L’Avenir de la science/1

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 7-16).



I


Une seule chose est nécessaire ! J’admets dans toute sa portée philosophique ce précepte du Grand Maître de la morale. Je le regarde comme le principe de toute noble vie, comme la formule expressive, quoique dangereuse en sa brièveté, de la nature humaine, au point de vue de la moralité et du devoir. Le premier pas de celui qui veut se donner à la sagesse, comme disait la respectable antiquité, est de faire deux parts dans la vie : l’une vulgaire et n’ayant rien de sacré, se résumant en des besoins et des jouissances d’un ordre inférieur (vie matérielle, plaisir, fortune, etc.) ; l’autre que l’on peut appeler idéale, céleste, divine, désintéressée, ayant pour objet les formes pures de la vérité, de la beauté, de la bonté morale, c’est-à-dire, pour prendre l’expression la plus compréhensive et la plus consacrée par les respects du passé, Dieu lui-même, touché, perçu, senti sous ses mille formes par l’intelligence de tout ce qui est vrai, et l’amour de tout ce qui est beau. C’est la grande opposition du corps et de l’âme, reconnue par toutes les religions et toutes les philosophies élevées, opposition très superficielle si on prétend y voir une dualité de substance dans la personne humaine, mais qui demeure d’une parfaite vérité, si, élargissant convenablement le sens de ces deux mots et les appliquant à deux ordres de phénomènes, on les entend des deux vies ouvertes devant l’homme. Reconnaître la distinction de ces deux vies, c’est reconnaître que la vie supérieure, la vie idéale, est tout, et que la vie inférieure, la vie des intérêts et des plaisirs n’est rien, qu’elle s’efface devant la première comme le fini devant l’infini, et que si la sagesse pratique ordonne d’y penser, ce n’est qu’en vue et comme condition de la première.

En débutant par de si pesantes vérités, j’ai pris, je le sais, mon brevet de béotien. Mais sur ce point je suis sans pudeur ; depuis longtemps je me suis placé parmi les esprits simples et lourds qui prennent religieusement les choses. J’ai la faiblesse de regarder comme de mauvais ton et très facile à imiter cette prétendue délicatesse, qui ne peut se résoudre à prendre la vie comme chose sérieuse et sainte ; et, s’il n’y avait pas d’autre choix à faire, je préférerais, au moins en morale, les formules du plus étroit dogmatisme à cette légèreté, à laquelle on fait beaucoup d’honneur en lui donnant le nom de scepticisme, et qu’il faudrait appeler niaiserie et nullité. S’il était vrai que la vie humaine ne fût qu’une vaine succession de faits vulgaires, sans valeur suprasensible, dès la première réflexion sérieuse, il faudrait se donner la mort ; il n’y aurait pas de milieu entre l’ivresse, une occupation tyrannique de tous les instants, et un suicide. Vivre de la vie de l’esprit, aspirer l’infini par tous les pores, réaliser le beau, atteindre le parfait, chacun suivant sa mesure, c’est la seule chose nécessaire. Tout le reste est vanité et affliction d’esprit.

L’ascétisme chrétien, en proclamant cette grande simplification de la vie, entendit d’une façon si étroite la seule chose nécessaire, que son principe devint avec le temps pour l’esprit humain une chaîne intolérable. Non seulement il négligea totalement le vrai et le beau (la philosophie, la science, la poésie étaient des vanités) ; mais, en s’attachant exclusivement au bien, il le conçut sous sa forme la plus mesquine : le bien fut pour lui la réalisation de la volonté d’un être supérieur, une sorte de sujétion humiliante pour la dignité humaine car la réalisation du bien moral n’est pas plus une obéissance à des lois imposées que la réalisation du beau dans une œuvre d’art n’est l’exécution de certaines règles. Ainsi la nature humaine se trouva mutilée dans sa portion la plus élevée. Parmi les choses intellectuelles qui sont toutes également saintes, on distingua du sacré et du profane. Le profane, grâce aux instincts de la nature plus forts que les principes d’un ascétisme artificiel, ne fut pas entièrement banni ; on le tolérait, quoique vanité ; quelquefois on s’adoucissait jusqu’à l’appeler la moins vaine des vanités ; mais, si l’on eût été conséquent, on l’eût proscrit sans pitié ; c’était une faiblesse à laquelle les parfaits renonçaient. Fatale distinction, qui a empoisonné l’existence de tant d’âmes belles et libres, nées pour savourer l’idéal dans toute son infinité, et dont la vie s’est écoulée triste et oppressée sous l’étreinte de l’étau fatal ! Que de luttes elle m’a coûtées ! La première victoire philosophique de ma jeunesse fut de proclamer du fond de ma conscience : Tout ce qui est de l’âme est sacré.

Ce n’est donc pas une limite étroite que nous posons à la nature humaine, en proposant à son activité une seule chose comme digne d’elle : car cette seule chose renferme l’infini. Elle n’exclut que le vulgaire, qui n’a de valeur qu’en tant qu’il est senti, et au moment où il est senti ; et cette sphère inférieure elle-même est bien moins étendue qu’on pourrait le croire. Il y a dans la vie humaine très peu de choses tout à fait profanes. Le progrès de la moralité et de l’intelligence amènera des points de vue nouveaux, qui donneront une valeur idéale aux actes en apparence les plus grossiers. Le christianisme, aidé par les instincts des races celtiques et germaniques, n’a-t-il pas élevé à la dignité d’un sentiment esthétique et moral un fait où l’antiquité tout entière, Platon à peine excepté, n’avait vu qu’une jouissance ? L’acte le plus matériel de la vie, celui de la nourriture, ne reçut-il pas des premiers chrétiens une admirable signification mystique ? Le travail matériel, qui n’est aujourd’hui qu’une corvée abrutissante pour ceux qui y sont condamnés, n’était pas tel au moyen âge, pour ces ouvriers qui bâtissaient des cathédrales en chantant. Qui sait si un jour la vue du bien général de l’humanité, pour laquelle on construit, ne viendra pas adoucir et sanctifier les sueurs de l’homme ? Car, au point de vue de l’humanité, les travaux les plus humbles ont une valeur idéale, puisqu’ils sont le moyen ou du moins la condition des conquêtes de l’esprit. La sanctification de la vie inférieure par des pratiques et des cérémonies extérieures est un trait commun à toutes les religions. Les progrès du rationalisme ont pu d’abord, et cela sans grand mérite, déclarer ces cérémonies purement superstitieuses. Qu’en est-il résulté ? Privée de son idéalisation, la vie est devenue quelque chose de profane, de vulgaire, de prosaïque, à tel point que, pour certains actes, où le besoin d’une signification religieuse était plus sensible, comme la naissance, le mariage, la mort, on a conservé les anciennes cérémonies, lors même qu’on ne croit plus à leur efficacité. Un progrès ultérieur conciliera, ce me semble, ces deux tendances, en substituant à des actes sacramentels, qui ne peuvent valoir que par leur signification, et qui, envisagés dans leur exécution matérielle sont complètement inefficaces, le sentiment moral dans toute sa pureté.

Ainsi, tout ce qui se rattache à la vie supérieure de l’homme, à cette vie par laquelle il se distingue de l’animal, tout cela est sacré, tout cela est digne de la passion des belles âmes. Un beau sentiment vaut une belle pensée ; une belle pensée vaut une belle action. Un système de philosophie vaut un poème, un poème vaut une découverte scientifique, une vie de science vaut une vie de vertu. L’homme parfait serait celui qui serait à la fois poète, philosophe, savant, homme vertueux, et cela non par intervalles et des moments distincts (il ne le serait alors que médiocrement), mais par une intime compénétration à tous les moments de sa vie, qui serait poète alors qu’il est philosophe, philosophe alors qu’il est savant, chez qui, en un mot, tous les éléments de l’humanité se réuniraient en une harmonie supérieure, comme dans l’humanité elle-même. La faiblesse de notre âge d’analyse ne permet pas cette haute unité ; la vie devient un métier, une profession ; il faut afficher le titre de poète, d’artiste ou de savant, se créer un petit monde où l’on vit à part, sans comprendre tout le reste et souvent en le niant. Que ce soit là une nécessité de l’état actuel de l’esprit humain, nul ne peut songer à le nier : il faut toutefois reconnaître qu’un tel système de vie, bien qu’excusé par sa nécessité, est contraire à la dignité humaine et à la perfection de l’individu. Envisagé comme homme, un Newton, un Cuvier, un Heyne, rend un moins beau son qu’un sage antique, un Solon ou un Pythagore par exemple. La fin de l’homme n’est pas de savoir, de sentir, d’imaginer, mais d’être parfait, c’est-à-dire d’être homme dans toute l’acception du mot ; c’est d’offrir dans un type individuel le tableau abrégé de l’humanité complète, et de montrer réunies dans une puissante unité toutes les faces de la vie que l’humanité a esquissées dans des temps et des lieux divers. On s’imagine trop souvent que la moralité seule fait la perfection, que la poursuite du vrai et du beau ne constitue qu’une jouissance, que l’homme parfait, c’est l’honnête homme, le frère morave par exemple. Le modèle de la perfection nous est donné par l’humanité elle-même ; la vie la plus parfaite est celle qui représente le mieux toute l’humanité. Or l’humanité cultivée n’est pas seulement morale ; elle est encore savante, curieuse, poétique, passionnée.

Ce serait sans doute porter ses espérances sur l’avenir de l’humanité au delà des limites respectées par les plus hardis utopistes, que de penser que l’homme individuel pourra un jour embrasser tout le champ de la culture intellectuelle. Mais il y a dans les branches diverses de la science et de l’art deux éléments parfaitement distincts et qui, également nécessaires pour la production de l’œuvre scientifique ou artistique, contribuent très inégalement à la perfection de l’individu : d’une part, les procédés, l’habileté pratique, indispensables pour la découverte du vrai ou la réalisation du beau ; de l’autre, l’esprit qui crée et anime, l’âme qui vivifie l’œuvre d’art, la grande loi qui donne un sens et une valeur à telle découverte scientifique. Il sera à tout jamais impossible que le même homme sache manier avec la même habileté le pinceau du peintre, l’instrument du musicien, l’appareil du chimiste. Il y a là une éducation spéciale et une habileté pratique qui, pour passer au rang d’habitude irréfléchie et spontanée, exige une vie entière d’exercice. Mais ce qui pourra devenir possible dans une forme plus avancée de la culture intellectuelle, c’est que le sentiment qui donne la vie à la composition de l’artiste ou du poète, la pénétration du savant et du philosophe, le sens moral du grand caractère, se réunissent pour former une seule âme, sympathique à toutes les choses belles, bonnes et vraies, et pour constituer un type moral de l’humanité complète, un idéal qui, sans se réaliser dans tel ou tel, soit pour l’avenir ce que le Christ a été depuis dix-huit cents ans, un Christ qui ne représenterait plus seulement le côté moral à sa plus haute puissance, mais encore le côté esthétique et scientifique de l’humanité.

Au fond, toutes ces catégories des formes pures perçues par l’intelligence ne constituent que des faces d’une même unité. La divergence ne commence qu’à une région inférieure. Il y a un grand foyer central où la poésie, la science et la morale sont identiques, où savoir, admirer, aimer, sont une même chose, où tombent toutes les oppositions, où la nature humaine retrouve dans l’identité de l’objet la haute harmonie de toutes ses facultés et ce grand acte d’adoration, qui résume la tendance de tout son être vers l’éternel infini. Le saint est celui qui consacre sa vie à ce grand idéal, et déclare tout le reste inutile.

Pascal a supérieurement montré le cercle vicieux nécessaire de la vie positive. On travaille pour le repos, puis le repos est insupportable. On ne vit pas, mais on espère vivre. Le fait est que les gens du monde n’ont jamais, ce me semble, un système de vie bien arrêté, et ne peuvent dire précisément ce qui est principal, ce qui est accessoire, ce qui est fin, ce qui est moyen. La richesse ne saurait être le but final, puisqu’elle n’a de valeur que par les jouissances qu’elle procure. Et pourtant tout le sérieux de la vie s’use autour de l’acquisition de la richesse, et on ne regarde le plaisir que comme un délassement pour les moments perdus et les années inutiles. Le philosophe et l’homme religieux peuvent seuls à tous les instants se reposer pleinement, saisir et embrasser le moment qui passe, sans rien remettre à l’avenir.

Un homme disait un jour à un philosophe de l’antiquité qu’il ne se croyait pas né pour la philosophie : « Malheureux, lui dit le sage, pourquoi donc es-tu né ? » Certes, si la philosophie était une spécialité, une profession comme une autre ; si philosopher, c’était étudier ou chercher la solution d’un certain nombre de questions plus ou moins importantes, la réponse de ce sage serait un étrange contre-sens. Et pourtant si l’on sait entendre la philosophie, dans son sens véritable, celui-là est en effet un misérable, qui n’est pas philosophe, c’est-à-dire qui n’est point arrivé à comprendre le sens élevé de la vie. Bien des gens renoncent aussi volontiers au titre de poète. Si être poète, c’était avoir l’habitude d’un certain mécanisme de langage, ils seraient excusables. Mais si l’on entend par poésie cette faculté qu’a l’âme d’être touchée d’une certaine façon, de rendre un son d’une nature particulière et indéfinissable en face des beautés des choses, celui qui n’est pas poète n’est pas homme, et renoncer à ce titre, c’est abdiquer volontairement la dignité de sa nature.

D’illustres exemples prouveraient au besoin que cette haute harmonie des puissances de la nature humaine n’est pas une chimère. La vie des hommes de génie présente presque toujours le ravissant spectacle d’une vaste capacité intellectuelle jointe à un sens poétique très élevé et à une charmante bonté d’âme, si bien que leur vie, dans sa calme et suave placidité, est presque toujours leur plus bel ouvrage et forme une partie essentielle de leurs œuvres complètes. À vrai dire, ces mots de poésie, de philosophie, d’art, de science, désignent moins des objets divers proposés à l’activité intellectuelle de l’homme, que des manières différentes d’envisager le même objet, qui est l’être dans toutes ses manifestations. C’est pour cela que le grand philosophe n’est pas sans être poète ; le grand artiste est souvent plus philosophe que ceux qui portent ce nom. Ce ne sont là que des formes différentes, qui, comme celles de la littérature, sont aptes à exprimer toute chose. Béranger a pu tout dire sous forme de chansons, tel autre sous forme de romans, tel autre sous forme d’histoire. Tous les génies sont universels quant à l’objet de leurs travaux, et, autant les petits esprits sont insoutenables quand ils veulent établir la prééminence exclusive de leur art, autant les grands hommes ont raison quand ils soutiennent que leur art est le tout de l’homme, puisqu’il leur sert en effet à exprimer la chose indivise par excellence, l’âme, Dieu.

Il faut pourtant reconnaître que le secret pour allier ces éléments divers n’est pas encore trouvé. Dans l’état actuel de l’esprit humain, une trop riche nature est un supplice. L’homme né avec une faculté éminente qui absorbe toutes les autres est bien plus heureux que celui qui trouve en lui des besoins toujours nouveaux, qu’il ne peut satisfaire. Il lui faudrait une vie pour savoir, une vie pour sentir et aimer, une vie pour agir, ou plutôt il voudrait pouvoir mener de front une série d’existences parallèles, tout en ayant dans une unité supérieure la conscience simultanée de chacune d’elles. Bornée par le temps et par des nécessités extérieures, son activité concentrée se dévore intérieurement. Il a tant à vivre pour lui-même qu’il n’a pas le temps de vivre pour le dehors. Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlante et multiple, qui lui échappe et qu’il dévore avec précipitation et avidité. Il roule d’un monde sur l’autre, ou plutôt des mondes mal harmonisés se heurtent dans son sein. Il envie tour à tour, car il sait comprendre tour à tour, l’âme simple qui vit de foi et d’amour, l’âme virile qui prend la vie comme un musculeux athlète, l’esprit pénétrant et critique, qui savoure à loisir le charme de manier son instrument exact et sûr. Puis quand il se voit dans l’impossibilité de réaliser cet idéal multiple, quand il voit cette vie si courte, si partagée, si fatalement incomplète, quand il songe que des côtés entiers de sa riche et féconde nature resteront à jamais ensevelis dans l’ombre, c’est un retour d’une amertume sans pareille. Il maudit cette surabondance de vie, qui n’aboutit qu’à se consumer sans fruit, ou, s’il déverse son activité sur quelque œuvre extérieure, il souffre encore de n’y pouvoir mettre qu’une portion de lui-même. À peine a-t-il réalisé une face de la vie, que mille autres non moins belles se révèlent à lui, le déçoivent et l’entraînent à leur tour, jusqu’au jour où il faut finir, et où, jetant un regard en arrière, il peut enfin dire avec consolation : J’ai beaucoup vécu. C’est le premier jour où il trouve sa récompense.