L’Avenir des petits états/06

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L’avenir des petits Etats
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Revue des Deux Mondes tome 47, 1918


L’avenir des petits États


VI. COMMENT GARANTIR LEUR INDÉPENDANCE[1]


I

Il faut vaincre l’Allemagne avant de parler de la paix. Cette nécessité apparaît inéluctable à qui s’est donné la peine de noter le crescendo des ambitions germaniques depuis l’écroulement de la Russie. Par le mot vaincre, j’entends qu’il faut non seulement mettre l’Allemagne dans l’impossibilité de continuer la lutte, mais la contraindre à réviser les traités qu’elle a arrachés à la lâcheté des révolutionnaires russes, à l’impuissance de la Roumanie et à la faiblesse des nouvelles venues dans la famille européenne, l’Ukraine et la Finlande. Cela même ne suffirait pas. Hypnotisés par l’exemple de Napoléon, leur grand modèle, généraux et hommes d’État prussiens prétendent border l’empire des Hohenzollern, comme il avait fait le sien, d’une ceinture de royaumes feudataires et de principautés vassales. Courlande, Livonie, Lithuanie, Pologne, formeraient des fiefs à distribuer aux cadets de la famille impériale et aux princes bien en cour à Berlin. Si on laissait construire ces contreforts de la puissance allemande, on lui abandonnerait des réserves de matériel humain et des champs d’exploitation économique, qui la rendraient plus tard maîtresse des destinées du monde.

Les petits États sont intéressés au premier chef à la défaite de l’Allemagne et à la création d’un nouvel ordre européen. Il en est pourtant à qui le sort de la Belgique n’avait pas suffi à dessiller les yeux. Le sentiment populaire, doué en général d’une perspicacité instinctive, ne s’y est pas trompé ; il sympathise presque partout avec les Alliés. Mais certaines cours subissent l’influence de leur parenté avec des familles régnantes de l’Allemagne et il est des pays où les hautes classes continuent d’afficher leurs préférences germaniques. C’est à se demander si des hommes politiques à courte vue, des diplomates à la conscience légère, croyant encore aujourd’hui au dogme de l’invincibilité de l’armée allemande, ne pensent pas que l’hégémonie impériale, librement acceptée, serait plus avantageuse et moins périlleuse à leur pays qu’une hostilité inutile. Il y aurait sans doute avec elle des accommodements qui rendraient la sujétion très tolérable.

Extraordinaire erreur de jugement ! Le réveil serait cruel. L’Allemagne a toujours méprisé les petits États ; elle les tient pour des parasites, vivant aux dépens des grandes Puissances et par le seul effet de leur tolérance. La paix allemande, comme la paix romaine, pèserait plus lourdement sur l’Europe soumise, à mesure que grandiraient les appétits de domination et de lucre du peuple-roi. L’organisation allemande, si vantée, ne serait que l’exploitation sur une immense échelle des nations pressurées. L’exemple des provinces russes et de la Roumanie est là pour nous éclairer et nous faire frémir. L’acheminement de la pieuvre germanique le long de la Baltique présage l’étouffement de l’indépendance Scandinave. La domestication des Roumains, des Bulgares et des Turcs signifie l’asservissement des Balkans sous un joug plus s’avant et plus Apre que ne le fut jamais le despotisme des Sultans. Le dépècement de la Russie a déchiré toutes les illusions et tous les voiles. Le traité de Brest-Litovsk, à peine signé, est violé ; il n’a pas arrêté, il a facilité l’invasion ennemie. La rapacité des Hohenzollern nous apparaît aujourd’hui dans toute sa nudité, sans modération et sans pitié. Si elle devait triompher, l’Europe cesserait d’être habitable, et pour échapper à l’administration allemande, l’exode des Européens vers les libres pays d’outre-mer ressemblerait à la fuite des malheureux habitants des régions envahies devant les bandes du Kaiser[2]. Comment est-il encore parmi nous de braves gens qui regrettent qu’on n’ait pas écoulé, les sirènes de Vienne et de Berlin ? En se rendant à Brest-Litovsk, les candides maximalistes croyaient aller au-devant d’une paix sans annexions ni indemnités, respectant, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais, à côté des diplomates mielleux, des Kühlmann et des Czernin, se tenait un général prussien qui avait une autre paix dans sa poche et qui l’a jetée sur la table avec le poids de son épée. Pareille comédie se serait jouée sans nul doute à nos dépens, si nous avions été assez fous pour nous asseoir à une conférence, sans connaître les prétentions de l’état-major allemand.

Comment le Saint-Père a-t-il pu espérer que la paix de conciliation, dont il s’était fait l’auguste inspirateur, serait exécutée loyalement par les Empires centraux ? Acceptée du bout des lèvres à Berlin et à Vienne, elle se serait métamorphosée en paix de spoliation par un habile escamotage. A la demande du Souverain Pontife les aviateurs britanniques ont épargné la ville de Cologne pendant la solennité de la Fête-Dieu, tandis que les canons allemands bombardaient la région parisienne et meurtrissaient une de ses églises. L’éclatement sournois de leurs obus illustre la mauvaise foi de nos ennemis.

Comment enfin les petits États non belligérants, heureux autrefois de vivre sous leurs institutions libérales, peuvent-ils sans trembler envisager l’avenir, s’ils contemplent le spectacle édifiant de la Russie, livrée à l’avidité germanique ? Tout leur espoir n’est-il pas, comme le nôtre, dans la résistance des Alliés, dernier rempart de la liberté du monde ?


II

Il faut donc tenir, tenir plus ferme que jamais. C’est le mot d’ordre, que fait passer de bouche en bouche la voix même de la patrie, qu’elle soit française ou belge, britannique ou italienne. C’est l’exhortation que nous crie par-dessus la rumeur de l’Océan une autre voix vibrante, avec l’annonce de l’arrivée en masse de nos frères américains. Nous savons déjà quel stimulant et quel soutien leur vigoureuse jeunesse apporte à la vaillance de nos soldats. Le courage des civils ne sera-t-il pas au niveau de celui des poilus ? Le danger troublerait-il davantage ceux qui ne le regardent pas en face, alors qu’il ne fait pas sourciller ceux qui le bravent tous les jours pour le salut commun ?

Mais franchissons le temps qui nous reste à vivre dans l’attente et dans la fièvre. Anticipons sur le dénouement. Voici la paix signée, la paix de la justice satisfaite et du droit victorieux. Que faudra-t-il faire pour en assurer la conservation ? Le problème de la sécurité du monde ne peut être résolu par des engagements, si solennels soient-ils et imprimés sur parchemin. Quelles précautions prendra-t-on pour rendre ce traité plus inviolable que les autres, posséder une paix permanente, changer un mot sonore en une durable réalité ?

Abandonner une pareille tâche au futur Congrès et s’en remettre aveuglément à lui du soin de consolider l’avenir, ce serait faire trop confiance aux négociateurs qui auront pour mission de clore l’état de guerre et de résoudre la multitude de contestations qu’il a engendrée. Sans doute déclineraient-ils eux-mêmes une si lourde responsabilité. Le champ des discussions sera si ardu et si vaste qu’ils s’effraieraient d’y voir introduire par surcroit la question des garanties d’une paix indestructible.

Je ne veux pas dire par-là que ces plénipotentiaires ne devront pas puiser dans l’arsenal des moyens coercitifs, militaires, politiques, et par-dessus tout économiques, dont disposeront les Alliés, des sanctions efficaces pour assurer l’exécution intégrale du traité de paix. Nous autres Belges, en particulier, nous attendons d’eux qu’ils sachent brider les convoitises de l’Allemagne et rejeter le germanisme hors de nos frontières, après lui avoir fait payer tous ses dégâts. Mais ces moyens n’auront qu’un temps ; leur application ne sera pas illimitée, et c’est l’avenir, je le répète, qu’il s’agit de sauvegarder. La sécurité de la Belgique ne peut être séparée de celle des autres États, sur lesquels planerait la menace, plus ou moins éloignée, d’une revanche allemande. Elle dépendra toujours du maintien de la paix générale.

La solution du problème est toute trouvée, me dit-on ; c’est l’organisation d’une Société des Nations.

Telle qu’on se l’imagine sous une forme concrète, à travers la brume des conceptions idéalistes, qu’échafaudent des hommes d’État et des écrivains, elle prendrait la figure d’une association universelle des peuples, belligérants ou neutres. Elle accueillerait dans son sein l’Allemagne, purifiée du militarisme prussien. On introduirait le loup dans la bergerie, après avoir pris la précaution de lui arracher les dents.

La Société des Nations aurait sa gendarmerie, capable de protéger les faibles contre les fantaisies des forts et qui veillerait sur l’indépendance ou l’autonomie des nationalités. Une cour suprême d’arbitrage serait créée, sorte de tribunal des Amphictyons, faisant comparaître à sa barre les perturbateurs du repos public et tranchant les différends pour les empêcher de dégénérer en conflits. Un code du droit des gens verrait le jour, élaboré par d’experts jurisconsultes et plus rigide que les conventions de la Haye, en vue de régler les devoirs réciproques des nations, ainsi que la procédure de l’arbitrage obligatoire.

Comme mesure de sûreté indispensable, la Société des Nations imposerait à ses membres un désarmement général. Mais un État complètement désarmé se peut-il concevoir ? Comment maintenir la tranquillité publique sans une force suffisante, quel que soit le nom rassurant dont on la pare ? Le désarmement se transformerait fatalement en limitation ou en réduction des armements comme du nombre des soldats. Voyez-vous un moyen équitable et pratique d’en établir le calcul, si ce n’est d’après le chiffre de la population de chaque État ? Une réduction proportionnelle sur cette base donnerait une incontestable supériorité numérique aux Empires centraux qui, en 1914, possédaient déjà une masse de 120 millions d’habitants, et même à l’Allemagne seule qui en avait près de 70. De là une tentation irrésistible pour elle, si le vieux levain batailleur et les appétits de domination persistent au fond de l’âme allemande, de se jeter à l’improviste sur des voisins trop confiants. La police internationale interviendrait aussitôt, me direz-vous ; mais serait-elle assez nombreuse, assez forte, pour prendre au collet et mettre à la raison le géant germanique ?

Une Société des Nations ne paraîtrait pas viable, sans une conversion sincère de nos ennemis à la religion de la paix. Il faudrait que l’Allemagne renversât elle-même l’autel où elle a sacrifié depuis cinquante ans ; qu’elle reniât le culte de la guerre, qu’ont célébré à l’envi ses princes, ses hommes d’État, ses historiens civils et militaires. Pour se résigner à cette apostasie éclatante, elle devrait se sentir irrémédiablement vaincue, perdre toute sa foi dans la mission de civilisation par le glaive, que lui assigne l’orgueil de ses penseurs et de ses écrivains.

Le gouvernement impérial n’a eu garde, en attendant, de repousser a priori l’idée de la Société des Nations. Il l’a recueillie avec componction de la bouche pacificatrice du Saint-Père. Mais il la comprend à sa manière, qui est la manière pangermaniste : un agglomérat d’Etats, dont l’Allemagne prendrait la direct ion politique, un troupeau de peuples vivant et broutant sous le bâton de leur maître allemand, un immense syndicat industriel, où le comité de Berlin réglerait la distribution des matières premières, les conditions du travail et le nombre des produits à fabriquer, une énorme société de commerce qui trafiquerait sous le contrôle des fortes têtes germaniques. La raison sociale, Société des Nations, n’aurait, que la valeur d’une étiquette, mise là pour ménager les amours-propres nationaux ; le nom véritable serait Deutsches Reich.

Loin de moi la pensée de vouloir écarter un concept aussi généreux que celui de la Société des Nations des réalisations consolantes, après lesquelles soupire ardemment l’esprit humain. Mais laissons à cet idéal le temps de prendre figure, de s’humaniser, de s’adapter aux conditions d’existence des nouvelles générations. Le règne de la paix universelle exigera une préparation assidue ; il doit être précédé d’un apaisement progressif dans une atmosphère dégagée des gaz empoisonnés, des vengeances et des haines, qu’a allumés la guerre.

On nous dépeint cette guerre comme une sorte de perturbation sismique, comme un bouleversement général de notre planète, après quoi on construira une nouvelle humanité. C’est bientôt dit. On néglige seulement d’indiquer les matériaux de cette reconstruction nécessaire. La réalité sera peut-être tout autre, et l’Europe de demain, encore que très différente de l’Europe d’hier, lui ressemblera par plus d’un trait. Ne négligeons pas le calcul des probabilités pour nous perdre dans les nuages. Ce serait, à mon humble avis, compromettre l’avenir que de répudier les enseignements du passé. Une révolution trop brusque dans les méthodes préventives, qui furent employées jadis, après des crises moindres que celle que nous subissons, et le mépris des précautions les plus sages, exposeraient nos enfants à de funestes aventures.

III

Où prenez-vous alors les garanties de la paix ? Sous quel abri tutélaire les petits États seront-ils certains de vivre, d’apporter leur contribution intéressante au développement de la civilisation, de se montrer, comme par le passé, des membres utiles et actifs de la famille européenne ?

C’est en dehors de l’Allemagne qu’il convient de chercher ces garanties, comme une sauvegarde contre une reprise de sa politique impérialiste. Cette exclusion se justifie, lorsqu’on se rend compte de l’état mental actuel du peuple allemand.et de ce qu’il sera au lendemain d’une guerre qui aura trahi ses espérances. Les révélations quotidiennes de ses porte-parole ordinaires, hommes politiques, professeurs, journalistes, nous fournissent à son sujet les éléments d’une rigoureuse analyse. Il n’a qu’à s’en prendre à eux de l’image morale que nous nous faisons de lui.

J’ai cru et je crois encore que la masse de la nation, — ouvriers des villes et travailleurs des champs, — se serait fort bien passée d’une guerre. La prospérité et le bien-être croissaient à vue d’œil par tout l’Empire ; la preuve en est dans l’absence des grèves, qui auraient éclaté malgré les efforts des chefs socialistes, si la main-d’œuvre avait été moins recherchée, les vivres moins abondants et les salaires moins rémunérateurs. Mais l’Allemand est crédule et moutonnier ; il a ajouté loi, comme un enfant, aux mensonges de l’autorité, qui lui montraient la patrie attaquée, le territoire assailli, l’existence nationale menacée par la coalition du tsarisme et du jacobinisme. Il s’est rué avec enthousiasme à la défense de ses foyers.

Les premiers chocs ont été des victoires. Le peuple allemand, obéissant à des instincts ataviques, a pris goût alors à la lutte sanglante, qui en même temps tournait à l’opération fructueuse. Le pillage des richesses de l’ennemi ferait affluer chez lui un butin, dont le moindre artisan aurait sa part. La ruine des industries étrangères laisserait le champ libre à l’industrie allemande. C’était l’époque où le député Erzberger, ébloui comme les autres par les profits de l’entreprise, réclamait l’annexion de la Belgique, avant de devenir le missionnaire assagi d’une paix de compromis. Tout le monde mentait de plus belle aux oreilles du Michel allemand, qui ne demandait qu’à tout croire, depuis l’Empereur jusqu’au dernier des folliculaires. Ne fallait-il pas justifier les crimes de la soldatesque, ennoblir les exploits funèbres des sous-marins et représenter les conquêtes comme une nécessité de la défense de l’empire ?

Ce bon peuple, — à de rares exceptions près, — a donc été et est encore aujourd’hui de corps et d’âme avec son seigneur et ses chefs militaires. Comme la meute haletante d’une chasse infernale, le ventre creux, surmontant les privations et les souffrances, il a poursuivi le triomphe certain, qu’on ne cessait de lui montrer. La Russie abattue a été sa première proie à dévorer. Malgré le sang qui coule de ses blessures, il est retourné furieusement à l’assaut du front occidental, pour capturer enfin la victoire, dont les ailes frémissantes échappent chaque fois aux mains prêtes à les saisir.

Pouvons-nous espérer que le peuple allemand, dégoûté des mensonges, dont on le nourrit à défaut de viande et de pain, en aura bientôt assez des tueries où on le jette sans compter ? Fera-t-il entendre à ses maîtres le grondement de la bête qui se révolte ? Saura-t-il, en montrant les dents, les contraindre à l’épargner ? Si la presse ennemie n’était pas bâillonnée par l’état de siège, quelques voix audacieuses parviendraient peut-être à persuader à la victime de se refuser au sacrifice. Mais nous n’en sommes pas là. Les précautions sont trop bien prises, la discipline trop puissante, pour que l’ordre de cesser le feu soit donné, avant que le haut commandement ait désespéré de la victoire. Je ne vois que le supplice de la faim qui puisse faire tomber les armes des mains de ce peuple fanatisé. Lui seul vient à bout de toutes les résistances.

Et ensuite qu’adviendra-t-il, si tant d’efforts, de vies et de milliards ont été prodigués en vain ?

Pour peu qu’on ait étudié la psychologie de nos ennemis, on ne gardera aucune illusion. Les Allemands, y compris les plus intelligents, nous en voudront longtemps du mal qu’ils nous ont fait et du mal qu’ils n’ont pu nous faire. L’orgueil teuton est incapable de repentir. Le regret des conquêtes manquées hantera l’esprit des jeunes générations. Les calomnies et les fables, répandues sans relâche sur l’origine et la légitimité de la grande guerre, continueront de retentir, comme un écho prolongé, dans les écrits des historiens et les dissertations des philosophes. L’envie et la haine sont les fruits vénéneux, que l’ambition des Hohenzollern aura semés sur le sol de la Germanie et dont tout bon Allemand pendant des années voudra se repaître. L’Allemagne de la paix demeurera obstinément hostile à ses rivales, comme le fut l’Allemagne d’avant la guerre.

Qu’on ne fonde pas trop d’espoir sur une révolution qui renverserait tout à coup l’autocratie et faciliterait la réconciliation de la nation avec les États de l’Entente. Les républicains d’outre-Rhin, réfugiés en Suisse, nous avertissent que nous nourririons là une dangereuse utopie. L’Allemand, façonné dès l’école à l’obéissance passive, attaché par tradition à la formule monarchique, est d’autant moins capable de s’insurger que toute la force militaire est concentrée dans les mains impériales. L’armée, — il le sait bien, — aurait vite balayé l’émeute, comme elle balaie aujourd’hui toute manifestation contre le pain rare et la vie chère.

Que faites-vous donc du socialisme ? me dira-t-on. Il profitera des rancunes, des déceptions et des deuils, légués par la guerre. Rien de plus probable. Mais où cela le mènera-t-il ? La doctrine socialiste, native de l’Allemagne, y était devenue surtout un article d’exportation. Ce produit national ne se consommait dans le pays que sous une forme singulièrement mitigée. On l’écoutait à l’état brut au dehors avec la marchandise à bon marché. Il servait à étendre l’influence du germanisme sur les travailleurs du monde entier. Il a été un élément d’infiltration et de propagande plus actif que les livres ou les produits industriels.

Lorsque la guerre de l’Empereur, la guerre « fraîche et joyeuse, » a été proclamée, les chefs de la social-démocratie, un seul excepté, ont reçu instantanément le baptême de l’impérialisme, néophytes ardents du culte de la force, partisans résolus des conquêtes, qui leur apparaissaient faciles et certaines. Ils sont allés, à l’instigation du Chancelier, prêcher la bonne parole chez les neutres. La lutte prenant un caractère plus âpre qu’ils ne l’avaient pensé, ils se sont efforcés, au moyen de l’Internationale, où ils régnaient autrefois, de séduire les socialistes étrangers, leurs disciples d’hier, par l’appât d’une paix sans annexions ni indemnités, qui ne cachait qu’une paix allemande. On les a mal payés à Berlin de leur servilité et de leurs peines. On les a leurrés de promesses libérales auxquelles les militaires et les hobereaux prussiens ont opposé sèchement leur veto. Ils sont, à l’heure qu’il est, déçus, aigris, mais sans autorité. Leurs divisions augmentent leur faiblesse ; leur soumission à l’autorité impériale a énervé leur force de résistance et leur puissance d’opposition ; leur complicité avec le pouvoir les a rendus presque inoffensifs. Vraiment si c’est sur eux qu’on compte pour changer la mentalité allemande, un pareil miracle ne trouverait aujourd’hui que des incrédules.

Il y a bien quelques écrivains et non des moindres, le professeur Hans Delbrück et Maximilien Harden entre autres, qui prophétisent des temps nouveaux en Germanie. Le professeur annonce que les promesses des Hohenzollern devront être tenues, comme l’ont été, — tant bien que mal, — celles des princes confédérés, qui s’engagèrent en 1813 à donner des constitutions à leurs sujets, afin de les enrôler dans la lutte suprême contre Napoléon. Mais que nous importe que le suffrage universel soit octroyé à la Prusse sans les garanties du régime parlementaire ? Aurait-il le pouvoir de retourner des esprits, pervertis par l’enseignement enflammé des écoles et des universités ? N’allons pas nous illusionner, en vrais Latins que nous sommes, sur la vertu d’un mot ni sur l’énergie d’un corps de représentants aux prises avec l’autocratie la plus formidable qui ait surgi à l’époque moderne, parce qu’elle puise sa force dans une organisation militaire sans égale en aucun siècle.

Le temps est un grand maître. Il peut libérer et rendre à la raison les cervelles allemandes. Mais on commettrait une grave erreur en essayant de précipiter son action. Le président Wilson, dans un de ses manifestes, a séparé la dynastie des Hohenzollern du peuple lui-même ; il rejette sur la première l’odieuse responsabilité de l’agression. L’histoire ratifiera sans doute cette opinion, en associant dans son verdict la caste militaire et la légion des intellectuels au souverain, lequel, — les événements l’ont démontré, — leur a servi volontairement d’instrument. Mais cessons d’instiguer les Allemands contre la maison impériale et le militarisme qui les oppressent. Ils nous répondraient comme la femme de Sganarelle, qu’il leur plaît d’être battus. Il n’y a pas de meilleur moyen de grandir l’Empereur aux yeux de ses sujets et d’affermir leur foi opiniâtre dans leurs institutions militaires, que de les vouloir démolir. Laissons le Teuton accomplir cette besogne tout seul. Si l’heure du crépuscule de ses dieux doit sonner plus tard, ne nous melons pas de l’avancer : nous ne ferions que la retarder indéfiniment.


IV

Pendant la guerre, qu’ils ont entreprise ensemble pour des buts inavouables, les Empires centraux se hâtent de transformer de fond en comble leur alliance. Au point de vue prussien, la pensée la plus prévoyante de la politique bismarckienne avait été à coup sûr la mansuétude témoignée au vaincu de Sadowa, victoire remportée par le ministre sur la vanité militaire de son maître qui voulait entrer à Vienne en triomphateur. L’alliance de l’Allemagne impériale avec le dualisme austro-hongrois en fut le produit amer et gros de dangers pour l’Europe.

Malgré le secours de l’armée allemande, si la Russie avait tenu bon jusqu’au bout, la monarchie des Habsbourg aurait été la première à implorer la paix. Lézardé par la pression russe, l’antique édifice se serait écroulé. Tous ses matériaux slaves venant à se désagréger, ses deux piliers, autrichien et magyar, auraient faibli à leur tour. Epuisement accompagné de crises internes, préludes elles-mêmes d’une dislocation générale.

On comprend mieux aujourd’hui, en se reportant au moment critique où elle fut écrite, le sentiment qui a dicté à l’empereur Charles sa lettre imprudente au prince Sixte de Bourbon. Que son cœur se soit soulevé de dégoût et d’horreur, lorsqu’il est monté sur le trône de ses ancêtres à travers une mare de sang, cela n’aurait après tout rien que de naturel chez un jeune prince qui était irresponsable de la guerre. Mais la crainte de la Russie, l’incertitude du dénouement, si la lutte se prolongeait, la fermentation menaçante de la Bohême et de la Croatie, ont été sans doute les principaux mobiles qui l’ont poussé à se tourner vers la France, en lui promettant beaucoup plus qu’il ne pouvait tenir. La prompte volte-face de la révolution russe vers le pacifisme impatient de Kerensky lui aura fait regretter la hâte de sa démarche, restée d’abord ignorée. L’avènement du maximalisme et son exploitation à outrance par les Austro-Allemands ont non seulement délivré Charles 1er de ses angoisses, mais ouvert un champ nouveau aux espérances balkaniques et polonaises, que les Habsbourg se transmettent l’un à l’autre, comme un héritage dynastique.

Une des conséquences logiques de la complicité des Empires centraux dans les stipulations de Brest-Litovsk et de Bucarest, de leur égale avidité dans les curées russe et roumaine, est le resserrement de leur union, qui va devenir à la fois politique, militaire et économique. Peut-être cet événement ne serait-il pas survenu aussi vite, si l’on était resté à Berlin dans l’ignorance du, rapprochement personnel, esquissé en secret par le « brillant second » de Vienne du côté de l’Entente. Mais la défiance qu’on avait déjà de la docilité du jeune Habsbourg et de la diplomatie à double jeu de son ministre Czernin, aurait de toutes façons rendu inévitable, pour s’assurer de leur fidélité, la signature d’un pacte plus étroit. Ce que sera cette fusion austro-allemande, il est aisé de se le figurer, d’après les commentaires complaisants de nos ennemis : une grande caserne, une usine unique, une seule école, où seront enseignées les méthodes de guerre et de travail de Berlin.

Voici donc l’Autriche, traînant après elle la Hongrie, réintégrée dans la fédération germanique, d’où elle était sortie par la grande porte il y a plus d’un demi-siècle, à la suite d’une guerre malheureuse, mais honorable. Elle y rentre aujourd’hui par une porte basse, non en égale et la tête haute, mais réduite au rôle de cliente et de protégée, presque au métier de servante du maître qui y règne.

C’est là un fait d’une importance et d’une portée très graves, dont nous sommes obligés de tenir compte à la veille d’une reconstruction de l’Europe. Le bloc des Empires centraux ne pourrait être dissous, que par la force, après un écrasement total de nos ennemis. Même une décomposition de l’Autriche n’aurait pas un résultat aussi complet. Si les Polonais, les Tchéco-Slovaques et les Yougo-Slaves parviennent à se constituer en nations indépendantes, comme le souhaitent ardemment tous les amis de ces nobles opprimés, les Autrichiens en profiteront pour se rattacher à l’Allemagne. Personne n’ignore la fascination qu’exerce sur eux l’unité allemande ; elle n’était combattue que par leur fidélité héréditaire à leurs vieux maîtres habsbourgeois. Quant aux Magyars, entourés d’ennemis, ils n’auraient d’autre ressource que de se cramponner au germanisme. La langue allemande, qui fut honnie à Budapest du temps de François-Joseph, y résonnerait de nouveau avec la même insolence qu’autrefois.


V

L’unification, trop facile à prévoir, des Empires centraux, quand bien même la Bulgarie et la Turquie n’hésiteraient pas à s’en détacher, me ramène à l’image d’une Europe coupée en deux, que j’ai ébauchée au premier chapitre de cette étude. Depuis lors, les événements m’ont donné raison : la « Mittel-europa » n’est plus un fantôme nébuleux, dessiné par l’imagination des écrivains ; elle a pris corps dans les entrevues des hommes d’État austro-germains et elle se présentera sur la scène européenne, tout armée pour les luttes militaires ou économiques de l’avenir. La situation politique se précise, telle qu’elle survivra à nos longues années de guerre : deux groupements de Puissances, séparés non seulement par les crimes inexpiables du militarisme prussien, mais aussi par une compréhension opposée du droit des nations et des individus, par une conception contraire de la civilisation et du progrès de l’humanité.

D’un côté l’État, incarné dans des maisons régnantes que soutiennent deux colonnes robustes, l’armée et la bureaucratie, l’État, adoré comme un dieu par tous les citoyens et dont l’intérêt suprême plane au-dessus de la morale divine et humaine. De l’autre, des gouvernements de discussion et de liberté, respectueux des droits de chacun, soumis au contrôle de l’opinion publique et des parlements. Ici la passion de l’asservissement politique, intellectuel et économique, la destruction ou l’exploitation des faibles par les forts, érigée en maxime, comme si l’espèce humaine n’était qu’une branche quelconque de l’animalité terrestre. Là le sentiment de l’égalité entre les nations, le culte d’une justice supérieure aux intérêts particuliers d’un seul peuple, de respect de la parole donnée et des engagements internationaux. En face d’une organisation tellement savante qu’elle en devient une armature étouffante, une indépendance d’allures, une liberté de parler et d’agir, parfois excessive, mais qui rend la vie douce et facile. En un mot, la résurrection d’un passé féodal, anachronisme bardé de fer, qui se sert de la science comme d’une arme perfectionnée pour essayer d’enrayer et d’enchaîner la civilisation moderne. Voilà les deux systèmes inconciliables qui resteront encore en présence, si la guerre ne réussit pas à supprimer l’un d’eux, ce qui me paraît invraisemblable ; voilà les deux adversaires, qui se maintiendront l’un en face de l’autre, épuisés par une lutte titanique, qu’aucune imagination n’aurait pu concevoir, à moins d’être visitée par les visions de l’Apocalypse.

Je ne fais, d’ailleurs, que transposer ici, en leur donnant leur véritable sens, les paroles prononcées par Guillaume II au banquet du trentième anniversaire de son avènement. Il définit hardiment la guerre non plus une lutte nationale pour la défense de l’Allemagne, — cet absurde mensonge a vécu, — mais le conflit gigantesque de deux conceptions rivales, la doctrine prussienne et la doctrine anglo-saxonne. C’est en effet le vrai point de vue d’où il faut juger les événements en cours et l’avenir qui va en résulter. Mais le Kaiser n’a pas osé pousser la franchise jusqu’à exposer crûment les dogmes de l’impérialisme prussien. Il cherche encore à nous donner le change : il dénonce « la politique d’argent, » « le culte du veau d’or » de l’Angleterre ; il revendique le droit, l’honneur, la liberté, comme les attributs de la morale allemande. Là-dessus nous sommes tous fixés. En outre il confesse qu’il savait, dès le début de la guerre, quelle signification elle aurait. J’ai été des premiers à signaler, naguère, les arrière-pensées de Guillaume de Hohenzollern, lorsqu’il déchaîna le fléau mortel. Aujourd’hui il lui plaît de les avouer : habemus confitentem reum. Ce que je veux surtout retenir de ses aveux, c’est l’hostilité des deux concepts qui se disputent l’empire du monde.

Comme l’histoire n’est souvent qu’un recommencement après les tragédies les plus variées, un état d’équilibre se créera fatalement en cette Europe bigarrée, où la diversité des races oppose une digue insurmontable à l’hégémonie d’une seule nation.

En vue de tenir en bride les Empires centraux et leurs acolytes éventuels, de résoudre le problème de la protection des faibles, d’assurer la conservation du statu quo européen et de préparer un avenir meilleur, les Alliés « éprouveront le besoin de ne pas se séparer après la victoire, » comme l’a dit M. Ribot. Une ligue est à prévoir autant qu’à espérer entre les États démocratiques, qu’un idéal commun et un même intérêt de défense ont rassemblés contre la grandeur du péril germanique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, auxquelles se joindrait la grande République américaine.

Dans cette ligue protectrice de la paix, les Etats-Unis joueront un rôle aussi considérable que désintéressé, celui de protecteurs de la liberté et de la civilisation, leur propre existence n’ayant jamais été en péril. La jeune Amérique a senti qu’elle ne pouvait plus, comme au siècle passé, séparer ses destinées de celles de la vieille Europe. Une solidarité évidente existe entre elle et les nations, qui veulent empêcher l’humanité de rétrograder de plusieurs siècles sous la poussée du germanisme. L’Atlantique a cessé d’être un abîme entre deux mondes, depuis que les armées américaines le franchissent victorieusement malgré les efforts des submersibles allemands.

La signature de la paix n’inaugurera donc, à mon sentiment, qu’une ère de tranquillité relative. La cessation de l’état de guerre ne sera pas la pacification absolue. Certes, la vie économique, suspendue pendant des années, reprendra son cours avec une énergie plus grande, mais avec des moyens réduits. Les peuples recommenceront à manger à leur faim. Les contrées en ruine perdront peu à peu leur aspect mortuaire. Le commerce retrouvera ses anciennes routes et s’en frayera de différentes. Une période s’ouvrira, où les nations panseront leurs blessures et chercheront, en tâtonnant, à s’orienter vers une nouvelle existence. — Mais les ennemis de la veille resteront séparés par des haines infranchissables, comme par des tranchées impossibles à combler. Ce ne sera encore qu’une paix hésitante, une paix prudemment armée.

Qui songerait en effet à désarmer du jour au lendemain, au souvenir des agressions et des forfaits, dont les Germains ont montré qu’ils étaient capables ? Eux-mêmes, au reste, n’y pensent pas. Voyez le renforcement de leur union avec les Austro-Magyars : il a un caractère militaire aussi bien que politique. Les démocraties devront par conséquent demeurer unies et vigilantes, toujours sur le qui-vive, et remplir pendant tout le temps nécessaire l’office du gendarme, gardien de l’ordre public. Si un désarmement graduel s’impose, sous la pression populaire et la lassitude des charges militaires, que l’exemple en soit donné par les Empires centraux. Que Messieurs les assassins commencent, a dit un humoriste, parlant des crimes dont doit se défendre la société. L’humanité n’a pas moins que la société à se garder contre les attentats de ses ennemis.

Après les guerres napoléoniennes, une Sainte-Alliance de souverains a régenté l’Europe, encore frémissante du souffle de la Révolution française. Après la conjuration austro-allemande, qui a exterminé follement la première génération de ce siècle, une ligue des États démocratiques permettrait à la pauvre espèce humaine de se reconstituer en toute sûreté. L’histoire nous offre de ces contrastes, dominés par des lois fatales d’action et de réaction.

A l’ombre de leurs grandes sœurs libérales, les petites nations pourraient poursuivre leur existence indépendante, développer leur culture nationale, donner un libre essor à leur génie individuel, sans craindre que cette riche floraison ne soit fauchée tôt ou tard par l’épée impitoyable du germanisme.

Je n’ai pas la prétention de deviner ce qu’elles feraient, en se trouvant serrées entre les deux groupements adverses. Aucune d’elles autrefois, — à part la Roumanie, qui n’a pas eu à s’en féliciter, — n’a signé avec une grande puissance d’alliance politique, ni même d’union douanière. Elles appréhendaient toute liaison dangereuse, qui les eût entraînées dans le courant des complications européennes. L’emploi de satellite est sans attrait, mais non pas sans danger. Cependant au sortir d’une aventure tragique, où plusieurs ont failli périr, le souci de leur conservation, le besoin de contracter une assurance pour leur vie, les empêcheraient peut-être de rester isolées. Ce n’est qu’auprès d’une ligue des démocraties qu’elles trouveraient les garanties que réclame leur sécurité. Elles n’auraient à redouter d’aucune de ces Puissances, — comme veut le leur faire croire l’Allemagne, qui prête effrontément ses intentions aux autres, — une inféodation à sa politique ou une mainmise sur leur commerce et sur leur industrie.


VI

Sans viser à sonder l’avenir, on ne peut se défendre d’y songer, ne serait-ce que pour se consoler du présent. On tâche à s’imaginer quel sera l’aspect de l’Europe, saccagée, comme au temps de la civilisation romaine, par l’invasion germanique, lorsque les nations ruinées chercheront péniblement à refaire leur patrimoine. Cette guerre laissera une empreinte ineffaçable sur le siècle, dont elle aura été le sanglant matin. Des hommes, peut-être clairvoyants, annoncent déjà qu’elle sera suivie chez les peuples, qui en sont les héros ou les simples spectateurs, de violentes agitations intestines et de longs conflits intérieurs. Une autre guerre éclatera, à les en croire, ébranlant la société humaine dans ses fondements : le duel, jusqu’à présent différé, du capital et du travail, du patronat et des salariés. Dans les appétits déchaînés par les hautes payes des usines militaires, dans les éléments anarchiques que ne contiendra plus le voisinage de l’ennemi, cet antagonisme puisera une intensité formidable. Les gouvernements, défenseurs de l’ordre, seront partout aux prises avec les armées révolutionnaires, qui se seront organisées à l’abri des armées nationales. Le rétablissement de la paix publique, après ces convulsions sociales, rendra nécessaire le maintien de la paix extérieure…

D’autres esprits, doués également du don de prophétie, forment des pronostics moins sombres, mais aboutissant à la même conclusion : de longtemps une nouvelle guerre ne sera plus possible. Leur thèse s’appuie sur le progrès certain des idées pacifiques. Autrefois, disent-ils, les apôtres du pacifisme n’étaient qu’un état-major d’intellectuels. Leur propagande ne dépassait pas les murs du Congrès, qui les réunissait chaque année, ni la salle du banquet, où ils célébraient substantiellement l’aurore de la paix universelle. Répandues par les mille voix de la presse, au lendemain des tueries, dans les masses populaires qui auront Versé leur sang à flots, comment ces idées ne s’imposeraient-elles pas aux gouvernements de l’avenir ? Le pacifisme était sans effet, tant qu’il restait le fruit de quelques intelligences supérieures ; lorsqu’il plongera ses racines dans les entrailles des nations, il aura une croissance irrésistible. Si un large courant pacifiste se développe, ainsi qu’on doit s’y attendre, chez les prolétaires de tous les pays, il emportera, comme des fétus de paille, les ambitions incorrigibles des partis militaires et nationalistes. Un désarmement général sera la conséquence de cette transformation de l’esprit public…

Mais le prolétaire de la Germanie, contenu par une discipline inébranlable, élevé dans l’idolâtrie de la force, excité par des instincts de violence, demeurera-t-il étranger au mouvement qui poussera les autres travailleurs à se tendre des mains fraternelles ? La vague pacifiste se brisera-t-elle toujours contre le « rocher de bronze » du militarisme prussien ? La rhétorique mystico-guerrière de Guillaume II, qui nous fait pitié, ne finira-t-elle jamais par faire horreur à son propre peuple ?

Tout le problème de la paix est là, car le pacifisme de nos socialistes n’aurait d’autre lendemain, après son triomphe, qu’une facile conquête de l’Europe désarmée, si les sujets du Kaiser étaient seuls à conserver leur poudre sèche. Il se peut que le peuple allemand, en proie aux mêmes rancœurs contre la guerre que les autres humains, échappe plus tôt que je ne le crois à l’étreinte des Hohenzollern. Il n’est pas impossible que le troupeau servile soit las, à la fin, de ses durs bergers et de leurs chiens de garde. Mais auparavant il faudrait qu’aux jeûnes et aux misères, subis en vain pour posséder la victoire, s’ajoutassent chez nos ennemis les souffrances de l’après-guerre et les déceptions de la paix : détresse économique, concurrence plus rude des autres pays, stagnation de l’industrie, diminution des salaires, aggravation des charges fiscales. Le peuple allemand s’en prendrait alors, — du moins peut-on l’espérer, — à ceux qui ont dissipé stupidement sa richesse et détruit son bien-être, en le jetant à la poursuite de leur rêve monstrueux. Jusqu’à ce que cette libération se soit accomplie et pendant la période d’incertitude qui suivra la proclamation officielle de la paix, les gouvernements responsables de son maintien feront sagement de ne pas se départir un seul jour de la vigilance et des précautions que n’avaient pas su observer leurs devanciers.


BEYENS.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, 15 mars, 15 avril et 1er juillet.
  2. Cf. L’Europe dévastée, par le Dr Mueldon.