L’Avenir de la science/21

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 418-433).


XXI


La science étant un des éléments vrais de l’humanité, elle est indépendante de toute forme sociale et éternelle comme la nature humaine. Aucune révolution ne la détruira, car aucune révolution ne changera les instincts profonds de l’homme. Sans doute, tout en lui vouant son culte, on peut trouver des instants pour d’autres devoirs : mais il faut que ce soit une suspension et non une démission. Il faut maintenir la haute et idéale valeur de la science, alors même qu’on vaque à des devoirs actuellement plus pressants. Il y a, je l’avoue, des sciences qu’on pourrait appeler umbratiles, qui aiment la sécurité et la paix. Il fallait être M. de Sacy pour publier en 1793, à l’Imprimerie du Louvre, un ouvrage sur les antiquités de la Perse et les médailles des rois sassanides. Mais, en prenant l’esprit humain dans son ensemble, en évaluant le progrès par le mouvement accompli dans les idées, on est amené à dire : Que la volonté de Dieu soit faite ! et l’on reconnaît qu’une révolution de trois jours fait plus pour le progrès de l’esprit humain qu’une génération de l’Académie des Inscriptions.

S’il est un lieu commun démenti par les faits, c’est que le temps des révolutions est peu favorable au travail de l’esprit, que la littérature, pour produire des chefs-d’œuvre, a besoin de calme et de loisir, et que les arts méritent en effet l’épithète classique d’amis de la paix. L’histoire démontre, au contraire, que le mouvement, la guerre, les alarmes sont le vrai milieu où l’humanité se développe, que le génie ne végète puissamment que sous l’orage, et que toutes les grandes créations de la pensée sont apparues dans des situations troublées. De tous les siècles, le xvie est sans doute celui où l’esprit humain a déployé le plus d’énergie et d’activité en tous sens c’est le siècle créateur par excellence. La règle lui manque, il est vrai : c’est un taillis épais et luxuriant, où l’art n’a point encore dessiné des allées. Mais quelle fécondité ! Quel siècle que celui de Luther et de Raphaël, de Michel-Ange et de l’Arioste, de Montaigne et d’Érasme, de Galilée et de Copernic, de Cardan et de Vanini ! Tout s’y fonde : philologie, mathématiques, astronomie, sciences physiques, philosophies. Eh bien ! ce siècle admirable, où se constitue définitivement l’esprit moderne, est le siècle de la lutte de tous contre tous luttes religieuses, luttes politiques, luttes littéraires, luttes scientifiques. Cette Italie, qui devançait alors l’Europe dans les voies de la civilisation, était le théâtre de guerres barbares, telles que l’avenir, il faut l’espérer, n’en verra plus. Le sac de Rome ne troublait pas le pinceau de Michel-Ange ; orphelin à six ans, mutilé à Brescia, Tartaglia devinait seul les mathématiques. Il n’y a que les rhéteurs qui puissent préférer l’œuvre calme et artificielle de l’écrivain à l’œuvre brûlante et vraie qui fut un acte, et apparut à son jour comme le cri spontané d’une âme héroïque ou passionnée. Eschyle avait été soldat de Salamine, avant d’en être le poète. Ce fut dans les camps et au milieu des hasards d’une vie aventureuse que Descartes médita sa méthode. Dante aurait-il composé au sein d’un studieux loisir ces chants, les plus originaux d’une période de dix siècles Les souffrances du poète, ses colères, ses passions, son exil ne sont-ils pas une moitié du poème ? Ne sent-on pas dans Milton le blessé des luttes politiques ? Chateaubriand aurait-il été ce qu’il est, si le xixe siècle eût continué de plain-pied le xviiie ?

L’état habituel d’Athènes, c’était la terreur. Jamais mœurs politiques ne furent plus violentes, jamais la sécurité des personnes ne fut moindre. L’ennemi était toujours à dix lieues ; tous les ans on le voyait paraître, tous les ans il fallait aller guerroyer contre lui. Et à l’intérieur, quelle série interminable de péripéties et de révolutions ! Aujourd’hui exilé, demain vendu comme esclave, ou condamné à boire la ciguë ; puis regretté, honoré comme un dieu, exposé tous les jours à se voir traduit à la barre du plus impitoyable tribunal révolutionnaire, l’Athénien qui, au milieu de cette vie accidentée à l’infini, n’était jamais sûr du lendemain, produisait avec une spontanéité qui nous étonne. Concevons-nous que le Parthénon et les Propylées, les statues de Phidias, les Dialogues de Platon, les sanglantes satires d’Aristophane aient été l’œuvre d’une époque fort ressemblante à 1793, d’un état politique qui entraînait, proportion gardée, plus de morts violentes que notre première révolution à son paroxysme ? Où est dans ces chefs-d’œuvre la trace de la terreur ? Je ne sais quelle timidité s’est emparée chez nous des esprits. Sitôt que le moindre nuage parait à l’horizon, chacun se renferme, se flétrit sous la peur « Que faire en des temps comme ceux-ci ? Il faudrait de la sécurité. On n’a goût a rien produire, quand tout est mis en question. » Mais songez donc que, depuis le commencement du monde, tout est ainsi en question, et que si les grands hommes dont les travaux nous ont faits ce que nous sommes eussent raisonné de la sorte, l’esprit humain serait resté éternellement stérile. Montaigne courait le risque d’être assassiné en faisant le tour de son château, et n’en écrivait pas moins ses Essais. La littérature romaine produisait ses œuvres les plus originales à l’époque des proscriptions et des guerres civiles. Ce fatal besoin de repos nous est venu de la longue paix que nous avons traversée, et qui a si puissamment influé sur le tour de nos idées. La forte génération qui a pris la robe virile en 1815 a eu le bonheur d’être bercée au milieu des grandes choses et des grands périls, et d’avoir eu pour exercer sa jeunesse une lutte généreuse. Mais nous, qui avons commencé à penser en 1830, nés sous les influences de Mercure, le monde nous est apparu comme une machine régulièrement organisée ; la paix nous a semblé le milieu naturel de l’esprit humain, la lutte ne s’est montrée à nous que sous les mesquines proportions d’une opposition toute personnelle. Le moindre orage nous étonne. Conserver timidement ce que nos pères ont fait, voilà tout l’horizon qu’on nous a proposé. Malheur à la génération qui n’a eu sous les yeux qu’une police régulière, qui a conçu la vie comme un repos et l’art comme une jouissance ! Les grandes choses n’apparaissent jamais dans ces tièdes milieux. Il ne faut pas refuser toute valeur aux productions des époques de calme et de régularité. Elles sont fines, sensées, raisonnables, pleines d’une délicate critique ; elles se lisent avec agrément aux heures de loisir, mais elles n’ont rien de ferme et d’original, rien qui sente l’humanité militante, rien qui approche des œuvres hardies de ces âges extraordinaires où tous les éléments de l’humanité en ébullition apparaissent tour à tour à la surface. L’univers ne créa qu’aux périodes primitives et sous le règne du chaos. Les monstres ne sauraient naître sous le paisible régime d’équilibre qui a succédé aux tempêtes des premiers âges.

Ce n’est donc ni le bien-être ni même la liberté qui contribuent beaucoup à l’originalité et l’énergie du développement intellectuel ; c’est le milieu des grandes choses, c’est l’activité universelle, c’est le spectacle des révolutions, c’est la passion développée par le combat. Le travail de l’esprit ne serait sérieusement menacé que le jour où l’humanité serait trop à l’aise. Grâce à Dieu, nous n’avons pas à craindre que ce jour soit près de nous.

Un journal sommait, il y a quelques mois, l’Assemblée nationale de proclamer le droit au repos ; ingénieuse métaphore dont le sens n’échappait à personne. Certes, s’il ne fallait voir dans la vie que repos et plaisir, on devrait maudire l’agitation de la pensée, et traiter de pervers ceux qui viennent, pour satisfaire leur inquiétude, troubler ce doux sommeil. Les révolutions ne peuvent être que d’odieuses et absurdes perturbations aux yeux de ceux qui ne croient point au progrès. Sans l’idée du progrès on ne saurait rien comprendre aux mouvements de l’humanité. Si la vie humaine n’avait d’autre horizon que, de végéter d’une façon ou d’une autre ; si la société n’était qu’une agrégation d’êtres vivant chacun pour soi et subissant invariablement les mêmes vicissitudes ; s’il ne s’agissait que de naître, de vivre et de mourir d’une manière plus ou moins semblable, le seul parti à prendre serait d’endormir l’humanité et de subir patiemment cette vulgaire monotonie. Il y en a qui se félicitent que le temps des controverses religieuses soit passé. Pour moi, je les regrette. Je regrette cette bienheureuse controverse protestante qui, durant plus de deux siècles, a aiguisé et tenu en éveil tous {{ les esprits de l’Europe civilisée ; je regrette le temps où Lesdiguières et Turenne étaient controversistes, où un livre de Claude ou Jurieu était un événement, où Coton et Turretin, en champ clos, tenaient l’Europe attentive. Les guerres de religion sont après tout les plus raisonnables, et il n’y en aura plus désormais que de telles.

Il faut être juste jamais on n'a vécu plus à l’aise que de 1830 à 1848, et nous attendrons longtemps peut-être un régime qui puisse permettre une aussi honnête part de liberté. Peut-on dire cependant que, pendant cette période, l’humanité se soit enrichie de beaucoup d’idées nouvelles, que la moralité, l’intelligence, la vraie religion aient fait de sensibles progrès ? De même que la vie monastique, où tout est prévu et réglé dans ses moindres détails d’une manière invariable, détruit le pittoresque de la vie et efface toute originalité, de même une civilisation régulière, en traçant à l’existence un trop étroit chemin, et en imposant à la liberté individuelle de continuelles entraves, nuit plus à la spontanéité que le régime de l’arbitraire (172). « Cette liberté formaliste, a dit M. Villemain, fait naître plus de tracasseries que de grandes luttes, plus d’intrigues que de grandes passions ». L’esprit humain a infiniment plus travaillé sous les années de compression de la Restauration que sous les années de liberté raisonnable qui ont suivi 1830. La poésie devint égoïste et n’eut plus de valeur que comme accompagnement délicat du plaisir, l’originalité fut déplacée. On l’admira et on la rechercha curieusement dans le passé ; on la honnit dans le présent. On se passionna pour les figures caractérisées que présente l’histoire, et on fut impitoyable pour ceux des contemporains que l’avenir envisagera avec le même intérêt. Ainsi un régime qui réalisa l’idéal de l’éclectisme passera, dans l’histoire de l’esprit humain, pour une période assez inféconde.

Au contraire, une époque, pourvu qu’elle sorte du milieu vulgaire, peut donner naissance aux apparitions les plus originales et les plus contradictoires. La même révolution n’a-t-elle pas produit parallèlement d’une part la vraie formule des droits de l’homme et le symbole nouveau de liberté, d’égalité, de fraternité ; d’autre part des massacres et l’échafaud en permanence ? Un même siècle n’a-t-il pas porté à la fois dans son sein le Talmud et l’Évangile, le plus effrayant monument de la dépression intellectuelle et la plus haute création du sens moral, Jésus d’une part, de l’autre Hillel et Schammaï ? Il faut s’attendre à tout dans ces grandes crises de l’esprit humain, aux sublimités comme aux folies. Il n’y a que les pâles productions des époques de repos qui soient conséquentes avec elles-mêmes. L’apparition du Christ serait inexplicable dans un milieu logique et régulier ; elle s’explique dans cet étrange orage que subissait alors la raison en Judée. Ces moments solennels où la nature humaine exaltée, poussée à bout, rend les sons les plus extrêmes sont les moments des grandes révélations. Si les circonstances renaissaient, les phénomènes reparaîtraient, et nous verrions encore des Christs, non plus probablement représentés par des individus, mais par un esprit nouveau, qui surgira spontanément, sans peut-être se personnifier aussi exclusivement en tel ou tel.

Il ne faut pas se figurer la nature humaine comme quelque chose de si bien délimité qu’elle ne puisse atteindre au delà d’un horizon vulgaire. Il y a des trouées dans cet horizon, par lesquelles l’œil perce l’infini ; il y a des vues qui vont comme un trait au delà du but. Il peut naître chez les races fortes et aux époques de crise des monstres dans l’ordre intellectuel, lesquels, tout en participant à la nature humaine, l’exagèrent si fort en un sens qu’ils passent presque sous la loi d’autres esprits, et aperçoivent des mondes inconnus. Ces êtres ont été moins rares qu’on ne pense aux époques primitives. Il se peut qu’un jour il apparaisse encore de ces natures étranges, placées sur la limite de l’homme et ouvertes à d’autres combinaisons. Mais assurément ces monstres ne naîtront pas dans notre petit train ordinaire. Une conception étroite et régulière de la vie affaiblit les facultés créatrices. La civilisation, par l’extrême délimitation des droits qu’elle introduit dans la société, et par les entraves qu’elle impose à la liberté individuelle, devient à la longue une chaîne fort pénible, et ôte beaucoup à l’homme du sentiment vif de son indépendance. Je comprends que des écrivains allemands aient regretté à ce point de vue la vieille vie germanique, et maudit l’influence romaine et chrétienne qui en altéra la rude sincérité. Comparez l’homme moderne emmailloté de milliers d’articles de loi, ne pouvant faire un pas sans rencontrer un sergent ou une consigne, à Antar dans son désert, sans autre loi que le feu de sa race, ne dépendant que de lui-même, dans un monde où n’existe aucune idée de pénalité ni de coercition exercée au nom de la société.

Tout est fécond excepté le bon sens. Le prophète, l’apôtre, le poète des premiers âges passeraient pour des fous au milieu de la terne médiocrité où s’est renfermée la vie humaine. Qu’un homme répande des larmes sans objet, qu’il pleure sur l’universelle douleur, qu’il rie d’un rire long et mystérieux, on l’enferme à Bicêtre, parce qu’il ne cadre pas sa pensée dans nos moules habituels. Et je vous demande pourtant si cet homme n’est pas plus près de Dieu qu’un petit bourgeois bien positif, tout raccorni au fond de sa boutique. Qu’elle est touchante cette coutume de l’Inde et de l’Arabie : le fou honoré comme un favori de Dieu, comme un homme qui voit dans le monde d’au-delà ! Le soufi et le corybante croyaient, en s’égarant la raison, toucher la divinité ; l’instinct des différents peuples a demandé des révélations à l’état sacré du sommeil. Les prophètes et les inspirés des âges antiques eussent été classés par nos médecins au rang des hallucinés. Tant il est vrai qu’une ligne indécise sépare l’exercice légitime et l’exercice exorbitant des facultés humaines, et qu’elles parcourent une gamme sériaire, dont le milieu seul est attingible. Un même instinct, ici normal, là perverti, a inspiré Dante et le marquis de Sade. La plus grande des religions a vu son berceau signalé par les faits du plus pur enthousiasme et par des farces de convulsionnaires telles qu’on en voit à peine chez les sectaires les plus exaltés.

Il faut donc s’y résigner les belles choses naissent dans les larmes ; ce n’est pas acheter trop cher la beauté que de l’acheter au prix de la douleur. La foi nouvelle ne naîtra que sous d’effroyables orages, et quand l’esprit humain aura été maté, déraillé, si j’ose le dire, par des événements jusqu’à présent inouïs. Nous n’avons pas encore assez souffert, pour voir le royaume du ciel. Quand quelques millions d’hommes seront morts de faim, quand des milliers se seront dévorés les uns les autres, quand la tête des autres égarée par ces funèbres scènes sera lancée hors des voies de l’ordinaire, alors on recommencera à vivre. La souffrance a été pour l’homme la maîtresse et le révélatrice des grandes choses. L’ordre est une fin, non un commencement.

Cela est si vrai que les institutions portent leurs plus beaux fruits, avant qu’elles soient devenues trop officielles. Il faudrait être bien naïf pour croire que, depuis qu’il y a une conférence du quai d’Orsay, il y aura de plus grands orateurs politiques. La première École Normale était certes moins réglée que la nôtre, et n’avait pas de maîtres comparables à ceux d’aujourd’hui. Et pourtant elle a produit une admirable génération ; et la nôtre, qu’a-t-elle produit ? Une institution n’a sa force que quand elle correspond au besoin vrai et actuellement senti qui l’a fait établir. Au premier moment, elle est en apparence imparfaite, et on s’imagine trop facilement que, quand viendra la période de calme et d’organisation paisible, elle produira des merveilles. Erreur ! les petits perfectionnements gâtent l’œuvre ; la force native disparaît ; tout se pétrifie. Les règlements officiels ne donnent pas la vie, et je suis convaincu pour ma part qu’une éducation comme la nôtre aura toujours les défauts qu’on lui reproche, le mécanisme, l’artificiel. La prétention du règlement est de suppléer à l’âme, de faire avec des hommes sans dévouement et sans morale ce qu’on ferait avec des hommes dévoués et religieux : tentative impossible ; on ne simule pas la vie ; des rouages si bien combinés qu’ils soient ne feront jamais qu’un automate. Ce mal ne se corrige pas par des règlements, puisque le mal est précisément le règlement lui-même. La règle existait bien à l’origine, mais vivifiée par l’esprit, à peu près comme les cérémonies chrétiennes, devenues pure série de mouvements réglés, étaient dans l’origine vraies et sincères. Quelle différence entre chanter un bout de latin qu’on appelle l’Épître et lire en société la correspondance des confrères, entre un morceau de pain bénit qui n’a plus de sens et l’agape des origines ? La séance primitive, l’agape n’avait pas besoin d’être réglée, car elle était spontanée. La peinture a produit des chefs-d’œuvre, avant qu’il y eût des expositions annuelles. Donc elle en produira de plus beaux, quand il y aura des expositions. Les hommes de lettres et les artistes ne jouissaient pas, au xviie et au xviiie siècle, de la dignité convenable. Donc ils produiront beaucoup plus quand ils auront conquis la place qui leur est due. Conclusions erronées ; car elles supposent que la régularisation des conditions extérieures de la production intellectuelle est favorable à cette production, tandis que cette production dépend uniquement de l’abondance de la sève interne et vivante de l’humanité.

Quelqu’un disait en parlant de la quiétude béate où vivait l’Autriche avant 1848 : « Que voulez-vous ? Ce sont des gens qui ont la bêtise d’être heureux. » Cela n’est pas bien exact : être heureux n’est pas chose vulgaire ; il n’y a que les belles âmes qui sachent l’être. Mais être à l’aise est en effet un souhait du dernier bourgeois. Il n’y a que des niais qui puissent prôner si fort le régime de la poule au pot.

Sitôt qu’un pays s’agite, nous sommes portés à envisager son état comme fâcheux. S’il jouit au contraire d’un calme plat, nous disons, et cette fois avec plus de raison : ce pays s’ennuie. L’agitation semble une regrettable transition ; le repos semble le but ; et le repos ne vient jamais, et s’il venait, ce serait le dernier malheur. Certes l’ordre est désirable et il faut y tendre ; mais l’ordre lui-même n’est désirable qu’en vue du progrès. Quand l’humanité sera arrivée à son état rationnel, mais alors seulement, les révolutions paraîtront détestables, et on devra plaindre le siècle qui en aura eu besoin.

Le but de l’humanité n’est pas le repos c’est la perfection intellectuelle et morale. Il s’agit bien de se reposer, grand Dieu quand on a l’infini à parcourir et le parfait à atteindre. L’humanité ne se reposera que dans le parfait. Il serait par trop étrange que quelques profanes, par des considérations de bourse ou de boutique, arrêtassent le mouvement de l’esprit, le vrai mouvement religieux. L’état le plus dangereux pour l’humanité serait celui où la majorité se trouvant à l’aise et ne voulant pas être dérangée, maintiendrait son repos aux dépens de la pensée et d’une minorité opprimée. Ce jour-là il n’y aurait plus de salut que dans les instincts moraux de la nature humaine, lesquels sans doute ne feraient pas défaut.

La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans la minorité. Ceux qui se trouvent bien du monde tel qu’il est ne peuvent aimer le mouvement, à moins qu’ils ne s’élèvent au-dessus des vues d’intérêt personnel. Ainsi plus s’accroît le nombre des satisfaits de la vie, plus l’humanité devient lourde et difficile à remuer ; il faut la traîner. Le bien de l’humanité étant la fin suprême, la minorité ne doit nullement se faire scrupule de mener contre son gré, s’il le faut, la majorité sotte ou égoïste. Mais pour cela il faut qu’elle ait raison. Sans cela, c’est une abominable tyrannie. L’essentiel n’est pas que la volonté du plus grand nombre se fasse, mais que le bien se fasse. Quoi ! des gens qui, pour gagner quelques sous de plus, sacrifieraient l’humanité et la patrie, auraient le droit de dire à l’esprit : Tu n’iras pas plus loin ; n’enseigne pas ceci car cela pourrait remuer les esprits et faire tort à notre commerce ! La seule portion de l’humanité qui mérite d’être prise en considération, c’est la partie active et vivante, c’est-à-dire celle qui ne se trouve pas à l’aise.

Ce sera donc bien vainement que nos pères, devenus sages, nous prieront de ne plus penser et de nous tenir immobiles, de peur de déranger la frêle machine. Nous réclamons pour nous la liberté qu’ils ont prise pour eux. Nous les laisserons se convertir, et nous en appellerons de Voltaire malade à Voltaire en santé.

Réfléchissez donc un instant à ce que vous voulez faire, et songez que c’est la chose impossible par excellence, celle que depuis le commencement du monde tous les conservateurs intelligents ont tentée sans y réussir arrêter l’esprit humain, assoupir l’activité intellectuelle, persuader à la jeunesse que toute pensée est dangereuse et tourne à mal. Vous avez pensé librement, nous penserons de même ; ces grands hommes du passé que vous nous avez appris à admirer, ces illustres promoteurs de la pensée que vous répudiez aujourd’hui nous les admirerons, comme vous. Nous vous rappellerons vos leçons, nous vous défendrons contre vous-mêmes. Vous êtes vieux et malades, convertissez-vous ; mais nous, vos élèves en libéralisme, nous, jeunes et pleins de vie, nous à qui appartient l’avenir, pourquoi accepterions-nous la communauté de vos terreurs ? Comment voulez-vous qu’une génération naissante se condamne à sécher de dépit et de frayeur ? L’espérance est de notre âge, et nous aimons mieux succomber dans la lutte que de mourir de froid ou de peur.

Il y a quelque chose de vraiment comique dans cette mauvaise humeur qui s’est tout coup révélée contre les libres penseurs, comme si après tout le résultat de leurs spéculations leur était imputable, comme s’ils avaient pu faire autrement, comme s’il eût dépendu d’eux de voir les choses autrement qu’elles ne sont. On dirait que c’est par caprice et fantaisie pure qu’ils se sont attaqués un beau jour aux croyances du passé, et qu’il eût dépendu de leur bon vouloir ou de la sévérité de la censure que l’univers fût resté croyant. Un livre n’a de succès que quand il répond à la pensée secrète de tous ; un auteur ne détruit pas de croyances ; si elles tombent en apparence sous ses coups, c’est qu’elles étaient déjà bien ébranlées. J’en ai vu qui, s’imaginant que le mal venait de l’Allemagne, regrettaient qu’il n’y eût pas eu une inquisition contre Kant, Hegel et Strauss. Fatalité ! fatalité ! Vous admirez Luther, Descartes, Voltaire et vous anathématisez ceux qui, sans songer à les imiter, continuent leur œuvre, et, s’il y avait de nos jours des Luther, des Descartes, des Voltaire, vous les traiteriez d’hommes antisociaux, de dangereux novateurs. Vous blâmez le xviiie siècle, qu’autrefois vous aimiez ; blâmez donc aussi la Renaissance, blâmez tout l’esprit moderne, blâmez l’esprit humain, blâmez la fatalité. Maudissez, sceptiques, maudissez à votre aise. Mais, quoi que vous fassiez, je vous défie de croire ; je vous défie d’engourdir l’esprit humain sous un charme éternel, je vous défie de lui persuader de ne rien faire, de rester immobile pour ne rien risquer ; car cela c’est la mort. Nous ne le supporterons pas nous crierons plutôt au peuple : « C’est faux, c’est faux ; on vous ment ! » que de tolérer cette irrévérencieuse façon de traiter la vérité comme chose inférieure en valeur au repos de quelques peureux.

Tout le secret de la situation intellectuelle du moment est donc dans cette fatale vérité : le travail intellectuel a été abaissé au rang des jouissances, et, au jour des choses sérieuses, il est devenu insignifiant comme les jouissances elles-mêmes. La faute n’en est donc pas aux événements qui auraient dû plutôt éveiller les esprits et exciter la pensée ; elle est tout entière à la dépression générale amenée par la considération exclusive du repos ; honteux hédonisme dont nous recueillons les fruits, et dont les folies communistes ne sont après tout que la dernière conséquence. Il y a des jours où s’amuser est un crime ou tout au moins une impossibilité. La niaise littérature des coteries et des salons, la science des curieux et des amateurs est bien dépréciée par ces terribles spectacles ; le roman-feuilleton perd beaucoup de son intérêt au bas des colonnes d’un journal qui offre le récit du drame réel et passionné de chaque jour ; l’amateur doit bien craindre de voir ses collections emportées ou dérangées par le vent de l’orage. Pour prendre goût à ces paisibles jouissances, il faut n’avoir rien à faire ni rien à craindre ; pour rechercher d’aussi innocentes diversions, il faut avoir le temps de s’ennuyer. Mais rien de ce qui contribue à donner l’éveil à l’humanité n’est perdu pour le progrès véritable de l’esprit ; jamais la pensée philosophique n’est plus libre qu’aux grands jours de l’histoire. L’exercice intellectuel est plus pur alors, car il est moins entaché d’amusement, Il faut définitivement s’habituer à maintenir, au milieu de tous les bouleversements, le prix de la culture intellectuelle, de la science, de l’art, de la philosophie. Ce qui est bon est toujours bon, et si nous attendons le calme, nous attendrons longtemps peut-être. Si nos pères eussent ainsi raisonné, ils se fussent croisé les bras, et nous ne jouirions pas de leur héritage. Et qu’importe après tout que la journée de demain soit sûre ou incertaine ? Qu’importe que l’avenir nous appartienne ou ne nous appartienne pas ? Le ciel est-il moins bleu, Béatrix est-elle moins belle, et Dieu est-il moins grand ? Le monde croulerait, qu’il faudrait philosopher encore, et j’ai la confiance que si jamais notre planète est victime d’un nouveau cataclysme, à ce moment redoutable, il se trouvera encore des âmes d’hommes qui, au milieu du bouleversement et du chaos, auront une pensée désintéressée et scientifique, et qui, oubliant leur mort prochaine, discuteront le phénomène, et chercheront à en tirer des conséquences pour le système général des choses (173).



(172) Parcourez nos villes, nos promenades publiques, partout des barrières, des consignes nécessaires il est vrai pour l’ordre, mais défendant toute fantaisie. Chacun a éprouvé l’effet humiliant et désagréable que produit toute consigne prohibitive, lors même qu’on la sait générale : c’est une limite. Quand je me promène dans les allées du parc de Versailles, toujours entre deux haies, je ne suis jamais satisfait. C’est là que je voudrais aller, dans le massif, et il m’est défendu. Combien nos routes grandes et nettes sont ennuyeuses ! J’aime cent fois mieux les chemins raboteux de Bretagne, au bord desquels paissent les moutons. Quoi de plus horrible qu’un grand chemin ? Quoi de plus charmant qu’un sentier ?

(173) Une des plus nobles morts qui se puissent imaginer est celle du curieux, indifférent à sa fin pour n’être attentif qu’à la levée de rideau qui va se faire et aux grands problèmes qui vont se dénouer pour lui.