouvait pas être sur le portrait. Le hasard l’avait placée en un lieu qui se voile : entre l’épaule droite et le sein, tout près de l’aisselle.

Avant de passer une petite chemise plus blanche que la neige, Lily baisa la cerise avec un gros soupir.

— Tu dis toujours que père nous aime, reprit Justine, pourquoi a-t-il besoin d’un portrait pour venir nous voir ?

— Il ne fait pas ce qu’il veut, répliqua Lily. Donne tes jambes.

C’était pour le pantalon festonné qui tombait sur les bas blancs, rayés d’azur. Puis vinrent les bottines, une paire de joyaux.

— Père est donc malheureux ? demanda encore la fillette.

— Oui, puisqu’il est loin de toi… Au corset !

C’était Lily qui avait fait le corset, calculé pour ne point gêner cette chère et frêle taille ; c’était Lily qui avait brodé le fichu et la collerette.

— Il faut l’aimer, bien l’aimer, le pauvre père !

— Pas tant que toi, maman ?

— Si, autant que moi… passe tes manches.

Elle pensait, la pauvre Gloriette :

— S’il la voyait, mon Dieu !

Et c’était vrai, il eût suffi d’un regard jeté sur cette adorable enfant pour ramener le plus indifférent des pères.

Et Justin autrefois avait si bon cœur !

La robe fut agrafée : une étoffe bien simple, mais choisie avec un goût ! et qui vous avait une tournure sur le jupon bouffant ! Puis le petit manteau, évasé comme une cape espagnole, puis la toque d’où les cheveux ruisselants s’échappaient.

Un instant la Gloriette resta en extase. Elle n’avait jamais vu Petite-Reine si jolie.

Petite-Reine elle-même, bien qu’il n’y eût point de glace dans la chambrette, avait conscience de sa parure. Elle se tenait droite ; on devinait en elle une vague tentation d’être raide.

Mais les lilas de la laitière étaient encore épars sur le berceau. Après avoir hésité pendant la moitié d’une minute, Petite-Reine fut vaincue, et, prenant son élan franchement, elle se roula parmi les fleurs.

En ce moment, un bruit monta de la rue, un bruit plaintif de clochette.

— Mère Noblet ! s’écria Lily. Nous sommes donc en retard !

Il y avait eu une montre et même une pendule, mais c’était de l’histoire.

Lily s’élança vers la croisée, d’où elle vit, sur la place Mazas, une bonne femme coiffée d’un large chapeau de paille, couleur tabac, qui conduisait un troupeau de petits enfants, diversement habillés.

C’était madame Noblet, dite la Promeneuse et aussi la Bergère.

En marchant, elle agitait une clochette, comme celle qui pend au cou des moutons, et les mères sortaient des maisons, à ce signal connu, pour lui amener leurs enfants.

— Attendez-moi, mère Noblet, dit Lily par la fenêtre, nous descendons tout de suite.

La Bergère souleva son grand chapeau pour regarder en l’air et fit un signe de tête caressant.

— À votre aise, madame Lily, répondit-elle. Les petits vont s’amuser un peu dans les terrains.

Le troupeau se précipita aussitôt vers un chantier ouvert où s’amassaient des matériaux et où restaient quelques arbres poudreux qui attendaient la hache. On caquetait, on riait, on se disait : « Nous allons avoir Petite-Reine ! »

Et la Bergère suivait gravement, tricotant un bas de laine.

Saladin, derrière son voile bleu, attaché au béguin d’apparence monastique, lorgnait tout cela. Les choses se présentaient mieux encore qu’il n’eût osé l’espérer. La Bergère avait l’air d’une momie, sous son vaste abat-jour ; le troupeau était nombreux ; il ne s’agissait que d’un peu d’adresse.

— J’en ai avalé d’une autre longueur, des sabres ! se dit Saladin. Si on avait le placement de la marchandise, j’emporterais la moitié de ce petit monde-là dans ma poche.

Ne perdez jamais aucune parole de ce Saladin qui devait être, avec le temps, un homme considérable. Sous sa chétive enveloppe, il possédait déjà ce grand esprit d’entreprise qui est un don de Dieu. En province, il avait volé à l’américaine avec succès. Le choix du vol à l’américaine indique une intelligence à la fois hardie et pratique. Tout le monde ne peut avoir une boutique de changeur sur le boulevard.

Il y avait même, dans le talent précoce de notre jeune Saladin comme avaleur de sabres, une promesse morale et une garantie. Je ne sais pas si les populations seront de mon avis : pour moi il y a quelque chose de chevaleresque dans le travail de ces mangeurs de fer. Personne plus que moi ne respecte l’armée, cette vaillante gloire de la France. Mais l’imagination est une folle et je me suis laissé parfois bercer par cette pensée pacifique : un Saladin dévorant, quelque beau jour, tous les sabres de l’univers.

On garderait, bien entendu, les panaches et les épaulettes qui ne font de mal à personne pour embellir les fêtes publiques.

Nous ferons, une fois ou l’autre, la biographie de Saladin, dont l’enfance avait été un poème.

Dès à présent, veuillez remarquer en lui, outre l’initiative, la décision et le courage à la besogne, cette tendance heureuse à généraliser les opérations. S’il avait eu le placement de la marchandise, il eût détourné la moitié de la clientèle de madame Noblet.

C’est, à l’état élémentaire, le dialogue sublime de la production et du débouché.

Évidemment, cet adolescent, dont l’éducation avait été négligée et qui n’avait même pas été employé dans le commerce, possédait en lui le germe des grandes combinaisons industrielles.

Il quitta sa pièce de bois où on aurait pu le remarquer et tourna l’angle du boulevard Mazas.

Un seul détail le contrariait dans ce qu’il avait vu : c’était la présence d’un gros garçon portant l’uniforme du gamin de Paris, plus un tablier de bonne d’enfant. Ce joufflu semblait innocent mais très robuste. Il avait au bras un immense panier et faisait manifestement partie du troupeau de la Bergère en qualité de chien.

Il n’est pas hors de propos de constater ici que madame Noblet avait une administration fort bien montée, et méritant à tous égards la confiance des familles. Outre le joufflu, qu’on appelait familièrement Médor, elle employait une sous-bergère, bossue et puissamment laide, qui n’offrait aucun danger au point de vue de messieurs les militaires.

La Gloriette fut juste trois minutes à faire sa toilette. Au bout de ce temps, Saladin, qui allait à pas tremblants, courbé en deux comme une pauvre vieille, la vit sortir de la maison, tenant Petite-Reine par la main. Elle traversa la place, récoltant partout sur son passage des sourires et de caressants bonjours.

Justine, la petite coquette, se tenait cambrée déjà et jouissait de son succès.

L’œil rond de Saladin brilla sous son voile, pendant qu’il se disait :

— Elle fait sa sucrée… ah ! tu me trouves laid, toi ? Patience !

La Gloriette, habillée comme la veille et si jolie que madame Noblet poussa un grand soupir en songeant à ses vingt ans, avait sous le bras un paquet assez volumineux.

— Je vais reporter de l’ouvrage jusqu’à Versailles, dit-elle, un voile de mariée qu’on attend ; je ne serai pas revenue avant quatre heures. Je vous recommande bien Justine, ma bonne madame Noblet… mais où donc est votre gardienne ?

— Madame, répondit la Bergère, mais j’ai Médor, et puis, je n’aurai qu’à choisir au Jardin des Plantes. Il y en a assez qui tournent autour de chez moi ; la place est bonne… D’ailleurs vous savez bien que tous mes enfants mettent Petite-Reine dans du coton… Est-elle assez mignonne, ce trésor-là !

Lily enleva sa fille dans ses bras et lui donna un dernier baiser.

L’omnibus passait.

Mais l’omnibus fut obligé d’attendre, parce que Lily donna encore des recommandations et une pièce blanche pour le cas où Petite-Reine aurait envie de quelque chose, et d’autres baisers après le dernier, et des promesses de bientôt revenir.

Eh bien, dans l’omnibus, personne ne se fâcha. Quand Lily monta enfin, le conducteur lui prit galamment son paquet, et un sourire général salua son entrée.

Au moment où l’omnibus repartait, un coupé qui stationnait de l’autre côté de la place s’ébranla. L’homme au teint de mulâtre que nous avons vu entrer au théâtre de madame Canada sur les pas de la Gloriette, le « pair de France étranger », montra sa figure bronzée à la portière et dit au cocher :

— Suivez !

Le cocher mit aussitôt son attelage au trot.

Madame Noblet et son troupeau prenaient en même temps le chemin du Jardin des Plantes, par le pont d’Austerlitz.

Il y avait un ordre établi. Ordinairement la sous-bergère bossue marchait en avant, suivie des plus petites allant trois par trois. La bergère en chef cheminait sur le flanc de la colonne, et Médor fermait la marche, derrière les grandes.

Aujourd’hui, Médor était en avant et madame Noblet avait le poste d’honneur à l’arrière-garde.

Saladin s’ébranla quand toute la petite armée fut engagée sur le pont, et suivit le même chemin d’un air pensif. Il se demandait ce qu’il allait faire de ses 100 francs, car le doute ne lui venait même pas sur le succès de son entreprise.

Si Boileau écrivait de nos jours une épître sur les inconvénients de Paris, les militaires y auraient une place considérable. Promenant par la ville leur appétit proverbial, leur soif qui jamais ne s’éteint et leur incessant besoin d’aimer, ils encombrent et gênent tout naturellement, comme les voitures de blanchisseuses.

Comme ils n’ont rien à faire, ils marchent à pas lents, regardant tout et désirant tout ce qu’ils regardent ; ils font partie intégrante de tous les embarras et n’en savent rien. Leur cœur est un incendie menaçant la voie publique. Supérieurs à don Juan, qui n’aimait que l’amour, ils ont appris, dans les casernes de Quimper ou de Béziers, la féerique légende de Paris, plein de cuisinières distribuant des bouillons et de bourgeoises âgées offrant des petits verres à la jeunesse.

Sur le champ de bataille, ce sont des héros ; en temps de paix, on ne sait vraiment où les mettre. Il y a cette lugubre histoire de Versailles, dépeuplé par le prestige de l’uniforme. Ce n’est pas loin, allez-y voir.

Le foin y pousse dans les rues, les duchesses y font la soupe, en l’absence du dernier cordon bleu, mangé par les cuirassiers. Entre dix et soixante-douze ans, nulle personne du sexe n’ose sortir sans l’appui d’un brigadier corroboré de quatre gendarmes.

Tel est l’état actuel et vraiment malheureux de la ville fondée par le grand roi. Que Paris tremble !

À gauche en entrant par la grille du Jardin des Plantes qui ouvre sur la place Valhubert, on trouve un bosquet très vaste, dévolu aux jeux des enfants et aux galanteries entre bonnes et militaires. J’ai entendu de vieilles gens appeler ce lieu le bois de la Reine ; madame Noblet y prétendait un vague droit de propriété ; quand les collèges y venaient, elle se plaignait à un fossile de ses amis, nourri dans une pension de la rue Copeau et remarquable par l’immensité de son garde-vue vert.

Le fossile n’était pas éloigné non plus de considérer comme des usurpateurs ceux qui venaient s’asseoir sur son banc, en face des plates-bandes contenant la série des plantes alimentaires.

Ce fut vers le bosquet que madame Noblet dirigea son troupeau, en bon ordre. Elle le parqua, selon la coutume, dans un carré délimité par un certain nombre d’arbres connus, et comprenant le banc du fossile. Madame Noblet prit position sur le banc où elle garda une place à son ami, et Médor, avec le panier, fut placé à l’autre extrémité du carré.

Il était matin, les bonnes n’arrivaient pas encore. C’est à peine si quelques uniformes impatients se montraient déjà dans les parties sombres du bosquet, où l’on voyait aussi une demi-douzaine d’étudiants assis par terre sans façon au pied des arbres et lisant qui Ducaurroy et Touillier, qui un traité de matière médicale.

C’est ici un autre Pays latin peu connu. Presque toutes les pensions bourgeoises du quartier Saint-Victor nourrissent à prix réduit des étudiants pauvres et laborieux dont le Jardin des Plantes est l’académie.

La Bergère s’étant installée commodément, le petit peuple se mit à jouer, gardant une excellente discipline. Il y avait bien une vingtaine d’enfants de différents âges. Personne ne dépassait jamais les limites imaginaires, tracées par la volonté de madame Noblet. Médor, assis auprès du panier, se mit à dévorer un petit tas de desserts acheté à l’« Arlequin » de la rue Moreau, avec un demi-pain de munition.

On jouait à la dame, et bien entendu, malgré son jeune âge, Petite-Reine était la dame. Elle épandait autour d’elle un charme ; on l’enviait, mais on l’aimait.

Saladin fit le tour de la grille et entra par la porte de la rue Buffon. Il se tint longtemps à l’écart, regardant le jeu comme un renard qui guette des poules et combinant sans doute son plan.

Tous les jeunes soldats, épars dans le bosquet, vinrent tour à tour lui faire des yeux tendres. Quelques-uns même se risquèrent jusqu’à glisser sous sa coiffe des paroles passionnées. Son déguisement avait beau faire de lui une vieille très laide, don Juan, non gradé, ne s’arrête pas pour si peu. Ce sont des volcans que nos conscrits.

Madame Saladin les repoussait avec fierté, mais sans rudesse, les priant de ne pas outrager une mère de famille. Elle devinait vaguement que ces acharnés chercheurs d’aventures pouvaient, à leur insu, devenir ses auxiliaires.

Elle en avait besoin, car les choses n’allaient pas comme elle l’avait espéré. Le petit troupeau, parqué sous l’œil de ses gardiens, se défendait de lui-même, et madame Saladin avait déjà considéré en elle-même que la grosse main de Médor devait lancer, à l’occasion, de formidables coups de poing.

Ce qu’il eût fallu, ce que Saladin avait rêvé, c’était la promenade autour des parcs où sont les animaux ; des allées, des venues, l’attention des enfants sans cesse excitée, Médor courant après les traînards, et madame Noblet ne sachant plus lequel entendre.

Saladin se disait :

— Ça sera dur. Elle est rusée, la vieille rodriguesse ! Elle aime mieux tricoter son bas tranquillement que de courir, et puis, je parie qu’elle fréquente une antiquaille qui va venir s’asseoir sur son banc… Là ! j’ai gagné !

Le fossile arrivait en effet, descendant l’allée Buffon à petits pas comptés. Il portait une lévite à gigot du temps de la Restauration, des souliers à boucles et une casquette à auvent.

C’était un beau sujet, bien desséché, avec une canne en corbin et le calendrier de 1819 imprimé sur sa tabatière.

Il avait tué en duel autrefois, lors de l’invasion, deux officiers russes, un Prussien et un Autrichien. On l’appelait alors, au café Lamblin, le « mangeur de cosaques ».

Il racontait cela.

Ce que c’est que de nous !

Maintenant, on lui avait donné le nom de fossile à cause de son état très avancé de pétrification et parce que le quartier est plein de la gloire du Cuvier. Il était courtois, mais irritable. Quand il se fâchait, il avait la même voix que les trois pygargues, logés entre les aigles et les vautours, au bout de la hutte des oiseaux.

Dès que les pygargues l’entendaient de loin ils criaient.

Le fossile vint s’asseoir à sa place, sur SON banc ; madame Noblet et lui se firent les politesses d’usage, après quoi l’ancien mangeur de cosaques appela Petite-Reine pour lui donner trois pastilles de chocolat, apportées dans du papier.

Il détestait les enfants, mais il aimait Petite-Reine.

Ces choses étant faites, il croisa ses deux mains sur sa canne, plantée entre ses deux jambes, et se laissa aller au sommeil en disant :

— Si elle saute à la corde, vous m’éveillerez, chère madame.

Elle, c’était Petite-Reine.

En vérité, jusqu’à présent, le déguisement du pauvre Saladin n’avait pas produit de résultats bien appréciables. L’arrivée du fossile marquait l’heure de midi aussi sûrement que le canon du Palais-Royal.

Après tout, c’est un dur métier que celui de loup. Ils rôdent parfois terriblement longtemps, le ventre creux, autour des bergeries. Personne n’a pitié d’eux, parce que personne n’en mange ; mais comme nous plaignons ces doux agneaux, à cause des côtelettes !

Vers une heure, sur un signe de la Bergère, Médor ouvrit le panier aux provisions et tous les enfants vinrent reconnaître leur déjeuner. Saladin commençait à avoir faim, ce qui engendre la tristesse. Il se demanda pour la première fois :

— Est-ce que tu vas te casser une jambe de cent sous, ma fille ?

Il s’éloigna, craignant d’exciter l’attention en pure perte. L’heure passait. De la façon dont les choses allaient, il était aussi impossible de « faire ses frais » que de prendre la lune avec les dents.

Saladin, soucieux et se creusant la tête, atteignit la grande grille, où il déjeuna d’un de ces petits pains qu’on jette aux ours. Avec le reste de son argent, il acheta un sucre de pomme, une demi-douzaine de biscuits et un bonhomme de pain d’épice ; puis il revint par l’allée Buffon.

Le jardin s’emplissait, les provinciaux arrivaient ; malheureusement les neuf dixièmes des promeneurs tournaient à droite pour rendre leurs devoirs aux lions, à l’éléphant, à la girafe et à l’hippopotame.

Il y avait une place libre sur le banc le plus rapproché de celui où madame Noblet et son mangeur de cosaques poursuivaient leur silencieuse entrevue. Saladin s’y assit à tout hasard, les mains croisées sous son châle et si doucement humble que chacun pensa : Voilà une bonne vieille qui n’a pas l’air heureuse !

— À la corde ! à la corde ! fit-on dans le troupeau.

Aussitôt et comme par enchantement, un cercle de curieux se forma.

— Que personne ne se mette devant moi ! cria le fossile sous son énorme visière, en levant sa canne d’un geste tremblant et menaçant.

On obéit en riant et il y eut une ouverture au cercle, en face du banc.

Médor prit un bout de la corde ; ordinairement, c’était la sous-bergère qui tenait l’autre bout. Son emploi fut donné à une « grande ». Madame Saladin, sous prétexte de mieux voir, se glissa dans le cercle.

La grande tournait mal et fit manquer Petite-Reine au premier vinaigre. Or, depuis que le monde est monde, on n’avait jamais vu entrer, sauter et sortir aussi adroitement que Petite-Reine. Le mangeur de cosaques jeta son cri d’oiseau auquel les pygargues répondirent dans le lointain, et Médor chercha des yeux dans le cercle une figure connue.

Juste à ce moment, madame Saladin écartait son châle comme si la main lui démangeait.

— C’est ça, la mère, dit Médor qui vit le mouvement, prenez la corde et attention !

Le cœur de madame Saladin battit, elle eut un bon sourire et prit la corde. Petite-Reine, bien secondée, récolta un tonnerre d’applaudissements.

— Remercie madame, trésor, lui cria la Bergère. Il faut de la politesse.

Justine, toute rose et toute gracieuse, vint tendre son front à madame Saladin, qui lui donna un sucre de pomme après l’avoir embrassée.