L’Avenir des petits états/03

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L’Avenir des petits états
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 281-306).
L'AVENIR DES PETITS ÉTATS [1]

III
LA SERBIE


I

Voici un petit peuple qui est une grande nation, à ne considérer que ses qualités héroïques et sa forte individualité, sans tenir compte du chiffre de sa population ni de l’étendue de son territoire. Le territoire s’est rétréci à la suite des mutilations opérées par la conquête ottomane, et la population n’est plus qu’une fraction de celle des pays de langue serbe.

Les Slaves du Sud (Serbes, Croates, Slovènes) sont le rameau extrême projeté vers le Midi par la race slave, après la grande poussée des peuplades barbares du Nord et de l’Est de l’Europe contre l’Empire romain. Au commencement du IXe siècle, ils s’installent dans la péninsule balkanique, malgré la résistance des Empereurs d’Orient et entament avec leurs voisins. Grecs et Bulgares, une lutte continuelle pour la possession et la domination du sol où leur marche errante s’était arrêtée. Ils occupent à l’Est de l’Adriatique le cours de la Save, de la Drina et de la Morava et le massif montagneux dont la muraille occidentale plonge dans la mer. Ils s’étendent au Nord au delà du Danube et de la Save, à l’Est jusqu’au Timok, au Sud jusqu’à Salonique.

Dans ce cercle de monts abrupts, coupés de vallées fertiles et ceinturés d’épaisses forêts, un peuple grandit, qui commence par se grouper en petits États indépendans. Il est livré aux dissensions féodales, communes alors à toutes les nations en travail de formation, mais dont les Serbes paraissent avoir eu à pâtir plus longtemps que leurs rivaux balkaniques.

Leur conversion au christianisme pendant le Xe siècle fut surtout l’œuvre de deux apôtres byzantins, Cyrille et Méthode ; ils attachèrent à l’Église d’Orient la majeure partie de la population fixée au Sud de la Save, au lieu que, au Nord de cette rivière et sur le littoral de l’Adriatique, l’influence de Rome retint les Serbes dans le giron de l’Église catholique. Cette divergence dans la pratique du culte ne pouvait manquer d’être fatale à l’unité nationale, nécessaire à la race serbe, au moment où elle allait être menacée par l’apparition de formidables adversaires, les Hongrois, sur les bords de la Drave et les confins de la Croatie.

L’union se réalisa cependant au cours du XIIe siècle, après des essais de royaumes éphémères et en dépit de tendances obstinément séparatistes. Némagna, grand joupan du Monténégro, fonda la dynastie des Némagnitch, qui donna à la nation rassemblée sous son autorité sept rois et deux empereurs. Elle gouverna pendant près de deux cents ans, favorisée par la décadence de Byzance, ayant pour pilier solide la religion orthodoxe, repoussant les attaques des deux ennemis, que la Serbie a toujours trouvés sur son chemin, avant comme après la conquête musulmane : les Hongrois et les Bulgares.

Avec leur roi Miloutine les Serbes apprennent à jouer un rôle prépondérant dans les Balkans. Son règne est l’aurore d’une culture serbo-byzantine, qui fleurit dans la construction de belles et nombreuses églises. L’architecture religieuse fut pour la jeune nation la première expression de sa foi ardente et d’une civilisation qui cherchait à s’affirmer. Sous le second successeur de Miloutine, Douchan, le pays atteint son plus vif éclat historique. Pendant vingt-quatre ans (1331-1355), il mène contre ses voisins une guerre marquée par des victoires ; elles étendent ses frontières des monts Rhodope à l’Adriatique et de la Thessalie au Danube et à la Save. Le jour de Pâques 1346, Douchan se fait couronner, dans une assemblée nationale convoquée à Uskub, Empereur (tsar) des Serbes et des Grecs.

Une grande idée dirige alors sa politique/ Les Turcs, après avoir chassé les Byzantins de l’Asie Mineure, ont pris pied en Europe à Gallipoli. De là ils serrent de près Constantinople, clef de la chrétienté. Le monarque serbe, plus perspicace que les autres dynastes balkaniques et danubiens de son temps, embrasse d’un coup d’œil le danger prêt à fondre sur la péninsule entière. L’empire byzantin est trop affaibli, trop caduc, pour prolonger sa résistance. Au fantôme de la puissance grecque il faut substituer un empire serbo-byzantin, jeune et vigoureux, qui sera le boulevard des nations chrétiennes. Les hostilités pour l’exécution de ce vaste dessein éclatent en 1355. Tandis que les Serbes, aidés par Venise, contiennent en Dalmatie les Hongrois, maîtres de la Croatie, leur armée principale s’avance dans la plaine de Salonique. Mais Douchan meurt de la fièvre, le 20 décembre 1355, sans pouvoir atteindre la Cité impériale, vers laquelle s’envolait son ambition.

Le règne de Douchan Silni (Douchan le Fort) fut pour le peuple serbe l’apogée de sa puissance et de sa civilisation. L’enthousiasme des historiens nationaux est allé jusqu’à le comparer à Charlemagne. C’est sans doute dépasser les limites de la réalité. Outre un curieux code de lois, le « Douchanov Zakonik, » il reste de lui un souvenir impérissable, auquel est étroitement unie l’image de la Grande Serbie du passé et de l’avenir.

Mais aux jours de gloire vont succéder les jours de deuil. La disparition de Douchan est le signal du réveil de l’anarchie féodale. Elle se développe aussitôt après la mort de son successeur, le jeune empereur Ouroch, le dernier des Némagnitch (1370). Les discordes des Serbes facilitent les progrès des Hongrois, aussi aveugles qu’eux sur l’imminence du péril turc. Les princes chrétiens du XIVe et du XVe siècle, sont tout entiers à leurs ambitions et à leurs querelles en présence de la plus redoutable entreprise de l’Islam contre l’Europe, car les nouveaux maîtres de l’Asie Mineure, les descendans d’Othman, sont parvenus à discipliner le fanatisme musulman, à lui donner une organisation militaire très supérieure à celle des États chrétiens. En 1369, le sultan Mourad Ier (Amurat) s’empare d’Andrinople. C’en est fait de la péninsule balkanique, si les nationalités qui s’y combattent n’oublient pas leurs misérables compétitions pour élever un mur de fer contre l’ennemi commun. Elles restent divisées et succombent tour à tour, la Serbie en 1389, la Bulgarie en 1395. A Nikopolis, l’année suivante, le roi Sigismond de Hongrie, qui a appelé à son secours une croisade de seigneurs et de princes de l’Occident, est refoulé par une sanglante défaite dans les plaines du Danube. Après un arrêt de quelques années causé par les victoires de Tamerlan, la conquête turque reprend un nouvel élan et la chute de Constantinople plonge la chrétienté dans la consternation et la stupeur.

La poésie et la légende se sont associées à l’histoire pour tisser le linceul de la Serbie expirant sous les coups des infidèles. La mort d’Ouroch ayant provoqué le morcellement de ses Etats, la plus grande partie des provinces serbes avait pris pour roi le Knèze Lazar, dont la capitale fut Kruchevatz sur la Morava. Ce prince, modèle de piété et de bravoure, lutte pendant dix ans avec des forces inégales contre le flot envahissant des Ottomans. Mais enfin, le 15 juin 1389, la fleur de la nation périt avec son Roi, écrasée par l’armée trois fois plus nombreuse du sultan Mourad dans la plaine à jamais funèbre de Kossovo, le Champ des Merles.

L’oppression turque commence alors, qui va durer plus de quatre siècles. D’abord le régime tributaire, les seigneurs vassaux ; puis, sous Mahomed II, la servitude complète, les pachas remplaçant les voïvodes, les janissaires installés dans les villes, les spahis dans les campagnes, et le paysan maltraité comme le serf de la glèbe. Pour échapper aux exécutions, les chefs bosniaques se convertissent à l’islamisme, mais le gros de la nation serbe reste fidèle à la foi orthodoxe, fidèle aussi au culte du passé, au souvenir des héros légendaires, Lazar, le martyr, et son chevalier, Miloch Obielitch, qui tua le sultan Mourad, Marko, le vaillant voïvode, obligé de servir le Padischah ottoman. Leurs exploits sont promenés à travers les siècles de foyer en foyer par des chanteurs populaires. Cette poésie épique et anonyme maintient dans l’âme des pâtres et des laboureurs serbes une conscience nationale, la conscience d’être un peuple qui plus tard sortira vivant de son tombeau. Quelques révoltés tiennent toujours la montagne, des brigands patriotes, les haïdouks, et la poésie célèbre leurs hauts faits comme ceux des chevaliers du passé.

Le signal de l’insurrection est donné en 1804, au milieu des guerres napoléoniennes, par un ancien haïdouk, Kara George, Georges le Noir, devenu marchand de bestiaux. Des peuples soumis aux Osmanlis les Serbes ont été les premiers au XIXe siècle à se lever contre leurs oppresseurs. Kara George, après de brillans succès, échoue dans sa tentative, dont il ne reste que des chansons épiques. Mais l’effort en vue de la libération n’est pas brisé, et la Serbie passe successivement par les différentes phases de l’émancipation, province autonome de l’Empire ottoman, principauté héréditaire et vassale du Sultan, avant de conquérir, avec l’aide de la Russie, l’indépendance complète, que lui reconnaît le congrès de Berlin. Un royaume nouveau est formé, modeste héritier de celui du tsar Douchan, de la Grande Serbie du XIVe siècle.

A peine ce peuple est-il devenu tout à fait libre que sa liberté est menacée par son voisin du Nord. La monarchie des Habsbourg, au contraire de la Russie, n’avait rien fait pour la délivrance des Serbes. Maîtres de Belgrade, que leur avaient donnée les victoires du prince Eugène, les Impériaux ne furent pas capables, au cours du XVIIIe siècle, de conserver leur conquête contre un retour offensif des Ottomans. Après la guerre russo-turque de 1877, l’Autriche Hongrie joua le rôle du troisième larron qui s’approprie la plus riche part du butin. Au congrès de Berlin, elle se fit adjuger la Bosnie et l’Herzégovine sous la suzeraineté nominale du Sultan. Coup droit porté aux espoirs des patriotes serbes et à la reconstitution intégrale de leur ancienne patrie. Après lui avoir barré ainsi toute expansion vers l’Ouest, le cabinet de Vienne pendant vingt-cinq ans pèsera sur le petit royaume de tout le poids de sa puissance politique et économique, pour en faire le vassal de l’Empire dualiste. « La Serbie est comprise dans la sphère d’influence de l’Autriche-Hongrie, » osait affirmer le comte Mensdorf à sir Edward Grey, après l’envoi de l’ultimatum mortel à Belgrade. N’ayant pas réussi à la domestiquer, les ministres de François-Joseph avaient décidé de la réduire à l’état de fief ou de province de la monarchie. C’est la poursuite implacable de ce dessein, lié au plan d’ensemble d’hégémonie germanique sur l’Europe continentale, qui a provoqué l’embrasement de 1914. Le crime de Serajewo ne fut que le prétexte invoqué par les incendiaires.

Y a-t-il rien de plus poignant et de plus tragique que l’histoire de ce peuple valeureux, à qui le destin semble refuser la liberté, aussi nécessaire à son existence que l’air pur de ses montagnes ; de ce peuple, deux fois étouffé par l’invasion musulmane ou chrétienne, et qui ne veut pas mourir ? Après de longs efforts, il s’était affranchi d’une servitude quatre fois séculaire, la plus honteuse dont l’Europe d’autrefois ait eu à rougir, mais c’est pour devenir l’esclave d’un autre ennemi, qu’une longue civilisation n’empêche pas d’égaler en violence et en cruauté les milices des Sultans.


II

A cette renaissance d’une nation, cherchant à s’organiser pour prendre place dans la communauté européenne, est venue se mêler au siècle dernier la rivalité de deux familles princières. L’une est issue du héros populaire, Kara George, l’autre de Miloch Obrénovitch. Après le soldat, le politique ambitieux. Ce dernier fonde son pouvoir despotique sur les concessions qu’il arrache à la Porte, mais il inaugure en même temps une sorte de vie nationale. L’antagonisme des Karageorgévitch et des Obrénovitch est jalonné par des assassinats, sillonné par des proscriptions, jusqu’à ce que le dernier roi de la dynastie des Obrénovitch disparaisse dans une sombre conspiration militaire qui frappe d’horreur les amis mêmes de la Serbie. L’histoire de ces deux familles semble un anachronisme à notre époque, quelque page déchirée des annales d’une république italienne du moyen âge. La fin sanglante d’Alexandre Obrénovitch a empêché les sympathies des nations occidentales de se porter, autant qu’il le méritait, sur le peuple serbe, dont la résistance à la politique d’absorption de l’Autriche fi)t un drame autrement intéressant que celui de sa famille royale et passa longtemps presque inaperçue. On n’a enfin compris à l’étranger que l’existence même de la Serbie était en question, qu’en lisant avec stupeur l’ultimatum du 23 juillet 1914.

En fait, les Obrénovitch occupèrent le trône beaucoup plus longtemps que leurs rivaux. Ceux-ci n’y firent qu’une apparition de quelques années, avant d’y remonter définitivement. Alexandre Karageorgévitch gouverna pacifiquement pendant seize ans, de 1842 à 1858, sous le contrôle du chef de la garnison turque de Belgrade et du consul autrichien, en s’efforçant de ménager à la fois ces deux surveillances. Le peuple serbe, mécontent, le déposa et rappela le vieux Miloch, dont le successeur, Michel, fut un prince habile et vraiment patriote. Il fit faire à son peuple un pas décisif vers l’indépendance, en obtenant l’intervention des Puissances, qui obligèrent les Turcs à évacuer Belgrade en 1862, et, cinq ans après, les dernières forteresses qu’ils occupaient dans le pays. Il nourrissait de grands projets : il voulait grouper tous les Serbes orthodoxes en un seul Etat et tous les peuples balkaniques dans une Confédération, pour secouer le joug de la Turquie. Les partisans des Karageorgévitch, qu’appuyait alors l’Autriche, car elle a soutenu tour à tour les deux maisons rivales, ne laissèrent pas à ce précurseur le temps d’essayer de changer le sort de la péninsule, ils l’assassinèrent à la porte de sa capitale.

Avec son neveu, Milan, s’installe à Belgrade l’influence autrichienne. Le nouveau prince régnant représente, en même temps que l’obéissance aux volontés de Vienne, l’esprit autocratique et réactionnaire de la cour des Habsbourg. Le sentiment national, le patriotisme serbe se réfugient dans les partis d’opposition, libéral et surtout radical, et dans la Skoupchtina, l’assemblée représentative, seul organe des aspirations populaires dans cette nation de paysans démocrates, égaux entre eux, où les anciens seigneurs avaient été supprimés par les pachas. L’histoire de la Serbie sous Milan et sous Alexandre est une lutte constante entre le prince et la Skoupchtina, une succession de coups d’Etat contre des constitutions passagères, une série de restaurations du pouvoir absolu finissant par des capitulations, qui ramenaient pour un temps le pays dans le sillon régulier des monarchies constitutionnelles.

La Russie n’apparaît au milieu de ces discordes intérieures que sous le visage ami d’une Puissance libératrice. En 1876, le tsar Alexandre II, par son intervention, avait sauvé la Serbie dans sa lutte inégale contre l’Empire ottoman, et la guerre russo-turque de l’année suivante avait permis à la principauté de s’ériger en royaume indépendant. La Russie a-t-elle toujours mérité la confiance que les patriotes serbes plaçaient en elle ? N’oublions pas qu’en 1903, à Murzteg, les ministres de Nicolas et de François-Joseph se partagèrent les Balkans en deux sphères d’influence et que la Serbie était rangée dans celle de l’Autriche C’est sur ce partage imprudent que la diplomatie austro-hongroise a fondé plus tard les prétentions de la monarchie des Habsbourg à l’endroit du royaume serbe. Au surplus, rien n’est plus malheureux ni plus menaçant pour l’indépendance des petites nations que l’emploi de ces mots : sphères d’influence. Ils impliquent la reconnaissance d’un droit imaginaire, que s’arroge une grande Puissance, de se mêler des affaires d’une petite voisine, de lui imposer son ingérence et sa protection. Ils semblent avoir été créés spécialement à l’usage de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, et nous protesterions à l’avance contre tout essai de résurrection des sphères d’influence dans le traité qui mettra fin à la guerre européenne.

Pour en revenir à Milan, s’il fut oublieux des services que lui avait rendus le Tsar, dévoué à l’Autriche, lié avec elle dès 1881 par un pacte secret, il est vrai de dire à sa décharge que certains hommes politiques serbes, sous son règne et sous celui de son fils, et jusqu’à la crise de 1909, ont accepté la honteuse perspective d’une tutelle et d’une hégémonie autrichiennes. Ils alléguaient que, sous la protection du drapeau jaune et noir, l’union de tous les Serbes en une seule famille politique avait chance de s’accomplir, au lieu qu’elle resterait irréalisable, tant qu’ils seraient partagés entre deux monarchies, dont l’antagonisme n’aurait d’autre résultat que d’être une menace constante pour l’existence de la plus faible.

Les diplomates de ma génération se souviendront, comme moi, d’avoir rencontré à Paris, après son abdication, l’ex-roi Milan, bon garçon, intelligent et viveur. La déconsidération générale que lui avait value sa défaite humiliante dans l’attaque entreprise contre la Bulgarie avec l’approbation du cabinet de Vienne, rendait impossible la continuation de son gouvernement austrophile et autocratique, et il ne voulut pas être le prisonnier des radicaux. Il se consolait à Paris de ses déboires, dans les coulisses de l’Opéra et à la table de baccarat. Mais tout occupé qu’il parût de ses plaisirs et des besoins d’argent qui en étaient la conséquence, il continuait d’exercer une direction occulte sur l’esprit de son fils. Il le maintenait de loin dans la ligne politique qu’il avait suivie lui-même : docilité envers l’Autriche, conservation du régime absolutiste à l’aide de coups d’État répétés. Il réussit même à revenir en Serbie, afin d’apprendre plus facilement au jeune Roi à gouverner contre le sentiment populaire. L’influence paternelle persista jusqu’au jour où elle se heurta à une influence féminine. Pour avoir tenté d’empêcher le mariage indigne d’Alexandre avec la femme qui avait su s’emparer de son cœur novice et de sa faible intelligence, Milan se vit brutalement jeté hors de la vie du couple royal. La mort, en frappant soudainement à Vienne ce bon serviteur de l’Autriche, lui épargna la douleur d’être témoin de la catastrophe qui mit fin à sa dynastie.


III

Avec le retour des Karageorgévitch s’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de la Serbie, le chapitre européen. L’État serbe fait ses débuts sur la scène internationale et, par trois fois, il y tient un rôle de premier plan. Les années d’obscures disputes intérieures sont suivies d’années remplies de querelles retentissantes avec l’Autriche-Hongrie et illustrées par des victoires balkaniques. La période de paix est finie ; les jours de gloire et de misère vont se lever. Pour commencer, et bien avant que la politique de destruction des petites nations, que prêchent ouvertement en Allemagne les Tirpitz et les Reventlow, fût à l’ordre du jour, l’Etat serbe a été le champion des nationalités menacées par les Puissances centrales. Il a fait, comme tel, une audacieuse figure en face du géant autrichien. C’est la cause des petits Etats qu’il a soutenue, en défendant la sienne ; de quoi ceux-ci devront lui être éternellement reconnaissans.

Les querelles austro-serbes débutent par la proclamation de l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine aux provinces de la monarchie des Habsbourg. Qu’on ne s’y trompe pas, le conflit aigu de 1909 a eu des conséquences qu’on ne soupçonnait pas alors. Il fut le lever de rideau du drame dont les péripéties se déroulent aujourd’hui. C’est pourquoi il me parait utile de lui donner ici toute sa signification, de rappeler comment il a pris naissance et comment il n’a reçu alors qu’un dénouement provisoire et insuffisant [2].

On s’est demandé pourquoi les Serbes avaient mené tant de bruit et failli déchaîner une guerre générale à propos d’une annexion qui existait virtuellement depuis trente ans. Les motifs de leur émotion et de leur colère, on les aperçoit facilement, quand on jette les yeux sur la carte des Balkans et qu’on y étudie la situation géographique et économique de la Serbie.

On comprend mieux alors l’attachement, qui n’est pas purement sentimental, des Serbes aux anciennes provinces du royaume de Douchan et de Lazar. Certes, la communauté du sang et de la langue crée une sorte de lien entre des frères de race, séparés par la fatalité des événemens. Mais cette séparation existe depuis longtemps dans d’autres régions de l’Europe. Assurément aussi incorporer à l’Empire dualiste la Bosnie et l’Herzégovine, c’était détruire l’idéal national, dont se nourrissaient les aspirations des Serbes indépendans, et il n’est pas permis, après avoir foulé aux pieds un traité existant, comme le fit en octobre 1908 le baron d’Aehrenthal, d’interdire ensuite à un peuple fier de conserver ses espoirs nationaux et de réserver l’avenir. Mais la gravité qu’eut l’annexion aux yeux des Serbes clairvoyans ne gisait pas seulement dans le veto mis à la réalisation de leurs destinées patriotiques. Le vrai danger qu’elle enfermait pour eux, c’était la révélation soudaine des desseins politiques du cabinet de Vienne, mise en lumière par l’abrogation de l’article 23 du traité de Berlin.

L’annexion constituait un avertissement et une menace dont il était impossible qu’on ne s’effrayât pas à Belgrade. Elle était le premier pas dans l’acheminement de l’Autriche-Hongrie vers l’intérieur de la péninsule, la mesure préliminaire avant l’absorption des petites nationalités slaves des Balkans, en vue d’atteindre le but convoité, le rivage de la mer Egée et le port de Salonique, terre promise des ambitions austro-hongroises. « L’Empire dualiste, disait-on à Vienne, est la seule Puissance n’ayant pas de colonies d’outre-mer ; selon toutes prévisions, il n’en possédera jamais. A quoi bon ? Son domaine colonial, son champ d’exploitation, c’est la péninsule balkanique, et Salonique sera le point terminus de la voie ferrée reliant Vienne à la mer Egée. » Or, tant que subsistait le traité de Berlin, il garantissait aux Serbes que ces visées resteraient à l’état nébuleux et que le statu quo balkanique serait respecté, parce que le traité portait la signature de toutes les grandes Puissances qui ne laisseraient pas sans opposition protester cet acte international.

Au point de vue économique, la Serbie se trouvait entièrement dans la dépendance de l’Empire voisin, unique débouché de ses produits agricoles, des marchandises d’échange dont elle disposait. Le cabinet de Vienne n’avait-il pas sous la main le prétexte élastique des précautions sanitaires pour refouler le bétail serbe hors du territoire austro-hongrois malgré l’existence d’un traité de commerce ? Dieu sait s’il en usait, lorsqu’il voulait intimider le gouvernement de Belgrade et l’amener à composition. Enfin, l’empire dualiste était la seule voie de communication de la Serbie avec l’Europe continentale, qu’une décision du gouvernement impérial pouvait interrompre à son gré. On comprend l’ardent désir des ministres du roi Pierre de se débarrasser de cette sujétion et qu’ils aient constamment nourri l’espérance de s’ouvrir un chemin vers l’Adriatique, pour que leur pays ne fût pas muré dans sa prison économique. Ce chemin, voilà que le geste annexionniste de l’empereur François-Joseph allait le leur fermer à jamais. Il ne restait plus aux Serbes qu’à se frayer une route à travers le massif monténégrin. Projet hérissé de difficultés matérielles et politiques, l’Autriche-Hongrie s’étant réservé au traité de Berlin le contrôle des routes et des chemins de fer traversant cette principauté.

Dès le début de la crise bosniaque, les deux gouvernemens prirent position sur des terrains si opposés qu’il parut tout de suite impossible qu’ils parvinssent à se rencontrer. Le cabinet de Belgrade voulait faire de l’abrogation de l’article 25 du traité de Berlin une affaire européenne et la soumettre à une conférence des Puissances signataires. Le ministre des Affaires étrangères, Milovanovitch, demandait en même temps à l’Europe de garantir l’existence politique et économique de la Serbie, avant de ratifier l’annexion. Le cabinet de Vienne s’indignait de cette insolente prétention. Il écartait toute intervention d’un tiers dans son tête-à-tête avec la Serbie. Que celle-ci reconnût formellement que l’annexion n’avait lésé aucun droit du peuple serbe ; qu’elle se gardât d’élever aucune prétention à des compensations d’aucune espèce. C’était parler en maître et se refuser à toute négociation.

Il était évident que la thèse serbe ne pouvait triompher que si une grande Puissance amie, — en l’occurrence la Russie, — s’en faisait le défenseur devant un tribunal européen. Le baron d’Aehrenthal était un partisan de la manière forte ; dans son passage au Ballplatz, qui fut court, il s’est montré un imitateur maladroit de Bismarck. Cependant il eut l’habileté de paralyser à l’avance toute action diplomatique de la Russie en faveur de son client balkanique. Déjà, en 1876, avant la guerre de Turquie, le cabinet de Saint-Pétersbourg, pour se ménager la neutralité de l’Autriche, avait commis l’imprudence de se désintéresser de la Bosnie-Herzégovine. Le ministre autrichien sut mettre à profit l’été de 1908, en obtenant du ministre des Affaires étrangères du tsar, dans l’entrevue de Buchlau, l’assurance que la Russie ne ferait pas la guerre pour empêcher l’annexion. Lorsque, devant l’exaspération grandissante de la nation serbe et l’agitation qu’elle suscitait dans le monde slave, M. Isvolsky voulut s’interposer entre l’Autriche-Hongrie et son chétif adversaire, le baron d’Aehrenthal se douta bien que cette intervention n’irait pas plus loin que la proposition de réunir une conférence. L’idée en fut soutenue avec chaleur à Paris et à Londres. Elle ne fit que prolonger la crise, qui prit dans l’hiver de 1909 un caractère dangereux d’acuité.

S’il n’avait tenu qu’à l’état-major austro-hongrois et à la presse à sa dévotion, la monarchie dualiste aurait procédé dès ce moment-là à l’exécution de la Serbie. En relisant les articles provocateurs des revues militaires autrichiennes, parus pendant la crise, on se croit, par la grossièreté du langage et la violence des menaces, transporté quelques années plus tard, quand la presse allemande réclamait le châtiment de la malheureuse Belgique, coupable d’avoir bravé la toute-puissante Germanie,

Mais, malgré ces rodomontades, le baron d’Aehrenthal, empêtré dans l’ornière bosniaque, n’en serait peut-être pas sorti sans le secours de ses alliés. Le prince de Bulow et M. de Kiderlen, qui gérait le département des Affaires étrangères, avaient adopté jusqu’alors une attitude d’expectative, où l’on voulait voir à l’étranger qu’ils n’approuvaient pas les procédés de leur collègue autrichien. Sans doute, ne furent-ils pas fâchés de lui prouver qu’il n’était pas de taille à trancher seul d’aussi grosses difficultés. Il ne leur déplut pas aussi de river à celle occasion plus fortement que jamais l’Autriche-Hongrie à l’alliance allemande. Toujours est-il qu’il suffît à l’ambassadeur de l’empereur Guillaume de montrer au gouvernement du tsar l’Allemagne se tenant à côté de son alliée, pour qu’il reconnût l’annexion comme un fait accompli. La Russie relevait à peine des suites de la guerre japonaise et de la révolution avortée de 1905. Sa convalescence ne pouvait pas s’exposer à de nouvelles aventures.

Ce fut l’Angleterre qui se chargea de couvrir la retraite du gouvernement impérial, en stipulant pour la Serbie les garanties d’existence que le ressentiment du baron d’Aehrenthal refusait de lui donner. La négociation fut menée rapidement à Vienne par l’ambassadeur britannique, assisté de ses collègues russe et français. De son côté, le gouvernement serbe n’avait plus qu’à se résigner. Il s’exécuta dignement, sans récriminations. La population de Belgrade s’abstint de toute démonstration imprudente et inutile. La crise bosniaque ne fit qu’une victime : elle entraîna la renonciation à la couronne serbe du prince Georges, caractère trop ardent, qui s’était compromis par des actes violens et par les manifestations d’un patriotisme exalté. Le 31 mars, le ministre de Serbie remit à M. d’Aehrenthal, — promu à la dignité de comte, — la déclaration dictée par lui aux ambassadeurs de la Triple Entente : reconnaissance pure et simple de l’annexion, engagement de ne jamais s’immiscer dans les affaires bosniaques et de vivre désormais avec l’Autriche-Hongrie sur le pied de bon voisinage. En récompense de sa docilité, le cabinet de Belgrade reçut des mêmes Puissances l’assurance que l’Autriche-Hongrie n’avait pas l’intention d’attenter à l’indépendance, au libre développement ni à l’intégrité de la Serbie. Promesse de pure forme, à laquelle la diplomatie autrichienne n’attacha, on le vit bien plus tard, aucune importance [3].

Le résultat de la querelle n’était cependant pour elle qu’une médiocre victoire, péniblement remportée sur la courageuse résistance de la Serbie et chèrement payée, d’autre part, à la Turquie, la nue propriétaire de l’objet du litige, qu’il fallut indemniser. Ainsi en jugea le sentiment public à Vienne et à Budapest, qu’on avait furieusement échauffé, au point de lui faire espérer l’écrasement de la Serbie. Il se consola, en pensant qu’il n’y avait là que partie remise. Ce n’était en effet qu’une suspension d’armes. La Russie impériale ne pouvait rester sous le coup d’une défaite diplomatique, qui diminuait sensiblement son prestige auprès des nations balkaniques. Il était à prévoir qu’elle userait largement du répit qui lui était laissé pour activer sa réorganisation militaire. Si en effet son ministre de la guerre avait mis le temps à profit, l’Empire des tsars serait entré en lice, armé pour la victoire, lorsque le rideau, après un entracte de cinq années, se leva sur la seconde partie du drame austro-serbe. Mais cette reprise du duel, personne dans les chancelleries et dans les parlemens étrangers ne pensait alors qu’elle dût avoir lieu, ni surtout dans un avenir aussi proche. Personne ne tint en éveil l’opinion publique sur le péril, toujours imminent, d’un conflit entre Vienne et Belgrade. Aussi, à peine remise d’une alarme aussi chaude, l’opinion publique s’empressa-t-elle de se rendormir sur l’oreiller d’une fausse sécurité.


IV

Avant la lutte finale se place un intermède militaire qui acheva de la rendre inévitable et avança l’heure des hostilités. On croyait en Europe que les Serbes se recueilleraient après le rude choc diplomatique qui avait dû les étourdir et leur servir d’avertissement. On connaissait mal ce peuple énergique et son gouvernement entreprenant, maintenant qu’ils avaient à leur tête une dynastie partageant leur conviction ardente dans l’avenir de leur race et de leur pays. L’affaire bosniaque, loin d’abattre leur confiance, l’avait plutôt surexcitée, en les poussant à hâter la préparation de leur armée et elle leur avait donné l’espérance de l’appui plus certain d’une Russie mieux préparée elle-même à l’éventualité d’un conflit général. Les événemens de Turquie leur procurèrent bientôt un dédommagement éclatant, dont le danger fut son étendue même et son retentissement.

Toutes les révolutions qui s’accomplissent au nom de la liberté dans les pays soumis au despotisme d’un monarque ou au gouvernement réactionnaire d’un parti, sont applaudies avec transport par les nations où règne un régime libéral et démocratique. La révolution turque de 1908 n’a pas échappé à cette popularité et à cet enthousiasme. L’horreur, inspirée par le gouvernement d’Abdul-Hamid qui ne comptait de défenseurs qu’en Allemagne et en Autriche, explique, d’autre part, le déchaînement de sympathies et d’illusions provoqué par l’apparition sur la scène européenne d’une Turquie nouvelle, agitant le parchemin d’une constitution. En réalité, les espérances que faisait naître cet étrange spectacle ne reposaient sur aucun fondement solide. Une nation, que transforment de toutes pièces la vertu magique d’un mot et la mise à l’essai d’une constitution, est un phénomène toujours rare. En Turquie, ce phénomène ne pouvait être qu’éphémère. L’Empire des Sultans n’a dû sa puissance et sa longévité qu’à la prédominance de la race turque, musulmane et guerrière, sur un assemblage de populations chrétiennes, vaincues et maintenues par la force dans un état humiliant d’infériorité. Il n’a conservé son autorité sur les autres races islamiques, qu’il avait soumises, que grâce à son prestige militaire. Demander aux Turcs de renoncer de plein gré à cette situation prépondérante, pour condescendre à une égalité complète avec leurs anciens sujets, pour fondre dans une ottomanisation générale de l’Empire cette diversité de races et de conditions qui existait depuis cinq siècles à leur profit, c’était vouer à un échec certain une tentative aussi risquée. Jamais le vieil esprit turc, — et par là j’entends l’esprit des gouvernans de l’empire, quelle que fût leur origine très diverse et très mêlée, — n’y aurait consenti, s’il n’eut été préalablement vaincu, annihilé, réduit à l’impuissance.

Avant la révolution de 1908, ce turquisme avait pour représentant féroce Abdul-Hamid. Après l’avortement de la contre-révolution de 1909, il s’est réveillé, plus fort et plus violent, chez les Jeunes-Turcs, héritiers du pouvoir, de l’orgueil, et des instincts cruels des anciens Sultans. Au lieu d’un tyran unique, nous avons vu à l’œuvre, sous une étiquette constitutionnelle, une bande de tyranneaux. Le retour aux traditions hamidiennes de gouvernement était inévitable. C’est ce qu’avaient trop bien prévu les Allemands et leur rusé ambassadeur, le baron de Marshall. Une fois leur vieil ami tombé, ils n’ont pas perdu de temps à verser des larmes sur son sort. Ils ont entrepris immédiatement le siège des vainqueurs, en flattant leur vanité et leur soif de domination. Ainsi se sont conservées et même développées en Turquie, sous le nouveau régime, l’influence politique et la mainmise économique de l’Allemagne.

Que des causes secondaires, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, la proclamation de l’indépendance de la Bulgarie, la prise de la Libye par les Italiens, aient précipité l’évolution réactionnaire des Jeunes-Turcs, cela se comprend de reste. Ces idéologues, ces francs-maçons, ces libres-penseurs, sont redevenus ce qu’au fond ils n’avaient jamais cessé d’être : des Turcs, aussi Turcs que leurs aînés de la vieille Turquie, et d’autant plus décidés à conserver tout leur pouvoir qu’il leur permettait de satisfaire tous leurs appétits.

Mais il était impossible aussi que, devant l’impuissance des nouveaux maîtres de Constantinople à empêcher un commencement de démembrement de l’Empire, l’esprit de conquête ne gagnât pas, à l’exemple de l’Italie, les États des Balkans. L’occasion était trop tentante de s’agrandir aux dépens de l’Homme malade, dont le changement de régime, au lieu de le rajeunir, n’avait fait qu’accentuer la décrépitude. La libération des populations chrétiennes, victimes d’une recrudescence de rigueurs, était le motif très naturel d’une intervention armée, qu’on allait décorer du nom de croisade contre l’oppresseur musulman, pour la justifier aux yeux de l’Europe. Le succès dépendait avant tout de l’union des compétiteurs, séparés par des jalousies et des ambitions presque aussi vivaces que l’aversion qu’ils nourrissaient contre l’ennemi commun.

L’idée d’une union balkanique est une vieille idée, qui avait déjà germé quelque cinquante ans auparavant dans le cerveau d’un des chefs d’État vassaux du Sultan. J’ai dit déjà qu’elle avait été conçue par le prince serbe, Michel Obrénovitch. Rappelé sur le trône en 1860, bien secondé ou conseillé par son ministre Garachanine, il avait réussi à nouer des négociations secrètes avec un comité bulgare, réfugié à Bucarest, avec la Grèce, le Monténégro, voire avec la Roumanie, et contracté des alliances, dont le but était la création d’une grande Balkanie. Après avoir été l’âme de la confédération, il se réservait naturellement d’en être le chef suprême. Son assassinat mit à néant ses projets. L’Autriche-Hongrie, en attisant la jalousie de la Serbie contre la Bulgarie, la Sublime-Porte, en cultivant avec soin chez les chrétiens de la péninsule des bacilles de division et de haine, en autorisant l’érection d’une Église autocéphale bulgare, contre le patriarcat œcuménique, retardèrent de quarante ans le rapprochement des nations balkaniques. Cependant, en 1905, la Serbie et la Bulgarie avaient signé un traité secret visant, suivant toute probabilité, les réformes à obtenir en Macédoine. L’année suivante, un traité d’union douanière entre elles échoua devant l’attitude intransigeante du cabinet de Vienne qui ferma immédiatement ses frontières au bétail serbe. Il craignait les avantages qu’offrirait l’union aux autres Balkaniques et qu’elle n’en vînt à séduire la Roumanie. Toutefois, le terrain se trouva ainsi bien préparé pour des négociations politiques.

Chose curieuse, les illusions, créées par l’établissement d’un régime pseudo-constitutionnel en Turquie, avaient troublé jusqu’au bon sens des hommes politiques des Balkans. Dans les plans de confédération qu’ils ébauchèrent, ils laissaient une place aux nouveaux maîtres de Constantinople. C’était vouloir associer deux élémens incompatibles, comme de marier le Grand Turc avec la République de Venise. La reprise par le gouvernement ottoman des persécutions hamidiennes ouvrit les yeux aux plus aveugles. Il ne pouvait plus être question que d’une ligue contre l’ennemi héréditaire. De ligue, à proprement parler, il n’y en eut point, mais des traités d’alliance séparés que signèrent la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro.

Les pourparlers entre les cabinets serbe et bulgare et entre ce dernier et celui d’Athènes s’engagèrent au commencement de l’automne de 1911. A la suite de laborieuses négociations, commencées mystérieusement, comme un roman d’aventures, dans un wagon de chemin de fer par M. Guéchoff, président du Conseil bulgare, et M. Milovanovitch, ministre des Affaires étrangères de Serbie, un traité d’alliance fut signé cinq mois après à Sofia le 13 mars 1912. Il était accompagné d’une annexe secrète et fut suivi à bref délai d’une convention militaire. Les difficultés les plus sérieuses s’étaient concentrées autour de la Macédoine, en prévision d’une conquête commune. Les ministres serbes ne voulurent à aucun prix de la constitution, proposée par leurs collègues bulgares, d’une Macédoine autonome. Ils n’entendaient pas que les Bulgares renouvelassent à leur profit le coup de la Roumélie orientale, et que la Macédoine, habilement travaillée par les émissaires de Sofia, s’unît plus tard spontanément à la Bulgarie.

Il fallut donc procéder à un partage éventuel. Le morceau en litige était le centre de cette province, la région comprise entre le Char Planina, les Rhodopes, la mer Egée et le lac d’Ochrida. Là surtout s’enchevêtraient les villages serbes, grecs et bulgares, et sévissaient à l’état chronique les haines de race, avivées par la rivalité des trois clergés. La discussion, âpre et longue, aboutit à une ligne de démarcation coupant la Macédoine du Nord-Est au Sud-Ouest, à partir de la frontière turco-bulgare jusqu’au lac d’Ochrida. Les revendications des Grecs étaient passées sous silence. A eux sans doute de s’entendre avec les Bulgares. Le lot le plus important, au Sud de la ligne adoptée, revenait à ces derniers. L’Albanie, pas plus que la Thrace, n’était mentionnée dans le traité. Les ambitions des deux alliés, encore modestes, ne visaient que la Macédoine.

Très suggestifs sont les articles de l’annexe secrète comportant la communication du traité au gouvernement russe, dont l’approbation était sollicitée, ainsi que l’engagement de soumettre tout différend causé par son interprétation ou son exécution à la décision définitive de la Russie. C’est la preuve de la part importante prise par la diplomatie russe à l’enfantement de l’alliance, qui eut le Tsar pour parrain et pour médiateur. Belle revanche de l’échec diplomatique de 1909. La Russie était donc reconnue par les deux États balkaniques comme la Puissance protectrice de leurs aspirations nationales. L’alliance avait sa pointe tournée contre la Turquie, mais elle était aussi une arme destinée à combattre l’expansion germanique en Orient, le « Drang nach Osten. » Témoins les articles 2 et 3 de la convention militaire, prévoyant diverses hypothèses : une attaque de la Bulgarie par la Roumanie, inféodée à la politique autrichienne, une attaque de la Serbie par l’Autriche-Hongrie ou la Roumanie, ou simplement une occupation du sandjak de Novi-Bazar par les Austro-Hongrois ou par les Serbes. Dans ces différens cas, les Alliés se promettaient une aide militaire immédiate. Toutes les précautions semblaient humainement prises pour empêcher la rupture d’un nœud si solidement établi.

Ainsi unis, les États chrétiens attendirent avec impatience, l’arme au pied, le signal de l’entrée en campagne. Par un étrange revirement, le cabinet de Saint-Pétersbourg, le patron, sinon l’instigateur de leur coalition, leur fit au dernier moment de vives recommandations de prudence. Mais ils n’en tinrent aucun compte. Lorsque, dans le courant d’octobre, les Monténégrins tirèrent les premiers coups de fusil, M. Sazonow, rentrant en Russie, se trouvait à Berlin, à l’hôtel Adlon, où j’habitais moi-même. J’ai été témoin de l’inquiétude et du désarroi que la nouvelle jeta dans son entourage. Le ministre des Affaires étrangères du Tsar, après avoir causé avec ses collègues de l’Entente, s’était-il tout à coup converti au principe de l’intangibilité du statu quo territorial dans les Balkans ? S’effrayait-il des appétits formidables de la meute qui s’était rassemblée sous les auspices de la Russie ? Ou bien croyait-il, comme l’opinion générale en Europe, que le gibier était de force à tenir tête aux assaillans, ce qui lui faisait appréhender l’entrée en scène d’autres mâtins, plus redoutables encore, d’où résulterait une mêlée générale ?

Ces craintes furent écartées, comme l’auraient été les velléités d’intervention des grandes Puissances, par le coup de théâtre qui se produisit en Orient. Le 30 septembre 1912, les Etats des Balkans décrétaient la mobilisation générale de leurs armées. A leur sommation de donner immédiatement une autonomie complète à ses populations chrétiennes d’Europe la Sublime Porte répondit, ainsi qu’ils y comptaient, par une déclaration de guerre. On vit alors un spectacle extraordinaire, à quoi l’on était loin de s’attendre. En quelques batailles, la puissance ottomane, s’étendant sur 25 millions d’habitans, fut brisée par la coalition de quatre petits États, qui ne comprenaient que 10 millions d’âmes. L’armée turque, chassée de la Chalcidique, de la Macédoine, et de presque toute la Thrace, était refoulée sous les murs de Constantinople. Ce que la Russie n’avait pu faire que partiellement au bout d’une lutte opiniâtre, l’union balkanique l’avait totalement accompli en l’espace d’un mois. Les Serbes, pour leur part, avaient vengé les morts de Kossovo. Le 20 octobre 1912, une victoire éclatante était remportée par eux sur ce même Champ des Merles qui avait bu le sang de leurs ancêtres.

L’Autriche-Hongrie assista avec stupeur à cette révélation de la force militaire de la Serbie. Elle avait compté que les armées du Sultan infligeraient au petit Etat une leçon qui le mettrait à sa merci, et voici que les divisions serbes, descendant les pentes des Alpes albanaises, apparaissaient déjà sur le rivage de l’Adriatique. Le cabinet de Vienne ne tarda pas à se ressaisir. Devant son intervention menaçante, appuyée par l’Allemagne et l’Italie, et sur les conseils pressans des Puissances de la Triple Entente, surprises de l’imminence d’un conflit qui risquait de devenir européen, la Serbie dut retirer ses troupes du littoral qu’elles s’occupaient de conquérir. Encore une fois, l’espoir de s’ouvrir l’accès de la mer libre lui était interdit par sa grande voisine.

En opposant son veto formel à l’expansion serbe le long de l’Adriatique, — qui était vue également de mauvais œil à Rome, — la diplomatie autrichienne, sans apercevoir peut-être les conséquences de cet acte de vigueur, fit crouler tout l’échafaudage de la coalition balkanique, à commencer par l’alliance serbo-bulgare. Privée d’un débouché en Albanie, n’ayant plus pour atteindre la mer que le port de Salonique aux mains des Grecs, mais séparé d’elle par une enclave bulgare qui s’étendait jusqu’au lac d’Ochrida, la Serbie était fondée à réclamer de son alliée de Sofia la révision du traité du 13 mars. Le partage des dépouilles de la Turquie allait devenir en effet trop inégal, d’autant plus que la vaillance d’un corps serbe avait aidé l’armée bulgare à prendre d’assaut Andrinople, dont la conquête n’avait pas été prévue au traité d’alliance. Pendant que la Serbie était refoulée hors de l’Albanie et enfermée dans ses montagnes, la Bulgarie, déjà riveraine de la mer Noire, s’était emparée d’une partie du rivage de la mer Egée et se trouvait commodément à cheval sur deux mers.

Le cabinet de Sofia et son président, Guéchoff, un des pères légitimes de l’alliance, dont il avait signé l’acte de naissance, comprirent sans doute qu’il fallait la sauver à tout prix et que la conservation de l’union des Balkaniques, féconde en résultats inespérés, importait plus à son pays que la possession de quelques centaines de kilomètres carrés en Macédoine. C’est l’impression que laisse la lecture du livre publié deux ans plus tard par l’ancien ministre du tsar Ferdinand au sujet de cette alliance [4]. Il avait accepté, sans attendre la signature de la paix avec la Turquie, de recourir à l’arbitrage de la Russie pour la liquidation des conquêtes territoriales, comme le prescrivait l’annexe secrète du traité serbo-bulgare. De son côté, le cabinet de Saint-Pétersbourg faisait, tant à Sofia qu’à Belgrade, des appels répétés à la concorde, afin d’éviter l’odieux d’une collision fratricide. Mais M. Guéchoff et les partisans d’une entente avec la Serbie avaient affaire à l’intransigeance d’une armée, gonflée de l’orgueil de ses victoires et qui s’attribuait tout l’honneur de la déroute de la Turquie. Ils avaient surtout à compter avec leur maître, dont l’ambition effrénée ne reculerait devant rien pour se satisfaire. M. Guéchoff donna sa démission le 30 mai, laissant le champ libre aux conseillers de la guerre à outrance. La main du cabinet de Vienne, acharné à la destruction de l’union balkanique, se retrouve dans les événemens qui aussitôt se précipitèrent. Nul doute qu’il souffla de détestables encouragemens à l’oreille de Ferdinand Ier, tout en lui promettant de retenir la Roumanie dans la neutralité. Le tsar des Bulgares, lorsqu’il fit attaquer nuitamment, le 29 juin, les troupes serbes et grecques, croyait avoir partie gagnée. Il allait au-devant du désastre le plus complet et le plus mérité.

Mais si les vainqueurs avaient pu deviner quel serait le lendemain de leur victoire, n’auraient-ils pas essayé, même après la trahison bulgare, de conserver l’existence de l’union balkanique ? Ce groupement d’Etats militaires, montant la garde à toutes les portes des Balkans, barrant la roule à la poussée des Allemands, eût été un bon facteur de la paix européenne. Pour les Empires centraux un pareil adversaire n’était pas à négliger. Rappelez-vous que le motif allégué par le chancelier de l’Empire pour justifier devant le Reichstag, en avril de cette même année 1913, l’augmentation de l’armée allemande, fut la constitution de la coalition serbo-bulgaro-grecque, à laquelle l’Autriche-Hongrie serait obligée de faire face, car il était à prévoir que le champion balkanique se rangerait du côté de la Russie. Il est donc permis de regretter que la punition infligée à la Bulgarie ait été aussi sévère. A user avec plus de politique et de modération de leur triomphée, les vainqueurs auraient tout au moins empêché le vaincu de nourrir des projets de vengeance et de les mettre à exécution, comme il s’est empressé de le faire.

L’instabilité de la situation européenne ne frappa point les yeux des hommes d’Etat de Belgrade, d’Athènes et de Bucarest. Ils ne virent pas plus loin que les Balkans. Ils s’imaginaient s’être partagé définitivement la péninsule ; au chaos macédonien, ils n’avaient fait que substituer un déblaiement et un bornage provisoires. Les Serbes campaient seulement sur leurs conquêtes, car ils conservaient, comme un orage suspendu au-dessus d’eux, la haine implacable de l’Autriche-Hongrie. Le cabinet de Belgrade se borna à resserrer son alliance avec la Grèce. L’expérience a prouvé combien ce lien était élastique et insuffisant.


V

Comment l’Autriche-Hongrie se serait-elle résignée à laisser sa glorieuse voisine jouir en paix du fruit de ses victoires ? En réalité, l’instigatrice de l’agression bulgare était au nombre des vaincus. Comment supposer que l’homme altier, qui tenait tous les fils de la politique autrichienne derrière la personnalité falote du comte Berchtold, aurait souscrit à cette humiliation ? L’archiduc François-Ferdinand, si peu qu’on sache de ses projets ensevelis avec lui, n’aurait pas souffert que le prestige de la monarchie des Habsbourg restât souillé par une défaite morale, et, pour une revanche à prendre, il pouvait compter sur le chauvinisme fanatique des Magyars, qui d’ailleurs ne l’aimaient guère. Refaire la carte de la Balkanie, en laissant ouvertes les voies de pénétration dont le germanisme comptait largement user, cette opération, — tout le monde le pensait à Vienne, — revenait à l’Empire dualiste aidé de son confrère allemand. Mais pour implanter définitivement l’hégémonie austro-hongroise sur les ruines de l’indépendance balkanique, le premier obstacle à renverser, le premier foyer de résistance à étouffer, était l’impudent royaume serbe.

M. Giolitti. qui ne paraissait pas suspect d’une haine aveugle contre le germanisme, a révélé à la Chambre italienne que, dès le mois d’août 1913, au moment de la signature de la paix de Bucarest, le cabinet de Vienne lui avait proposé une guerre contre la Serbie. C’est pourquoi, après le crime de Serajewo, aucun doute n’était plus possible qu’il ne fût exploité comme un casus belli par le successeur d’Aehrenthal, exécuteur des desseins du prince assassiné. Le prétexte de le venger eût-il manqué, qu’on en aurait cherché un autre dans les revendications des feuilles nationalistes de Belgrade et dans le rêve d’une Grande Serbie, caressé par la plume de quelques publicistes. Au surplus, rien ne restait plus populaire au sein de l’armée impériale et royale qu’une expédition contre le royaume voisin. L’enthousiasme que cette perspective excitait n’était pas dépourvu d’une certaine lâcheté, étant donnée la disproportion des forces des deux adversaires, mais il trouvait un écho joyeux dans l’âme frivole de la population viennoise. Qu’on relise les émouvans récits que les ambassadeurs de France et d’Angleterre ont faits à leurs gouvernemens de l’explosion d’allégresse des Viennois, lorsque fut publié l’ultimatum adressé à la Serbie. L’indécence de leurs manifestations était soulignée par la crainte que l’ultimatum ne fût accepté et la guerre encore une fois évitée.

Aujourd’hui que l’Autriche-Hongrie, après trois ans et plus de batailles sanglantes, voit sa population émaciée par la famine, ses finances détruites, ses armées décimées, et la vieille charpente de l’édifice habsbourgeois craquer sous la pression de nationalités qui relèvent la tète, les hommes d’État austro-hongrois saisissent les occasions de parler de la paix. Les grands coupables ont disparu. François-Joseph s’en est allé rejoindre dans la tombe ses ancêtres et ses victimes, octogénaire inconscient peut-être du mal qu’il avait fait, mais tout de même responsable. Berchlold, Burian, Tisza, les hommes qui ont déchaîné la tempête, ont fait place à d’autres conseillers, dont la mission ingrate est de mettre un terme à ses ravages. Mais, par esprit de famille, par habitude du mensonge, par servilité envers leur allié et maître de Berlin, ils prétendent encore innocenter leurs prédécesseurs. Autant essayer de supprimer l’histoire de la politique austro-hongroise depuis les débuts sensationnels du comte d’Aehrenthal. La condamnation froidement préparée de la Serbie s’y lit à chaque page. Les ministres de Charles Ier proclament donc, ils proclameront toujours, que la guerre n’a pas été préméditée par la maison de Habsbourg et que la responsabilité n’en doit pas retomber sur elle et sur ses descendans, comme une malédiction éternelle. C’est jouer sur les mots. Les ministres de François-Joseph n’ont prémédité que l’étranglement de la Serbie ; ils ne demandaient qu’à accomplir leur besogne en toute tranquillité, sans être dérangés par les amis de la victime. Le langage hypocrite qu’on tient à Vienne et à Budapest aura fait sourire de pitié les Bernhardi et les Tannenberg. Ceux-là du moins ont eu le courage de leur opinion. Ils ont prêché la guerre ; ils en ont célébré par avance les beautés ; ils doivent contempler aujourd’hui avec une sombre satisfaction le résultat de leur apostolat.

Les Alliés, qui n’avaient pu sauver la Serbie, ont par bonheur fait échouer en partie les plans militaires de l’ennemi dans les Balkans. Ils ont empêché les troupes austro-allemandes et leurs acolytes bulgaro-turcs de s’emparer de Salonique, que la lâcheté et la trahison du roi Constantin étaient prêtes à leur livrer. Le point terminus de leur ruée a échappé à leur étreinte. Il convient de rendre hommage à la clairvoyance de M. Briand, qui a distingué sous les mensonges grecs un des principaux objectifs de la campagne germano-touranienne. Il faut mainte- nant conserver à tout prix Salonique. S’ils en étaient maîtres, les pirates austro-allemands le seraient aussi de la Méditerranée orientale, et l’on aperçoit distinctement les conséquences qu’aurait leur présence dans le port grec, pendant qu’ils continueraient de crucifier et de violer le corps palpitant de la Serbie indépendante.


VI

De même que les chanteurs errans ont perpétué sous le joug ottoman le souvenir des exploits des paladins serbes et des vengeances des haïdouks, de même plus tard la poésie populaire, qui jaillit en Serbie d’une source abondante et naturelle, se chargera d’immortaliser la valeur du roi Pierre, du prince héritier et de leurs soldats dans les campagnes de 1914 et de 1915. Des chansons magnifiques raconteront l’incroyable victoire de Kolubara et l’expulsion honteuse des Autrichiens qui se piquaient d’écraser les Serbes à eux seuls. Elles flétriront la félonie des Bulgares, traîtres à la cause balkanique ; elles feront pleurer les générations futures sur l’exode d’un peuple, contraint de s’ouvrir un chemin à travers la neige et la glace des défilés de l’Albanie. Elles exalteront le rôle des survivans de cette vaillante armée dans la reprise de Monastir. Elles provoqueront la haine et la pitié, en retraçant le martyre de la Serbie sous l’occupation autrichienne, les fusillades, les pendaisons, le régime de fer et de sang, par quoi les vainqueurs ont espéré vainement émasculer la race des vaincus.

Le gouvernement serbe, retiré à Corfou et à Salonique, au sortir de ces effroyables épreuves, n’a pas abdiqué ses aspirations nationales. La prolongation de la guerre, après la défection de la Russie, autorise-t-elle de pareils espoirs ? L’avenir nous le dira. Ils embrassent la création d’une Grande Serbie, baignée par l’Adriatique, tendant la main aux Yougo Slaves, délivrés eux-mêmes de la domination austro-hongroise. La fortune des armes ou l’épuisement de l’Empire dualiste ouvrirait le chemin d’une juste et nécessaire indépendance aux Slaves de l’Adriatique.

Comme les chefs des gouvernemens alliés n’ont jamais cessé de le proclamer, la restauration de la Serbie est une dette d’honneur contractée envers elle, envers sa fidélité admirable à l’engagement de lutter jusqu’à la victoire finale. Cette restauration ne serait pas entière, si l’on n’y ajoutait la possession d’un débouché maritime qui soustrairait la Serbie à toute dépendance économique. Cette restauration est aussi une nécessité européenne. Le cri de guerre des Etats chrétiens armés contre le Croissant : « Les Balkans aux Balkaniques ! » doit recevoir sa consécration vis-à-vis des Puissances centrales, plus funestes désormais à la liberté de la péninsule que les Turcs encore accrochés au Bosphore. Que la monarchie des Habsbourg soit donc rejetée dans les plaines de la Hongrie et qu’elle n’en sorte plus : c’est le vœu de tous les Alliés. L’élimination de cet élément de trouble, d’intrigue et de dissolution est la première condition d’une ère réparatrice sur ce sol arrosé de tant de sang, rendu stérile, fermé à la civilisation et au progrès par des inimitiés intestines qu’entretenaient les ennemis étrangers.

Cela fait, et en attendant qu’on découvre la formule de la paix universelle et qu’on institue le règne de l’arbitrage obligatoire, il parait nécessaire que la Serbie soit assez forte pour constituer avec la Roumanie une barrière contre les entreprises germaniques. Ces deux Etats ont toujours vécu en bonne intelligence. Rien ne les sépare que la largeur du Danube et aucune rivalité ne les a fait se heurter dans les voies différentes où se poursuivait leur développement. Un même intérêt de conservation les a unis au contraire contre la menace d’une tyrannie bulgare. Une soudure entre eux sous la forme d’une ligue ou d’une confédération, où entreraient aussi la Grèce, plus tard peut-être encore une Bulgarie repentante, mériterait, à mon avis, de fixer l’attention des hommes politiques de Belgrade, d’Athènes et de Bucarest, celle aussi des autres Alliés qui s’occuperont de bâtir une paix durable.

Vous voudriez donc ressusciter l’union balkanique ? me dira-t-on. Elle est morte assassinée par le tsar Ferdinand, et il l’a enterrée à jamais sous des cadavres serbes, de complicité avec les Austro-Allemands et les Turcs.

Il est facile de répondre à cette objection. Quels que soient les crimes qu’on puisse commettre, on ne tue pas une idée, si elle est bonne et salutaire. Au reste, un nouvel équilibre européen s’établira matériellement, comme fondement de la paix de sécurité pour les petites nationalités, décrite dans les messages du président Wilson, et cet équilibre ne saurait persister sans la coexistence d’un équilibre balkanique. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, surtout sous le soleil d’Orient. L’idée, conçue par Michel Obrénovitch, de former une confédération des États chrétiens de la péninsule, cette idée mûrie par des hommes d’État grecs, serbes et bulgares, adoptée par Ferdinand de Bulgarie lui-même, avant que les victoires de son armée ne lui eussent fait perdre la tête, réalisée un moment par les Milovanovitch, les Guéchoff, les Venizelos et les Pachitch, cette conception si rationnelle qu’elle se présente naturellement à l’esprit, paraît encore aujourd’hui la plus propre à ramener le calme et l’apaisement dans cette partie de l’Orient européen. Elle revivra sans doute un jour, quand les yeux de ces malheureuses populations s’ouvriront à l’évidence, c’est-à-dire à l’inutilité, à l’horreur des massacres, après l’effroyable expérience qu’elles en font aujourd’hui. Pourquoi les Puissances occidentales ne les aideraient-elles pas à opérer demain le rapprochement et l’union, sans lesquels il n’y aura pas entre eux de vie commune possible ? Un seul État prépondérant, mais vassal lui-même des empires du Centre, comme le serait la Bulgarie si nos ennemis gagnaient la guerre, ou bien un réel équilibre entre les divers États réunis en une sorte de société des nations balkaniques, hors de ce dilemme je ne vois pas, pour ma part, quel pourrait être l’avenir de la péninsule.

Le problème vaut d’être étudié mûrement, avant d’être soumis à la conférence de la paix. Il ne suffit pas en effet de parler de la paix en termes généraux ni d’énoncer les principes sur lesquels elle devrait reposer. Il est urgent d’envisager dès maintenant la reconstruction de l’Europe, morceau par morceau. Dans ce réajustage de matériaux, la place à réserver aux États balkaniques n’est pas la question la moins passionnante, et, parmi eux, figure en pleine lumière l’héroïque Serbie.


BEYENS.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  2. On lira avec grand intérêt, sur l’ensemble, des événemens balkaniques, le livre de M. Auguste Gauvain, un spécialiste de ces questions : »L’Europe avant la guerre» (A. Colin.)
  3. D’après les documens publiés par le Soviet de Pétrograd, l’Allemagne s’est efforcée de dissiper l’impression causée par son intervention dans la crise bosniaque, au moyen d’un projet d’accord où elle assurait à la Russie l’exécution par l’Autriche de l’engagement de s’abstenir de toute aspiration de conquête dans les Balkans. Dans le cas contraire, elle n’aurait pas considéré l’entrée des troupes russes en Autriche comme un casus fœderis. Cet accord ne parait pas avoir été signé.
  4. Iv.-E. Guéchoff, L’Alliance balkanique, Hachette, 1915.