L’Avenir de la science/Préface

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. i-xx).


PRÉFACE

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L’année 1848 fit sur moi une impression extrêmement vive. Je n’avais jamais réfléchi jusque-là aux problèmes socialistes. Ces problèmes, sortant en quelque sorte de terre et venant effrayer le monde, s’emparèrent de mon esprit et devinrent une partie intégrante de ma philosophie. Jusqu’au mois de mai, j’eus à peine le loisir d’écouter les bruits du dehors. Un mémoire sur l’Étude du grec au moyen âge, que j’avais commencé pour répondre à une question de l’Académie des inscriptions et belles lettres, absorbait toutes mes pensées. Puis je passai mon concours d’agrégation de philosophie, en septembre. Vers le mois d’octobre, je me trouvai en face de moi-même. J’éprouvai le besoin de résumer la foi nouvelle qui avait remplacé chez moi le catholicisme ruiné. Cela me prit les deux derniers mois de 1848 et les quatre ou cinq premiers mois de 1849. Ma naïve chimère de débutant était de publier ce gros volume sur-le-champ. Le 15 juillet 1849, j’en donnai un extrait à la Liberté de penser avec l’annonce que le volume paraîtrait dans quelques semaines ».

C’était là de ma part une grande présomption. Vers le temps, où j’écrivais ces lignes, M. Victor Le Clerc eut l’idée de me faire charger, avec mon ami Charles Daremberg, de diverses commissions dans les bibliothèques d’Italie, en vue de l’Histoire littéraire de la France et d’une thèse que j’avais commencée sur l’averroïsme. Ce voyage, qui dura huit mois, eut sur mon esprit la plus grande influence. Le côté de l’art, jusque-là presque fermé pour moi, m’apparut radieux et consolateur. Une fée charmeresse sembla me dire ce que l’Église, en son hymne, dit au bois de la Croix :


Flecte ramos, arbor alta,
Tensa laxa viscera,
Et rigor lentescat ille
Quem dedit nativitas.



Une sorte de vent tiède détendit ma rigueur ; presque toutes mes illusions de 1848 tombèrent, comme impossibles. Je vis les fatales nécessités de la société humaine ; je me résignai à un état de la création où beaucoup de mal sert de condition à un peu de bien, ou une imperceptible quantité d’arôme s’extrait d’une énorme caput mortuum de matière gâchée. Je me réconciliai à quelques égards avec la réalité, et, en reprenant, à mon retour, le livre écrit un an auparavant, je le trouvai âpre, dogmatique, sectaire et dur. Ma pensée, dans son premier état, était comme un fardeau branchu, qui s’accrochait de tous les côtés. Mes idées, trop entières pour la conversation, étaient encore bien moins faites pour une rédaction suivie. L’Allemagne, qui avait été depuis quelques années ma maîtresse, m’avait trop formé à son image, dans un genre où elle n’excelle pas, im Büchermachen. Je sentis que le public français trouverait tout cela d’une insupportable gaucherie.

Je consultai quelques amis, en particulier M. Augustin Thierry, qui avait pour moi les bontés d’un père. Cet homme excellent me dissuada nettement de faire mon entrée dans le monde littéraire avec cet énorme paquet sur la tête. Il me prédit un échec complet auprès du public, et me conseilla de donner à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats des articles sur des sujets variés, où j’écoulerais en détail le stock d’idées qui, présenté en masse compacte, ne manquerait pas d’effrayer les lecteurs. La hardiesse des théories serait ainsi moins choquante. Les gens du monde acceptent souvent en détail ce qu’ils refusent d’avaler en bloc.

M. de Sacy, peu de temps après, m’encouragea dans la même voie. Le vieux janséniste s’apercevait bien de mes hérésies ; quand je lui lisais mes articles, je le voyais sourire à chaque phrase câline ou respectueuse. Certes le gros livre d’où tout cela venait, avec sa pesanteur et ses allures médiocrement littéraires, ne lui eût inspiré que de l’horreur. Il était clair que, si je voulais avoir quelque audience des gens cultivés, il fallait laisser beaucoup de mon bagage à la porte. La pensée se présente à moi d’une manière complexe ; la forme claire ne me vient qu’après un travail analogue à celui du jardinier qui taille son arbre, l’émonde, le dresse en espalier.

Ainsi je débitai en détail le gros volume que de bonnes inspirations et de sages conseils m’avaient fait reléguer au fond de mes tiroirs. Le coup d’État, qui vint peu après, acheva de me rattacher à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats, en me dégoûtant du peuple, que j’avais vu, le 2 Décembre, accueillir d’un air narquois les signes de deuil des bons citoyens. Les travaux spéciaux, les voyages, m’absorbèrent ; mes Origines du christianisme, surtout, pendant vingt-cinq ans, ne me permirent pas de penser à autre chose. Je me disais que le vieux manuscrit serait publié après ma mort, qu’alors une élite d’esprits éclairés s’y plairait, et que de là peut-être viendrait pour moi un de ces rappels à l’attention du monde dont les pauvres morts ont besoin dans la concurrence inégale que leur font, à cet égard, les vivants.

Ma vie se prolongeant au delà de ce que j’avais toujours supposé, je me suis décidé, en ces derniers temps, à me faire moi-même mon propre éditeur. J’ai pensé que quelques personnes liraient, non sans profit, ces pages ressuscitées, et surtout que la jeunesse, un peu incertaine de sa voie, verrait avec plaisir comment un jeune homme, très franc et très sincère, pensait seul avec lui-même il y a quarante ans. Les jeunes aiment les ouvrages des jeunes. Dans mes écrits destinés aux gens du monde, j’ai dû faire beaucoup de sacrifices à ce qu’on appelle en France le goût. Ici, l’on trouvera, sans aucun dégrossissement, le petit Breton consciencieux qui, un jour, s’enfuit épouvanté de Saint-Sulpice, parce qu’il crut s’apercevoir qu’une partie de ce que ses maîtres lui avaient dit n’était peut-être pas tout à fait vrai. Si des critiques soutiennent un jour que la Revue des Deux Mondes et le Journal des Débats me gâtèrent, en m’apprenant à écrire, c’est-à-dire à me borner, à émousser sans cesse ma pensée, à surveiller mes défauts, ils aimeront peut-être ces pages, pour lesquelles on ne réclame qu’un mérite, celui de montrer, dans son naturel, atteint d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité.

Les défauts de cette première construction, en effet, sont énormes, et, si j’avais le moindre amour propre littéraire, je devrais la supprimer de mon œuvre, conçue en général avec une certaine eurythmie. L’insinuation de la pensée manque de toute habileté. C’est un dîner où les matières premières sont bonnes, mais qui n’est nullement paré, et où l’on n’a pas eu soin d’éliminer les épluchures. Je tenais trop à ne rien perdre. Par peur de n’être pas compris, j’appuyais trop fort pour enfoncer le clou, je me croyais obligé de frapper dessus à coups redoublés. L’art de la composition, impliquant de nombreuses coupes sombres dans la forêt de la pensée, m’était inconnu. On ne débute pas par la brièveté. Les exigences françaises de clarté et de discrétion, qui parfois, il faut l’avouer, forcent à ne dire qu’une partie de ce qu’on pense et nuisent à la profondeur, me semblaient une tyrannie. Le français ne veut exprimer que des choses claires ; or les lois les plus importantes, celles qui tiennent aux transformations de la vie, ne sont pas claires ; on les voit dans une sorte de demi-jour. C’est ainsi qu’après avoir aperçu la première les vérités de ce qu’on appelle maintenant le darwinisme, la France a été la dernière à s’y rallier. On voyait bien tout cela ; mais cela sortait des habitudes ordinaires de la langue et du moule des phrases bien faites. La France a ainsi passé à côté de précieuses vérités, non sans les voir, mais en les jetant au panier, comme inutiles ou impossibles à exprimer. Dans ma première manière, je voulais tout dire, et souvent je le disais mal. La nuance fugitive, que le vieux français regardait comme une quantité négligeable, j’essayais de la fixer, au risque de tomber dans l’insaisissable.

Autant, sous le rapport de l’exposition, j’ai modifié, à tort ou à raison, mes habitudes de style, autant, pour les idées fondamentales, j’ai peu varié depuis que je commençai de penser librement. Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science. Mais souvent, en relisant ces pages juvéniles, j’ai trouvé une confusion qui fausse un peu certaines déductions. La culture intensive, augmentant sans cesse le capital des connaissances de l’esprit humain, n’est pas la même chose que la culture extensive, répandant de plus en plus ces connaissances, pour le bien des innombrables individus humains qui existent. La couche d’eau, en s’étendant, a coutume de s’amincir. Vers 1700, Newton avait atteint des vues sur le système du monde infiniment supérieures à tout ce qu’on avait pensé avant lui, sans que ces incomparables découvertes eussent le moins du monde influé sur l’éducation du peuple. Réciproquement, on pourrait concevoir un état d’instruction primaire très perfectionné, sans que la haute science fit de bien grandes acquisitions. Notre vraie raison de défendre l’instruction primaire, c’est qu’un peuple sans instruction est fanatique, et qu’un peuple fanatique crée toujours un danger à la science, les gouvernements ayant l’habitude, au nom des croyances de la foule et de prétendus pères de famille, d’imposer à la liberté de l’esprit des gênes insupportables.

L’idée d’une civilisation égalitaire, telle qu’elle résulte de quelques pages de cet écrit, est donc un rêve. Une école où les écoliers feraient la loi serait une triste école. La lumière, la moralité et l’art seront toujours représentés dans l’humanité par un magistère, par une minorité, gardant la tradition du vrai, du bien et du beau. Seulement, il faut éviter que ce magistère ne dispose de la force et ne fasse appel, pour maintenir son pouvoir, à des impostures, à des superstitions.

Il y avait aussi beaucoup d’illusions dans l’accueil que je faisais, en ces temps très anciens, aux idées socialistes de 1848. Tout en continuant de croire que la science seule peut améliorer la malheureuse situation de l’homme ici-bas, je ne crois plus la solution du problème aussi près de nous que je le croyais alors. L’inégalité est écrite dans la nature ; elle est la conséquence de la liberté ; or la liberté de l’individu est un postulat nécessaire du progrès humain. Ce progrès implique de grands sacrifices du bonheur individuel. L’état actuel de l’humanité, par exemple, exige le maintien des nations, qui sont des établissements extrêmement lourds à porter. Un état qui donnerait le plus grand bonheur possible aux individus serait probablement, au point de vue des nobles poursuites de l’humanité, un état de profond abaissement.

L’erreur dont ces vieilles pages sont imprégnées, c’est un optimisme exagéré, qui ne sait pas voir que le mal vit encore et qu’il faut payer cher, c’est-à-dire dire en privilèges, le pouvoir qui nous protège contre le mal. On y trouve également enraciné un vieux reste de catholicisme, l’idée qu’on reverra des âges de foi, où régnera une religion obligatoire et universelle, comme cela eut lieu dans la première moitié du moyen âge. Dieu nous garde d’une telle manière d’être sauvés ! L’unité de croyance, c’est-à-dire le fanatisme, ne renaîtrait dans le monde qu’avec l’ignorance et la crédulité des anciens jours. Mieux vaut un peuple immoral qu’un peuple fanatique ; car les masses immorales ne sont pas gênantes, tandis que les masses fanatiques abêtissent le monde, et un monde condamné à la bêtise n’a plus de raison pour que je m’y intéresse ; j’aime autant le voir mourir. Supposons les orangers atteints d’une maladie dont on ne puisse les guérir qu’en les empêchant de produire des oranges. Cela ne vaudrait pas la peine, puisque l’oranger qui ne produit pas d’oranges n’est plus bon à rien.

Une condition m’était imposée, pour qu’une telle publication ne fût pas dénuée de tout intérêt, c’était de reproduire mon essai de jeunesse dans sa forme naïve, touffue souvent abrupte. Si je m’étais arrêté à faire disparaître d’innombrables incorrections, à modifier une foule de pensées qui me semblent maintenant exprimées d’une façon exagérée, ou qui ont perdu leur justesse[1], j’aurais été amené à composer un nouveau livre ; or le cadre de mon vieil ouvrage n’est nullement celui que je choisirais aujourd’hui. Je me suis donc borné à corriger les inadvertances, ces grosses fautes qu’on ne voit que sur l’épreuve et que sûrement j’aurais effacées si j’avais imprimé le livre en son temps. J’ai laissé les notes en tas à la fin du volume. On sourira en maint endroit ; peu m’importe, si l’on veut bien reconnaître en ces pages l’expression d’une grande honnêteté intellectuelle et d’une parfaite sincérité.

Un gros embarras résultait du parti que j’avais pris d’imprimer mon vieux pourana tel qu’il est ; c’étaient les ressemblances qui ne pouvaient manquer de se remarquer entre certaines pages du présent volume et plusieurs endroits de mes écrits publiés antérieurement. Outre le fragment inséré dans la Liberté de penser, qui a été reproduit dans mes Études contemporaines, beaucoup d’autres passages ont coulé, soit pour la pensée seulement, soit pour la pensée et l’expression, dans mes ouvrages imprimés, surtout dans ceux de ma première époque. J’essayai d’abord de retrancher ces doubles emplois ; mais il fut bientôt évident pour moi que j’allais rendre ainsi le livre tout à fait boiteux. Les parties répétées étaient les plus importantes ; toute la composition, comme un mur d’où l’on retirait des pierres essentielles, allait crouler. Je résolus alors de m’en rapporter simplement à l’indulgence du lecteur. Les personnes qui me font l’honneur de lire mes écrits avec suite me pardonneront, je l’espère, ces répétitions, si la publication nouvelle leur montre ma pensée dans des agencements et des combinaisons qui ont pour elles quelque chose d’intéressant.


Quand j’essaye de faire le bilan de ce qui, dans ces rêves d’il y a un demi-siècle, est resté chimère et de ce qui s’est réalisé, j’éprouve, je l’avoue, un sentiment de joie morale assez sensible. En somme, j’avais raison. Le progrès, sauf quelques déceptions, s’est accompli selon les lignes que j’imaginais. Je ne voyais pas assez nettement à cette époque les arrachements que l’homme a laissés dans le règne animal ; je ne me faisais pas une idée suffisamment claire de l’inégalité des races ; mais j’avais un sentiment juste de ce que j’appelais les origines de la vie. Je voyais bien que tout se fait dans l’humanité et dans la nature, que la création n’a pas de place dans la série des effets et des causes. Trop peu naturaliste pour suivre les voies de la vie dans le labyrinthe que nous voyons sans le voir, j’étais évolutionniste décidé en tout ce qui concerne les produits de l’humanité, langues, écritures, littératures, législations, formes sociales. J’entrevoyais que le damier morphologique des espèces végétales et animales est bien l’indice d’une genèse, que tout est né selon un dessin dont nous voyons l’obscur canevas. L’objet de la connaissance est un immense développement dont les sciences cosmologiques nous donnent les premiers anneaux perceptibles, dont l’histoire proprement dite nous montre les derniers aboutissants. Comme Hegel, j’avais le tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout le développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s’entoure toute surface humectée. Pour nous, cependant, l’histoire de l’homme garde sa primauté, puisque l’humanité seule, autant que nous savons, crée la conscience de l’univers. La plante ne vaut que comme produisant des fleurs, des fruits, des tubercules nutritifs, un arôme, qui ne sont rien comme masses, si on les compare à la masse de la plante, mais qui offrent, bien plus que les feuilles, les branches, le tronc, le caractère de la finalité.

Les sciences historiques et leurs auxiliaires, les sciences philologiques, ont fait d’immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d’amour, il y a quarante ans. Mais on en voit le bout. Dans un siècle, l’humanité saura à peu près ce qu’elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s’arrêter ; car le propre de ces études est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir. L’histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes. Il est devenu clair, non par des raisons a priori mais par la discussion même des prétendus témoignages, qu’il n’y a jamais eu, dans les siècles attingibles à l’homme, de révélation ni de fait surnaturel. Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales. L’inégalité des races est constatée. Les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l’histoire du progrès sont à peu près déterminés.

Quant aux sciences politiques et sociales, on peut dire que le progrès y est faible. La vieille économie politique, dont les prétentions étaient si hautes en 1848, a fait naufrage. Le socialisme, repris par les Allemands avec plus de sérieux et de profondeur, continue de troubler le monde, sans arborer de solution claire. M. de Bismarck, qui s’était annoncé comme devant l’arrêter en cinq ans au moyen de ses lois répressives, s’est évidemment trompé, au moins cette fois. Ce qui parait maintenant bien probable, c’est que le socialisme ne finira pas. Mais sûrement le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848. Un œil sagace, en l’an 300 de notre ère, aurait pu voir que le christianisme ne finirait pas ; mais il aurait dû voir que le monde ne finirait pas non plus, que la société humaine adapterait le christianisme à ses besoins et, d’une croyance destructive au premier chef, ferait un calmant, une machine essentiellement conservatrice.

En politique, la situation n’est pas plus claire. Le principe national a pris depuis 1848 un développement extraordinaire. Le gouvernement représentatif est établi presque partout. Mais des signes évidents de la fatigue causée par les charges nationales se montrent à l’horizon. Le patriotisme devient local ; l’entraînement national diminue. Les nations modernes ressemblent aux héros écrasés par leur armure, du tombeau de Maximilien à Inspruck, corps rachitiques sous des mailles de fer. La France, qui a marché la première dans la voie de l’esprit nationaliste, sera, selon la loi commune, la première à réagir contre le mouvement qu’elle a provoqué. Dans cinquante ans, le principe national sera en baisse. L’effroyable dureté des procédés par lesquels les anciens États monarchiques obtenaient les sacrifices de l’individu, deviendra impossible dans les États libres ; on ne se discipline pas soi-même. Personne n’a plus de goût à servir de matériaux à ces tours bâties, comme celles de Tamerlan, avec des cadavres. Il est devenu trop clair, en effet, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient, et puis il arrive d’ordinaire qu’une génération fait peu de cas de ce pourquoi la génération précédente a donné sa vie.

Ces variations ont pour cause l’incertitude de nos idées sur le but à atteindre et sur la fin ultérieure de l’humanité. Entre les deux objectifs de la politique, grandeur des nations, bien-être des individus, on choisit par intérêt ou par passion. Rien ne nous indique quelle est la volonté de la nature, ni le but de l’univers. Pour nous autres, idéalistes, une seule doctrine est vraie, la doctrine transcendante selon laquelle le but de l’humanité est la constitution d’une conscience supérieure, ou, comme on disait autrefois, « la plus grande gloire de Dieu » ; mais cette doctrine ne saurait servir de base à une politique applicable. Un tel objectif doit, au contraire, être soigneusement dissimulé. Les hommes se révolteraient, s’ils savaient qu’ils sont ainsi exploités.

Combien de temps l’esprit national l’emportera-t-il encore sur l’égoïsme individuel ? Qui aura, dans des siècles, le plus servi l’humanité, du patriote, du libéral, du réactionnaire, du socialiste, du savant ? Nul ne le sait, et pourtant il serait capital de le savoir, car ce qui est bon dans une des hypothèses est mauvais dans l’autre. On aiguille sans savoir où l’on veut aller. Selon le point qu’il s’agit d’atteindre, ce que fait la France, par exemple, est excellent ou détestable. Les autres nations ne sont pas plus éclairées. La politique est comme un désert où l’on marche au hasard, vers le nord, vers le sud, car il faut marcher. Nul ne sait, dans l’ordre social, où est le bien. Ce qu’il y a de consolant, c’est qu’on arrive nécessairement quelque part. Dans le jeu de tir à la cible auquel s’amuse l’humanité, le point atteint paraît le point visé. Les hommes de bonne volonté ont toujours ainsi la conscience en repos. La liberté, d’ailleurs, dans le doute général où nous sommes, a sa valeur en tout cas ; puisqu’elle est une manière de laisser agir le ressort secret qui meut l’humanité, et qui bon gré mal gré l’emporte toujours.

En résumé, si, par l’incessant travail du xixe siècle la connaissance des faits s’est singulièrement augmentée, la destinée humaine est devenue plus obscure que jamais. Ce qu’il y a de grave, c’est que nous n’entrevoyons pas pour l’avenir, à moins d’un retour à la crédulité, le moyen de donner à l’humanité un catéchisme désormais acceptable. Il est donc possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée à suivre la ruine des croyances surnaturelles, et qu’un abaissement réel du moral de l’humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses. À force de chimères, on avait réussi à obtenir du bon gorille un effort moral surprenant ; ôtées les chimères, une partie de l’énergie factice qu’elles éveillaient disparaîtra. Même la gloire, comme force de traction, suppose à quelques égards l’immortalité, le fruit n’en devant d’ordinaire être touché qu’après la mort. Supprimez l’alcool au travailleur dont il fait la force, mais ne lui demandez plus la même somme de travail.

Je le dis franchement, je ne me figure pas comment on rebâtira, sans les anciens rêves, les assises d’une vie noble et heureuse. L’hypothèse où le vrai sage serait celui qui, s’interdisant les horizons lointains, renferme ses perspectives dans les jouissances vulgaires, cette hypothèse, dis-je, nous répugne absolument. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que le bonheur et la noblesse de l’homme reposent sur un porte-à-faux. Continuons de jouir du don suprême qui nous a été départi, celui d’être et de contempler la réalité. La science restera toujours la satisfaction du plus haut désir de notre nature, la curiosité ; elle fournira toujours à l’homme le seul moyen qu’il ait pour améliorer son sort. Elle préserve de l’erreur plutôt qu’elle ne donne la vérité ; mais c’est déjà quelque chose d’être sûr de n’être pas dupe. L’homme formé selon ces disciplines vaut mieux en définitive que l’homme instinctif des âges de foi. Il est exempt d’erreurs où l’être inculte est fatalement entraîné. Il est plus éclairé, il commet moins de crimes, il est moins sublime et moins absurde. Cela, dira-t-on, ne vaut pas le paradis que la science nous enlève. Qui sait d’abord si elle nous l’enlève ? Et puis, après tout, on n’appauvrit personne en tirant de son portefeuille les mauvaises valeurs et les faux billets. Mieux vaut un peu de bonne science que beaucoup de mauvaise science. On se trompe moins en avouant qu’on ignore qu’en s’imaginant savoir beaucoup de choses qu’on ne sait pas.

J’eus donc raison, au début de ma carrière intellectuelle, de croire fermement à la science et de la prendre comme but de ma vie. Si j’étais à recommencer, je referais ce que j’ai fait, et, pendant le peu de temps qui me reste à vivre, je continuerai. L’immortalité, c’est de travailler à une œuvre éternelle. Selon la première idée chrétienne, qui était la vraie, ceux-là seuls ressusciteront qui ont servi au travail divin, c’est-à-dire à faire régner Dieu sur la terre. La punition des méchants et des frivoles sera le néant. Une formidable objection se dresse ici contre nous. La science peut-elle être plus éternelle que l’humanité, dont la fin est écrite par le fait seul qu’elle a commencé ? N’importe ; il n’y a guère plus d’un siècle que la raison travaille avec suite au problème des choses. Elle a trouvé des merveilles, qui ont prodigieusement multiplié le pouvoir de l’homme. Que sera-ce donc dans cent mille ans ? Et songez qu’aucune vérité ne se perd, qu’aucune erreur ne se fonde. Cela donne une sécurité bien grande. Nous ne craignons vraiment que la chute du ciel, et, même quand le ciel croulerait, nous nous endormirions tranquilles encore sur cette pensée : l’Être, dont nous avons été l’efflorescence passagère, a toujours existé, existera toujours.

  1. J’ai laissé tous les passages où je présentais la culture allemande comme synonyme d’aspiration à l’idéal. Ils étaient vrais quand je les écrivais. Ce n’est pas moi qui ai changé. M. Treitschke ne nous avait pas encore appris que ce sont là des rêveries démodées.